Grand, à la frontière de la cité des Leuques ?
Grand, a Roman City, at the Limits of the Leuci's Territory ?
Résumés
Grand, actuel petit village des Vosges, est aujourd’hui situé à la frontière avec la Meuse et la Haute-Marne, entre la Lorraine et la Champagne-Ardenne. Cette position se retrouve également à l’époque antique, entre Leuques et Lingon et dans la zone de contact entre la Gaule Belgique et la Germanie supérieure. L’historiographie a fait de cette agglomération un « sanctuaire de confins », un complexe religieux de marge, faisant partie du territoire leuque. Mais quels peuvent être les indices qui permettent de définir un territoire à l’époque antique ?
Il semble difficile a priori de délimiter les frontières des cités gallo-romaines de manière claire et précise. Bien que les recherches concernant cette question soient anciennes, celles-ci restent encore difficiles à cerner. Afin de les définir, les chercheurs prennent généralement comme base les limites diocésaines médiévales, car elles sont considérées comme étant les héritières des limites de l’Antiquité tardive, provenant elles-mêmes de celles du Haut Empire. Mais, dans cette partie des Vosges, l’historiographie est lourde, car jouant principalement sur l’importance supposée, mais largement méconnue, de Grand à l’époque antique et au début de la chrétienté. D’autres critères sont alors à prendre en compte : les sources littéraires, l’épigraphie, la toponymie, la topographie, les découvertes archéologiques… Ce n’est qu’une analyse croisée qui permettra d’avancer des hypothèses satisfaisantes.
En se concentrant sur la partie sud-ouest de la cité des Leuques, cet article est l’occasion d’aborder les recherches sur les limites des cités en Gaule romaine et les questions qu’elles soulèvent tout en reprenant le dossier de la frontière à proximité de Grand.
Grand, currently a small village in Vosges, is now located on the boundary of Meuse and Haute-Marne, between Lorraine and Champagne-Ardenne. In ancient times, this location could also be found between Leuci and Lingones, as well as in the contact area between Belgica and Germania. Historiography has made this town « a sanctuary confines », a religious margin complex part of Leuci territory. But what clues can actually define a territory in ancient times?
A priori, it seems difficult to delimit Gallo-Roman cities' boundaries in a clear and precise way. Although researches about these issues are quite old, they still are hard to define. Researchers generally take the medieval diocesans borders as a basis, as they are considered to be the heirs of Late Antiquity borders, themselves inherited from the High Empire. But thing is, in this part of Vosges, historiography is heavy, because mostly based on assumed importance – but largely unknown – of Grand in ancient times and in early Christianity. Other criteria need to be considered: literary sources, epigraphy, topography, archaeological discoveries... This is just a cross-analysis helping to find satisfactory assumptions.
By focusing on the southwest part of Leuci city, this article is an opportunity to discuss researches about Gallo-Roman cities' boundaries and issues they raise while resuming the issue of boundaries near Grand.
Entrées d’index
Texte intégral
1Bien que l’agglomération antique de Grand (Vosges) ait suscité l’intérêt de nombreux chercheurs depuis le xviiie siècle, les études ont presqu’exclusivement porté sur son cœur urbain. La mosaïque de 232 m² mise au jour en 1883, l’amphithéâtre pouvant contenir au moins seize mille spectateurs dégagé à partir des années 1960, l’angle d’un bâtiment public avec un programme iconographique important et les habitats privés du quartier nord fouillés dans les années 1970-80 témoignent d’une agglomération antique d’une certaine importance1.
2Grand est un village situé à l’extrême ouest du département des Vosges : c’est l’avant-dernier village avant la Haute-Marne à l’ouest et le dernier avant la Meuse au nord. Il est donc situé à la frontière de trois départements, et de deux régions, la Lorraine et la Champagne-Ardenne (Fig. 1). Si on remonte dans le temps, Grand a toujours été un lieu dit « de confins » : durant toute la période médiévale, une grande partie de ce village appartenait au comté de Champagne. Cependant, les villages aux alentours dépendaient des duchés de Lorraine et de Bar2. Durant l’Antiquité, l’agglomération antique faisait partie du territoire leuque mais la cité des Lingons était très proche puisque la frontière passe à moins de 20 km (Burnand et Demarolle, 1998). En outre, cette frontière était aussi celle entre la Belgique et la Germanie durant le Haut Empire. Il est intéressant de noter qu’avant la conquête de la Gaule, le peuple leuque n’est pas défini explicitement dans les textes comme appartenant aux Belges ou aux Celtes3, et que les différentes études essayant de cerner des groupes culturels ne permettent pas de préciser celui auquel ils appartiennent4.
3Il semblerait, même en prenant une échelle plus grande comme la cité ou le peuple des Leuques, que ce territoire ait connu des influences diverses et ait joué le rôle à la fois de zone d’échange et de zone frontière de tout temps. Cependant, l’étude de ce contexte de frontière se heurte à une difficulté : comment peut-on fixer une frontière relativement fiable lorsque les cartes et les textes manquent pour une époque donnée ? Pour répondre à cette problématique, il faut revenir brièvement sur l’historiographie des recherches concernant Grand et la frontière romaine avant d’évoquer les indices qui peuvent aider l’archéologue à la délimiter.
Question d’appartenance et de frontière à l’époque antique
Retour sur la question du rattachement de l’agglomération antique de Grand à la cité des Leuques
4Tous les chercheurs sont actuellement convaincus que l’agglomération antique de Grand appartient au territoire leuque (Burnand et Demarolle, 1998). À notre connaissance, il n’y a que deux sources qui font état du contraire : un érudit de Langres, Théodore Pistollet de Saint-Ferjeux dans un article en 1874 (Pistolet de Saint-Ferjeux, 1874), et le Corpus des Inscriptions Latines5 qui situent tous deux l’agglomération en territoire lingon.
5Ces auteurs s’appuient sur une inscription retrouvée à Grand et qui mentionne un affranchi lingon (Fig. 2). En réalité, on ignore où cette inscription a été retrouvée précisément : la seule certitude est qu’elle était en possession d’un ancien instituteur de Grand qui l’a donnée à un de ses successeurs, lequel en a fait don au Musée d’Epinal en 1861. Endommagée dans sa partie supérieure et sur son côté gauche, elle n’est pas lisible dans son entièreté. Cependant, on peut y lire [---]nni/[A]quilinus/[Li]ngonus l(ibertus) p(osuit) ou p(atrono)6 dont une traduction possible est « (…) l’affranchi Aquilinus, lingon, a posé (cette pierre) » ou « à son patron »7. Le CIL prend cette mention comme le témoignage d’une autorité lingonne et situe, de fait, Grand chez les Lingons. Quant à T. P. de Saint-Ferjeux, il argue que cet Aquilinus devait avoir exercé des fonctions dans la cité des Lingons.
6Cependant c’est faire un raccourci ou une extrapolation importante : T. P. de Saint-Ferjeux se fourvoie lorsqu’il indique que cette personne exerçait des fonctions particulières. En effet, rien n’indique dans cette inscription que ce fut le cas. On sait seulement qu’Aquilinus est un libertus c'est-à-dire un affranchi, mais le fait d’être libéré par son maître ne signifie pas qu’il ait exercé par la suite de hautes charges8.
7L’élément important est la mention de l’appartenance d’Aquilinus à la cité des Lingons. Selon toute vraisemblance, cette inscription se trouve dans une autre cité : il semble courant de mentionner, dans les épitaphes notamment, sa cité d’origine, son origo, lorsqu’on ne se situe pas dans cette dernière (Burnand, 1975 p. 44). Cela devient une manière de montrer son appartenance à une autre communauté. Il est alors évident que l’agglomération antique de Grand ne se situe pas en territoire lingon : elle se situe donc en territoire leuque.
8En l’absence d’autres témoignages, notamment épigraphiques, cette inscription est une preuve indirecte de l’appartenance de l’agglomération antique de Grand au territoire leuque à l’époque romaine.
La frontière et ses méthodes de recherche
9Il ne s’agit pas ici de revenir sur le concept antique de « frontière ». Ce qui nous intéresse en réalité dans ces questions territoriales est de savoir où elle passe. En effet, sans entrer dans les détails de l’historiographie complexe de Grand, cette agglomération a été présentée jusqu’à récemment comme un sanctuaire de confins dédié à Apollon Grannus, dieu guérisseur. Il aurait alors été un lieu de rassemblement entre, au moins, les Lingons et les Leuques, et aurait marqué le passage d’une cité à l’autre. En outre, le statut de « cité libre »9 permet de penser que le peuple leuque aurait conservé l’intégralité du territoire qu’il contrôlait à l’époque de l’Indépendance. Il s’agirait donc d’une frontière héritée de la période protohistorique, mais qui a été maintes fois remaniée par la suite.
10Pour les frontières autour de Grand, les travaux les plus récents remontent à 1998 et concernent à la fois les cités leuque et médiomatrique dans leur ensemble (Burnand et Demarolle, 1998). Or, il est aussi intéressant de se focaliser sur certaines zones. Cependant, avant d’entrer dans le vif du sujet, il est important de noter qu’il sera impossible de restituer des limites franches, non pas parce que les frontières romaines sont des no man’s land comme on l’a longtemps pensé10 mais parce que les témoignages matériels manquent.
11Nous osons prendre un parallèle contemporain : celui des communes actuelles. Il serait difficile voire impossible de connaître leurs limites si nous n’avions pas de cartes et/ou de relevés cadastraux. Durant l’Antiquité, les frontières pouvaient donc être peu matérialisées, voire aucunement, comme c’est le cas aujourd’hui. Toutefois, et en premier lieu dans le domaine fiscal, il était nécessaire pour l’administration de les connaître précisément. Il est évident que la frontière de la cité des Leuques était une réalité durant l’époque romaine, d’autant que celle passant près de l’agglomération de Grand délimite aussi une frontière entre deux provinces.
12Divers auteurs se sont penchés sur la question des frontières et la manière de les délimiter le plus précisément possible. Albert Grenier livre ses remarques sur cet objet archéologique et conseille une méthode à appliquer afin de les définir (Grenier, 1985 p. 155-185). Il préconise en premier lieu de s’appuyer sur les documents et textes antiques (textes, inscriptions, toponymes antiques connus par les itinéraires, les monuments pouvant révéler une frontière, etc) tout en prêtant attention à la géographie et aux actions humaines. Il recommande aussi de limiter autant que possible l’usage de documents médiévaux, notamment des limites diocésaines qui seraient héritières des circonscriptions administratives du Bas Empire. Cependant, c’est cette méthode, dite « régressive », qui est la plus utilisée par les chercheurs. Bien qu’elle puisse être un bon début pour l’étude des frontières, il est nécessaire de prendre conscience des biais des documents utilisés.
13Il est intéressant de dresser, à partir de l’exemple du sud-ouest du territoire des Leuques, un tableau des pratiques et des techniques qui permettent aux chercheurs de délimiter des territoires. C’est aussi l’occasion de revenir sur certains travaux qui, marquant l’histoire de la recherche à Grand, sont difficiles à remettre en question.
À la recherche de la frontière
Les textes antiques
14Les textes antiques donnent parfois des indications qui permettent de fixer ces lignes invisibles. Malheureusement pour nous, très peu font mention de la cité des Leuques et aucun n’en précise vraiment sa géographie. Nous savons seulement, grâce à Strabon, que les Leuques sont voisins des Médiomatriques et des Lingons11.
L’épigraphie
15L’épigraphie peut être plus révélatrice et plus particulièrement l’épigraphie routière : les bornes-routières installées au bord des voies indiquaient à la fois la capitale de cité et sa distance à la borne. Il est alors possible de déterminer dans quelle cité se situe la borne grâce à cette mention.
16Deux bornes ont été retrouvées à Soulosse-sous-Saint-Élophe (Vosges) en 1966 (Fig. 3). Trouvées brisées en remploi, elles avaient probablement été placées à proximité de la voie impériale Langres-Trèves qui traversait le site. Datées entre 317 et 337, ces deux bornes sont semblables : elles mentionnent la cité des Leuques « C(ivitas) L(eucorum) »12 et la distance de 8 lieues « l(eugae) VIII » soit environ 18 km. L’interprétation de cette distance reste difficile : à l’époque de l’élévation des deux bornes, la capitale de la cité des Leuques est Toul, Tullum, située à environ 35 km. Comment expliquer que la distance ne corresponde pas ?
17Il est possible que les bornes aient été déplacées, mais cette éventualité est peu probable : Soulosse-sous-Saint-Élophe est une station routière d’une certaine importance (Bertaux, 1997) et il semble douteux que les habitants aient fait venir des pierres d’un autre site situé à environ 17 km. C’est toutefois l’hypothèse retenue par le CIL.
18Il est aussi envisageable qu’un autre chef-lieu ait été indiqué. Si on trace un cercle de 8 lieues de rayon, on tombe sur l’agglomération de Grand (Fig. 4) : pourquoi ne pas imaginer qu’elle ait été au début du ive siècle le chef-lieu de la cité des Leuques, puisque c’est une agglomération d’une plus grande importance que la capitale de cité, Toul. En outre, au ive siècle, un martyr, Saint Eucaire, aurait été évêque (ou chorévèque) de Grand, selon un écrit hagiographique du xie siècle ; or, l’existence d’un évêque traduirait la présence d’une capitale. Cependant, c’est une hypothèse hasardeuse : outre ce récit tardif, la Notitia Galliarum, datée de la fin du ive siècle ou du début du ve siècle, mentionne Toul, Tullum, comme capitale de cité. Le transfert, s’il avait eu lieu, aurait donc été d’assez courte durée.
19Une autre possibilité a été avancée : l’expression Civitas Leucorum ne ferait pas référence à la capitale de la cité mais au peuple de la cité des Leuques qui a élevé ce monument comme un acte de loyalisme envers l’Empire (Burnand et Demarolle, 1998, p. 72). Les 8 lieues indiqueraient alors un point de départ inconnu : pourquoi pas une frontière ? En descendant vers Langres, le long de la voie impériale, les 8 lieues correspondent au sud de la commune de Pompierre dans les Vosges qui se situe à la limite avec le département de la Haute-Marne. Ce site a livré aussi un milliaire de loyalisme qui ne semble pas avoir porté d’indication de distance mais qui aurait été une borne indiquant la frontière théorique avec le territoire lingon (Billoret, 1969, p. 230). À proximité, se situe la ville de Nijon que les chercheurs ont rapproché de la station Noviomagus située par la Table de Peutinger sur la voie Langres-Metz. Le toponyme antique pourrait faire référence à un marché ; or, certains auteurs ont mis en évidence leur rôle comme marqueurs de frontières le long des axes de communication (Grenier, 1985, p. 181). Il est probable que Nijon ait été l’un de ces marqueurs pour la frontière leuque/lingon.
20Des trois hypothèses exposées, les deux dernières sont empreintes de forts a priori. En effet, l’importance de Grand, si elle ne peut être minimisée, a souvent été surestimée : en conséquence, toutes les découvertes ont été interprétées comme si Grand était une ville-sanctuaire. C’est pourquoi certains ont voulu faire de cette agglomération la capitale de la cité des Leuques. De même, la commune de Nijon n’a jamais livré de vestiges archéologiques permettant de la rapprocher de la station routière de Noviomagus.
21Une quatrième hypothèse peut être avancée : l’indication de distance ferait référence à Grand, non pas comme une capitale de cité mais comme une agglomération secondaire d’envergure. La présence d’un diverticulum, dont le tracé est bien connu, qui part de Soulosse-sous-Saint-Elophe pour se diriger vers Grand, corrobore cette hypothèse.
Les critères archéologiques
22Les critères archéologiques nous donnent en réalité de bien maigres informations. Si on se réfère aux traités d’arpentage, divers éléments peuvent marquer les frontières : cela peut aller du point de repère ponctuel à la construction monumentale.
23Ces textes mentionnent aussi des limites symbolisées par des arbres, des fossés ou encore des poteaux probablement disparus depuis longtemps, mais ce sont les maçonneries, plus pérennes, qui pourraient nous informer. On peut citer les tombeaux, les postes de bénéficiaires, les sanctuaires ou encore les stations routières (Grenier, 1985, p. 181-184). Mais jusqu’à maintenant, rien ne permet de distinguer l’un de ses éléments marquant une frontière d’un autre situé au sein d’une cité. Il est alors difficile même en ayant une bonne connaissance de l’environnement archéologique de se servir de ces éléments pour déterminer une frontière. Pour le territoire leuque, des études ont été menées pour essayer de distinguer un faciès culturel particulier mais les interactions dans cette région sont trop nombreuses pour que la distinction culturelle puisse donner des résultats intéressants13.
La toponymie
24Les toponymes peuvent aussi être intéressants à étudier, tout en se gardant de les sur-interpréter. Ceux indiqués dans les textes, sur les cartes ou les itinéraires antiques sont les moins trompeurs : on connait le terme de fines qui indiquent des stations routières établies sur des limites (Grenier, 1985, p. 168-169 et pour des exemples lorrains, Burnand et Demarolle 1998, p. 74-75). Malheureusement, pour notre cas, aucun toponyme antique ne peut nous aider.
25La toponymie plus récente est utilisée dans les études mais il faut toujours émettre des réserves. La principale est qu’elle ne peut être datée et que les déformations subies par les mots au cours des siècles sont parfois trompeuses. L’exemple des toponymes de type « Fains » est révélatrice : on les a souvent rapprochés du latin fines mais quelquefois ils doivent plutôt être apparentés au latin fanum. Ici, le type de toponymes qui pourrait nous intéresser est celui utilisant le vocable celtique randa qui définit un bord, une limite. Les auteurs ont vu ce terme au lieu-dit « Les Hérandes », autrefois nommé « Les Harrandes », situé à Busson en Haute-Marne. Le fait que ce nom soit attaché à une forêt a aussi joué un rôle. En effet, beaucoup d’auteurs ont vu dans les bois une manière de marquer les territoires (Grenier, 1985, p. 179-180 et Burnand et Demarolle 1998, p. 87). Mais depuis de nombreuses années maintenant, divers chercheurs ont montré que les forêts que l’on pensait « primaires » ne le sont pas et que le défrichement pouvait être plus important que maintenant14.
Les circonscriptions ecclésiastiques, ou la méthode régressive
26Coïncidence ou non, ce bois des « Harrandes » marque la limite exacte entre le diocèse de Toul et celui de Langres. Il est donc tout à fait probable que ce toponyme ne perpétue que cette frontière médiévale et n’ait pas de relation avec les limites des cités antiques.
27La carte du diocèse de Toul a pu être établie grâce à un pouillé15 complet établi en 1402 qui fait référence à un autre pouillé daté de 1303 (Lepage, 1863). Les limites diocésaines utilisées pour déduire les limites de la cité des Leuques datent donc du début du xive siècle, ce qui est très tardif. Et même si tous les auteurs s’accordent à dire qu’aucun changement majeur n’a eu lieu depuis sa création, des ajustements mineurs lors de sa formation ont pu avoir lieu sans que nous le sachions ; d’autant que le pouillé utilisé est une copie du xvie siècle et peut contenir des erreurs de transcription.
28Le diocèse de Toul était l’un des plus vastes de France : il comprenait la quasi-totalité du département des Vosges, une partie des départements de la Meurthe-et-Moselle et de la Meuse, quelques cantons dans le département de la Haute-Marne et un village de Moselle (Fig. 5). En premier lieu, on peut remarquer les différences entre le tracé supposé du territoire leuque tel que défini par Yves Burnand et Jeanne-Marie Demarolle et le tracé connu en 1402 du diocèse. Près de notre zone d’étude, une enclave dans le diocèse de Langres existe : il s’agit de la doyenneté de la Rivière de Blaise. Sans revenir sur l’histoire des réclamations faites sur cette doyenneté, il est nécessaire de rappeler que le Pape confirme en 1104 l’appartenance de ces communes au diocèse de Toul. Il semble évident qu’à l’époque antique, cette partie n’appartient pas au territoire leuque, mais qu’elle y a été adjointe entre la fin de l’Antiquité et le xe siècle.
29Une autre discordance doit être discutée : la doyenneté de Bourmont située aujourd’hui en Haute-Marne a appartenu jusqu’à la Révolution au diocèse de Toul. Or, comme nous l’avons vu, les chercheurs placent la limite entre les territoires leuque et lingon plus au nord entre Nijon et Pompierre. En outre, à Andelot (aujourd’hui Andelot-Blancheville) a eu lieu en 587 une rencontre entre Childéric II, roi d’Austrasie, et Gontran, roi de Bourgogne. Cette dernière a dû s’effectuer à proximité de la frontière entre ces deux états ; Billoret en a déduit que la frontière entre leuques et lingons ne passait pas très loin de ce village (Billoret, 1969, p.230). Dans tous les cas, ce village appartenait au diocèse de Langres mais n’était distant que d’environ 7 km du diocèse de Toul. Rien n’indique, en l’état actuel de nos connaissances, que toute la partie sud de ce diocèse ait été rattachée au diocèse de Toul au cours du Moyen Âge. La question mérite d’être posée puisque la physionomie du territoire en est ainsi modifiée.
30Même si une carte des diocèses peut être utilisée comme une base, c’est d’ailleurs ce que préconise Albert Grenier dans son manuel, il faut toujours qu’elle soit discutée avec d’autres indices en possession du chercheur. Pour ce cas précis, la documentation pour l’une ou l’autre des hypothèses est peu consistante.
31La présentation succincte de ces différentes approches permet de montrer les difficultés rencontrées dès que l’on parle des frontières de cités. Un constat peut déjà être fait : à moins de trouver des éléments cartographiques ou des bornes indiquant les limites réelles des cités, il est impossible de les deviner. Tout au plus, pouvons-nous grâce aux découvertes archéologiques, et notamment l’épigraphie, dire à quelle cité appartient un site. Même si la carte des anciens diocèses est une bonne base préalable à toute étude, les hypothèses formulées doivent être confrontées à d’autres sources, comme nous l’avons vu tout au long de cet article. En effet, nous avons vu à travers cet exemple, que les limites diocésaines, si elles peuvent être le reflet de découpages remontant au Haut Moyen Âge, ne peuvent être celui des cités du Haut-Empire. De même, souvent, les découvertes archéologiques seules ne peuvent suffire : que faire de ces deux bornes trouvées à Soulosse-sous-Saint-Élophe et qui ne semblent pas mentionner la distance à la capitale de cité ?
32Devant ce dossier riche mais incomplet, il est nécessaire d’ouvrir d’autres pistes : je pense notamment à une étude territoriale plus précise, telle que je la mène dans le cadre de ma thèse, qui pourrait préciser certains points et amener de nouveaux éléments de réflexion. Il s’agit de prendre en compte l’ensemble des découvertes archéologiques faites aux alentours de Grand, et d’essayer de définir un « territoire vivrier », c'est-à-dire une zone géographique qui doit répondre aux besoins d’une agglomération.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Un catalogue d’exposition revient sur les découvertes faites à Grand (Dechezleprêtre, 2010). Pour les grandes étapes de la recherche, on peut se référer à cet article récent (Dechezleprêtre, 2013).
2 Un article récent présente la situation de la région de la fin du xiie siècle au milieu du xvie siècle et les différents niveaux de frontières (Dauphant, 2011).
3 Par ailleurs, le nom du peuple des Leuques n’apparait que très rarement dans les textes antiques, nous pouvons citer l’évocation d’une aide alimentaire par César (César, Guerre des Gaules, I, 40), la mention de cette cité comme libre par Pline l’Ancien (Pline Histoire Naturelle, IV, XXI, 2), l’indication de Strabon qui recense les peuples à proximité du Rhin (Strabon, Geographie, IV, 3, 4) et la citation de Toul comme capitale de cité dans la Notitia Galliarum (Notitia Galliarum, V, 4).
4 Pour le faciès monétaire, on a reconnu le potin dit « au sanglier » qui a été une émission leuque mais aussi médiomatrique. De plus, la partie en contact avec le territoire lingon livre plus de potins liés à la zone du denier. Il n’y a donc pas d’unité monétaire affichée au sein de ce peuple (Féliu, 2008 p. 61-63, 72-73 et fig.35). Il existe une même anomalie dans le faciès céramique (Bonaventure, 2010 p. 329-331).
5 CIL XIII, pars. II, fasc. I, p. 136.
6 CIL 13, 05942.
7 Une étude récente de cette inscription a été réalisée (Vipard, 2013, p. 125-126).
8 Cette confusion vient peut-être du fait que les affranchis impériaux étaient quelques fois placés à des postes importants ; ce qui n’est manifestement pas le cas ici.
9 Citée par Pline l’Ancien (Pline, Histoire Naturelle, IV, XXI, 2).
10 Par exemple, (Chevallier, 1981, p. 3) dans un propos général et (Burnand, 1990, p. 9) dans un propos local.
11 « […] après les Médiomatrices, les Leuques et un canton des Lingons » (Strabon, Geographie, IV, 3, 4 ; trad. Fr. Lasserre pour « Les Belles Lettres », 1966).
12 L’indication peut se développer C(ivitas) L(ingonum) mais la distance à la capitale de cité des Lingons, Langres, Andemantunnum, est toujours indiquée par l’abréviation AND ou ANDEM. De plus, Langres est à 70 km de Soulosse-sous-Saint-Élophe (Billoret, 1969).
13 Par exemple, pour la céramique, voir Bonaventure, 2010, notamment p. 322.
14 Dans la région, nous pensons notamment à la forêt de Haye étudiée par Muriel Leroy conservatrice au SRA Lorraine ; en autres (Georges-Leroy, et al., 2011).
15 Un pouillé est un livre de cens qui mentionne quelques fois, et c’est le cas pour celui dont nous parlons, les différentes divisions ecclésiastiques.
Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, UMR 7041 ArScAn équipe GAMA
Sujet de thèse : L’espace autour de Grand. Dynamiques territoriales dans l’ouest de la cité des Leuques.
Directeur de thèse : Olivier de Cazanove
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