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La Suisse au cœur de l’Europe

p. 133-142


Texte intégral

1Pour répondre d’une façon un tant soit peu significative aux questions esquissées dans la grille qui nous a été proposée, il faudrait disposer d’autant de monographies spécialisées tant il est vrai que les œuvres de synthèse à disposition ne fournissent que peu d’éléments de réponse aux questions telles qu’elles sont formulées. Pourtant, cette formulation permettrait à mes yeux, d’entreprendre une étude comparée de phénomènes que l’on doit bien considérer comme communs.

2Pour ma part ici, je me limiterai à donner quelques éléments sur l’Europe des Suisses, en centrant surtout mon analyse sur ce qui pourrait être spécifique ou original par rapport aux autres perceptions ou vues sur l’Europe, de la part des autres Européens.

3En premier lieu j’aimerais rappeler quelques éléments constitutifs de la Suisse. La Suisse contemporaine a été constituée en 1815, aussi bien en ce qui concerne ses frontières qu’en ce qui concerne sa structure interne, en 22 cantons, véritables États souverains membres d’une Confédération suisse, qui ne connaîtra qu’une seule modification pour la création d’un 23e canton en 1974, lors de la séparation du Jura du canton de Berne. Ces 22 cantons sont devenus États autonomes en 1848, par l’adoption d’une constitution fédérale à la place de l’ancien pacte de 1815. Ce qui fait que de 1848 jusqu’à nos jours, l’État fédéral suisse, qui remplace sur le plan constitutionnel l’ancienne Confédération helvétique, régit l’ensemble helvétique par un système qui n’a cessé d’évoluer. En effet, certaines périodes marquent une compétence accrue de l’État fédéral, une centralisation, d’autres au contraire, permettent aux cantons de récupérer plus de pouvoir.

4La constitution permet effectivement cette latitude de jeu entre plus de fédéralisme, dans le sens centralisateur du terme, ou au contraire plus de souveraineté cantonale, ou d’autonomie cantonale dans toute une série de domaines de la société. Un savant et complexe système de péréquations politiques et financières permet ainsi à cet ensemble de 23 États, de donner une cohérence politique, économique et sociale à la Suisse1.

5Ce jeu d’équilibre, qui procure bien entendu des tensions permanentes entre la Berne fédérale et les cantons, dure depuis bientôt 150 ans, et cet élément de durée est extrêmement important. En 1874, la constitution fédérale a certes été profondément renouvelée ou remaniée, mais elle n’a depuis lors subi que des ajustements ponctuels, le projet d’une nouvelle constitution fédérale, élaboré dans les années 1960, ayant été abandonné. Ces données, intangibilité des frontières et du territoire depuis 1815 – aucune troupe étrangère n’ayant pénétré en Suisse depuis 1814, à l’exception des soldats réfugiés, puis internés pendant les conflits – sont fondamentales.

6En dépit des tentations démocratiques des Savoyards du Nord, dans les années 18602, ou du peuple du Vorarlberg autrichien après la Première Guerre mondiale3, qui s’étaient prononcés, par plébicite, en faveur d’un rattachement à la Confédération helvétique, les Suisses n’ont rien entrepris sur le plan diplomatique qui eût pu évidemment froisser l’un ou l’autre des voisins par cette récupération démocratique d’une portion de territoire sur les pourtours du pays.

7A cette permanence territoriale, s’ajoute la permanence des institutions. Cela fait que la Suisse est en quelque sorte en Europe un point stable, perçu comme immobile, au cœur du continent4. Et cela est extrêmement important par rapport à la place de la Suisse en Europe, tant du point de vue du regard des Suisses vers l’Europe que du regard des Européens vers la Suisse. Les Suisses qui perçoivent leur État comme un foyer de paix, de refuge et de recours au cœur d’une Europe maintes fois perturbée par les guerres ou les révolutions politiques, connaissent par expérience la qualité de leur destin politique et de leurs institutions qui leur ont permis de vivre ensemble. Faut-il en effet rappeler que ce destin – et cela est important mais très peu relevé en Suisse – a été, en quelque sorte, déterminé par les puissances européennes elles-mêmes qui, au Congrès de Vienne en 1815, ont souhaité et reconnu dans un acte du Congrès, « la neutralité et l’inviolabilité de la Suisse et son indépendance de toute influence étrangère, sont dans les vrais intérêts de l’Europe entière ».

8Par cette déclaration, le destin de la Suisse se trouvait, pour ainsi dire, consubstantiellement lié à l’Europe entière. On pourrait même parler d’un fondement européen de la Suisse, bien qu’elle ait été, en même temps, reconnue libre et indépendante de cette même Europe telle qu’elle existait alors et existe encore de nos jours.

9Il s’agit d’une Europe composée de grandes puissances entre lesquelles les Suisses pouvaient être tiraillés. Dans l’ancien régime, et dans une certaine mesure encore durant cette période 1815-1848, les cantons, pleinement souverains, pouvaient avoir des penchants, voire des allégeances envers les puissances voisines. Ainsi, pendant longtemps, la puissante république de Berne qui détenait des possessions jusqu’aux abords de Genève et jusqu’aux bords du Rhin, trouvait des appuis constants et permanents auprès de la cour de France. La République de Genève a oscillé dans son histoire, entre un repli sur elle-même depuis la Réforme, et le maintien de relations extérieures lointaines ou, au contraire, un compagnonnage très poussé avec Versailles, ceci dans des périodes où il s’agissait de favoriser des activités bancaires, commerciales, ou manufacturières. Or, dès 1815, cette possibilité d’avoir des liens particuliers, voire des affinités particulières, devait être contenue et rééquilibrée de façon à ce que les Suisses par leurs activités, par leur position stratégique entre les puissances, n’en vinssent à mécontenter l’une quelconque des puissances en se rapprochant préférentiellement de l’une d’entre elles. Autrement dit, la Suisse pouvait contribuer à la tranquilité de l’Europe, ou au contraire, provoquer des tensions entre les puissances.

10On sait que cela a été encore le cas tout au long du xixe siècle, par les manigances de l’Autriche, de la Prusse, voire de la France dans la période de Napoléon III. Mais à chaque fois, la raison, la modération inspirées par ce statut de neutralité concédé par les grandes puissances en 1815, ont atténué les tensions et les menaces qui pouvaient en résulter5. Cette situation diplomatico-stratégique a fait que les Suisses n’auraient pu approuver l’organisation d’une Europe, comme le fait ou l’œuvre d’une grande puissance, comme cela avait été le cas encore du temps de Napoléon. On utilise souvent dans les textes, dans la période du xixe siècle jusqu’avant 1914, cette notion d’Europe entière, de la nécessité d’agir dans l’intérêt de l’Europe entière et même au-delà, au nom de principes universels extensibles au monde entier. D’où la propension des Suisses à devenir universalistes.

11En compulsant les nombreuses références à l’Europe dans les documents diplomatiques suisses publiés pour cette période d’avant 1914, il est frappant de constater que le mot Europe est pratiquement toujours utilisé dans son acception géographique et politique générale, celle de l’ensemble des États européens. Très souvent, on parle de l’Europe par opposition au monde non-européen, telle qu’elle est peut-être vue par les émigrants suisses dans les Amériques, ou les hommes d’affaires et consuls établis en Asie. Il n’est presque plus fait allusion à telle puissance particulière européenne mais bien plutôt à l’Europe, telle que les Suisses aiment bien la percevoir dans son intégralité. Cette Europe émerge comme une réalité globale à opposer, vers la fin du siècle jusqu’en 1914, aux Amériques, et au Japon, voire à la Chine. C’est le renforcement, durant cette même période, des nations européennes en tant que puissances coloniales et en forte rivalité entre elles au-delà de l’Europe, qui va en quelque sorte faire reculer la vision d’un ensemble européen au profit d’une nouvelle perception, celle des Empires nationaux, constitutifs de l’Europe mais aussi d’un système mondial dans cette période de l’impérialisme triomphant.

12L’affermissement sur le continent et simultanément dans le monde des grandes puissances européennes, modifie par conséquent la perception de l’Europe chez bien des Suisses6, et en particulier les élites. On assiste à un certain recul de cette vision d’ensemble, du fait des nouvelles affinités attractives vers les principaux voisins, dans l’immédiat avant-Première Guerre mondiale.

13En effet, les projets allemands de la Mitteleuropa, fascinent une portion importante du peuple suisse. A terme, on sent apparaître la division de l’Europe, entre une grande Allemagne et les nations latines qui seraient en marge. Cette division paraît se répercuter en Suisse avec ceux qui pensent que cela deviendra une nécessité d’avenir et ceux qui devront effectivement s’en protéger. D’où le foisonnement, dans cette période, d’idées et de mouvements de type patriotique, à la fois dans un sens suisse, local et cantonal, pour préserver une identité propre, face aux grandes puissances qui émergent à ce moment-là. Cette émergence des États-nations pouvait en effet conduire à la disparition de la Suisse, constituée justement de peuples latins et germaniques. D’ailleurs, des mouvements irrédentistes annonciateurs de cette réorganisation des États-Nations européens se développèrent également en Suisse, vers la fin du xixe siècle et dans l’immédiat avant-Première Guerre mondiale notamment. Or, dans ce contexte, l’objectif des mouvements patriotiques consiste à sauvegarder les institutions politiques de démocratie avancée qui constituent l’élément identitaire par excellence de ce petit pays par rapport à ses voisins. La Suisse n’est-elle pas dotée d’un régime radical démocratique qui s’est imposé dans le pays en 1848, en même temps que l’introduction de la constitution d’un État fédéral, contre l’avis des puissances européennes, de la France jusqu’à la Russie. Ce système politique va permettre à de nombreux Suisses, en quelque sorte, de se rallier aussi à cet État, mais de se convaincre, au moment où il sera menacé vers la fin du siècle et surtout dans l’immédiat avant-Première Guerre mondiale, de défendre leur pays. C’est la période où l’on voit apparaître une sorte de nationalisme suisse, qui singe le nationalisme des Grands. On se met à développer des valeurs nationales, qui serviraient d’identité à tous les Suisses, valeurs qui apparaissent dignes d’être sauvegardées. Il s’agit notamment de ces institutions démocratiques qui ne cessent de se développer dans un sens de consultation poussée du peuple, avec l’introduction du référendum, du plébicite. Les fameuses libertés des Suisses doivent en effet être préservées. S’ajoutent à cette défense des livertés un culte grandissant de symboles nationaux inédits jusqu’alors, de rites patriotiques, les fameuses fêtes de tir, la construction du palais fédéral, l’établissement des grandes régies d’État. Un fait significatif de cette recherche d’une nation suisse, c’est l’instauration d’une fête nationale, d’ailleurs non fériée mais populaire, le 1er août, institution qu’on a lancée à l’occasion du 600e anniversaire du Pacte de la vieille confédération de 1291, dont nous avons célébré en 1991 le 700e anniversaire dans un climat particulièrement trouble.

14Tous ces développements cherchent à donner une identité de caractère national aux Suisses, qui ne s’en étaient guère souciés jusque-là. Il ne s’explique que par le contexte marqué par la formation de grands États nationaux à ses frontières. A la fin du xixe et jusqu’en 1914, la Suisse, contrairement à 1815 où ce sont les grandes puissances qui lui dictent sa politique et ses institutions, doit en quelque sorte faire valoir sa fonction médiatrice entre les puissances européennes en rivalité les unes par rapport aux autres.

15Dans cette fonction, la Suisse va effectivement réussir à se doter d’une certaine respectabilité, et, d’une certaine manière, à se rendre utile à l’Europe. Il y a eu non seulement l’idée de la Croix rouge, qui a eu un grand succès conforté à la suite des guerres du xxe siècle, et qui procure à la Suisse aujourd’hui encore un crédit considérable, mais il y a aussi toutes les initiatives et facilités déployées par les Suisses – autorités mais aussi individus – pour trouver des solutions à toute une série de problèmes que provoquait le développement des relations internationales économiques, techniques, etc...

16Dans cette période, mais aussi plus tard, la Suisse a pris dans le développement de la diplomatie multilatérale naissante, une part hors de proportions avec ses intérêts réels et ses moyens. Elle va en quelque sorte être présente dans la naissance de toute une série d’arrangements, voire de conventions internationales, de coopération entre puissances européennes d’abord, puis internationales au cours du xxe siècle.

17Ce n’est donc pas un hasard, ni le résultat d’un simple concours de circonstances, si la Suisse abrite aujourd’hui encore le plus grand nombre d’organisations internationales à vocation universelle, européenne ou régionale. Dès lors, le grand dilemme qu’auront eu à affronter les Suisses dès l’instauration de la SDN, mais surtout de l’organisation des Nations Unies, a été de concevoir encore la pertinence de leur neutralité qui avait eu cette fonction très précise d’élément stabilisateur, conciliateur entre les puissances européennes7, entre ses voisins essentiellement et cette fonction universelle.

18On peut dire qu’au moment de la SDN, après une brève période de foi dans l’internationalisme wilsonnien, auquel les Suisses se rattachaient volontiers8, on en vint rapidement à redécouvrir les mérites de cette fonction médiatrice traditionnelle et pacificatrice entre les puissances voisines. Dans les années trente et surtout à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, au moment où tout semblait être bousculé en Europe, les Suisses se sont raccrochés à leur statut de neutralité dans son acception diplomatico-stratégique, facteur de paix dans l’intérêt de toute l’Europe. Cela ne veut pas dire que, sur le plan des idées et des choix, il n’y eut pas de débats ni de tensions, bien au contraire. Une élite se préoccupait passionnément de l’organisation de l’Europe, sur les bases démocratiques, prônant une organisation fédérale ; une telle conception s’opposait autant aux projets nationalistes qui animaient les voisins qu’aux États centralisateurs déjà existants. C’est souvent en Suisse d’ailleurs, ou grâce aux facilités dont disposaient intellectuels et militants, que de nombreux projets d’organisations démocratiques et fédéralistes de l’Europe ont pu être débattus et diffusés, notamment dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale. Par ailleurs, de nombreux citoyens suisses se sont convaincus, dès la crise des années trente, que l’idée fédérale suisse serait la formule idéale d’organisation d’une Europe. Cette idée du prototype helvétique pouvant servir à un État fédéral européen a été très forte dans l’entre-deux-guerres9.

19Après 1945, ces mêmes intellectuels et militants suisses, lorgnent plutôt vers une vision mondialiste. Il s’agit de passer d’un fédéralisme européen à un fédéralisme mondial. L’Europe ne serait plus qu’une des sections de la future grande société fédéraliste mondiale. Ce fut là un grand problème de division parmi les militants fédéralistes dans le pays. En effet, après 1945, cette perspective mondialiste a, elle-aussi rapidement cédé le pas devant les réalités nationales qui refont surface. Elle va surtout s’éclipser au niveau des idées, et c’est là quelque chose à retenir. Au niveau des théories économiques et de la pratique commerciale en revanche, on est a resté acquis, et jusqu’à nos jours, à cette vision mondialiste, libérale, des échanges internationaux10.

20Il convient de signaler le parallélisme évident avec la Grande Bretagne, entre la tentation de maintenir le grand large comme la seule façon deconserver à la fois son identité, sa liberté et sa fonction universelle, et la volonté de sauvegarder ses intérêts à long terme. Cependant, en Suisse comme dans les opinions publiques et les gouvernements des pays voisins, il s’agit de sauver dès l’émergence de la Guerre Froide non pas l’Europe entière d’avant 1914, mais une certaine Europe qualifiée assez rapidement – et c’est un concept accepté aussi en Suisse – d’occidentale, ou de démocratique, face à un totalitarisme communiste qui s’étend sur une bonne partie de l’Europe. Désormais apparaissent deux Europe. La Suisse officielle et la majorité de l’opinion publique se rattachent spontanément à l’Europe occidentale, en discourant parallèlement abondamment sur cette nouvelle solidarité, pour défendre des valeurs communes qui sont celles de la démocratie.

21Néanmoins la neutralité, qui en prend un sérieux coup, est encore invoquée par le gouvernement, par les diplomates censés être les gardiens de ce vieux statut de 1815, mais pas par l’opinion publique ni les intellectuels. Cette neutralité est considérée encore comme un instrument qui doit permettre à la Suisse de maintenir des contacts entre les diverses parties de l’Europe et surtout ces contacts universels.

22Il faut le reconnaître, la Guerre Froide a redonné une certaine autorité à la neutralité suisse. Le gouvernement y verra un moyen de profiler une fonction nouvelle et inédite dans ses dimensions universelles, et non plus comme autrefois en ce qui concerne sa fonction médiatrice en Europe. C’est cette dimension nouvelle qui peut procurer le support indispensable à la grande idée humanitaire de la Croix Rouge ; en cas d’abandon de la neutralité suisse, est-ce que la Croix-Rouge pourra survivre ? Il y a là un enjeu considérable. Est-il vraiment pris en compte actuellement par les autorités et l’opinion publique ; en tout cas depuis quelques temps, les Suisses hésitent. Face à la majorité, favorable au maintien d’un statut qui a fait ses preuves mais qui risque d’isoler la Suisse si l’on n’est pas à même de le compléter par une nouvelle fonction dans l’intérêt de l’Europe d’abord et du monde ensuite, il existe le parti grandissant de ceux qui estiment qu’il est désormais inutile de se singulariser par rapport aux autres Européens, et qu’il est temps que les Suisses participent pleinement et sans regret à l’aventure déjà bien avancée de la construction européenne11.

23Un autre élément constitutif de la relation des Suisses à l’Europe qu’il faut souligner, c’est le fait que les Suisses peuvent prétendre constituer le plus européen des États européens dans ses fondements culturels. En effet, participant pleinement en ses composantes cantonales et fédérales aux trois grandes cultures européennes : allemande, française et italienne, le profil de la Suisse, sa structure et son fonctionnement préfigurent en format réduit ce qui pourrait être l’Europe unie : un pouvoir fédéral respectueux des diversités culturelles et politiques. Denis de Rougemont n’avait-il pas imaginé que la Suisse puisse constituer le district fédéral, siège des autorités gouvernementales des États-Unis d’Europe : « De même qu’au xiiie siècle, les premiers cantons avaient reçu l’immédiateté impériale pour défendre le col du Gothard au nom de la communauté européenne du Saint-Empire, de même la Confédération se voit dotée d’un statut spécial, d’une sorte d’immédiateté fédérale, en devenant le district européen »12.

24L’expérience pluriculturelle des Suisses démontre qu’il est possible de travailler en commun, en des langues et des mentalités différentes, pour promouvoir des valeurs communes ou défendre des intérêts communs.

25A cet égard, il est en effet frappant de constater la réticence des Suisses à pratiquer un régionalisme culturel, un suissisme culturel ; leur préférence se dirige nettement à prendre leur part la plus directe de tout ce qui se crée d’excellent en Europe, en privilégiant nettement les échanges avec les pays à culture commune avec l’Allemagne – et il est inutile de signaler les pôles culturels que constituent des villes comme Zurich ou Bâle dans le monde germanique, et de Genève ou Lausanne dans le monde francophone, sans proportion avec l’importance démographique de ces villes12.

26Eu égard à cette dimension culturelle, par-delà toutes les péripéties qui accompagnent la longue marche vers l’unité européenne, les Suisses ont pleinement conscience d’appartenir à une civilisation européenne et aux cultures allemande, française et italienne par les régions linguistique concernées. Malgré quelques avatars avant 1914 et surtout dans les années trente – ici dans la préoccupation de se protéger des cultures fasciste et nazie des pays voisins – les Suisses n’ont jamais estimé sérieusement devoir se doter d’une culture suisse.

27Autrement dit, si les Suisses veulent échapper aux tendances de repli sur une culture nationale suisse qu’il s’agit de créer, ils sont conscients que c’est par leur pleine participation aux cultures dont ils sont issus ou auxquelles ils appartiennent depuis des siècles qu’ils pourront sauvegarder leur identité propre. Il va sans dire que la sauvegarde de cette identité pluriculturelle de la Suisse qui la façonne véritablement dépendra pour une part décisive de la capacité de l’Europe unie à promouvoir les diverses cultures européennes.

28Aux yeux de l’historien, il est intéressant de noter que ces questions d’identité culturelle non réductible à l’appartenance à un seul État se sont déjà posées à l’aube du xxe siècle, au moment de l’émergence des mouvements internationalistes dans l’entre-deux-guerres et au moment de la mise en place de la « Nouvelle Europe » de Hitler, et de plus en plus intensément lors des débats à propos des projets d’institutions européennes dans les années 1950. La constante position suisse a été de participer avec enthousiasme et ferveur à tout ce qui pouvait rapprocher les peuples européens, à condition de pouvoir agir librement et de combattre toutes les formules d’organisation qui pourraient conduire à la perte de la marge de manœuvre autonome et au renforcement d’une hiérarchie politique et administrative qui priverait les citoyens suisses de leurs droits fondamentaux.

29Par ailleurs, il n’est pas moins évident que si les éléments culturels de division de l’Europe s’approfondissent, cela ne serait pas sans effet sur le système politique suisse et sa position en matière d’intégration européenne.

Notes de bas de page

1 Pour une présentation systématique, cf. jean-François Aubert, Traité de droit constitutionnel suisse, Neuchâtel, Edition Ides et Calendes, 1976, 3 vol. , aussi William Rappard, La Constitution fédérle de la Suisse 1848-1948, Neuchâtel, La Baconnière, 1948.

2 Voir notre contribution : « La Savoie, la Suisse et Genève », in : La Savoie de la Révolution à nos jours, xixe-xxe siècles, Rennes Ouest-France, 1986, p. 424ss.

3 Documents diplomatiques suisses (DDS), vol. 7/1, XII : La question du Vorarlberg.

4 Notre contribution : « Switzerland and the organization of Europe : an historical perspective » in : Swiss Neutrality and Security, edit. by M. Milivojevic et P. Marner, New York, Berg, 1990, p. 97ss.

5 On se référera à ce sujet aux volumes 1-5 des DDS, ainsi qu’aux British Documents on Foreign Affairs, I, Sériés F: vol. 7: Switzerland I: From the Sonderbund to the Neuchâtel Crisis 1848-1857; vol. 8: Switzerland II: From the Neuchâtel Crisis to the First World War 1857-1914.

6 Cf. notre contribution : « La Suisse : petite ou grande Puissance ? » in : Jean-Claude Allain (éd.), La Moyenne Puissance au xxe siècle, Paris, Institut d’histoire des conflits contemporains, 1988, pp. 217-234.

7 Cf. Edgard Bonjour, La neutralité suisse. Synthèse de son histoire, Neuchâtel, La Baconnière, 1979.

8 Voir notre contribution : « La politique étrangère de la Suisse et la ʻNouvelle Diplomatie’ » in : Un siècle de politique extérieure à la lumière des Documents diplomatiques suisses, Société générale suisse d’histoire, Berne, 7/1987, p. 54ss.

9 Cf. Luber Jilek, L’esprit européen en Suisse de 1860 à 1940, Genève, Cahiers d’histoire contemporaine, 1990, et « L’idée d’Europe davant la guerre : les exilés et le fédéralisme européen en Suisse, 1938-1945 » in : Andréa Bosco (éd.), The Fédéral Idéa. The History of Fédéralisme since 1945, London, Lothian Foundation, 1992, pp. 19-50.

10 Notre contribution : « La Suisse et le retour au multilatéralisme dans les échanges internationaux après 1945 », in : Paul Bairoch et Martin Körner (éd.- : La Suisse dans l’économie mondiale, Zurich, Chronos, 1990, pp. 353-370.

11 Pour une analyse des positions suisses face à l’intégration de l’Europe, cf. Roland Ruffieux (éd.), La Suisse et son avenir européen, Lausanne, Payot, 1989 ; notre contribution : « La neutralité suisse à l’épreuve de l’Union européenne » in : Iukka Nevakivi (éd.), The history of Neurtralité. L’histoire de la neutralité, Helsinki, Finnish Historical Society, 1993, pp. 191-202. Enfin, Rapport du Conseil fédéral sur la question d’une adhésion de la Suisse à la Communauté européenne du 18 mai 1992.

12 A titre d’étude exemplaire, cf. Alfred Berchtaold, Bâle et l’Europe, Une histoire culturelle, Lausanne, Payot, 2 tomes, 1990.

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