La pratique religieuse dans le diocèse de Gap au xixe siècle
p. 355-367
Texte intégral
1Le diocèse de Gap présente deux atouts précieux dans le cadre d’une réflexion sur la particularité d’une religion des montagnes, sa spécificité et son historiographie. En effet, le diocèse est l’un des principaux réservoirs de clercs et un domaine de pratique religieuse très forte. D’autre part, l’historien qui se penche sur les riches archives du xixe siècle peut les replacer dans une perspective de longue durée grâce aux études de Timothy Tackett sur le xviiie siècle1. Cela nous invite à remettre en cause les regards stéréotypés, tant celui du xviie siècle d’une montagne désert religieux peuplé de sauvages, que celui des xviiie et xixe siècles d’une montagne exprimant une grande ferveur religieuse par pur conservatisme.
2À l’époque moderne, la partie basse du haut Dauphiné et la vallée de la Durance dépendaient de l’évêché de Gap. L’archevêché d’Embrun comprenait la partie haute de l’actuel département des Hautes-Alpes et la vallée de l’Ubaye ; il est supprimé en 1790, ses archives sont brûlées sur la place publique en 1793. Le concordat de 1801 réunit les deux sièges, mais le diocèse de Gap ainsi créé est administré par l’évêque de Digne et ce n’est qu’à partir de 1823 qu’il a une existence autonome. Les archives épiscopales conservent quelques documents du début du xixe siècle, telles les visites pastorales de Mgr La Croix d’Azolette en 1838 ; elles deviennent très riches avec l’épiscopat de Mgr Irénée Depéry, installé sur le siège de Gap en 1844. Il décide aussitôt de visiter ses paroisses afin de bien connaître son diocèse. Il demande à chaque curé de remplir un questionnaire préparatoire à sa visite. Le fascicule imprimé de trente-deux pages incite à des réponses détaillées aux deux cent trois questions posées. Elles concernent le clergé lui-même, sa vie matérielle et spirituelle, les bâtiments et le matériel de la paroisse, le ministère pastoral (quarante-huit questions sur l’office divin et les sacrements), l’état moral de la paroisse (treize questions) et son administration (fabrique, associations pieuses, écoles...). D’une très grande richesse, cette enquête est intégralement conservée pour les deux cent treize paroisses du diocèse. Les curés récemment nommés et quelques négligents n’ont répondu que partiellement. Mais Mgr Depéry a effectivement visité toutes les paroisses en 1844-1846, et les procès-verbaux des visites permettent de compléter les réponses des curés et surtout de les contrôler en appréciant la subjectivité de leur jugement2.
3Après le temps fort du milieu du xixe siècle, les archives de la fin du siècle sont moins riches. En effet, Mgr Depéry (1844-1861) a travaillé efficacement à la rénovation du cadre matériel, il a stimulé les vocations et la pratique. Aussi ses successeurs, en particulier Mgr Guilbert (1867-1879), n’ont pas besoin d’enquête. Il faut attendre Mgr Prosper-Aimable Berthet (1889-1914) pour poser des questions sur la pratique en 1912. Ensuite, aux lendemains de chacune des deux guerres vient l’heure des bilans, en 1923-1930 et en 1945. À ces enquêtes pastorales s’ajoutent deux autres types de sources. Les archives diocésaines ont gardé un registre d’ordinations lacunaire. Nous connaissons les noms et lieux de naissance des prêtres ordonnés de 1837 à 1877, puis 1900-1914 et 1920 – 1960. Les archives départementales conservent aussi les papiers privés de la famille Bues qui comportent les sermons prononcés par les trois frères, curés en Briançonnais3.
4Voici donc un corpus assez étoffé pour décrire l’évolution du diocèse. Il fait une large place aux écrits des prêtres autochtones, qui nous renseignent sur la foi vécue, témoignages tempérés par ceux des évêques qui les relativisent. Nous pouvons ainsi contrebalancer les avis extérieurs qui tendent trop souvent à reproduire les idées reçues présentant les hommes des hautes montagnes comme des sauvages et des crétins, ignorants et rustres, bien que, dans le même temps, le Briançonnais soit réputé pour ses maîtres d’école. Ainsi, dans la thèse de théologie sur le prédicateur protestant Félix Neff qu’il soutient en 1868, Aimé Marchand, originaire du sud des Hautes-Alpes, présente « les vallées reculées des Alpes comme un pays déshérité, peuplé d’ignorants »4. Est-ce pour mieux mettre en valeur la tâche difficile de Neff qu’il magnifie dans son écrit hagiographique ?
5Nos sources s’intéressent peu aux populations urbaines ; seuls les questionnaires de 1844-1845 prennent en compte les paroisses urbaines. C’est pourquoi nous mettrons l’accent sur l’attitude des ruraux, en dégageant l’évolution générale au milieu du xixe siècle, pour lequel nous possédons les éléments d’explication. Nous essaierons de faire parler les chiffres des vocations et de la pratique religieuse avant d’essayer de les interpréter.
6 Timothy Tackett a établi la carte des vocations au xviiie siècle et montré une rupture entre 1750 et 1770 dans le diocèse de Gap5. La moyenne vallée de la Durance, qui engendrait un bon nombre de clercs en 1720, se tarit au milieu du siècle, alors que naissent les vocations en Champsaur. Le diocèse d’Embrun est, lui, le grand pourvoyeur de religieux pour les diocèses alentour. Au milieu du xixe siècle, cette géographie se maintient, les cantons de haute altitude atteignant les taux les plus élevés (Champsaur, Embrunais, Queyras et Briançonnais). Puis une autre rupture, plus progressive, semble se dessiner dans la seconde moitié du siècle. En 1900-1914, les cantons qui ne voient naître aucune vocation ne sont plus seulement ceux du bas pays, ils sont rejoints par ceux du Briançonnais. Au contraire, les dispositions du Champsaur et du Queyras se renforcent, rejointes par celles du Dévoluy. Sur la carte, l’opposition est frappante entre les paroisses pépinières de vocations, et les autres qui n’en donnent aucune, alors qu’un demi-siècle plus tôt les origines étaient plus également réparties. Dans l’entre-deux-guerres, cette géographie de 1900-1914 se retrouve, avec une intensité considérablement affadie6.
7Ces cartes prouvent tout l’intérêt d’une analyse de détail : si le diocèse reste un réservoir de prêtres, ce ne sont pas les mêmes cantons qui y suppléent. Ceci conduit à relativiser le rôle que l’on pourrait attribuer à certains prêtres. Si on peut penser que le rôle de prosélyte d’un prêtre s’avère déterminant, on est aussi frappé par les constantes de cette géographie sur la longue durée, et la lenteur de son évolution.
8 Les enquêtes pastorales semblent consciencieuses mais il convient de s’interroger sur la fiabilité des chiffres des hommes pascalisants. Ils sont plus faibles (en moyenne de 33 % en 1844) que le discours global des curés ne le laisse supposer, et deux raisons peuvent l’expliquer. Nombreux sont les migrants qui ne reviennent qu’au printemps. Or ce fait n’est pas mentionné par les curés dans leur décompte. Est-ce dû à l’évidence même du phénomène ? Ou encore, il est possible que le curé ne comptabilise pas les hommes qui suivent l’office des Pénitents car il le ressent parfois comme une rivalité. En revanche, tous les témoignages concordent sur l’excellente pratique féminine, quasi unanime au milieu du siècle (en moyenne 88,8 %). Les cartes présentent le taux de communion pascale des adultes catholiques par canton, car les pratiques sont assez homogènes. Seul se détache un pôle de pratique modérée dans le bas pays, la Bochaine (40 %), surtout à cause de la faible participation des hommes (10 %). Peu à peu, à la fin du siècle, la diminution de la pratique se diffuse en tache d’huile à partir de ce pôle et de la vallée de la Guisane en Briançonnais, laissant deux môles de pratique, plus intense encore, le Champsaur et le Dévoluy (ce dernier atteint le taux de 95 %).
9De ces cartes tirées des enquêtes pastorales, se dégagent trois constations : 1. S’il s’agit globalement d’une région de forte pratique, il existe néanmoins de notables différences entre cantons voisins. La mise en perspective sur le long terme aide à écarter tout déterminisme simpliste. 2. L’opposition vallée-haute montagne n’est pas opératoire, on ne peut opposer les villages de la vallée de la Durance moyenne aux cantons montagneux du département. 3. Les cartes des ordinations et de la pratique ont certes des tendances communes, mais elles ne se superposent pas, il peut exister un décalage. Ainsi, le canton de Monêtier fournit au milieu du xixe siècle autant de curés que les cantons voisins alors que l’enquête révèle l’inquiétude du clergé devant la baisse de la pratique. Inversement le Dévoluy, où la pratique est quasi généralisée, ne donne encore aucun clerc. Les vocations ne naissent qu’à la fin du siècle et semblent conforter encore la pratique.
10Comment expliquer ces variations géographiques et chronologiques ? Je m’attacherai ici uniquement à la situation du xixe siècle.
Vocations religieuses et stratégie économique
11L’essor démographique commencé au xviiie siècle se poursuit. Après les pertes de la période révolutionnaire, dues au manque de subsistance, à la conscription et aux opérations militaires dont la région fut le théâtre, la croissance a repris sous le Premier Empire, elle évolue ensuite de façon heurtée, à cause des disettes (1817, 1829). Le maximum démographique est atteint en 1846 pour l’ensemble du département mais bien des cantons ruraux commencent à perdre des habitants dès les années 1840. Cette population est très dense puisque, en 1836, elle atteint 35,8 habitants au km2 de surface exploitable aussi bien dans la vallée de la moyenne Durance qu’en Briançonnais7. Il faut donc trouver des ressources pour la faire subsister, or les handicaps s’accumulent, la pauvreté de cette contrée montagneuse s’accroît, aussi bien en valeur absolue que relative.
12Le traité d’Utrecht avait consacré en 1713 la rupture économique entre le Piémont et la France. Le trafic commercial passe dorénavant par le col du Mont-Cenis, ce qui pénalise Briançon qui vivait de ce commerce, ainsi que, dans une moindre mesure, les villages de la Durance moyenne. Les intendants essaient alors de développer d’autres activités, en particulier l’industrie textile. Les encouragements de Fontanieu vers 1730 s’adressent surtout au bas Dauphiné, puis, sous l’impulsion de Pajot de Marcheval (1761-1784) et Caze de la Bove (1784-1790), des subventions permettent la création d’ateliers dans la haute vallée de la Durance, mais très peu en Gapençais8.
13Au début du xixe siècle, de multiples activités tentent de procurer des ressources à la population : textile, petite métallurgie, tannerie et mines. Mais elles restent très modestes, au moment où l’agriculture voit ses handicaps croître. Alors que les rendements des céréales progressent partout en plaine, les terroirs de montagnes ne peuvent évidemment se soustraire aux contraintes climatiques. Dès le xviiie siècle, ils se sont tournés vers une spécialisation pastorale : les vastes alpages communaux sont utilisés pour l’embouche en été. Mais le code forestier de 1827 brise cet élan. Il place les forêts domaniales et communales sous la tutelle des Eaux et Forêts et vise à consacrer les massifs à la production exclusive de bois, alors que jusqu’ici, les forêts avaient une importante fonction pastorale. L’application du code devient stricte au cours des années 1840 et impose des quotas de plus en plus restrictifs pour les animaux ayant le droit de paître en forêt. Or l’herbe des sous-bois est indispensable au moment de la soudure de printemps. Les Eaux et Forêts relâchent d’autant moins leur pression qu’elles s’inquiètent des répétitions d’inondations dévastatrices, qu’elles attribuent au ravinement sur les terres en pente. Elles veulent donc reboiser à l’abri de la dent prédatrice des animaux9.
14Dans un tel contexte économique où les activités traditionnelles ou récentes traversent des difficultés, il est nécessaire de trouver des parades. La plus courante, ancienne aussi, est la migration hivernale. Elle est importante dans toutes les communautés du département qui essaiment les hommes entre la Provence et la région lyonnaise, quelques-uns allant nettement plus loin, en France ou sur d’autres continents, tels les Queyrassins. Au début du xixe siècle, ces migrants sont devenus plus qualifiés. Les peigneurs de chanvre et ouvriers agricoles ont diminué au profit des colporteurs et des instituteurs, en particulier dans le Briançonnais qui jouit d’un fort taux d’alphabétisation10. Colporteurs et instituteurs sont de plus en plus nombreux jusque vers 1840, puis leur nombre décroît progressivement, incitant aux migrations définitives. En effet, l’application de la loi Guizot pousse les communes à recruter un instituteur présent toute l’année ; quant aux colporteurs, ils sont à partir de 1844 soumis au paiement de la patente. Les choix de carrière peuvent être appréciés dans ce contexte où il existe la volonté de rechercher les métiers qualifiés.
Structures familiales, alphabétisation et carrière ecclésiastique
15L’évolution des aires de recrutement des clercs peut refléter les transformations économiques. Timothy Tackett montre que vers 1720, les nombreuses vocations dans le sud des Baronnies et la moyenne Durance sont issues de milieux urbains aisés. Il était d’ailleurs nécessaire pour les jeunes clercs de disposer d’un titre patrimonial d’un revenu égal au moins à 100 livres par an, la plupart étaient donc des cadets de famille aisée. Après 1760, cette aire de recrutement se tarit et celle du Champsaur apparaît. Ici, comme dans le diocèse d’Embrun où ce sont les villages d’altitude qui envoient leurs enfants, les curés sont issus de milieux ruraux modestes, souvent des migrants, parfois qualifiés de marchands. Ce schéma se retrouve au xixe siècle.
16Le revenu du curé d’une paroisse de montagne (traitement et casuel) est médiocre, d’un niveau analogue à celui de l’instituteur, mais comme il est célibataire, son niveau de vie est meilleur, comparable à celui des paysans moyens dans ces régions pauvres. Le curé peut espérer, dans son cursus honorum, accéder à une cure plus lucrative. Si nous faisons abstraction des motivations religieuses, les seuls critères économiques justifient le choix de la carrière ecclésiastique pour un enfant. Les parents qui en ont les moyens poussent leur enfant vers cette profession estimée qui limite l’émiettement du patrimoine lors de la succession puisque nous sommes ici en zone de transmission égalitaire. Le choix d’une carrière se fait dans un cadre soit familial, soit communautaire. Ici, comme en bien d’autres régions de montagne, pour faire face à un milieu hostile, la structure communautaire est forte. Elle existe à plusieurs niveaux, celui du hameau, celui du village, et même pour le Briançonnais et l’Embrunais il avait existé la structure confédérale de l’escarton. Et les réponses des curés à leur évêque consignent leurs efforts pour engager les jeunes dans la voie ecclésiastique. Il existe donc bien une pression communautaire, qu’exprime le curé d’Abries en 1844 : Chaffrey Bues, curé ici depuis 1827, envoie chaque année des enfants au petit séminaire et il déplore la chute de ses effectifs, en effet en 1844 il n’en envoie que trois11.
17La formation au séminaire coûte cher. Pour qu’elle soit à la portée des bourses de ces ruraux pauvres, il faut aussi la volonté de l’évêque. Mgr Depéry a consacré son énergie et ses deniers à son petit séminaire d’Embrun, encore plus qu’au grand séminaire de Gap. Il réussit jusqu’à sa mort à obtenir une subvention de l’État et des bourses pour quarante-quatre élèves. Grâce à cela, il fixe un prix de pension inférieur à celui des collèges communaux (250 francs par an au lieu de 400 francs environ dans les collèges). Aussi l’effectif est-il toujours d’au moins cent vingt élèves. Les trois collèges communaux de Gap, Embrun et Briançon accueillent aussi des effectifs relativement importants (une centaine en 1848 à Gap et Embrun, soixante-dix à Briançon). Celui de Briançon est le plus pauvre, et les inspecteurs qui montent jusque dans ces hautes vallées sont horrifiés par les conditions matérielles, mais ils constatent les efforts d’instruction, ils sont parfois admiratifs face à la ténacité de ces enfants12. Ils soulignent l’importance du latin, dont ils ont bien conscience qu’il est le moyen pour ces enfants d’accéder à la prêtrise ou à d’autres professions assurant leur existence. La plupart des clercs formés dans les Hautes-Alpes reçoivent le premier apprentissage auprès de leur curé et de leur instituteur qui conjuguent souvent leurs efforts, puis ils le continuent au collège déjà tourné vers le latin et l’instruction religieuse, et ils l’achèvent au séminaire. Rares sont ceux qui peuvent suivre des études supérieures.
18Les nombreuses vocations apparaissent incontestablement comme un choix collectif. Ces familles intégrées dans des structures communautaires fortes conjuguent leurs efforts à ceux du clergé. Le système de transmission égalitaire et l’ouverture traditionnelle vers l’extérieur par le commerce et les migrations incitent à diriger les jeunes hommes vers des professions qui valorisent leur unique capital : l’instruction. Mais la rationalité du choix économique ne peut tout expliquer et il faut prendre en considération la foi.
La ferveur religieuse
19Les témoignages extérieurs ont tendance à qualifier cette pratique religieuse de conservatisme, de conformisme, tout comme on voulait faire passer les paysans pour conservateurs ou indifférents à la politique. L’historiographie s’attache depuis quelques années à montrer combien ces jugements manichéens sont simplificateurs. On ne peut plus se contenter de l’explication de Gabriel Le Bras présentant les Hautes-Alpes comme une « région de montagne, restée à l’écart des centres de la civilisation moderne »13, puisque l’on sait qu’au milieu du xixe siècle, les habitants sont largement ouverts au monde extérieur. Les enquêtes pastorales remplies par les curés aussi bien que les textes écrits par des laïcs autochtones s’accordent sur la ferveur religieuse de la population.
Conservatisme ou spiritualité exigeante ?
20Interrogeons-nous d’abord sur l’influence exercée sur les esprits par le cadre impressionnant des montagnes. Tous les chemins sont jalonnés par des petites chapelles, oratoires ou simples niches abritant une Vierge, sites protecteurs du passant en cas d’intempérie. Le milieu est même vécu comme effrayant par les habitants des plaines qui ne s’aventurent dans les hautes vallées qu’avec grande appréhension. L’époque romantique exalte encore ces sensations14. Au xixe siècle, les pèlerinages, les processions vers les lieux d’altitude se multiplient pour glorifier Dieu. On peut aussi replacer dans son cadre montagneux, à 1 800 mètres d’altitude, l’apparition de la Vierge à La Salette devant deux enfants en 1846. Toutefois, il faut souligner le fait que si l’exaltation des sentiments, l’aspiration à une élévation de l’âme sont ressenties très vivement par les étrangers, les autochtones ne l’expriment nulle part15. Dans les sermons laissés par les curés de la famille Bues, la foi s’appuie sur la raison.
21Il est sans doute plus décisif de souligner combien la spiritualité des habitants était exigeante. Donnons d’abord le témoignage de Mgr Depéry qui, en 1844, arrive du diocèse de Belley où il a été vicaire général, et porte un œil neuf sur son fief. Il écrit combien il a été impressionné par l’accueil qui lui a été réservé en Queyras, « il a recueilli beaucoup de consolations ». De leur côté, les curés montrent aussi, dans leurs actes et dans leurs écrits, une grande sévérité. Ils n’ont pas connu d’autre pratique que celle des Hautes-Alpes. Originaires du pays, ils ont été formés au petit séminaire d’Embrun, puis de Gap ; ils ont suivi les conférences ecclésiastiques organisées par Mgr Depéry qui tenait tout particulièrement à leur assiduité. Jeunes, bien formés et motivés, ils suppléent par leur ardeur à la faiblesse de leurs effectifs, inférieurs à ceux des régions de plaine car les habitants n’ont pas les moyens financiers de les entretenir16.
22Ils mettent en œuvre une pratique qui impose une tenue irréprochable, aussi bien dans la vie quotidienne que dans de nombreux exercices de prière. L’office divin est écouté avec respect et silence, les fidèles suivent dans leurs livres. Les églises restent austères, dépouillées malgré les efforts pour leur donner le nécessaire, mais la pauvreté empêche tout ornement superflu. Les sermons conservés par les trois prêtres de la famille Buès, en Briançonnais, nous donnent une idée de la haute tenue du discours17. Rédigés dans un excellent français, émaillés de citations latines, ils sont très élaborés et consacrés à l’explication du dogme. Les fidèles respectent les sacrements, la confession et la communion sont fréquentes. Outre cette pratique hebdomadaire ou quotidienne, les curés organisent aussi des retraites, ils animent des confréries. Ces nombreuses associations pieuses sont destinées à encourager la fréquentation des sacrements : confréries du Cœur-de-Marie, de l’Immaculée-Conception, du Saint-Rosaire, du Sacré-Cœur, et l’œuvre de la Propagation de la foi est ardemment encouragée par Mgr Depéry. Les pénitents, noirs ou blancs, sont présents dans chaque paroisse, excepté à Névache, Laragne et Orcières. Ils s’acquittent de leur double mission de charité et de prière. Ils secourent les pauvres en distribuant des aides qui proviennent de leurs cotisations et de dons qu’ils gèrent. Ils organisent les funérailles et prient chaque semaine à l’office divin. Ces confréries sont soit ouvertes à tous, soit réservées aux hommes, comme en Queyras.
23Il semble donc que la forte pratique ne corresponde pas seulement, dans la plupart de ces communautés, à une présence dominicale, elle imprègne les comportements quotidiens par la participation aux confréries, aux retraites, et par la censure exercée par le curé sur tous les actes. Elle ne peut être réduite à un conformisme social, et encore moins être assimilée à un conservatisme politique qui existe surtout dans les a priori des administrateurs lointains18. Il faut aussi noter un trait spécifique des Hautes-Alpes qui serait plutôt considéré aujourd’hui comme un trait de modernité : ce clergé si présent et actif n’exerce pas d’influence en dehors du domaine religieux, il se tient à l’écart de vie politique avec une remarquable constance. Dès la période révolutionnaire, cette séparation entre les domaines spirituel et temporel est visible. Timothy Tackett a décrit un clergé qui prête massivement le serment constitutionnel, avec l’assentiment de la population, mais qui résistera ensuite à la déchristianisation. Au temps de Mgr Depéry, le préfet note que « l’évêque a donné une impulsion au clergé qui obtient respect et considération mais dont l’influence est peu étendue »19. Mgr Guilbert (1867-1879) est le premier évêque à imposer, dès 1871, la neutralité politique à son clergé qui le suit aisément20. Enfin, en 1905, lors des inventaires, le département reste calme et ne connaît que quelques incidents mineurs21. Mais il reste à expliquer les différences d’un canton à l’autre.
Les disparités entre les régions
24Deux groupes d’éléments explicatifs potentiels doivent être examinés : les activités humaines, migrations et industries, et la formation intellectuelle, instruction et présence des protestants. Dans bien des provinces françaises, on a présumé que les mouvements migratoires, la découverte des villes par les ruraux, portaient un coup à la pratique religieuse, et on citait en modèle les maçons limousins à l’attitude anticléricale. L’évêque de Limoges incriminait les migrations. Les études d’Alain Corbin et Louis Pérouas ont nuancé cette influence. Pour eux, elles agissaient sur un terrain réceptif : évêques et curés ont mésestimé les expressions religieuses populaires, contribuant à leur déclin et entraînant aussi celui des pratiques officielles22. Dans les Hautes-Alpes, on ne décèle rien de tel. Les curés n’évoquent pas l’émigration comme cause de perdition. Les cantons les plus fervents connaissent des taux migratoires forts ou extrêmes, 50 % des hommes dans le Champsaur, 90 % dans le Briançonnais. Une analyse fine mettant en relation les taux de communiants et les taux d’émigration pour des paroisses voisines du Briançonnais ne montre aucune corrélation positive. Dans ce département, ce sont plutôt les communes les moins touchées par les migrations temporaires, celles de la moyenne Durance, qui ont une pratique un peu plus modérée.
25Si les curés ne s’inquiètent pas des migrations, ils attribuent en revanche une influence décisive aux activités industrielles. Les curés des paroisses où existent des ateliers, en particulier ceux de la vallée de la Guisane23, disent leurs inquiétudes. La promiscuité des hommes et des femmes dans les usines textiles, leur longue présence à l’usine les détournent d’une fréquentation assidue de l’église. L’évêque déplore qu’à Monêtier il n’y ait que deux douzaines d’associés à l’œuvre de la Propagation de la foi. Le déclin de la pratique dans la vallée de la Guisane est-il lié à la présence des fabriques comme le pensent les prêtres, ou bien à des dispositions plus anciennes ? Les instituteurs formaient déjà plus de colporteurs que de clercs, en insistant plus sur le calcul que sur le latin. L’assiduité décroissante des fidèles après l’apogée du Second Empire peut aussi trouver son origine dans l’arrivée d’une main d’œuvre immigrée d’Italiens et le nombre croissant des militaires de la garnison de Briançon. Les desservants des paroisses urbaines insistent sur le rôle néfaste de la ville ; ils constatent que la pratique y est inférieure à celle des paroisses rurales voisines (cet écart est net en 1912 à Gap où le taux de pascalisants est de 62,8 pour la ville et 88,4 pour la banlieue rurale, et pour Briançon, 38 contre 52 pour les paroisses limitrophes). Mais comme ces dernières ont des taux de pratique plus élevés que ceux des paroisses rurales éloignées, il faudrait s’interroger sur la sociologie de ces fidèles.
26Les Hautes-Alpes ont été un fief des vaudois. Ils sont présents dans trois contrées : Briançonnais et Queyras (Arvieux, Saint-Véran et Dormillouse), le Champsaur (Saint-Bonnet) et la Bochaine, autour d’Orpierre où est installé le consistoire (cantons d’Aspres, Serres, Orpierre et Rosans). Après 1800, trois temples ont été édifiés. Quel rôle joue la présence de ces protestants et de leurs pasteurs ? Timothy Tackett constate que les paroisses mixtes de Bochaine ne donnent naissance à aucune vocation religieuse au début du xviiie siècle, ce n’est qu’après 1760 que la pratique semble stimulée, sans doute identificatrice de l’appartenance à l’une des communautés. Au xixe siècle, ces deux attitudes se retrouvent : les paroisses majoritairement protestantes de Fressinières et du Champsaur ne donnent aucun enfant à la religion catholique, alors que Aspres et les paroisses du Queyras (en particulier Saint-Véran) connaissent une très forte pratique et des vocations. Le lien le plus fiable s’établit entre protestantisme et alphabétisation, encore que celle-ci soit attestée avant l’implantation des vaudois, car elle est indispensable au commerce. L’offensive de Louis XIV contre la religion prétendue réformée porte ses fruits au xviiie siècle. À partir de ce moment, les taux d’alphabétisation de ces paroisses sont très élevés. Inversement, les deux cantons où l’instruction est la moins répandue sont aussi ceux où la pratique est la plus faible : Barcellonette avec 15 % des hommes alphabétisés et Laragne avec 10 %. L’enquête parlementaire de 1848 signale qu’ici l’instruction religieuse laisse à désirer24.
27Est-il domaine plus difficile à analyser que celui de l’expression de la foi ? Les Hautes-Alpes donnent l’exemple original d’une région d’une pratique religieuse exceptionnellement forte, d’une pépinière de prêtres. Les vocations y sont stimulées par les nécessités de survie économique de la communauté. La carrière ecclésiastique jouit de la considération et offre un bon débouché pour cette région excessivement pauvre. La pratique est intensifiée par les exigences des évêques et de leur clergé, stimulée par la présence de protestants et surtout la très forte alphabétisation. Manifestement, le schéma d’une région conservatrice pratiquant par conformisme ne vaut pas pour le xixe siècle (mais il est possible qu’elle soit valable pour la période 1900-1950 où la région s’est repliée sur elle-même faute de perspective de développement). Ces quelques réflexions sont plus destructrices de schémas préconçus que constructives d’explications définitives. Il apparaît que ni les migrations ni la forte alphabétisation qui apportent l’ouverture au monde extérieur ne jouent contre la ferveur religieuse. Au contraire, on peut penser qu’elles renforcent l’attrait des célébrations qui offrent un cadre à la communion spirituelle des habitants.
Notes de bas de page
1 Timothy Tackett, « Le clergé de l’archidiocèse d’Embrun à la fin de l’Ancien Régime », Annales du Midi, LXXXVIII, 1976, p. 177-197, et Priest and Parish in Eighteenth-Century France, 1750-1791, Princeton, 1977. Et pour une vision comparative, « L’histoire sociale du clergé diocésain dans la France du xviiie siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, XXVII, 1979, p. 198-234.
2 Pour l’exploitation de cette enquête dans l’arrondissement de Briançon, voir Nadine Vivier, Le Briançonnais rural, Paris, 1992, p. 150-168.
3 Arch dép. Hautes-Alpes, série V, et les archives privées du fonds Bues 24 J.
4 Aimé Marchand, Félix Neff, prédicateur et missionnaire, thèse de la faculté de Montauban, Toulouse, 1868.
5 Timothy Tackett, Priest..., op. cit., ch. II.
6 Les cartes sont établies par paroisse. Voici le taux d’ordination global par canton, par décennie et pour 10 000 habitants, pour chacune des trois périodes : 1837-1877, 1900- 1914 et 1920-1960. Aspres : 6,18-0-1,04 ; La Bâtie-Neuve : 4,30-5,07-1,18 ; Gap : 4,28 – 2,96-1,49 ; Orpierre : 3,16-3,56-0 ; Ribiers : 1,40-0-0 ; Rosans : 4,30-0-0 ; Saint-Bonnet : 12,27-11,37-11,14 ; Saint-Étienne-en-Dévoluy : 0-21,05-3,63 ; Saint-Firmin : 4,96-14,36- 5,51 ; Serres : 4,03-1,74-0,89 ; Tallard : 1,68-5,98-0 ; Ventavon : 3,25-2,03-0,69 ; Veynes : 4,45-1,71-4,23 ; Vitrolles : 0-0-0. ; Briançon : 7,22-6,23-2,96 ; Aiguilles : 20,32-7,63-7,24 ; L’Argentière : 5,18-0-3,03 ; La Grave : 8,86-15,30-7,78 ; Le Monêtier : 6,74-0-0,98 ; Chorges : 2,14-5,51-1,73 ; Embrun : 7,39-3,02-1,64 ; Guillestre : 9,68-10,09-3,61 ; Orcières : 5,93-0-4,25 ; Savines : 4,76-2,63-2,46.
7 Raoul Blanchard, Les Alpes occidentales, t. V. Les grandes Alpes du sud, Grenoble, 1950, p. 732-769.
8 Cf. Pierre Léon, La naissance de la grande industrie en Dauphiné, fin xviiie siècle-1869, Paris, 1952.
9 Cf. Nadine Vivier, Le Briançonnais, op. cit., chap. V.
10 Cet aspect est traité dans le texte d’Anne-Marie Granet-Abisset.
11 Questionnaire de 1844, archives épiscopales.
12 Arch. nat., F 17 9253.
13 Gabriel Le Bras, Études de sociologie religieuse, Paris, 1955, p. 290.
14 Les hautes montagnes ont bien exercé une fonction contemplative au Moyen Âge. Les solitudes ont attiré de nombreux moines, elles ont répondu mieux qu’ailleurs à l’aspiration ascétique de l’époque. Cf. Bernard Bligny, « Solitudes alpestres et vie contemplative (Hautes-Alpes, xie-xiie s.) », dans Croyances religieuses et sociétés alpines, Actes du colloque de Freissinières, Bulletin de la société d’études des Hautes-Alpes, 1985-1986, p. 103-108.
15 C’est sans doute la raison pour laquelle l’accent est généralement mis sur les manifestations de sorcellerie, présentes ici comme partout ailleurs.
16 Le nombre de prêtres en activité remonte de 224 en 1830 jusqu’à 288, maximum atteint en 1865 alors que les besoins sont estimés à 306, ce qui donne un taux d’encadrement passant de 17,2 à 23 séculiers pour 10 000 habitants, les villes étant plus favorisées que les paroisses de montagne (Arch. nat., F 19 2382).
17 Arch. Dép. Hautes-Alpes, 24 J 32 à 38, sermons de Chaffrey Buès, curé d’Abriès de 1826 à 1870, André Buès, curé de Ville-Vieille 1826-1841 puis Cervières 1843-80, et Jean Bues, curé de Chantemerle 1856-1879, Cervières, 1880-1886 et Les Alberts 1886-1898.
18 Les écrits officiels, ceux des préfets étrangers au département après 1815, partent du postulat du conservatisme des populations rurales. En réalité, les résultats des votes aux élections législatives montrent une prédominance des choix en faveur des partis du centre ou du centre gauche.
19 Arch. nat., FIcIII Hautes-Alpes 3, 1853.
20 Jacques Gadille, La Pensée et l’action politique des évêques au début de la Troisième République, 1870-1883, t. 1, p. 180.
21 Jean-Marie Mayeur, La séparation des Églises et de l’État, Paris, 1991.
22 Louis Pérouas et Jean-Marie Allard, Histoire religieuse des Creusais, Guéret, 1994, chap. VI, passim. Alain Corbin, « Migrations temporaires et société rurale au xixe siècle : le cas du Limousin », Revue historique, 1971, p. 293-334.
23 N’oublions pas que nos sources ne font qu’une faible place aux paroisses urbaines.
24 Arch. nat., C 944.
Auteur
Université du Maine
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