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La représentation de l’Europe centrale

p. 121-125


Texte intégral

1J’ai conçu mon intervention, qui concerne l’Europe centrale, en trois points : d’abord quelques remarques préliminaires, ensuite, comme un bon élève appliqué, une réponse aux quatre premières questions que nous a posées René Girault, enfin une réponse aux questions cinq à sept.

21. Je prône la prudence et, dans mes propos, j’utiliserai souvent le conditionnel. Il s’agit de problèmes qui, à ma connaissance, sont peu étudiés, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de cet espace ; aussi les réponses ne peuvent-elles qu’être partielles. En outre, je ne suis pas spécialiste des relations internationales et de leur problématique.

3On a déjà parlé du problème de la définition de l’espace centre-européen. Je ne vais donc pas m’y arrêter, mais vous renvoyer au dossier intitulé « La renaissance de l’Europe centrale », publié dans le n° 8 de la revue la Nouvelle Alternative. C’est le résultat des rencontres que, pendant trois ans, nous avons organisées à l’IHTP, et qui ont été consacrées en particulier à la définition de cet espace qui, bien que flou, peut être défini.

4Pour les gens appartenant à cet espace, l’Allemagne est au cœur de l’Europe centrale. Pour les gens d’ici, l’Allemagne en est souvent absente, comme en témoigne encore un atlas d’Europe centrale publié récemment en France et rencontrant un vif succès puisque 30 000 exemplaires ont déjà été vendus : l’Allemagne n’y figure pas. Il y a l’Europe Scandinave, la Grèce, mais dans cette conception française de l’Europe centrale, l’Allemagne est encore une fois absente.

5En ce qui concerne les méthodes de notre travail sur la perception, la conception, la conscience de l’Europe, il me semble qu’il faut toujours fonctionner à deux niveaux : un niveau politique et culturel, celui des élites en d’autres termes, et un niveau « populaire », c’est-à-dire la manière dont est conçue, perçue, l’Europe par l’homme de la rue. Je vais m’efforcer de respecter ces deux niveaux en ajoutant que ces niveaux sont diversifiés, que nous ne rencontrons pas une perception, une conception, mais plusieurs.

62. La conscience d’appartenir à une région européenne spécifique semble très forte dans cet espace centre-européen. Nous pouvons l’observer depuis une dizaine d’années en particulier en Autriche, en Hongrie et dans les pays tchèques. Cette conscience et les conceptions exprimées supposent l’existence de zones en Europe. Ainsi, on parle de « trois Europe », présentées par exemple – et dans la longue durée, depuis le Moyen-Age – par Jenö Szücs, historien hongrois dont l’ouvrage a été préfacé dans son édition française par F. Braudel : l’Europe occidentale, l’Europe centrale ou méridionale et l’Europe orientale. Mais l’idée d’une zone spécifique est présente aussi chez les autres auteurs.

7Le « noyau » de cet espace a été modelé par le fait géopolitique, il a fallu vivre et évoluer entre Allemagne et Russie ; le « petit » a bien été obligé de se situer entre deux « grands ».

8On peut aussi constater que malgré la force des nationalismes aux xixe et xxe siècles, moteur de l’évolution de ces sociétés, l’idée de la fédération centre-européenne est toujours présente, depuis le xixe siècle et jusqu’à 1945, surtout en Bohême, dans les pays tchèques comme on dit – Bohême-Moravie-Silésie – mais aussi ailleurs. En Bohème au xixe siècle, Palacky, fondateur de la politique moderne et homme conceptuel, est en même temps nationaliste et fédéraliste. D’ailleurs, l’historien tchèque Jan Tesar, qui réside en France, pense que les Tchèques sont les inventeurs de l’idée fédérale en Europe au xixe siècle.

9En Hongrie, cette présence de l’idée fédérative apparaît clairement, et le dualisme austro-hongrois en est, au fond, l’expression. En ce qui concerne la Pologne, entre 1941 et 1942, les discussions sont très sérieuses, à Londres, entre les gouvernements polonais et tchécoslovaque, pour créer une confédération polono-tchécoslovaque. Je pense qu’on peut indéniablement constater la présence de l’idée fédérale ou fédérative dans le « noyau » de l’Europe centrale. Ses conceptions diffèrent : fédération sous la monarchie, celle des républiques socialistes à la fin de la Première Guerre mondiale, liée au leader social-démocrate B. Smeral et à l’austro-marxisme ou encore fédération de républiques parlementaires. Cette idée de fédération se manifeste encore dans les années trente.

10Dans les conceptions de l’Europe qui surgissent en Europe centrale et en comparaison avec l’Occident, la présence de la Russie semble beaucoup plus forte. En Europe centrale, on ressent directement ses poussées impérialistes et sa présence est physique au xixe siècle, en 1944-1945 ou encore en 1968. La Russie reste très ancrée dans les mentalités, politiques et culturelles, ce qui peut s’expliquer peut-être aussi – pour les Polonais, les Tchèques ou les Slovaques – par la parenté slave. Ainsi, après la Première Guerre mondiale, Masaryk, le fondateur de la République tchécoslovaque, a-t-il écrit une œuvre fondamentale, malheureusement jamais encore traduite en français, La Russie et l’Europe. Plus récemment, l’essai de Milan Kundera sur « L’Europe kidnappée », qui exclut les Russes de l’Europe, a suscité une violente réaction dans cet espace : « Comment osez-vous exclure les Russes de l’espace européen » ?

11On remarque également une forte présence du catholicisme dans la perception, la conception, la conscience de l’Europe. Il s’agit en particulier de son courant intégriste. Ce catholicisme se propose en tant qu’élément intégrateur, cosmopolite de l’identité européenne, il se présente comme un rempart européen contre la « barbarie russe et orthodoxe », la Pologne devient ainsi le « Christ des nations » européennes. Au début des années 1980, en « samizdat », a commencé à sortir à Prague une revue, se consacrant à cette région de l’Europe, sous le titre L’Europe centrale. Elle continue encore aujourd’hui à paraître et semble nettement imprégnée de catholicisme souvent intégriste et pro-monarchiste. L’un de mes amis y a voulu récemment publier la traduction d’un texte sur le cléricalisme écrit par C. Milosz, grand poète, romancier et essayiste polonais, Prix Nobel et catholique de surcroît. Le texte a été refusé par le comité de rédaction de cette revue.

12Comment enfin le communisme, les pouvoirs communistes ont-ils conçu l’Europe dans la période allant de 1948 aux années 1980. C’est là un vaste problème que je suis incapable de traiter ici. Je ne donnerai que quelques éléments de réponse. Il me semble clair que sous le stalinisme il y a une coupure, une rupture nette avec ce qu’on appelle l’Europe ou qu’on peut appeler Europe occidentale. Dans mes recherches, j’ai notamment étudié la répression lors de l’instauration du régime communiste en Tchécoslovaquie. La réflexion sur la logique de cette répression, sur le choix des victimes, conduit à penser qu’il s’agissait aussi de liquider tout le réseau international non-communiste lié avec l’Occident. Le pouvoir a ainsi frappé très durement les organismes, associations et individus appartenant à ce tissu de la société civile qui avait eu des ramifications internationales. C’est, sous Staline, un élément assez clair. Et au moment où les systèmes ont été isolés de l’Europe occidentale, la présence du monde extra-européen s’y affirmait. C’est-à-dire que l’Asie, l’Afrique semblent, pendant la guerre froide, beaucoup plus présents que l’Europe dans la conception stalinienne ou post-stalinienne des foyers révolutionnaires dans le monde.

13Enfin, on peut déceler la présence de l’Europe et de l’idée de l’Europe centrale dans les mouvements oppositionnels. Cela apparaît très nettement à partir des années 1960, avec le discours selon lequel nous ne sommes pas de l’Europe de l’Est, mais bien des centre-européens. L’Europe de la démocratie parlementaire, en tant qu’idéal, représente l’un des supports de la réflexion et de l’action oppositionnelles jusqu’à 1989. Il faudrait donc étudier ces mouvements oppositionnels. C’est en Europe centrale et dans ce milieu qu’est née par exemple, avant 1989, l’idée de la création de l’Assemblée européenne des citoyens.

143. La conscience culturelle en tant que conscience trans-nationale européenne existe au xxe siècle, bien qu’il convienne de la situer dans le temps, en fonction du pays, et d’après le degré. Les avant-gardes littéraires des années 1920 et 1930 en Pologne, en Hongrie, mais surtout en Tchécoslovaquie, sont très européennes. Il y a alors deux Mecque : Moscou au niveau politique jusqu’aux grands procès, et Paris au niveau culturel. Le surréalisme par exemple révèle clairement ce phénomène. Sous le régime communiste, dans la période d’après 1947-1948, l’Europe de la culture qui est humaniste, constitue l’un des appuis de la pensée et de l’action oppositionnelles dans l’information, dans la traduction. Les liens culturels qui se tissent avec les Italiens, les Français, les Allemands, représentent ce support, et un danger pour le régime. J’ai passé quatre mois dans les archives du Comité central du Parti communiste de Tchéco-slovaquie. Il apparaît que le régime a très peur, dès le début des années 1950, de ce lien, et fait tout pour qu’il ne se tisse pas plus largement, pour que cette ramification de jadis, détruite en grande partie après 1948, ne resurgisse pas.

15En Europe centrale, probablement depuis les années 1960, « l’Europe » représente avant tout la « société de consommation ». C’est un rêve, un idéal ou encore une illusion selon laquelle la vie en Occident serait un paradis. On commence seulement à prendre conscience qu’il faut y travailler beaucoup plus que sous le « socialisme ». Cette « société de consommation » est peut-être l’un des éléments premiers de l’identité culturelle européenne pour l’homme de la rue, un élément constitutif de l’Europe.

16En ce qui concerne l’identité culturelle européenne, je pense, et je ne suis pas le seul, qu’elle n’existe pas en tant que réalité mais seulement en tant que programme, très beau d’ailleurs.

17Je voudrais terminer en disant qu’il serait très intéressant d’étudier la langue et le discours. Méthodologiquement, il n’est pas compliqué de savoir quelle langue pratiquent les gens, quel est l’intérêt porté aux langues européennes ; on sait que sur ce point le français a beaucoup reculé en Europe centrale.

18Mais j’aimerais aussi lire des études sur les idiomes, les métaphores populaires. Pour ma belle-mère française, j’ai longtemps été un « Ostro-goth », pas un Tchèque. En France on « est saoul comme un Polonais », en Bohême, tout un vocabulaire désignant les joies autour du verre, surtout nocturnes, est dérivé du Flamand, « flám », flámovat », « flamendr » etc. Et passons vite sur « francouzák » qui signifie non seulement un outil de travail, mais aussi un baiser spécial...

19Alors : mettons-nous aussi à cette étude linguistique européenne, elle peut être très instructive !

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