Conclusion
Texte intégral
Introduction
1Envisager la frontière dans toute sa complexité était l’objectif de cette 9e Journée doctorale. Il était pour cela nécessaire d’interroger la validité et la perméabilité des démarcations que l’on impose aux espaces des sociétés anciennes, et donc le caractère polymorphe de la notion de frontière.
2La transversalité du thème a, à ce titre, permis d’intégrer à la discussion des doctorants extérieurs à l’École doctorale d’Archéologie, enrichissant ainsi notre vision. Les participants, rattachés à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (ED 112 d’Archéologie, ED 113 d’Histoire) et à l’EHESS, ont présenté la frontière sous différents aspects, démontrant la pluralité des méthodes qui peuvent être mises à contribution dans l’étude de celle-ci, ainsi que la multitude de ses significations. Au total, la Journée a été rythmée par treize interventions, dont neuf communications orales et quatre présentations de posters. Autant d’approches de la notion de frontière, réparties sur un cadre chrono-culturel aussi large que possible, allant de la Préhistoire au bas Moyen-âge et de la Mésoamérique aux plaines de l’Altaï. Ce choix était dicté par la volonté de mettre en exergue la variabilité de cette notion selon les civilisations, les époques, les courants de pensées et les continents étudiés.
3La modération de cette 9e Journée doctorale a été assurée par Olivier Gosselain, anthropologue et archéologue à l’Université Libre de Bruxelles, spécialisé dans l’étude des cultures matérielles. Ses recherches, centrées sur le continent africain, s’attachent notamment à analyser les chaînes opératoires de fabrication des céramiques. L’approche technologique lui permet de définir différentes identités et de montrer que les techniques sont intrinsèquement liées à la notion de frontière. Son regard et son expérience ont largement contribué à la qualité des réflexions engagées lors de cette Journée et nous l’en remercions. La richesse des discussions tient aussi à la qualité des présentations proposées par les jeunes chercheurs. Qu’ils soient remerciés pour leur disponibilité, de même que pour leur réactivité lors du processus de publication des actes de cette journée d’étude. Nos remerciements vont également à Pascal Butterlin, directeur de l’École doctorale d’Archéologie, pour sa contribution en introduction de ces actes, ainsi qu’aux directeurs de recherche pour leur relecture des articles du présent recueil. De même, nous remercions Amélie Le Bihan et Hélène Criaud, secrétaires de l’École doctorale d’Archéologie, pour leur appui et leur investissement ; ainsi que Céline Barthonnat pour son aide dans le processus de publication. Enfin, l’organisation de cette rencontre doit beaucoup au soutien financier de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne au travers de l’ED 112 d’Archéologie, et à celui du collège des Écoles doctorales de cette même université grâce à l’obtention du Bonus Qualité Recherche (BQR).
Percevoir la frontière
4Aujourd’hui symbole de la mainmise d’un pouvoir politique ou économique sur un territoire, la frontière a recouvert différentes réalités conceptuelles et sémantiques. La perception scientifique de la frontière est de fait fortement orientée par la vision contemporaine que nous en avons, c’est-à-dire celle d’une ligne de partage fixe entre plusieurs entités, qu’elles soient politiques, ethniques, culturelles ou encore religieuses. Il s’agit par conséquent d’un objet d’étude à forte charge symbolique – notamment parce qu’il touche à des questions d’identités –, encombré par une historiographie complexe.
Effets de frontières et effets de sources
5Tous les articles de ces actes insistent sur le poids de l’historiographie dans l’appréhension de la frontière. Celle-ci explique et conditionne l’orientation des recherches, influant dès lors sur la portée des résultats.
6L’étude de la frontière s’est ainsi longtemps bornée à appliquer certains concepts historiques, telle que la dichotomie centre/périphérie. Ce modèle a été utilisé lors de l’établissement de nombreuses délimitations territoriales au cours des xixe et xxe siècles. Ce sont ces mêmes délimitations qui déterminent encore notre compréhension de la frontière. Le travail de C. Perriot illustre d’ailleurs bien les problèmes que posent nos frontières contemporaines sur la lecture des frontières plus anciennes. Aussi insiste-t-elle sur l’importance de connaître les contextes historiques et politiques des recherches, pour juger objectivement des tenants et aboutissants des publications scientifiques. Elle souligne la nécessité de prendre en considération les traditions de recherche pour penser la frontière et l’influence des rivalités à ce sujet lors de la prise en compte des travaux passés, particulièrement en Sibérie où de véritables « effets-frontières » scientifiques sont constatés. Ces derniers empêchent les chercheurs d’aboutir à un consensus interprétatif.
7Comme l’indique C. Perriot, « les lacunes de la documentation matérialisent des frontières politiques et linguistiques modernes ». Il s’agit là de véritables « effets de source » – liée à la nature de la documentation – qui conditionnent la perception de la frontière. Les sources archéologiques sont souvent parcellaires, du fait notamment des conditions de préservation des matériaux utilisés. Cela est entre autres discuté par J. Spiesser, qui voit dans le développement de l’archéologie préventive une réponse à ce biais, puisqu’en multipliant les découvertes et la qualité de notre documentation, elle apporte un nouvel éclairage sur les dynamiques d’occupation des territoires. Par ailleurs, A. Resch montre que les données archéologiques ne sauraient lui permettre, à elles seules, de cerner la frontière qu’elle étudie. Elle choisit alors d’exploiter plusieurs types de sources et multiplie les modes d’investigation, ce qui l’oblige à réviser elle aussi l’acception contemporaine de la frontière. De manière générale, tous les auteurs de cet ouvrage oeuvrent en ce sens.
8Ces effets biaisent ainsi notre perception de la frontière. Il est possible de s’en détacher, notamment au moyen d’une réflexion sémantique permettant d’approcher cette notion de manière plus globale.
Un concept pluriel
9Les sources historiques démontrent que la notion de frontière recouvre des réalités parfois très différentes de celle de la limite fixe. En effet, lorsque l’on se penche sur l’étymologie du mot frontière, sur ses racines et ses synonymes dans les sociétés passées, on remarque que l’idée d’une limite fixe ne correspond pas forcément à la portée initiale de ce mot, qui transcrivait une réalité plus mouvante et plus floue que celle que nous lui prêtons aujourd’hui.
10V. N’Guyen-Van indique par exemple qu’alors que la conception moderne de la frontière « n’a pas d’exact synonyme antique », plusieurs mots latins peuvent être utilisés pour la penser et la désigner. Des mots dont le sens évolue au gré des siècles ainsi que d’une région à l’autre de l’Empire. Le chercheur cite entre autres le cas du mot limes, qui désigne tour à tour « une rocade en territoire ennemi », une route d’invasion – notamment en Orient –, et même « un axe de communication vital pour la province » en Afrique du Nord, avant de caractériser « une ligne continue fortifiée » à partir des iie et iiie siècles de notre ère.
11R. Angevin, quant à lui, retrace une partie de l’évolution du terme dans la langue française. Le chercheur en fait remonter l’origine au xiiie siècle, où il désigne un espace militaire gardé faisant face à une zone adverse. Le sens de ce mot évolue ensuite jusqu’à une acception plus large qui souligne la limite entre deux espaces, concrets ou abstraits (territoriaux, linguistiques, etc.).
Approcher la frontière
12Le concept de frontière revêt diverses acceptions en fonction de l’angle d’approche choisi, car elle n’adopte pas les mêmes contours selon la discipline à travers laquelle elle est perçue. De plus, notre compréhension de la frontière a beaucoup changé au cours du temps. Le renouvellement des modèles interprétatifs a fourni une variété de clés de lecture possibles reflétant les évolutions sociétales. S. Maudet, à travers l’exemple de la Campanie, montre bien le passage d’un modèle colonialiste – privilégiant la relation entre un centre et sa/ses périphérie(s) – à une théorie des réseaux, emblématique de ce début du xxie siècle.
13Il n’est donc pas surprenant qu’au sein d’une discipline présentant une multitude de facettes, telle que l’archéologie, des approches diverses se fassent ressentir. Ainsi, E. Jadot aborde la notion de frontière à partir des variations techniques observables dans la chaîne opératoire de réalisation des décors céramiques. À l’échelle de plusieurs ensembles, ces variations peuvent être interprétées comme l’expression de différentes traditions culturelles dont les limites sont polymorphes.
14Les données archéologiques peuvent également permettre d’approcher une vision idéelle de la frontière, comme le montre F. Mathias. Dans son travail sur les représentations et la diffusion des savoirs astronomiques à l’âge du Bronze en Europe et sur la côte orientale de la Méditerranée, il met en évidence le développement de modèles astronomiques distincts entre ces régions, ce qui suggère l’existence d’une démarcation culturelle.
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15Les articles du présent volume rendent donc bien compte des difficultés inhérentes à l’étude de la notion de frontière, ainsi que de la diversité des approches qu’il est possible de déployer pour l’analyser. Ils permettent d’aborder cette notion dans un grand nombre de ses états, et mettent notamment en lumière le rôle que jouent les élites en charge de l’administration de ces territoires.
Construire la frontière : formes et sens
16Tout comme le sont les moyens de l’aborder, les réalités que recouvre la notion de frontière sont multiples et relèvent de sa prise en main par ses acteurs. Il est donc nécessaire d’examiner les enjeux et les modalités d’implication des pouvoirs dans la construction et la gestion de la frontière, perçue ici comme limite d’un territoire. En effet, l’investissement de l’espace frontalier par les élites dirigeantes est très variable dans le temps et l’espace, au gré de leurs intérêts ou des contraintes extérieures.
La frontière comme enjeu territorial
17La gestion de la frontière par les pouvoirs en place peut fluctuer selon l’évolution des enjeux territoriaux qu’elle engage. Comme le constate V. N’Guyen-Van, le lexique caractérisant l’espace de la frontière témoigne de la labilité de ce concept au sein des cercles élitaires. Il démontre que le vocabulaire employé aux premiers siècles de notre ère pour désigner la frontière – limes, vallum, ripa – renvoie principalement à une utilisation militaire. La frontière y est un espace servant d’appui aux politiques militaires et peut, à ce titre, être pensée comme un front. Cependant, ce vocabulaire peut caractériser une frontière aussi bien ouverte (route/ripa/limes) que fermée (palissade/vallum).
18Les zones non conflictuelles aux marges de l’Empire sont, elles, bordées par les royaumes-clients, territoires semi-autonomes placés sous la coupe de Rome. Ainsi, les Romains définissent leur empire comme étant intrinsèquement « sine fine » – « sans limite » – car bordé par ces zones-tampons entre l’Empire et le barbaricvm. La frontière romaine est considérée comme une frontière inclusive. À l’inverse, les frontières du royaume de France au xiiie siècle sont exclusives, dans le sens où elles s’apparentent davantage à une « ligne de séparation » permettant d’établir quels territoires appartiennent à la couronne et quels sont ceux qui en sont exclus.
19En effet, A. Laforgue montre comment une frontière concentre d’autres types de manoeuvres politiques. Au xiiie siècle, le pouvoir royal franc cherche à affermir son influence dans cette zone de confins que constituent les comtés de Hainaut et de Flandre, en s’associant avec un comté ne dépendant pas de la couronne. À travers la mise en place d’alliances et l’instauration d’enquêtes territoriales, nécessaires à l’établissement des limites de son royaume, le souverain entreprend d’y asseoir sa domination.
Les éventuelles implications juridiques, culturelles et économiques
20La présence de limites territoriales et leur gestion par une autorité centrale a par ailleurs de nombreuses répercussions que les auteurs de ces actes n’ont pas manqué d’observer.
21Ces limites ont en effet des répercussions juridiques indiscutables. A. Laforgue rappelle par exemple, en citant R. Fawtier, que le domaine du roi de France « (...) ne se compose pas seulement de terres, mais aussi, et surtout, de droits (…) ». Administrer un territoire et ses limites est donc, dans l’Occident médiéval, un moyen de ré-affirmer ses droits sur des terres.
22Les conséquences culturelles qu’impliquent un tel acte d’affirmation, qu’il soit politique ou juridique, de la part d’une autorité sont évidentes. T. Krapf explique notamment que l’influence d’un pouvoir ou de la culture qui prévaut se remarque aux frontières dans la culture matérielle. Certains éléments perçus comme des attributs de cette culture “dominante” peuvent effectivement se retrouver aux confins de leurs zones d’influence, soit du fait d’importations – limitées à quelques catégories d’objets –, soit du fait de copies locales, indiquant sinon des échanges commerciaux, du moins une mobilité des personnes.
23A. Dorison insiste aussi sur le poids économique du contrôle politique des territoires et de leurs marges. Il développe l’exemple des Uacúsecha et soulève la question d’un partage des frontières entre les populations autochtones et les nouveaux arrivants qui s’installent dans la région du Malpaís au xiiie siècle ap. J.-C. Dès lors, les uns et les autres semblent se livrer à une compétition pour contrôler l’accès à l’unique source d’eau et exploiter les terres fertiles qui la jouxtent. Ces nouveaux groupes paraissent s’approprier le territoire à leur arrivée, tout en bouleversant à certains égards les économies locales, exerçant peut-être par la même occasion une pression sur les frontières politiques régionales.
24De la même manière, E. Bilbao expose comment la fondation de la colonie de Métaponte pèse sur les échanges économiques jusqu’aux confins de son territoire. À travers l’exemple de l’établissement mixte de l’Incoronata, elle présente de quelle manière l’installation et l’intégration des Grecs dans la région, notamment des artisans, ont permis le développement d’importants réseaux d’échanges. Le sanctuaire extra-urbain de San Biagio, fondé par les colons grecs, devient alors une plaque tournante commerciale et un centre d’innovation technique.
Les marqueurs de frontière
25Il est souvent nécessaire de matérialiser la frontière, pour mieux marquer la séparation entre les espaces. Comme le souligne V. N’Guyen-Van, « l’acte de poser les limites, ou les bornes, relève clairement d’une domination politique ». Il s’agit alors de lui donner une forme concrète, que ce soit au moyen de repères de géographie physique ou d’une structure, tel un mur ou une borne.
26Les marqueurs naturels – fleuves, montagnes – sont surtout considérés comme des repères « commodes, utilisés par les géographes antiques pour délimiter les espaces qu’ils étudient » (V. N’Guyen-Van). Durant l’Empire romain, les fleuves sont principalement vus comme les supports des politiques militaires et/ou expansionnistes. Ces indicateurs géographiques pourraient d’ailleurs avoir marqué les consciences dès la Préhistoire, comme cela semble se dessiner au Magdalénien selon R. Angevin. Ils peuvent aussi être perçus comme les limites incontestables – car naturelles – d’un État, notamment au xviiie siècle comme le rappelle V. N’Guyen-Van.
27Les marqueurs anthropiques, quant à eux, prennent diverses formes : bornes, murs, sanctuaires et châteaux sont parmi les exemples cités par les communicants. Ceux-ci montrent également que la matérialité d’un même marqueur peut varier. Dans son étude du phénomène castral en Angleterre et en Normandie au second Moyen-âge, M. Taveira note la grande variété des architectures de fortification issues de traditions constructives locales. Cependant, le caractère défensif d’une partie au moins des attributs de ces bâtiments ne leur confère pas automatiquement une fonction défensive. Plus que leur structure, ce sont en fait certaines modalités d’insertions socio-politiques du site castral dans son contexte général qui permettent de définir ces constructions comme des marqueurs de frontière.
28Cependant, les marqueurs de ces frontières peuvent aussi ne pas avoir résisté au temps. J. Spiesser soulève ainsi la question de conservation des marqueurs physiques d’un territoire. Dans le cadre d’une réflexion sur l’habitat comme élément structurant d’un territoire, l’auteur s’intéresse aux matériaux employés dans la construction en milieu rural gallo-romain dans la basse vallée de la Seine. Ces structures, réalisées en matières périssables, n’ont pas toutes été préservées, rendant ardu le dessin des limites du territoire.
29A. Resch et E. Bilbao reviennent également sur d’autres réalités longtemps considérées comme marqueurs de frontière – les lieux de rencontre, marchés ou sanctuaires – et rappellent la nécessité de dépasser cette étiquette. La matérialisation de la frontière ne se fait pas uniquement au moyen de marqueurs territoriaux mais transparaît également au travers de marqueurs identitaires, dont les objets sont les vecteurs privilégiés. En effet, ces derniers permettent d’aborder l’idée d’échanges ou de rivalités entre territoires. Ainsi, E. Jadot interprète l’émergence de nouvelles techniques décoratives comme l’arrivée d’une population exogène.
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30Même si elle concentre l’attention des détenteurs du pouvoir, la frontière n’est pas nécessairement militarisée. Elle s’inscrit en réalité dans des stratégies et dans des comportements très différents selon les époques ou les territoires. Il semble même que l’environnement conditionne parfois plus la forme de la frontière et de ses marqueurs que les considérations politiques. Ces dernières jouent cependant un rôle primordial quant à l’utilisation de cet environnement.
Habiter en zone de marge : échanger et interagir
31Présumant sûrement d’une dégradation progressive de la « civilisation » au fur et à mesure qu’ils s’écartaient des centres économiques et/ou politiques, les chercheurs se sont longtemps focalisés sur ces derniers et ont eu tendance à délaisser l’étude des espaces situés dans leur périphérie. Comme le rappelle T. Krapf, les cultures minoennes et mycéniennes ont largement concentré l’attention, au détriment de la Grèce du Nord, considérée comme culturellement moins riche.
32Toutefois, il convient de garder à l’esprit que les frontières tracées par les observateurs extérieurs peuvent ne pas avoir de sens pour les populations occupant ces territoires. Il est donc nécessaire de replacer la périphérie au coeur des problématiques, dans la mesure où les zones de marge ne se résument pas à marquer la fin d’un territoire, mais constituent également le centre de zones dans lesquelles différents groupes cohabitent. Pour ceux-ci, la frontière est un territoire à part entière qu’ils occupent et dont ils tirent parti. La frontière devient alors une étendue au sein de laquelle se rencontrent plusieurs cultures : elle se mue en un lieu de médiation.
La frontière comme marge
33La frontière est un territoire structuré par des dynamiques particulières. Elle est à ce titre un espace situé « en marge » des autres. Ainsi, A. Laforgue rappelle que dans l’Occident médiéval, la frontière est une zone tampon, c’est-à-dire un territoire à part entière avec lequel le pouvoir entretient des relations étroites et qui est le garant de la sécurité du royaume. Mais comment interpréter les particularités de fonctionnement de ces territoires ? Il importe dès lors de s’intéresser aux populations occupant cet espace, afin de définir leurs interactions avec les centres ainsi que les limites de ces interactions, dans l’idée de déterminer si des cultures distinctes, ou du moins hybrides, peuvent y avoir évolué.
34Plusieurs travaux de ce volume vont dans ce sens. T. Krapf montre que se concentrer uniquement sur les productions importées ne permet que de percevoir la diminution de l’influence d’une culture, sans saisir le caractère particulier des autres. Or, appréhender les marges comme des espaces au sein desquels on ne chercherait qu’à noter la dégradation d’un contenu culturel traduit un attrait pour le fait métropolitain et une certaine mésestime pour le fait provincial, voire, comme l’indique S. Maudet, une vision négative des cultures coloniales. Contre cela, la chercheuse affiche sa préférence pour une vision plus réticulaire des relations entre les espaces, débarrassée d’une quelconque hiérarchie entre les sites. À la suite des travaux d’I. Malkin, elle invite à penser les « espaces-frontières » comme des zones de contacts au lieu de raisonner en terme d’acculturation unidirectionnelle.
35Raisonner en terme de hiérarchisation entraîne également un rétrécissement des perspectives ; une aporie que dénonce J. Spiesser en s’appuyant sur l’évolution des techniques constructives en Haute-Normandie durant l’Antiquité. Il établit que celles-ci sont liées à des problématiques locales associées aux questions d’approvisionnement et d’accessibilité des matériaux de construction, et non pas à l’appartenance à un groupe social et/ou ethnique. T. Krapf mentionne également le fait que l’habitat et l’architecture dépendent fortement de l’environnement naturel, et ne peuvent donc pas servir de base solide pour l’élaboration d’une ligne de partage entre cultures.
36Les articles de ce volume illustrent donc l’importance de reconsidérer ces espaces « en marge » pour ne plus les analyser uniquement à travers le prisme de l’hégémonie des centres politiques et économiques.
Zones de marge, zones d’échanges
37L’intensité des échanges qui se déroulent dans les zones frontalières peut être perçue à travers les données matérielles. Ainsi, lorsqu’il analyse les caractéristiques des fortifications dans le duché de Normandie au xie siècle, M. Taveira remarque que s’y côtoient des formes architecturales autochtones et étrangères. C’est par exemple le cas du château de Notre-Dame-de-Gravenchon, pour lequel le chercheur constate que diverses traditions constructives ont été mobilisées au moment de la genèse du site. Bien que cela puisse paraître contradictoire avec la vocation défensive du site, la variété des traditions techniques rend compte d’interactions entre les populations auto- et allochtones.
38L’étude stylistique des terres cuites produites à Métaponte qu’a menée E. Bilbao lui permet de proposer de nouvelles hypothèses d’analyse du site de San Biagio. Elle montre qu’au-delà du rôle de marqueur territorial qui est traditionnellement conféré à ce sanctuaire extra-urbain, il a également pu faire figure de point de contact privilégié avec les indigènes, comme en témoigne les innovations stylistiques dans la production coroplathe.
39La soudaine pression démographique qui affecte au milieu du xiiie siècle le bassin de Zacapu, dans le nord de l’actuel Michoacan, implique une réorganisation territoriale qu’A. Dorison étudie à travers le prisme de l’acquisition des ressources vivrières. Il montre comment les aires d’approvisionnement des cités du bassin se recoupaient, et constate dans le même temps une évidente parenté culturelle entre les populations de la région. Cela le pousse à se tourner vers l’hypothèse de la mise en place d’alliances entre les différentes communautés plutôt que vers celle d’une compétition. Loin d’isoler les groupes, la frontière est ici au coeur des échanges puisqu’elle encourage à la coopération.
40De son côté, R. Angevin montre que dans la France centrale, l’étude des techno-complexes lithiques incite à percevoir au cours du XVIe millénaire avant notre ère l’émergence de « réalités magdaléniennes ». Au delà des particularismes locaux, une telle étude vient confirmer et consolider l’importance des contacts entre certains groupes pour la transmission des savoir-faire. Les limites physiques comme celle existant entre le Massif central et la vallée du Cher, si elles encouragent des particularités locales, n’entravent pas pour autant la diffusion de ces savoirs techniques.
Sociétés de frontière
41L’étude de la culture matérielle offre la possibilité de comprendre la gestion des flux des zones de marge. On s’aperçoit que ces espaces sont des lieux de croisement. En s’intéressant à l’ensemble de la culture matérielle locale, T. Krapf constate que les populations de la Grèce du Nord, bien qu’ayant leur culture propre, ont joué le rôle d’intermédiaire(s) culturel(s) entre la Grèce mycénienne et les Balkans au Bronze Récent, incorporant certains éléments de la culture matérielle de ces deux entités en les reprenant à leur compte. La culture des marges est donc le résultat d’échanges, plus ou moins intenses, avec les cultures environnantes.
42Comme le rappelle S. Maudet, la Campanie d’époque archaïque en tant qu’espace de marge est au coeur d’interactions nombreuses et favorables au développement de cultures mixtes. La chercheuse n’observe pas pour autant l’essor d’une culture commune de matrice grecque qui se serait diffusée sur l’ensemble du territoire. Au contraire, les élites des communautés indigènes tirent profit des échanges, ne retenant qu’un certain nombre d’éléments étrangers et façonnant ainsi leur propre identité collective. Elle les qualifie alors de « sociétés de frontières », qui se mettent en place dans ce que R. Angevin qualifie « d’espaces stimulants ».
43Les espaces de frontières ne favorisent pas pour autant le partage dans tous les domaines. F. Mathias explique par exemple que le savoir astronomique n’était probablement maîtrisé que par quelques individus dans les sociétés de l’âge du Bronze, et qu’il ne faisait pas l’objet d’une diffusion, contrairement aux métaux. Les échanges commerciaux n’ont donc pas entraîné d’acculturation scientifique, ce qui laisse présumer que chaque entité n’assimilait que partiellement les informations extérieures.
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44Ainsi, les marges des uns peuvent se révéler être le centre des préoccupations des autres. On assiste alors à un changement de perspective : la frontière se présente comme un espace structuré par des échanges, dont savent tirer parti certains acteurs. Ces échanges dynamisent les espaces dans lesquels ils ont lieu, et aboutissent à l’émergence de sociétés mixtes de frontières. Chaque société assimile toutefois différemment les éléments allogènes, ce qui nous incite à la nuance.
Conclusion
45Les expériences contemporaines tendent à fixer la frontière sous la forme d’une ligne de partage clairement définie. Les sciences humaines et sociales permettent d’entrevoir néanmoins une réalité plus complexe. L’étude des cultures passées amène à envisager plusieurs niveaux de frontières – économique, culturel, politique, etc. On a longtemps cherché à empiler ces différents niveaux afin de les faire se recouper et correspondre entre eux, à l’instar d’un « mille-feuilles » pâtissier à la découpe bien rectiligne. Cette ambition, destinée à identifier les contours précis d’une communauté, se heurte en réalité à l’exploitation de plusieurs types de données.
46Il paraît illusoire de penser que tous ces niveaux ont la même extension. Il est plus probable qu’ils fonctionnent à la manière des couches que l’on observe dans une coupe stratigraphique, arbitrairement tronquées en un seul et même axe. S’il n’échappe à personne que ces strates se poursuivent de part et d’autre de la coupe, il faut de la même façon admettre qu’il n’existe pas une seule et même frontière : chaque niveau peut en fait correspondre à une frontière potentielle. Le concept est donc polysémique et la variété des sources mobilisables permet de s’en rendre compte.
47Si la frontière peut être l’expression d’une autorité qui tente de prendre le contrôle de ses zones de confins, les données archéologiques, épigraphiques et textuelles montrent de plus – et il s’agit là de leur particularité – que la frontière est souvent un espace dynamique, fort des échanges et des interactions qui s’y développent. Cette position frontalière favorise une forme de mixité culturelle et ethnique influant à divers degrés sur la structure des sociétés. En rendant possible la visualisation des échanges entre populations, les données matérielles permettent d’analyser les modalités du développement des communautés occupant ces espaces. En effet, ces données sont les archives de cette mixité, portant les traces plus ou moins subtiles des interactions ayant eu lieu dans ces zones de marge.
48Véritables « frontières-coutures », ces marges ont tendance à se fixer et se transformer en « frontières-coupures », notamment lorsqu’émerge un pouvoir central qui cherche à affirmer son autorité sur un territoire dont il impose les limites. Toutefois, malgré ces évolutions, la singularité des dynamiques de ces espaces demeurent souvent.
49L’un des apports de cette Journée a donc été de mettre en lumière toute la richesse du terme de frontière et des études qui s’y rapportent. Si, aujourd’hui, la perception des frontières comme lignes de partage tantôt ouvertes, tantôt fermées est indubitablement liée à la conjoncture migratoire, cette vision passe sous silence le fait que les frontières sont des espaces régis par des dynamiques complexes. Obstacles à déconstruire pour certains ou idéals à restaurer pour d’autres, la frontière et sa mise en place sont cantonnées à des représentations souvent fantasmées qui figent les discours alors que leur étude à travers l’histoire enrichit les réflexions. À défaut d’être convoquée dans le débat public, elle est un des sujets à partir duquel archéologues, historiens et autres spécialistes des sciences humaines peuvent entamer un dialogue, et ainsi ponctuellement franchir d’autres frontières, celles de leur discipline.
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