Technologie céramique et « frontières culturelles »
L’exemple des techniques de décors céramiques de deux sites postclassiques du Malpaís de Zacapu (Mexique) : Palacio et Malpaís Prieto
Ceramic Technology and “Cultural Borders”. The Example of Ceramic Decoration Techniques of two Postclassic Sites from the Malpaís of Zacapu (Mexico): Palacio and Malpaís Prieto
Résumés
Les comportements techniques que l’on perçoit par l’étude des chaînes opératoires de fabrication des céramiques ont été reconnus comme des marqueurs d’identités socio-culturelles. On peut les caractériser à partir de l’identification des techniques, des gestes et des savoir-faire, afin d’évaluer ensuite dans quelle mesure les changements observés d’une période à l’autre sont endogènes (évolution culturelle des traditions locales) ou liés à des changements de population.
Dans le cas du Malpaís de Zacapu, on souhaite vérifier, à travers l’analyse de la céramique de sites postclassiques, l’hypothèse selon laquelle la nouvelle organisation socio-politique constatée au xiiie siècle serait due à l’arrivée d’un groupe de migrants. Il s’agit d’examiner s’il existe ou non une continuité dans les traditions techniques entre les phases Palacio (900-1200 apr. J.‑C.) et Milpillas (1200-1450 apr. J.‑C.). L’étude présentée ici est restreinte à une étape de la chaîne opératoire céramique : celle de la décoration. Elle met en lumière des différences techniques entre les deux phases d’occupation, argumentant ainsi en faveur de l’hypothèse de l’arrivée d’un nouveau groupe, et confirmant la version rapportée par les sources ethnohistoriques.
Technical behaviors within the ceramic operating sequences may reflect sociocultural identities. Investigation of techniques, gestures, and know-how helps us to estimate whether the changes observed from one period to the other are endogenous (cultural evolution of the local traditions) or related to population changes.
At the Malpaís of Zacapu, we use Postclassic ceramics to assess the possible arrival of a group of migrants in the thirteenth century. We aim to understand whether there is technological continuity between the Palacio (AD 900-1200) and the Milpillas (AD 1200-1450) phases. This study focuses on one aspect of the operating sequence: the decoration. The technological analysis discussed here highlights differences in the ceramic production between these two phases. These data support information from ethnohistoric sources that a new group of people arrived in the region during the thirteenth century.
Entrées d’index
Mots-clés : Tarasques, bassin de Zacapu, incision, Michoacán, Mexique, période Postclassique (900-1521 apr. J.‑C.), technologie céramique, peinture, décor en négatif, technique de décoration
Keywords : Tarascan, Zacapu basin, Michoacán, Mexico, Postclassic period (AD 900-1521), ceramic technology, decorative techniques, painting, negative decoration, incision
Texte intégral
Cadre théorique : la technologie céramique
L’étude technologique d’un corpus archéologique, dans quel but ?
1Des études ethnographiques ont montré que tout potier, et par extension tout artisan, reproduit fidèlement les techniques et méthodes1 qu’on lui enseigne lors de son apprentissage, sans que ce processus ne laisse de place à l’innovation (Bril, 2002). Ensuite, une fois les gestes et les techniques maîtrisés, il lui est extrêmement difficile de se défaire de ces habitudes motrices, de ces « automatismes » (Bril, 2002 ; Gosselain, 2002, p. 26 et 2011). La transmission technique lors de l’apprentissage maintient ainsi une tradition propre à chaque entité socio-culturelle. Des comportements techniques différents traduisent des « frontières » entre des groupes, que ceux-ci se distinguent par des différences ethno-linguistiques, religieuses, familiales, socioprofessionnelles, etc. (notamment Arnold, 1981 ; De Crits, 1994 ; Stark, 1998 ; Gallay, 2000 ; Gosselain, 2002, p. 131-138 ; Degoy, 2008 ; Roux, 2010). Les échanges entre communautés interfèrent dans ces traditions et peuvent donner lieu à des emprunts techniques qui ne sont pas forcément traduits par un changement morphologique ou stylistique des pots (Gosselain, 2002 et 2011 ; Van Doosselaere, 2005). Ainsi, O. Gosselain indique que le style technique est « une catégorie d’éléments susceptibles d’évoluer suivant des modalités et à des rythmes différents de ceux des formes et des décors » (Gosselain, 2002, p. 11). En effet, contrairement aux formes et aux décorations qui sont des caractéristiques très visibles des céramiques et donc plus ou moins aisément imitables, les techniques ont trait à des connaissances et des savoir-faire que l’on n’acquiert que par apprentissage (Perlès, 2012, p. 587-588). Les comportements techniques révélés par l’étude des céramiques sont donc de bons marqueurs d’identités socio-culturelles. La reconstitution des chaînes opératoires des poteries est une approche des assemblages qui s’apparente à une démarche anthropologique (Roux, 2010). Les différences techniques qui s’inscrivent dans la synchronie indiquent des filières d’apprentissage différentes et donc des communautés distinctes, tandis que l’évolution des manières de faire traduit des transformations socio-culturelles (arrivée d’une nouvelle population, échanges avec d’autres groupes, changements politiques ou religieux, etc.). Dans l’hypothèse de transformations techniques au cours du temps, on s’attache à reconnaître les styles techniques, les gestes et les savoir-faire des potiers, afin d’évaluer dans quelle mesure les changements observés d’une période à l’autre sont endogènes (évolution culturelle des traditions des producteurs locaux) ou liés à des changements de population (Roux, 2003 et 2007). Dans le cas de changements endogènes, ceux-ci portent sur des traits techniques qui ont pu faire l’objet d’innovations ou d’emprunts (Gelbert, 2003) ; dans le second cas, ils portent sur l’ensemble de la chaîne opératoire (Roux, 2013).
La technologie céramique : principes et méthodologie d’analyse
2Par ce type d’approche, on s’attache à reconnaître les gestes et les actions sur la matière, à restituer l’ensemble des étapes de la chaîne opératoire d’une céramique, de la collecte des matières premières à la cuisson, en passant par tous les processus de préparation de la pâte, de façonnage et de finition (Roux, 2010). Dans le cas des décorations, un même type de décor peut être obtenu par la mise en œuvre de techniques différentes. Pour les percevoir, il faut donc aller au-delà de l’esthétique de l’objet. Concernant les techniques ornementales, on cherche à identifier la matière première mise en œuvre, le degré de séchage de la pâte lors des opérations de décoration, la méthode employée, le type d’outil et son mode d’utilisation2.
3On propose à présent de voir en quoi une étude technologique peut apporter des éléments de discussion à une problématique archéologique liée à des mouvements de population. Pour cet article, nous avons choisi de traiter uniquement les techniques de décoration des céramiques produites au Postclassique (900-1521 apr. J.-C.) dans la région de Zacapu, Michoacán, Mexique.
Étude de cas : les techniques de décors céramiques de sites postclassiques du Malpaís de Zacapu (Mexique)
Des mouvements de population dans la région de Zacapu ?
4Les sources ethnohistoriques3 indiquent qu’un peuple d’origine nomade mais probablement affilié aux Purépechas, les Uacúsecha (les « aigles »), se serait établi dans l’actuel État du Michoacán, près du lac de Zacapu, au xiiie siècle apr. J.-C. Ils auraient unifié les populations locales et constitué peu à peu un État aux structures politiques et administratives très centralisées, tout en conduisant progressivement une politique d’expansion territoriale en rivalité avec les Mexicas (Fig. 1). De leur côté, les données archéologiques nous apprennent que le versant sud du Lerma s’est progressivement dépeuplé au début du xiiie siècle de notre ère (Faugère-Kalfon, 1996), alors qu’une croissance démographique majeure est observée dans le Nord du Michoacán, notamment sur le plateau volcanique du Malpaís de Zacapu (Michelet et al., 2005).
5On souhaite donc vérifier l’hypothèse d’un groupe de migrants dans cette région par l’analyse de la céramique. Jusqu’à présent, les rares études dans la région ont suivi la classification type-variété4 et ont considéré que, du Préclassique au début du Postclassique, les formes, les pâtes et les finitions évoluaient peu d’une période à l’autre, témoignant d’une forte « permanence culturelle régionale » (Michelet et Carot, 1998 ; Michelet, 2013). À première vue, on note pourtant de fortes disparités morpho-stylistiques entre les phases Palacio (900-1200 apr. J.-C.) et Milpillas (1200-1450 apr. J.-C.). Une approche technologique des assemblages céramiques du Postclassique devrait mettre en lumière les similitudes ou les différences techniques entre les productions des phases Palacio et Milpillas pour déterminer s’il existe ou non une continuité dans la tradition technique.
Caractéristiques du corpus
6Le matériel provient de deux sites du Malpaís de Zacapu étudiés dans le cadre du projet Uacúsecha5. Palacio (Mich.23) et Malpaís Prieto (Mich.31) ne sont séparés que de quelques kilomètres (7,5 km à vol d’oiseau ; Fig. 2) et ont fait l’objet de fouilles stratigraphiques. Les espaces domestiques livrent très peu de céramique décorée. Celle-ci est donc essentiellement issue de contextes funéraires et, dans une moindre proportion, cérémoniels. Même s’ils ne constituent qu’une partie restreinte des assemblages, les effectifs sont suffisants pour ce type d’analyse technologique (NMI6 décorés : 1007, sur un NMI total de 3965 ; Fig. 3). Chaque assemblage est relativement homogène7 et nous estimons qu’il s’agit de productions locales pour la plupart. Par ailleurs, nous n’aborderons pas les cas de céramiques importées puisque notre problématique ne peut être traitée qu’au travers des productions locales et de leur évolution. Le matériel est daté de deux phases : phase Palacio (900-1200 apr. J.-C.) et phase Milpillas (1200-1450 apr. J.-C.). Il n’est pas encore possible de cibler la transition entre ces deux phases8, nous travaillons donc sur une période longue.
Techniques de décor de la phase Palacio (900-1200 apr. J.-C.)
7À la phase Palacio, les décors sont majoritairement en relief ou en creux. Des braseros (NMI : 14, type Brasero San Antonio) sont décorés à l’aide d’un colombin fin appliqué sous le bord externe, puis imprimé au doigt à intervalles réguliers de manière à créer un décor « pseudo-cordé » (NMI : 4 ; Fig. 4.b). Ce décor est parfois complété de colombins plus épais constituant une moulure horizontale interrompue à intervalles réguliers (NMI : 3 ; Fig. 4.c). D’autres braseros reçoivent de petits cônes modelés et appliqués sur la surface externe (NMI : 7 ; Fig. 4.a)9.
8L’utilisation de l’incision10 est fréquente et constitue le décor d’écuelles qui sont souvent tripodes. Elle porte sur la paroi externe de ces récipients (NMI : 18, type11 Palacio pulido12 ; Fig. 4.g), ou forme un quadrillage ou des lignes ondulées sur le fond. Dans ce dernier cas, il s’agit de mortiers (NMI : 61, type Palacio pulido ; Fig. 4.f) et le décor répond avant tout à des exigences fonctionnelles. Ces incisions, étroites et peu profondes, sont pratiquées avec un outil dont l’extrémité est en forme de V ou de U. Elles sont réalisées à différentes étapes de la chaîne opératoire : avant ou après engobage et polissage, mais toujours sur pâte à consistance cuir13.
9Certaines écuelles sont incisées sur pâte humide selon des lignes horizontales légèrement plus larges mais peu profondes, à section en U, de manière à créer des cannelures sous le bord externe (NMI : 3 ; Fig. 4.h). D’autres reçoivent un colombin aplati pour constituer la lèvre et une moulure sur le bord externe avant une opération de brunissage (NMI : 14 ; Fig. 4.d-e).
10Les pieds des écuelles tripodes sont creux et dotés d’une bille d’argile modelée et insérée lorsqu’elle est à consistance cuir ou sèche, avant que le support ne soit fixé à la base du récipient (Fig. 4.f). Ils font office de grelots lorsque le récipient est manipulé. Parfois, les pieds possèdent une perforation circulaire, pratiquée selon un mouvement rotatif avec un outil cylindrique fin, sur pâte humide et par l’intérieur du support, avant sa fixation à la base du récipient. La fonction de cette perforation est triple : esthétique (puisque située du côté visible), technique (l’ouverture est un trou d’évent qui évite que le pied ne casse lors de la cuisson) et acoustique (le son provoqué par le choc et le frottement de la bille contre la paroi est mieux diffusé).
11Enfin, plusieurs bols possèdent une bande de peinture rouge (2.5YR 4/614) sur la moitié supérieure de la panse interne et externe, réalisée avant un polissage (NMI : 12, type Cienega Rojo ; Fig. 4.i-j).
12On l’a vu, de nombreux pots décorés font l’objet d’un polissage soigné, à l’exception des braseros. Même s’il confère d’autres propriétés aux céramiques (imperméabilité, conduction de chaleur ; Schiffer, 1990 ; Rice, 2005, p. 138), ce traitement de surface peut être considéré comme faisant partie intégrante du processus de décoration.
Techniques de décor de la phase Milpillas (1200-1450 apr. J.-C.)
13Les techniques décoratives caractérisant la phase Milpillas se démarquent en de nombreux points de celles de la phase précédente (Fig. 5 et 8). La majorité des décors de la phase Milpillas sont peints, toujours avant un polissage très soigné. Ils ne concernent que deux formes de récipients, des écuelles tripodes à pieds cylindriques creux et des bouteilles à col concave, et sont surtout attestés en contexte funéraire. D’autres couleurs de peinture sont utilisées : un blanc laiteux très opaque (10YR 8/2 à 2.5YR 9/0), un rouge profond (7.5R 4/4 à 7.5R 3/8), un rouge-orangé translucide (10R 5/6) et, exceptionnellement, un noir opaque (2.5YR 2/0, NMI : 17). On distingue différentes méthodes :
peinture en bande : parfois, une bande de peinture rouge décore le col interne de bouteilles à col concave (NMI : 33, type Prieto pulido).
peinture au trait sur engobe : un engobe recouvre une partie de la surface de la céramique, puis est recouvert à son tour par des motifs peints d’une autre couleur, généralement des motifs blancs sur un engobe rouge. Cette méthode de peinture, qui est très simple de réalisation, n’est attestée que sur le col interne et/ou externe de bouteilles à col concave également décorées sur la panse (NMI : 95, type Malpaís ; Fig. 5.b). Cette méthode est aussi utilisée en complément de celle des espaces réservés (infra) pour figurer quelques détails au trait de couleur rouge-orangé (10R 5/6) sur les écuelles tripodes polychromes (NMI : 357, type Malpaís ; Fig. 5.a).
emploi de la réserve : à chaque étape, de petites zones ne sont pas recouvertes par la peinture, elles sont volontairement conservées en prévision de la couleur suivante (des aplats de peinture rouge réservent des espaces en prévision de la peinture blanche ; Fig. 6). La pâte apparaît parfois entre deux raccords. La peinture en réserve est très fréquemment associée à un décor réalisé en négatif, qu’il s’agisse d’écuelles ou de bouteilles (NMI : respectivement 357 et 68, type Malpaís ; Fig. 5.a-b). Ces méthodes correspondent à des gestes spécialisés qui nécessitent un apprentissage assez long et ne sont pas connues pour la phase Palacio. En revanche, des décorations en négatif, associées à la méthode de peinture au trait sur engobe et non à celle de peinture en réserve, sont attestées plusieurs siècles auparavant : à la phase Loma Alta et jusqu’à la phase Lupe (soit de 100 av. J.-C. à 850 apr. J.-C.).
14La technique du négatif consiste à couvrir en partie la surface du récipient (peinte ou engobée) pour la protéger lors d’un enfumage : après une première cuisson, des zones sont masquées par une sorte de barbotine15, vraisemblablement assez liquide pour être appliquée au pinceau (en témoignent les extrémités arrondies des traits), et le pot est enfumé quelques minutes, ce qui a pour effet de teinter d’un noir plus ou moins homogène les parties exposées (Hirshman, 2003, p. 141). La barbotine est ensuite retirée et laisse apparaître la peinture non enfumée. Ce type de décor est visible sur la surface externe de bouteilles à col concave (NMI : 75, type Prieto pulido negativo ; Fig. 5.d), sur l’engobe rouge externe d’autres bouteilles à col concave (NMI : 4), sur les décors polychromes avec emploi de la réserve (NMI : 425, type Malpaís ; Fig. 5.a-b), ou encore sur les écuelles tripodes à engobe rouge (NMI : 180, type Malpaís ; Fig. 5.c). Il faut noter que ces dernières comportent généralement des rectangles peints en rouge et blanc sur les supports, et parfois sur la lèvre.
15La méthode de réalisation du décor alliant utilisation d’espaces réservés et décor en négatif est relativement élaborée car elle nécessite une réflexion aboutie du résultat final avant son exécution. On peut se demander si le peintre dispose d’un modèle dont il s’inspire, ou s’il trace un dessin préparatoire sur la céramique avant de la décorer. Ces méthodes de décoration ne peuvent pas s’acquérir par simple observation et imitation des produits finis, elles requièrent la maîtrise de compétences particulières dont le savoir-faire a été transmis par apprentissage. Dans ce cas précis, on peut même suggérer l’existence d’artisans peintres spécialisés16.
16À la phase Milpillas, les décors en relief et en creux deviennent exceptionnels, excepté dans le cas des braseros, alors que ce sont des techniques connues sur d’autres objets en céramique (bracelets, pesons, pipes). La technique de l’incision perdure mais devient anecdotique : de très rares exemples de mortiers tripodes (NMI : 7), à pieds pleins de forme conique, ont le fond quadrillé, incisé peu profondément sur une pâte à consistance cuir avec un outil à l’extrémité en forme de U, après engobage et brunissage (type Milpillas pulido, Fig. 5.e).
17Quelques décors plastiques de la phase Palacio perdurent et évoluent. Comme à la phase précédente, des braseros de la phase Milpillas sont décorés de picots modelés à part (NMI : 20) mais la technique d’application diffère : si on dispose de quelques exemples d’application simple sur la surface externe, un système de fixation par tenon et mortaise apparaît, plus ou moins traversant, et créant parfois un relief bien visible sur la face interne de l’objet (Fig. 7). La paroi de ces braseros présente fréquemment de grandes ouvertures circulaires ou rectangulaires, réalisées non plus par perforation mais par découpe de la pâte humide par l’extérieur, à l’aide d’un outil tranchant (une lame d’obsidienne ?). La forme générale peut être anthropomorphe (NMI : 9), agrémentée de détails anatomiques modelés et appliqués sur la surface externe, puis incisés sur pâte humide. Un décor de lignes verticales de peintures noire et blanche apposées après cuisson apparaît parfois, dans un second temps d’utilisation (après que certains picots ont été cassés : la peinture recouvre des parties brisées). D’autres braseros, de forme totalement distincte et dont la fonction semble plus domestique que rituelle, sont bien plus fréquents (NMI : 76). Ils sont ajourés par découpe dans la moitié inférieure de la panse sur pâte humide, avant engobage et brunissage. Mais cette particularité est davantage liée à leur fonction qu’à des critères purement décoratifs (type Zacapu tosco ; Fig. 5.f).
18La technique de l’ajourage est également fréquemment utilisée pour les pieds cylindriques creux d’écuelles tripodes (NMI : 537, type Malpaís ; Fig. 5.a et 5.c), avant qu’ils ne soient appliqués sur la base du récipient. Contrairement aux exemplaires de la phase Palacio et comme dans le cas des braseros de type Zacapu tosco de la phase Milpillas, les ouvertures sont réalisées par l’extérieur, par découpe de la pâte humide, et sont de forme rectangulaire. Elles sont très peu visibles : on en compte systématiquement une horizontale à la base du support et parfois une seconde, verticale et plus longue, située du côté interne du pied. La fonction esthétique de l’ajourage est donc écartée, mais les aspects technique (trou d’évent) et acoustique perdurent. La tradition des petites billes modelées placées dans les pieds creux est un trait commun à beaucoup de civilisations mésoaméricaines (Michelet, communication personnelle) et ne peut donc pas être considérée comme une caractéristique propre à des styles techniques de la phase Palacio ou de la phase Milpillas.
19Des fonds à ombilic réapparaissent sur des bols hémisphériques (NMI : 19, type Milpillas pulido ; Fig. 5.g), après une interruption pendant la phase Palacio. Ils sont repoussés au doigt par l’extérieur sur pâte humide, avant engobage et brunissage, technique qui était déjà pratiquée à la phase Lupe (600-850 apr. J.-C.).
20Enfin, la cuisson peut avoir un rôle décoratif lorsqu’il s’agit d’une cuisson réductrice avec un enfumage contrôlé (comme dans le cas des décors en négatif), produisant un aspect noir profond et homogène (5YR 2/1 à 2.5YR 2/0). Elle crée très fréquemment des jeux de couleur sur des bols (type Milpillas pulido) en teintant l’intérieur en noir alors que l’extérieur reste rouge (NMI : 411), ou l’inverse (NMI : 27). Ce type de décoration est très répandu et n’est pas connu pour les périodes précédentes.
21Comme c’était le cas à la phase Palacio, on note l’omniprésence d’un polissage soigné qui participe à l’esthétique de tous les types de décors mentionnés, exception faite, une nouvelle fois, des braseros.
Conclusion
22Lors d’une analyse des techniques et des méthodes ornementales, il faut distinguer celles qui mettent en œuvre des gestes non spécialisés, facilement sujets à des innovations ou des imitations à partir des produits finis, l’incision par exemple, de celles qui nécessitent des compétences complexes, telles que le décor en négatif. Dans le cas des céramiques du Malpaís de Zacapu, l’étude a montré que ce sont ces premières qui disparaissent au profit des secondes au cours du Postclassique. La plupart des décors en relief ou en creux sont ainsi remplacés par des décorations peintes entre les phases Palacio (900-1200 apr. J.-C.) et Milpillas (1200-1450 apr. J.-C.).
23D’autres données, qui n’ont pas été développées ici, complètent cette vision de l’évolution des productions céramiques. En effet, à ces changements techniques décoratifs (Fig. 8), s’ajoutent des disparités morpho-stylistiques (évolution des formes, du répertoire iconographique et de la composition des décors), ainsi que d’importantes transformations dans la chaîne opératoire entre les phases Palacio et Milpillas : sélection des matières premières et préparation des pâtes, taille des colombins et méthode de pose, traitement de surface, mode de cuisson. Celles-ci concernent aussi bien les pots décorés que les monochromes. Ces observations sont encore à préciser mais il semble bien que ce soient les chaînes opératoires dans leur ensemble qui évoluent. Les différences entre les styles techniques des deux phases marquent « une frontière technique » qui semble trop marquée pour n’être que le fruit d’une évolution endogène. Même s’il n’est pas possible de se prononcer de manière définitive à partir de l’étude d’une fraction réduite des assemblages, on peut supposer qu’ils sont le fait de deux groupes culturels différents. Ces résultats sont à mettre en lien avec les transformations socio-politiques du xiiie siècle apr. J.-C. connues dans la région, et à associer à un éventuel mouvement de population. L’ensemble des indices technologiques est en faveur de l’hypothèse d’une arrivée d’un nouveau groupe à cette période, ce qui confirmerait la version rapportée par les sources ethnohistoriques. Cependant, il faut signaler la permanence discrète sur le temps long de certains traits techniques (picots appliqués, fond des mortiers incisé, réapparition des fonds à ombilic repoussé et des décors en négatif) qui pourraient indiquer la continuité d’une production, plus réduite, par des populations autochtones. De plus, pour être en mesure de saisir un changement rapide et de le relier à l’arrivée d’un nouveau groupe humain, il reste à cibler la période de transition entre les deux phases et à dater avec précision cet événement qui conditionne le découpage chronologique.
24Si l’arrivée d’une population est confirmée par les données archéologiques, de nombreuses pistes seront ensuite à explorer pour mieux comprendre qui pourraient être ces nouveaux-venus. Dans cette optique, une étude technologique menée à plus grande échelle, celle de la région, apporterait de prometteuses pistes de réflexion.
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Van Doosselaere B. (2005) – Perception stylistique et technologie céramique : reconstitution et interprétation des techniques de façonnage des poteries archéologiques de Koumbi Saleh (Mauritanie, ixème-xvème siècles), dans A. Livingstone-Smith, D. Bosquet et R. Martineau (éd.), Pottery manufacturing processes : reconstitution and interpretation, actes du XIVème congrès UISPP, Université de Liège, Belgique, 2-8 septembre 2001, Section 2, Archaeometry, Colloque/symposium 2.1, BAR International Series 1349, Oxford, p. 179-199.
Références électroniques
Cauliez J. (2011) – 2900-1900 av. n.-è. Une méthodologie et un référentiel pour un millénaire de produits céramiques dans le Sud-Est de la France. Préhistoires Méditerranéennes [en ligne], en ligne depuis le 21 décembre 2011.
URL : http://pm.revues.org/566 (consulté le 2 avril 2015)
Groupe de travail sur la Céramique Africaine Imprimée (CerAfIm)
URL : lampea.cnrs.fr/cerafim/ (consulté le 14 septembre 2014)
Notes de bas de page
1 V. Roux définit une méthode comme « la séquence complexe de fabrication qui implique des phases, des étapes et des opérations, chacune d’elles pouvant être réalisée selon différentes techniques […] » et une technique comme « les modalités physiques selon lesquelles l’argile est transformée. Ces modalités peuvent être décrites sur la base des paramètres suivants : la source d’énergie […], le type de pression […], la masse d’argile sur laquelle les pressions sont exercées […]. » (Roux et Courty, 1998, p. 763).
2 Pour l’identification des techniques décoratives et la définition des termes, nous nous référons à l’ouvrage d’H. Balfet et al. (1983), à l’article de J. Cauliez (2011) et au site internet du Groupe de travail sur la Céramique Africaine Imprimée (CerAfIm).
3 L’un des principaux documents est la Relación de Michoacán (Álcala, 1541). Ce manuscrit a été rédigé en espagnol par un Franciscain sous la dictée de membres de la classe dirigeante tarasque vaincue, et illustré par des peintres indiens.
4 Cf. Michelet, 2013, note 4.
5 Le projet Uacúsecha (CNRS/MAE/CEMCA) est dirigé par G. Pereira (UMR 8096 Archéologie des Amériques).
6 Nombre Minimum d’Individus.
7 Notamment au niveau de la composition des pâtes et celles-ci sont d’origine locale (Courty, communication personnelle).
8 La chronologie est étayée par des datations radiocarbones effectuées sur des échantillons des sites Mich.23 et Mich.31. Cependant, le matériel étudié n’est pas encore daté avec précision et les fourchettes chronologiques restent encore larges.
9 C’est un type de décoration commun pour ces récipients en Mésoamérique au Postclassique. On retrouve des braseros décorés de picots plus ou moins hauts à Tula pendant la phase Tollán, vers 950-1200 apr. J.-C. (Cobean, 1990, p. 399-411). R. Cobean (1990, p. 407) signale la présence de braseros similaires dans de nombreuses régions à la même période : dans les États de Guanajuato, San Luis Potosí, Veracruz, et jusque dans la zone maya dans les États de Tabasco, Yucatán, Campeche, etc. Nous n’avons pas de données sur les techniques de façonnage et de décoration de ces objets.
10 H. Balfet et al. (1983, p. 91) définissent l’incision ainsi : « Action d’entailler l’argile crue. Le décor qui en résulte. Suivant l’outil employé, la forme de l’incision peut varier : de section triangulaire dans le cas d’un poinçon, outil à l’extrémité pointue, ou de section arrondie pour un outil à pointe mousse. ».
Lorsque la section est en U, on distingue les incisions et les cannelures. Ce sont deux types de décors distincts dont la finalité est différente : les traits incisés permettent de réaliser un motif tandis que le parallélisme et les dimensions des sillons des cannelures en font une décoration en soi. Ainsi, dans le cas des mortiers, on ne peut pas utiliser le terme de « cannelures » pour décrire les incisions présentes dans le fond du récipient, même si leur section est en U.
11 Dans cette étude, nous mentionnons le nom des types céramiques, lorsqu’il est connu, afin que le lecteur puisse faire la corrélation avec la typologie existante publiée (Michelet, 2013, pour la phase Palacio).
12 Le type Palacio pulido est à rapprocher du type Sillón inciso produit sur le site de Tula à la phase Tollán, vers 950-1150/1200 apr. J.-C. (Cobean, 1990, p. 375-383).
13 Le terme de « consistance cuir » correspond au degré de séchage d’une pâte qui a perdu de l’humidité et qui n’est donc plus aussi plastique qu’au moment du façonnage. On distingue les états suivants : pâte humide, à consistance cuir, sèche et cuite. Cf. Rice, 1987, p. 63-67.
14 Les couleurs ont été observées sous lumière naturelle et décrites à l’aide du Code Munsell, 1975.
15 La nature exacte de ce produit n’a pas été identifiée en contexte archéologique. De nos jours, il s’agit dans certains cas d’un mélange d’argile liquide et de cire d’abeille, ce qui forme une barbotine facile à appliquer au pinceau et à retirer par grattage à sec, après un enfumage de quelques minutes (observation réalisée en 2013 dans un atelier de potiers à Zinapécuaro de Figueroa, au Nord de l’État du Michoacán).
16 Nous reprenons le sens de « spécialisation artisanale » donné par V. Roux : « production par quelques individus seulement d’objets consommés à l’échelle de la communauté [villageoise ou régionale] » (Roux et Corbetta, 1990, p. 22).
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Archéologie de la frontière
Ce chapitre est cité par
- Jadot, Elsa. Pereira, Grégory. Neff, Hector. Glascock, Michael D.. (2019) All That Glitters Is Not Plumbate: Diffusion and Imitation of Plumbate Pottery during the Early Postclassic Period (AD 900–1200) at the Malpaís of Zacapu, Michoacán, Mexico. Latin American Antiquity, 30. DOI: 10.1017/laq.2019.24
Archéologie de la frontière
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