La représentation de la société européenne au XXe siècle
p. 127-132
Texte intégral
1L’histoire des représentations de la société européenne de la fin du xixe siècle jusqu’aux années soixante, n’est pas marquée par des spécificités nationales fortes. Il est vrai qu’on trouve des périodes de divergences accentuées, surtout pendant les guerres et les années trente. Mais les grandes tendances de l’image de la société européenne sont assez semblables dans les principaux pays d’Europe. C’est pour cette raison que j’hésite à choisir une approche nationale dans mes observations quant à l’évolution de la représentation d’une société européenne.
2En ce qui concerne ce thème, il me semble plus logique de choisir une perspective européenne. J’espère que ce choix se justifiera par la lecture de mes remarques.
3L’histoire de la représentation de la société européenne est peu connue, la recherche historique faisant presque totalement défaut. On ne possède que quelques observations occasionnelles. L’historien trouve pourtant une richesse abondante dans les observations, les idées, les spéculations des sources historiques souvent publiées, dans les récits de voyage en dehors de l’Europe, mais aussi dans les livres scientifiques qui comparent l’Europe aux civilisations non-européennes. Les observations qui suivent sont fondées sur un projet de recherche qui explore ces sources. Ce ne sont encore que des remarques rapides, préliminaires, sans détail ni complexité. J’espère pouvoir tirer et présenter des conclusions plus détaillées dans quelques années.
4René Girault nous a donné une liste de questions qui ouvrent nombre de perspectives stimulantes. En même temps, elles permettent au lecteur de comparer les contributions. Dans mon exposé, je vais donc en suivre fidèlement l’ordre.
51. Dans la représentation d’une société européenne, la question des frontières géographiques n’est pas un sujet de premier plan. Le territoire géographique de la civilisation européenne reste souvent vague. On ne trouve presque jamais de définition géographique exacte, ni même une liste complète des pays qui appartiennent à la société européenne. Généralement, on ne pense pas l’Europe sans les pays de base tels que la France, l’Italie, la Grande Bretagne, l’Allemagne, l’Espagne, mais aussi les pays Scandinaves, les pays de l’Europe centrale, les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg, la Suisse. Il est important que la Grande Bretagne, parfois exclue des concepts politiques d’une Europe unique, soit toujours considérée comme une partie normale de la société européenne. La Russie joue un rôle plus ambigu, non qu’elle soit exclue, mais beaucoup moins mentionnée avant 1917 et considérée comme un monde à part après la révolution léniniste. En tous cas, l’histoire des images de la société européenne nous en dit peu sur l’histoire des frontières exactes de l’Europe. Elle nous permet de conclure que ces frontières étaient souvent assez floues pour nos contemporains.
62. En même temps, une idée claire d’une civilisation homogène prévalait dans les discussions et les pensées des contemporains sur la société européenne. Au cœur de la période de triomphe de l’État national et du nationalisme, l’image d’une civilisation européenne homogène ne procède pas seulement de l’idée de racines historiques communes dans l’antiquité grecque ou romaine et dans le Moyen-Age chrétien, mais encore de l’idée d’une culture européenne particulière, par comparaison avec la Chine, l’Inde, l’Afrique Noire et le monde islamique, et finalement aussi de la représentation des spécificités d’une société européenne actuelle. Il est vrai qu’il est difficile de préciser la diffusion de cette idée d’une civilisation européenne homogène. Il est possible que seule une minorité éduquée d’Européens pensait cette Europe culturelle et sociale homogène, tandis que la majorité des Européens ne pensaient pas l’Europe. Il est également possible que pour cette minorité, l’Europe homogène était surtout une image historique et beaucoup moins celle du temps présent. Néanmoins, l’idée d’une civilisation et d’une société européennes homogènes cœxistait avec le nationalisme d’une manière qu’il convient d’explorer plus précisément.
7Les caractéristiques de cette société européenne changeaient profondément de la fin du xixe siècle jusqu’aux années soixante. En guise de conclusion préliminaire, il semble que l’Europe, dans la représentation des Européens, consistait surtout dans une famille très intime, avec une enfance très claire et très séparée du monde des adultes, des contrastes très accentués, du rôle des pères et des mères ; des distinctions sociales clairement montrées par les milieux sociaux, d’une mobilité professionnelle et de l’ascension sociale plus réduite, d’une idée d’activité professionnelle à laquelle on appartient pour toute la vie et qui n’est pas seulement la source des revenus mais qui domine tous les aspects de la vie et du mode de vie. Après la Deuxième Guerre Mondiale, la société européenne est considérée comme spécifique surtout dans le manque d’une culture et la consommation de masse, dans la gestion moins efficace des entreprises et des administrations, dans une complexité plus forte des personnalités et de la manière de vivre, mais aussi dans les inégalités moins marquées entre les très riches et les très pauvres à cause de l’État providence plus avancé et des conflits sociaux moins racistes en Europe. Voilà une esquisse préliminaire et incomplète de la représentation d’une société européenne toujours homogène.
83. La représentation d’une société européenne n’entrait pas, ou pas directement, dans le débat des contemporains sur la construction politique de l’Europe. De la fin du xixe siècle jusqu’à la première moitié du xxe siècle, la société européenne pensée et l’Europe politique voulue constituent deux débats et deux conceptions séparées. L’internationalisme politique entre peu dans le débat sur la société européenne. La représentation d’une société européenne était souvent combinée avec celle, politique, d’une Europe divisée en États-Nations. En même temps, les partisans d’une Europe unie s’intéressaient peu à la société et à la culture. Pour eux, l’Europe était souvent une Europe politique au sens étroit.
9La raison d’être de la représentation d’une société et d’une civilisation européennes homogènes était indirectement liée à la politique. Dans une période durant laquelle l’État-nation et les guerres entre les nations européennes prédominaient, et dans laquelle les institutions européennes étaient difficiles à imaginer, la civilisation européenne et la société européenne étaient la seule consolation, la seule échappatoire, le seul espoir européens. L’idée d’une civilisation et d’une société européennes homogènes et la réalité d’une Europe partagée en nations constituaient les deux faces d’une même médaille. Aujourd’hui, la situation est inverse : à l’heure d’une intégration politique avancée de l’Europe, la représentation d’une Europe divisée en cultures et sociétés nationales et même régionales est renforcée. Des sociologues comme Edgar Morin ou Wolf Lepenies qui connaissent l’histoire des représentations européennes, considèrent les sociétés, les cultures nationales et régionales, comme l’un des derniers refuges contre l’harmonisation et la standardisation européennes prédominantes dans l’économie et la politique. Il est vrai que ce n’est pas là la seule raison d’être de la représentation d’une société européenne. Mais il s’agit d’une raison importante pour laquelle cette représentation a fondamentalement changé.
104. La représentation de la société européenne émerge de la manière la plus précise face à la société des États-Unis et dans le débat passionné des Européens sur l’« Amérique », donc sur les États-Unis. L’idée de la société européenne est beaucoup moins précise face à la civilisation de la Chine, de l’Inde, du monde arabe, ou de l’Afrique Noire. En général, les comparaisons avec ces civilisations aboutissent aux discussions sur l’ensemble de l’Occident, les États-Unis inclus. Mais le débat face aux États-Unis n’est pas seulement important pour des raisons plutôt techniques d’une définition précise de l’Europe. Ce débat devient aussi plus important à partir de la deuxième moitié du xixe siècle, peut être plus important que celui sur les autres civilisations. D’abondants récits de voyages témoignent de cette préoccupation accrue des contemporains. Le débat sur l’Amérique est unique pour les Européens, surtout parce que l’Amérique devient la société la plus stimulante et provocante pour le débat sur la modernisation. Pour une Europe en pleine mutation sociale et économique, structurelle et morale, l’Amérique du Nord est la société qui révèle les avantages et les inconvénients, le bonheur et les souffrances de la modernisation et qui signale, dans ce sens, l’avenir de l’Europe. La discussion sur la société européenne est également une discussion sur les avantages et les désavantages d’une société moins modernisée. Il faut ajouter que cette confrontation des deux sociétés a connu des renforcements et des affaiblissements. Renforcée avant la Première Guerre mondiale, elle était très intensive surtout dans les après-guerres. Elle s’affaiblissait dans les années 1970 et 1980 avec la réduction des écarts entre l’Amérique et l’Europe.
115. L’évolution de la représentation d’une société européenne est fondée sur un internationalisme, des courants internationaux de directions très diverses, à explorer en détail. Parmi les auteurs, on trouve des socialistes, des libéraux, des conservateurs, comme des milieux chrétiens, des journalistes, des professeurs d’université, des patrons, des syndicalistes, des hommes politiques ou encore des écrivains. La représentation d’une société européenne n’est pas liée à un milieu intellectuel spécifique. En tout cas, les références et les arguments montrent une diffusion internationale européenne.
12Le dialogue intellectuel euro-américain était en outre un facteur important pour la représentation de la société européenne chez les Européens à deux égards. Les Européens qui voyageaient en Amérique du Nord étaient confrontés à une société et une langue qui n’envisageaient l’Europe que dans son ensemble, en occultant l’individualité des nations. Ainsi, dans la société américaine, les Européens furent stimulés et amenés à penser l’Europe dans son ensemble. Par ailleurs, la quête par les Américains d’une identité propre surtout face à l’Europe, aboutissait à nombre d’idées, non seulement sur la spécificité des États-Unis mais encore sur la spécificité de l’Europe. Ces idées sur la « First New Nation » (Seymour M. Lipset) ont aussi influencé et stimulé l’évolution de la représentation de la société européenne au sein même des Européens. Sans ce dialogue euro-américain, les Européens auraient beaucoup moins pensé la « société européenne ».
136. Dans l’état actuel de notre projet, on ne trouve que peu de différences fondamentales entre les nations. Les ressemblances internationales des représentations de la société européenne semblent prédominer. Il est possible que la perspective des auteurs français ait été plus anthropologique et que celle des auteurs allemands ait été plus sceptique au xixe siècle et plus militariste au xxe siècle. Mais en général, les parallélismes sont assez clairs. On trouve deux parallélismes de front : les spécificités sociales des nations individuelles et les spécificités de la société européenne ne sont généralement pas perçues comme des contradictions fondamentales, comme un choix entre la nation individuelle et l’Europe, mais comme des images qui cœxistent. La société nationale et la société européenne sont normalement juxtaposées dans la représentation des Européens. Cette juxtaposition était facile dans la mesure où la représentation d’une société européenne dans les détails était souvent la projection de la société nationale. Les caractéristiques sociales qu’on appelait « européennes » reposaient principalement sur les expériences nationales. Cette confusion parfois naïve, parfois même arrogante, entre sociétés nationales et sociétés européennes fut essentiellement le fait des Français, des Anglais et des Allemands. Voilà une citation d’un auteur anglo-irlandais qui montre bien cette confusion : « un Anglais qui construit sa maison construit tout d’abord un mur autour d’elle. Ce n’est quand même pas une particularité anglaise. Elle prédomine partout dans l’Europe de l’Ouest. Le manque des murs en Amérique nous signale la sociabilité merveilleuse des hommes. Les murs en dehors de la maison sont comme les portes à l’intérieur. L’Européen souhaite les deux à cause de son désir de la vie privée » (John Birmingham, 1908).
14Parmi mes conclusions les plus importantes, il apparaît tout d’abord qu’une représentation forte et claire d’une société européenne existe dans le monde contemporain des Européens. Il est possible que cette idée d’une société européenne homogène qui cœxiste avec le nationalisme était plus répandue et avait plus de partisans que l’idée d’une construction politique de l’Europe à la fin du xixe siècle et dans la première moitié du xxe siècle. En outre, la représentation d’une société européenne et les idées de construction politique de l’Europe étaient assez séparées et rarement liées. Jusqu’au milieu du xxe siècle, l’idée d’une civilisation européenne homogène allait souvent avec l’idée d’une Europe partagée dans la politique. Aussi, construire une Europe politique paraissait le plus difficile. On retrouve cette manière de penser dans la phrase célèbre de Jean Monnet : « Nous ne coalisons pas seulement les États, nous unissons les peuples ». Finalement, les différences nationales dans la représentation de la société européenne ne paraissent pas très fortes, parce qu’elles sont fondées sur les courants intellectuels internationaux. Si l’on cherche des divergences dans ces représentations, il semble que les différences entre milieux sociaux intellectuels et entre périodes historiques soient plus importantes que les différences entre les nations européennes mêmes.
Auteur
Professeur à l’Université Humboldt de Berlin
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