Conclusions : des clergés entre communautés et familles
p. 397-405
Texte intégral
1Nous avons voulu travailler sur les fidèles et le clergé des espaces montagnards, des mondes plutôt interdits et redoutés jusqu’au xxe siècle, mal connus encore par ceux qui en écrivent l’histoire. Il s’agit de milieux exigeants, fragiles pour les subsistances, qui restent isolés par la neige et par l’eau une grande partie de l’année. C’est pourquoi la question récurrente de la spécificité montagnarde est venue nous interroger, comme dans l’atelier « montagnes sacrées », bien que les réponses soient ici beaucoup moins poétiques.
2Nous avons tenté d’y répondre à travers vingt-neuf communications, avec aussi une belle volonté de comparatisme et la prise en compte, toujours délicate, du temps long (1 500 ans le plus souvent, mais tout de même 400 ans quand il s’agit de l’Oural ou de la Hongrie). À cette occasion, quelques idées bien ancrées dans notre imaginaire d’historiens ont été passées au crible de la critique : des montagnes devenues « châteaux d’eau » de prêtres, aux montagnes foyers de résistance au changement, avec pour corollaire obligé, la montagne abritant l’archaïsme, les lieux de refuge et de superstition, la violence et d’exclusion. En valorisant ces approches, il nous a semblé que les historiens se posaient des questions trop simples pour une réalité bien complexe. En fait, nous avons en permanence croisé deux plans d’analyse. Le premier est couvert par les représentations extérieures et intérieures des communautés montagnardes ; en signalant les pièges du regard de l’autre, et de soi, sur les réalités de l’altitude, la vision tronquée des observateurs sur leur histoire antérieure n’a d’égale que les risques de l’apologétique identitaire ou confessionnelle. Le second plan comprend la reconstitution de l’historien à partir des sources qu’il critique et dont il doit peser le contexte, des sources qu’il détourne presque toujours de leur fonction originelle pour répondre aux questions qu’il se pose.
3Au cours de ces journées, nous avons dès lors tenté de saisir comment les communautés montagnardes établissaient et comprenaient leur encadrement religieux, avec quelles contraintes économiques et structurelles, avec quels moyens financiers, et comment elles résolvaient les tensions du changement. Nous y avons répondu vaille que vaille, avec nos limites documentaires et techniques, y compris statistiques, en examinant trois domaines. Celui des vocations sacerdotales, celui des comportements religieux communautaires, celui de la réalité des refuges d’archaïsme. Tout cela est-il montagnard ? Oui et non.
Quel clergé ?
4Il s’agissait, dans l’élan des séminaires préparatoires, de comprendre la place des clergés dans les sociétés montagnardes. La moisson est ici abondante, pour peu qu’on remarque des axes privilégiés plus ou moins puissants.
La part belle au clergé séculier
5Les curés, desservants, prêtres communalistes, bref ceux qui sont au contact continu des fidèles ont occupé l’essentiel de nos travaux. Si l’on met à part les protestants et vaudois, les juifs et les vieux-croyants, il n’est pratiquement pas question des réguliers en dehors des Bénédictins, des Capucins, des Jésuites et autres missionnaires. Il manque beaucoup de monde parmi ceux qui résident sur les hautes terres : les autres moines, dont les Cisterciens et les Chartreux, les chanoines réguliers et les Hospitaliers dont on connaît le rôle dans les Alpes, les communautés féminines surtout, dont nous ne faisons que saisir quelques aspects de leur recrutement et de leur action. Sont-ils vraiment absents de la montagne ou sont-ils non spécifiques ? Il nous manque pourtant une bonne géographie historique de la plupart de ces clergés. Si les chartreux, les cisterciens ou même les chanoines peuvent être suivis en montagne, il nous manque incontestablement des travaux sur les tiers ordres de la Contre-Réforme et plus encore sur les congrégations masculines et féminines du xixe siècle. Que dire des béates, menettes et autres saintes vives des zones montagneuses européennes qui vivent dans leur famille ?
6Outre les curés, on trouve justement surtout des clercs qui vivent dans leur famille, des prêtres atypiques et même scandaleux, des prêtres communalistes qui sont aussi régents d’écoles et d’hôpitaux, mais qui restent parfois éleveurs de bétail ou banquiers. Ils vivent dans leur famille et non dans un presbytère, ils éduquent leurs neveux et assurent la permanence du culte des ancêtres. Bref voilà des prêtres qui sont avec les leurs et non pas avec leur évêque. Or ils vivent à contre-courant de l’évolution de l’image du prêtre après le concile de Trente, ce qui provoque des ruptures radicales, aussi bien dans les Pyrénées que dans le Massif central, surtout lorsque l’amélioration des communications et des administrations permettent de remettre en cause ces systèmes depuis l’extérieur.
Un clergé séculier vu sous l’angle de la vocation
7La question de la vocation est d’abord celle de l’héritage et de la formation. Car le prêtre ou même l’entrée en religion ont à voir avec le sort des cadets, exclus ou non de la succession, selon les temps et les lieux : le cas andorran par exemple n’est pas celui du Gévaudan et l’état du xive siècle n’est pas celui du xviiie siècle. Ce clergé n’est pas d’abord destiné à la quête des bénéfices mais à consolider la vie familiale. Le clergé est d’abord un spécialiste de l’écrit pour les siens. Il n’est pas aussi ignare que l’ont dit les visiteurs de l’Ancien Régime tridentin et il a longtemps exercé les fonctions de notaire (7 % des notaires du Gévaudan sont prêtres) avant que les deux fonctions ne soient séparées par le pouvoir royal. Ces prêtres enseignent l’écriture aux garçons et aux filles du clan, car l’on sait qu’une alphabétisation élémentaire est indispensable pour migrer dans de bonnes conditions. Dans la Contre-Réforme, cette culture sacerdotale n’est pas celle qui est promue désormais par les séminaires et qui est vérifiée par les enquêtes épiscopales ; ce clergé prétendument ignare parce qu’il ne possède pas complètement le vernis latin classique des collèges devient dès lors fort encombrant pour le magistère, en Catalogne et ailleurs, à la fin du xviiie siècle. La vocation sacerdotale change en effet de sens pour les familles et les communautés.
Qu’est-ce qui stimule les vocations ?
8Si toutes les montagnes ne sont pas des réservoirs de prêtres, très peu font venir des prêtres d’ailleurs et quand la chose est indispensable, chez les pasteurs protestants de Haute-Auvergne ou du Béarn, par exemple, il est très difficile de trouver des candidats à l’exil en montagne. Pourtant, des Alpes au Jura, au Massif central et aux Pyrénées, les particularités du clergé exerçant en montagne sont bien sensibles. Ces cadets alphabétisés et alphabétisateurs choisissent plus souvent que leurs frères de ne pas migrer. La quantité de bénéfices qui peut les aider à vivre semble en être la raison principale. Ce sont de petits revenus complémentaires, des chapelles, des anniversaires, dont la disposition appartient souvent à des familles locales qui ont réussi à un moment de leur histoire. Leurs revenus ne leurs permettent pas de vivre selon les normes canoniques mais donnent un tout petit peu d’aisance au prêtre qui vit chez ses parents ; accessoirement, elles assurent un retour d’investissement bienvenu dans ce monde où l’autarcie reste longtemps la règle. Pour la famille, la prière pour les ancêtres est ainsi assurée sans délier bourse ou presque.
9Les prêtres des familles assurent les rites sécurisants d’un monde rural fragile ; la demande croissante de rites et de cérémonies, qui développe un véritable marché de consommation des dévotions est en tout cas une évidence dans les Alpes de la première modernité. Les bénédictions familiales traditionnelles s’enrichissent alors de pèlerinages périodiques, de participations aux suffrages des confréries et des communautés, non seulement pour les âmes du purgatoire, mais encore pour les vivants qui, vers les xve-xvie siècles prévoient assez souvent, avant leur mort, des fondations à transformer ensuite en obits. Tant que la prière des parents et amis n’est pas un vain mot, cette noria de fondations fonctionne en circuit fermé du point de vue symbolique comme du point de vue économique.
10Pourtant, les prêtres du Béarn, qui ne prennent que tardivement et marginalement ces offices annexes, montrent une lente émergence de stratégies personnelles, prémices d’un accès à la vocation au sens moderne du terme. À partir du xviiie siècle, le concile de Trente, « l’école française de spiritualité », les séminaires et l’aspiration au bonheur individuel de ces cadets semblent entrer en jeu. Mais que doit-on valoriser dans ce mouvement, le choix individuel ou le conditionnement grandissant du séminaire ? Dans ce cas, le ressort de la vocation passe également du choix du père à celui de la mère, qui sera dominante dans les générations sacerdotales suivantes. Trop peu d’études cherchent à traquer cette rupture probable du Code civil.
11Au xviiie et surtout au xixe siècle le passage long par le séminaire transforme complètement le métier de prêtre. Le clergé qui revient en montagne se trouve en porte-à-faux avec un milieu naturel, des identités sacrées et des cultures magiques rurales que ses ancêtres avaient protégés plus et plus longtemps qu’ailleurs, de la Corse à l’Auvergne et à la Galice. Ce nouveau clergé est alors plus ou moins accepté selon la docilité des populations et surtout selon les avantages matériels qu’en tirent les familles. Si elles n’ont plus les moyens de payer le collège ou plusieurs mois de séminaire, les plus dociles peuvent bénéficier de bourses au xixe et xxe siècle pour envoyer un enfant doué au petit séminaire sans trop sortir de revenus.
12Cette évolution montre quand même, d’une période à l’autre et en dépit des mutations, une évidence commune, le poids écrasant des familles et des communautés dans le devenir des clercs.
Le poids permanent des systèmes familiaux ou claniques
13Nous sommes arrivés en Pyrénées en partageant une évidence : l’importance dans nos régions respectives des familles-souche et des oustal, casa ou maisons. Mais une remontée opportune dans le temps avec Roland Viader montre que ce type de famille n’a rien d’éternel : il fut un temps où l’oustal n’était pas. Une forme majeure d’organisation familiale a donc aussi une histoire, qui émerge des brumes immémoriales pour peu qu’on s’intéresse au temps long.
La remise en cause de l’évidence de l’oustal
14Une plus grande attention aux successions aurait pu nous y rendre attentifs. Philippe Maurice montre qu’en Gévaudan, le coût de la formation des prêtres peut être assuré par les parents, mais aussi par les oncles, par les frères et sœurs : par la famille-souche certes, mais aussi par des communautés contractuelles, frérêches ou autres.
15Il faut donc lier le devenir des cadets avec la famille-complexe, mais aussi avec le clan, au moins autant qu’avec une forme familiale telle que la famille-souche, qui n’a été dominante, somme toute, qu’entre xiiie et xviiie siècle. La très lente montée en puissance de cette forme de famille, très fragile face aux épidémies, peut aussi expliquer ces phénomènes. Sa puissance ne fait pourtant pas de doute à la fin du Moyen Age, du moins si l’on en juge par sa très lente agonie dans les zones montagnardes ou les plateaux migrants, entre xviiie et xxe siècle.
Des communautés face à la gestion du religieux
16Plus que d’autres sans doute, les sociétés montagnardes aspirent à maîtriser leur environnement immédiat. Elles ont développé ainsi une culture de la gestion immédiate, d’autant plus facilement que les pouvoirs sont lointains. Le droit de patronage sur les bénéfices locaux appartient aux familles qui les ont fondés. Très longtemps, jusqu’au concile de Trente au moins, les bénéfices-cures ont dû passer eux aussi sous l’autorité des clans familiaux. Or, même de rapport dérisoire, ces petits bénéfices sont l’occasion d’avoir un minimum de pouvoir sur les structures religieuses. La multiplication des marqueurs de l’espace, si caractéristique des zones dangereuses d’éboulement, d’inondation, d’avalanche, va très souvent avec cette poussière de petits bénéfices : chapelles, oratoires, croix et même, pour les protestants du Désert, des lieux mythiques, tous ces lieux de culte qui appartiennent à cette maîtrise de proximité sur les symboles qui bâtissent un territoire.
17Le premier corollaire de tout cela est la puissance des fabriques. En observant de près les obituaires, par exemple, on observe que les fabriques des pays de montagne sont construites non pas sur le seul système des notables mais sur l’entente entre les hameaux pour y envoyer un représentant, qui dispose d’une voix dans les décisions qui concernent la paroisse. Le village montagnard devient alors un cas parmi d’autres du village de l’Ouest. Celui-ci est plus en effet une fédération de hameaux que la domination d’un chef-lieu de paroisse et il est évident qu’en montagne, le pouvoir de la fabrique dépend bien plus de cet équilibre entre les hameaux et le centre que de l’affrontement des familles de notables et du curé, du moins tant que ce dernier est issu des prêtres du crû, c’est-à-dire jusqu’au xixe siècle.
18On observe donc un peu partout dans les montagnes une emprise particulière des populations sur la gestion de la paroisse et celle-ci est encore plus nette dans les zones protestantes, en Suisse par exemple. Il est vrai également que l’isolement montagnard favorise le développement des formes domestiques de religion, chez les catholiques comme chez les protestants : la famille tient la foi tant que tient la famille, affirmait Joël Fouilheron ; ce qui est juste pour la Haute-Auvergne, mais aussi pour les vieux-croyants de l’Oural ou pour les catholiques de Transylvanie et des Cévennes.
L’impact des migrations
19Les montagnes, moyennes et hautes, ont de tout temps fourni des migrants, ici celles des Cévennes, le Dauphiné, le Pays basque, la Corse. L’émigration est sensée emporter la foi, à l’exception notable de la Corse et du Briançonnais. Est-ce effet des observateurs extérieurs que sont les curés, folkloristes ou non, du xixe siècle ?
20Tous ont tendance, quelle que soit leur confession, à idéaliser la pureté des mœurs et de la foi des montagnards restés au pays. On campe aussi bien le bon sauvage des Cévennes que celui du Limousin rural vers la fin du xixe siècle. Cette image est en fin de compte tout aussi idéologique que celle des bandits sauvageons des évêques et administrateurs du siècle précédent.
21En fait, le clergé suit ses ouailles autant qu’il le peut et l’on constate que les Aveyronnais aussi bien que les Alpins conservent une grande ferveur religieuse dans l’émigration, avec quelques nuances notables, en particulier les usines des vallées alpines, considérées comme des lieux de perdition.
22L’anticléricalisme nous est apparu conditionné autant par des facteurs internes au catholicisme qu’extérieurs. En particulier, l’apport des zones moins ferventes et surtout des villes nous semble réel dans la construction anticléricale, tout autant que la maladresse des évêques et du clergé exogène de la Restauration (en Creuse comme en Catalogne). Les phénomènes migratoires transforment cependant les communautés car ils instaurent un jeu entre la diaspora et les permanents.
Des refuges conservateurs cultivant l’archaïsme ?
23Voilà un lieu commun qui impose bien des nuances après les interventions de notre colloque. Le mythe tenace de montagnes-refuges est en effet revivifié dans les périodes d’insécurité, mais les montagnes à bandits et les populations montagnardes sauvages restent bien présentes dans notre imaginaire.
Les montagnes sont-elles ou non des terres de violence ?
24À plusieurs reprises, nous avons insisté sur l’importance des pratiques collectives de pardon dans les communautés, aussi bien en temps de mission que dans les pratiques des nombreuses confréries montagnardes. En fait, la violence apparaît surtout dans les contextes de contact confessionnel, fréquents dans les vallées. Les communautés développent alors des identités puissantes qui se construisent dans le face à face permanent et le soupçon. La violence est souvent exacerbée par le goût de la provocation, comme l’ont montré les protestants de La Gazelle. On retrouvera ainsi des tensions confessionnelles aussi bien chez les Sicules révoltés de Transylvanie que dans les populations anti-révolutionnaires du Massif central.
25Surtout, on observe la reviviscence permanente de ces fractures : lorsque les protestants des Cévennes veulent devenir les « instituteurs de la République » par exemple, les craintes du génocide renaissent dans les Cévennes catholiques. Rien n’est plus prégnant que les jeux et rejeux de la mémoire dans les villages, aussi bien au moment des inventaires qui suivent la loi de Séparation que dans la bataille pour la liberté religieuse. Pour des raisons qui restent à expliquer, les paramètres religieux sont incomparablement plus puissants et plus durables en montagne qu’en ville ou en campagne ordinaire.
Les montagnes sont-elles ou non des terres de résistance ?
26On observe en effet beaucoup de terres de refus dans les vallées qui ont accueilli les cathares, les juifs, les catholiques minoritaires des Cévennes ou de Transylvanie ou les protestants résistants de Haute Auvergne puis ceux de la Petite Église anti-concordataire. Tous ceux qui ont travaillé sur les missions ont observé ce besoin d’une mission spécifique pour rallier les têtes dures des hautes vallées. L’analyse plus précise remet pourtant en cause ces schémas bien huilés.
27Nous avons largement exploré le mythe des Cévennes (et des « cantons suisses »), mais aussi des montagnes de l’Auvergne « romaine » et même des « Cévennes béarnaises » de vallée d’Osse. L’uniformité de ces images représente autant d’idées reçues qui n’ont rien d’évidences. Les montagnes sont aussi des lieux de violence réelle des éleveurs, de désordre pour les missionnaires. Pourquoi cette réputation de violence s’est-elle installée là ? Qu’est-ce qui conditionne l’ancrage confessionnel d’un lieu ? Si l’on tente une comparaison, encore incertaine, entre les Pyrénées et les Carpathes, on observe qu’ici les éleveurs gardent les cols et les frontières alors que là ils sont soldats et non pas éleveurs. Mais l’étude comparée montre que la construction identitaire présente pourtant bien des caractéristiques communes.
28La rencontre de tensions sociales particulières conjoncturelles et des confessions religieuses décline localement des identités affrontées, en lutte pour contrôler leur environnement immédiat.
29De fait, les minorités résistent mieux dans les hautes vallées car elles y sont plus discrètes. Ce fait a servi peut-être les cathares, mais c’est évident pour les vaudois ou les juifs. Le confinement en altitude portait cependant des risques majeurs : risque démographique d’érosion familiale, propre à toutes les minorités, qui provoquent leur disparition dans le temps, appauvrissement d’une culture religieuse confinée quand elle est privée de ses cadres et de ses livres... Mais derrière cette affirmation générale probablement vraie, quels en sont les seuils d’assimilation définitive à la religion majoritaire ? Quel est le rôle des femmes dans ces processus de dissolution ou de conservation ? Tout cela reste à travailler.
30La montagne serait-elle favorable au totalitarisme ? Les avis sont partagés, mais il est clair qu’il est plus facile de résister quand l’espace permet de se cacher et que la connaissance du terrain devient une arme. Mais toute résistance est fragile car elle tient à la puissance de la solidarité identitaire, une puissance toujours mise en cause par les individus. En fait, il nous faut examiner d’un peu plus près les déroulements chronologiques des événements. Une dernière caractéristique montagnarde, la chronologie décalée de son histoire apparaît alors.
D’autres rythmes temporels
31On a parlé de « retard à l’allumage » en ce qui concerne la réforme grégorienne, l’idéal sacerdotal contre-réformé, la gestion des fabriques, séparées très tardivement de celle de la communauté d’habitants... par exemple. Le goût pour la stabilité serait-il plus grand ici qu’ailleurs ? On a pu le remarquer pour les vaudois aussi bien que pour les catholiques des Cévennes, mais n’est-ce pas une illusion d’optique ? Doit-on lire un certain refus de l’évolution ou du progrès ou bien le défaut d’action de ceux qui auraient dû intervenir pour provoquer le changement ? Les pasteurs protestants rechignent à aller s’exiler dans les montagnes d’Auvergne ou du Béarn et les curés catholiques venus d’autres régions répugnent à rejoindre leurs ouailles d’altitude.
32À quoi attribuer de tels phénomènes ? À l’isolement qui permet de conserver volontairement et plus longtemps le décalage avec la plaine, au besoin de racines stables des migrants, au besoin d’affirmation identitaire face aux menaces extérieures. La crainte permanente de l’invasion brutale venue d’au-delà du col marque, il est vrai, la société Sicule, de même que la menace de l’Inquisition conditionne l’évolution des cathares, mais le tourisme depuis deux siècles est aussi pour beaucoup dans la folkorisation et dans la volonté de cultiver le décalage pour retenir ceux qui cherchent les sports montagnards. Au début du xixe siècle, les Catalans choisissent en toute conscience le refus de l’abandon des danses et ce faisant, ils privilégient la défense de leur identité communautaire sur l’identité confessionnelle. Il faut enfin invoquer les effets de l’histoire sur les institutions : Anne-Lise König établit en effet parfaitement combien les soubassements institutionnels et politiques transforment profondément la condition de pasteur dans les montagnes suisses.
33Le temps et sa chronologie, c’est aussi la tradition d’une histoire transmise au long des fêtes et des veillées dans les familles et les communautés. Il est clair que les ruptures vont jouer de façon différentielle selon la façon dont la mémoire en a été sauvegardée.
34Nous partions de trois « lignes de crêtes » définies par Patrick Cabanel : les types de clergé, les vocations, la spécificité des comportements. Nous fournissons trois réponses provisoires : il y a bien un clergé montagnard spécifique ; des vocations où l’appel familial et communautaire est plus fort que l’appel individuel ; au bout du compte, nous observons des comportements religieux qui sont analogues à ceux de la plaine mais décalés dans le temps. Peut-on dès lors continuer à parler de l’opposition du granit et du schiste ? Certainement pas, mais si la métaphore sert à décrire des sociétés rurales particulières, proches dans leurs caractéristiques, sans aucun doute.
35Il n’y a pas de spécificité en soi des comportements religieux montagnards mais bien des sociétés montagnardes dont l’encadrement religieux est demeuré longtemps spécifique. Il est vrai que l’interprétation du transcendant et du terrestre est favorisé par l’altitude et par le système agro-pastoral ; il renaît donc sans cesse. Les droits de la nature apparaissent nettement quand les communautés d’éleveurs choisissent des modalités de survie identiques à travers toute l’Europe : des familles reliées par des réseaux solidaires, la migration des cadets pour résoudre les problèmes de surpeuplement sans handicaper l’avenir démographique du groupe, une certaine pratique de la politique, induite par les pratiques de négociation permanentes pour utiliser les communaux, les eaux, les drailles, bref pour gérer au mieux la montagne et maintenir la paix en discutant. Il faut enfin noter le traumatisme induit par le regard extérieur sur des pratiques singulières, même lorsqu’il n’est pas hostile : les évêques, les missionnaires, les administrateurs, les touristes qui ne vivent pas en permanence les risques de ces régions peinent à comprendre les réactions des autochtones, leur goût pour la vie clanique en particulier.
36Doit-on dans ces conditions parler de « rural accentué » pour caractériser la montagne ? Sans aucun doute, il s’agit bien de sociétés rurales, mais face à une économie fragile, rendue difficile par les aléas climatiques plus grands qu’ailleurs. Peut-on isoler le « montagnard » ? Sans doute pas car la liaison avec la plaine est indispensable, mais en partie tout de même car il y a en altitude des logiques de survie à l’œuvre. Il n’y a pas de déterminisme montagnard mais un fait massif, l’isolement général, qui signe en général la mort lorsqu’il est méprisé, d’où ces caractères bien forgés par le milieu, qui poussent à la solidarité, à la cohésion face à l’angoisse, au sacrifice individuel aussi. Les sociétés montagnardes resteront donc communautaires, endogames, claniques mêmes, pour le meilleur (la survie) et pour le pire (le choix confessionnel exclusif et obstiné).
37Y a-t-il une spécificité religieuse et familiale des montagnes ? Oui et non selon que l’on est montagnard ou extérieur, aîné ou cadet, soumis à avantage ou à égalité en matière de succession, mais comme il y plusieurs demeures dans la maison de Dieu, il y bien des manières d’habiter les montagnes, à la fois en logique de survie et en logique de passage.
38Comme d’habitude, l’histoire critique brise les schémas trop bien huilés des historiens du passé et remet en cause les idées toutes faites, mais son érosion acide met en valeur sous nos yeux des pics et des môles indéracinables qui appellent à d’autres travaux comparatifs à travers le temps et l’espace.
Auteur
Université Paris I Panthéon-Sorbonne
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Jacobins de l’Ouest
Sociabilité révolutionnaire et formes de politisation dans le Maine et la Basse-Normandie (1789-1799)
Christine Peyrard
1996
Une société provinciale face à son devenir : le Vendômois aux xviiie et xixe siècles
Jean Vassort
1996
Aux marges du royaume
Violence, justice et société en Picardie sous François Ier
Isabelle Paresys
1998
Pays ou circonscriptions
Les collectivités territoriales de la France du Sud-Ouest sous l’Ancien Régime
Anne Zink
2000
La permanence de l’extraordinaire
Fiscalité, pouvoirs et monde social en Allemagne aux xviie- xviiie siècles
Rachel Renault
2017
Un désordre européen
La compétition internationale autour des « affaires de Provence » (1580-1598)
Fabrice Micallef
2014
Entre croisades et révolutions
Princes, noblesses et nations au centre de l’Europe (xvie-xviiie siècles)
Claude Michaud
2010