À propos du concept de marges
Première réflexion à partir des dynamiques d’occupation du monde rural gallo-romain dans les cités de la basse vallée de la Seine
About the Concept of Margins : First Thoughts from the Dynamics of Occupation of the Rural Gallo-Roman World in the Cities of the Lower Seine Valley
Résumés
Depuis une dizaine d’années l’analyse des dynamiques d’occupations est revenue au centre des débats archéologiques. L’objectif de ces études est de comprendre les phénomènes qui entrainent l’attractivité ou la marginalité d’un espace. Ceux-ci peuvent être appréhendés en croisant l’évolution des densités d’occupations avec le statut hiérarchique des établissements. Dans cette aventure, l’archéologie rurale gallo-romaine est pionnière puisqu’elle dispose d’un corpus de sites très important d’un point de vue quantitatif et qualitatif. Les prémices de cette recherche se sont surtout basées sur les données issues des prospections pédestres et aériennes. Le corpus de sites fouillés était alors statistiquement insuffisant pour traiter ces problématiques de manières pertinentes. Ces recherches ont montré que le choix des matériaux de construction est le critère déterminant pour hiérarchiser les habitats ruraux antiques. Aujourd’hui, le nombre de sites documenté par l’archéologie préventive est assez conséquent pour vérifier ces hypothèses. Cette étude montre que le choix des matériaux de constructions employés dans les habitats ruraux gallo-romains est davantage lié à la proximité des ressources premières et à la chronologie, qu’au statut social de l’établissement. D’autres critères comme la superficie habitable des bâtiments résidentiels apparaissent plus fiables pour hiérarchiser les établissements ruraux antiques. L’analyse de ces superficies a cependant mise en évidence la nécessité de raisonner à une échelle temporelle restreinte, puisque l’on observe une augmentation importante de la superficie moyenne des habitations au cours du Haut-Empire. Ainsi la recherche semble avoir comparé les grandes « villas » maçonnées construites au iie siècle après J.-C. avec les petits habitats aménagés en matériaux périssables, et surtout présents au ier siècle après J.-C. La majorité de ces deux morphologies d’établissements ne sont cependant pas contemporaine. Il apparait donc nécessaire de revoir dans les prochaines années les critères de classification hiérarchique des établissements ruraux gallo-romains, pour analyser les dynamiques d’occupations de cette période.
For the last ten years the research on land use dynamics has again been focused in archaeological debate. The goal of these studies is to understand process which leads attractiveness or marginalization of an area. They may them be apprehended by combining data on land use density evolution and hierarchical status of rural settlements. In this research, Roman rural archaeology is a pioneer since it has an important database. Early studies have based on aerial or land survey data. The corpus of excavated sites was too small to be statistically reliable. The analysis showed that building materials are the main criterion for prioritizing rural settlements. Nowadays, the number of very well documented sites by preventive archaeological excavation is fairly numerous to check these hypotheses. This study shows that the choice of materials used to built roman rural settlements depends more on proximity of resources and chronology than social status. Other criteria such as living area of residential building seem most appropriate to prioritizing archaeological sites. The analysis of these areas however underlines the need to reason on small time scale because there is an important increase of the residential building average area during the early Roman Empire. Therefore in recent years the research compared the large masonry “villas” built in the 2nd century AD with the little “farm” built in perishable materials, present mostly during the 1st century AD. The majority of these two settlements morphologies are not contemporaries however. It appears necessary to review the rural settlement hierarchical classification in the next few years, to analysis the Roman land use dynamics.
Entrées d’index
Mots-clés : Gallo-romain, habitats ruraux, hiérarchisation, matériaux de constructions, superficie des résidences
Keywords : building materials, floor space, hierarchical classifications, Roman, rural settlement
Texte intégral
Introduction
1Ces dernières années, la recherche sur les dynamiques d’occupations est revenue au cœur des débats archéologiques. L’objectif de ce type d’études est de comprendre les phénomènes qui entrainent l’attractivité ou la marginalité d’un espace. Ces dynamiques ne peuvent être appréhendées qu’en croisant l’évolution des densités d’occupations avec le statut hiérarchique des établissements. Ainsi, un secteur qui connaît une augmentation de son nombre d’habitats peut être considéré comme attractif. De même une aire géographique dont la densité d’établissements reste stable au cours du temps peut être identifiée comme attractive si ces habitats s’enrichissent et croissent. C’est donc l’évolution d’un espace entre deux instants T qui va permettre d’appréhender sa dynamique d’occupation. Les données démographiques et le niveau de vie moyen de la société doivent cependant être pris en compte pour interpréter correctement les données. Ainsi, dans le cas où un secteur géographique connaît un enrichissement de sa population, il ne pourra être considéré comme dynamique que si cet enrichissement est strictement supérieur à l’élévation moyenne du niveau de vie de la société. Par conséquent, un secteur ne peut être considéré comme attractif que par opposition à la marginalité d’une autre aire géographique. Il est donc indispensable de définir l’occupation d’une aire géographique dans le temps et l’espace. La modélisation de l’occupation d’un secteur doit alors se baser sur un corpus de sites dont la nature et la chronologie sont bien connues. Cette recherche reste cependant très délicate compte-tenu de l’hétérogénéité des données. Les sites uniquement connus par prospections sont à exclure du corpus puisque ces méthodes sont tributaires des conditions géologiques, hydrologiques et de l’occupation actuelle du sol. Plusieurs biais sont aussi à prendre en compte en ce qui concerne le corpus de sites fouillés. D’une part, les méthodes de fouilles archéologiques et de datations ont évolué ces dernières décennies. Seules les données récentes doivent donc être prises en compte dans la création du modèle d’occupation. D’autre part, la recherche programmée est à exclure du corpus puisque les problématiques du chercheur orientent le choix du site fouillé. Les données issues de l’archéologie préventive offre par conséquent le meilleur terreau pour modéliser l’occupation d’un espace puisque les découvertes archéologiques sont « aléatoires ». Cependant l’information spatiale reste inégale à l’échelle du territoire. Certaines aires géographiques sont en effet bien documentées comme les abords des grandes villes, qui font souvent l’objet de grands projets d’aménagements nécessitant des fouilles préventives, alors que peu de sites sont fouillés dans les massifs forestiers. Ce biais peut néanmoins disparaître en pondérant le nombre de sites archéologiques découverts par le cumul des superficies diagnostiquées. Dans cette aventure, l’archéologie rurale gallo-romaine est pionnière puisqu’elle dispose d’un corpus de sites riche d’un point de vue quantitatif et qualitatif (Durand-Dastès et al., 1998). Elle se heurte cependant à la difficulté d’appréhender le statut hiérarchique des établissements. La source de ce problème vient de l’hétérogénéité des morphologies d’habitats, mise en évidence dès 2007 lors du colloque AGER VIII (Leveau et al., 2009). Il convient aujourd’hui de reprendre cette étude en incluant de nouvelles données issues de l’archéologie préventive.
Présentation de l’étude
Aspects historiographiques
2L’histoire de l’archéologie rurale gallo-romaine est aussi à l’origine de la difficulté d’appréhension des classes hiérarchiques d’habitat puisque la recherche peine encore aujourd’hui à remettre en question certaines idées-reçues mises en place au xixe siècle. Ainsi, les érudits de cette époque considéraient l’apparition en Gaule des grandes villas maçonnées comme un témoignage des bienfaits de la colonisation romaine (Gandini, 2008, p. 12). Comme le suppose C. Jullian ou A. Grenier, ce modèle de la villa serait un héritage des formes d’habitats gaulois en matériaux périssables (Ouzoulias, 2006, p. 120), que César regroupe sous le terme d’aedificia dans La Guerre des Gaules. Alors que ce courant de pensées prône une évolution architecturale imputée à la colonisation romaine, l’étude de l’occupation rurale de la cité des Mediomatrices menée en 1906 par A. Grenier révèle que ces deux types d’établissements coexistaient au Haut-Empire (Grenier, 1906). Il y aurait alors eu des espaces romanisés avec des villas maçonnées et des secteurs essentiellement composés d’habitats en matériaux périssables, dits de « traditions indigènes ». Dans cette vision des campagnes gallo-romaines, l’emploi des différents matériaux de constructions traduit avant tout une marginalité culturelle et non hiérarchique. Dans les années 1970, le développement des méthodes prospectives et en particulier de la prospection aérienne a renouvelé de manière considérable le corpus des sites ruraux (Agache, 1978). Certains espaces sont néanmoins apparus vides d’habitats antiques. À l’image du Pays de Caux (Seine-Maritime), ces secteurs ont alors été considérés comme marginaux par opposition à ceux occupés comme à proximité de la vallée de la Seine. En parallèle, la relation entre l’emploi des matériaux de construction et le développement de la romanisation est restée présente en littérature, et cela jusqu’à nos jours. Elle demeure visible par l’utilisation quasi-systématique du terme d’habitats de traditions « indigènes », pour désigner les établissements en matériaux périssables, par opposition aux établissements maçonnés généralement regroupés sous la notion de villa. Ce n’est qu’avec le développement de l’archéologie préventive dans les années 1990 que la classification hiérarchique et culturelle des établissements ruraux antiques ne sera plus uniquement réalisée à partir du choix des matériaux de construction employés. Parmi les différents travaux ayant contribué à ce changement de position, il faut mentionner les thèses de P. Nouvel (Nouvel, 2004) et C. Gandini (Gandini, 2006). Leurs travaux se basent sur l’analyse statistique de nombreux critères physiques (superficie, type de mobilier, matériaux de construction, etc.) à partir de données principalement issues de prospections, compte tenu du nombre restreint de sites fouillés dans leur région d’étude (Bourgogne et Berry). Pour C. Gandini, le choix des matériaux de construction met en évidence des différences culturelles mais aussi économiques (Gandini, 2008, p. 206), alors que P. Nouvel y voit avec la superficie les principaux critères permettant de hiérarchiser les habitats (Nouvel, 2007, p. 366). Ces dernières années, l’archéologie préventive a mis au jour un grand nombre de sites inédits permettant au corpus d’habitats ruraux gallo-romains fouillés d’être assez conséquent pour devenir statistiquement fiable. Il convient alors de vérifier à partir de ces données bien calées chronologiquement, la validité des critères de hiérarchisation précédemment mis en avant. La Haute-Normandie constitue une aire géographique adéquate pour cette étude puisqu’elle possède un corpus de données riche à tous points de vue. De plus, l’analyse de la sélection des matériaux de construction par rapport à la proximité des ressources minérales est envisageable compte tenu de notre connaissance du contexte géologique (Laignel, 2003).
Contexte de l’étude
3La Haute-Normandie est située dans la moitié nord de la France, à l’ouest de Paris. Cette région se divise entre le département de Seine-Maritime avec Rouen comme chef-lieu et le département de l’Eure dont la principale ville est Evreux (Fig. 1). Le secteur d’étude est scindé en deux par la Seine. La vallée encaissée de ce fleuve et celles des différents cours d’eau séparent cette aire géographique en différents pays. Au cours de cette étude nous reviendrons sur le Talou situé à l’extrémité nord de la Seine-Maritime, le Pays de Caux localisé au nord/ouest de la Seine, mais aussi sur le Lieuvin, le Roumois, le Pays d’Ouche et la Plaine du Neubourg qui composent la moitié ouest de l’Eure. Le contexte géologique de la Haute-Normandie est globalement homogène. La craie s’est mise en place au Mésozoïque. Les vallées ont été creusées au Quaternaire. Au cours du Cénozoïque, l’eau de pluie chargée en acide carbonique et en oxydes atmosphériques est venue altérer la craie formant ainsi l’argile à silex (Laignel, 2003, p. 18). Au-dessus de cet horizon se trouve des sols bruns. L’épaisseur de ces limons des plateaux est variable entre les différents secteurs géographiques puisqu’ils atteignent 5 m d’épaisseur dans le Pays de Caux, contre 0,5 m au sud/est de l’Eure. De même, les argiles à silex sont épaisses de plusieurs dizaines de mètres au sud de la Seine, alors qu’elles ne font que quelques mètres de hauteur au niveau du Talou.
Contexte historique
4Au début de l’Antiquité, la basse vallée de la Seine est localisée en province Lyonnaise et se divise en quatre cités administratives : les Calètes, les Véliocasses, les Aulerques Eburovices et les Lexons (Fig. 2). Chacune de ces cités possède une capitale. Il s’agit réciproquement de Juliobona (Lillebonne), Rotomagus (Rouen), Mediolanum Aulercorum (Evreux) et Noviomagus (Lisieux). A côté de ces villes existent plusieurs agglomérations secondaires dont le nombre peut être estimé à 21. Tous ces pôles sont reliés entre eux par un réseau viaire complexe, attesté par les fouilles archéologiques, qui semble plus dense au sud de la Seine.
Description du corpus
5Compte tenu de la précision chronologique souhaitée, seules les fouilles préventives postérieures à 1990 ont été prises dans cette étude. La consultation de plusieurs milliers de rapports a permis d’alimenter une base de données sur la chronologie, la superficie et les matériaux de construction des résidences rurales gallo-romaines. Les 223 habitats ruraux occupés entre le ier siècle av. J.-C. et le ve siècle apr. J.-C. ont révélé 116 bâtiments résidentiels dont le plan est complet pour 32 d’entre eux (Fig. 3). Ces données ont une précision chronologique estimée à 50 ans.
Analyse de l’emploi des matériaux de construction
Influences de la proximité des ressources premières dans le choix des matériaux de construction
6La principale différence de matériaux de construction entre ces établissements est la présence ou non de maçonnerie. La majorité des établissements sont uniquement construits en matériaux périssables. De ce fait, en l’état actuel des connaissances il est impossible d’appréhender la relation entre l’emploi de ces matériaux et la proximité de la ressource puisque les massifs forestiers antiques ne sont pas connus. Seules les matières minérales (calcaires, marbres, etc.) peuvent faire l’objet de ces études. Ce travail ne s’intéressant qu’aux ressources locales, les analyses n’ont porté que sur les éléments calcaires nécessaires à la confection du mortier de chaux et par conséquent à toutes maçonneries. Compte tenu du contexte géologique et pédologique, l’accès à la craie est aisé dans certains espaces et impossible dans d’autres endroits. La craie est facilement disponible sur les plateaux du nord/est de la Haute-Normandie et inaccessible au sud/est (Fig. 4). Cependant l’exploitation des versants permet d’accéder aisément à cette ressource calcaire. La figure 4 met en relation la répartition des « villas » gallo-romaines connues en Haute-Normandie avec la carte d’accessibilité de la craie. Il faut rappeler qu’actuellement les établissements regroupés sous le terme de « villa » sont tous maçonnés. Cette carte révèle une forte corrélation entre la présence d’habitats gallo-romains maçonnés et la présence calcaire puisque ces « villas » sont principalement localisées dans le Talou ou à proximité des versants et donc des gisements calcaires. Ce phénomène est particulièrement flagrant au sud/ouest de l’aire d’étude. Par conséquent, ce critère de hiérarchisation n’est pas fiable au sein de la Haute-Normandie. Il faut maintenant se demander quelle est la pertinence d’une étude effectuée au sein d’un contexte homogène d’accessibilité d’une ressource calcaire ?
Chronologie des méthodes et matériaux de construction
7Il semble aujourd’hui certain que l’apparition des maçonneries s’est faite après la conquête romaine dans la basse vallée de la Seine. Nous sommes cependant en droit de nous demander si la maçonnerie s’est démocratisée dans les années qui ont suivi cette conquête ou si cela a nécessité un certain temps. De même, les bâtiments résidentiels construits en matériaux périssables durant l’Antiquité sont-ils identiques aux habitations gauloises ? Les méthodes de construction évoluent-elles aussi dans ce type d’établissements ? L’analyse des matériaux employés au sein des 106 bâtiments résidentiels recensés en Haute-Normandie permet d’apporter de nouveaux éléments (Fig. 5). La figure 5 présente la proportion par demi-siècle du nombre d’habitations ayant été réaménagées avec des éléments en matériaux périssables, en pierres sèches ou liés par un mortier de chaux. Il faut toutefois mentionner que la grande majorité du corpus correspond à la période chronologique allant du début du ier siècle av. J.-C. à la fin du iie siècle apr. J.-C, alors que seulement 10 sites sont réaménagés entre la première moitié du iiie siècle et la fin du ve siècle. Les données concernant l’antiquité tardive doivent par conséquent être interprétées avec beaucoup de précautions. Ce diagramme indique que la proportion des matériaux utilisés dans la construction des bâtiments résidentiels change en quelques décennies. Il met aussi en évidence que tous les établissements ruraux, au nombre de 43, sont en matériaux périssables au ier siècle av. J.-C. L’ensemble de ces bâtiments reposent sur des poteaux porteurs enfoncés dans le sol. La morphologie de ces constructions change radicalement dès la première moitié du siècle suivant. À cette époque, la moitié des résidences rurales sont aménagées en matériaux périssables, qu’il s’agisse de poteaux plantés ou de poteaux insérés dans des sablières basses (en matériaux périssables) faiblement enterrées. L’autre moitié des habitations de cette période sont aussi construites en matériaux périssables sur sablières basses, mais reposent sur des solins en pierres sèches principalement composés de silex. Ces méthodes et matériaux de constructions seront employés dans les mêmes proportions jusqu’au milieu du iie siècle apr. J.-C. Au total, 38 résidences ont ainsi été réaménagées entre le début du ier siècle apr. J.-C. et le milieu du siècle suivant. Ce n’est qu’à partir de cette époque que les bâtiments résidentiels vont être maçonnés dans la basse vallée de la Seine. Ce phénomène qui ne concerne que 11 habitations n’a semble-t-il duré que quelques décennies puisque les fouilles préventives n’ont révélé aucun nouvel aménagement maçonné aux iiie, ive et ve siècles apr. J.-C. Cependant certaines résidences précédemment maçonnées continuent d’être occupées jusqu’au ive siècle. Durant l’Antiquité tardive, l’ensemble des habitations rurales connues sont aménagées en matériaux périssables sur poteaux plantés. Par conséquent, l’exemple haut-normand révèle que le choix des matériaux de construction est un mauvais critère de hiérarchisation des habitats puisqu’il dépend essentiellement de la chronologie de l’aménagement et de la disponibilité des matières premières. De même il ne peut à lui seul montrer des influences culturelles étant donné que les méthodes de construction évoluent pendant l’Antiquité, et cela quels que soient les matériaux utilisés. Pour ces raisons, il semble plus que périlleux de définir des frontières culturelles à partir du seul critère des matériaux de construction.
Hiérarchisation des habitats par la superficie du bâtiment résidentiel
Les biais introduits par ce critère de hiérarchisation
8La superficie habitable des bâtiments résidentiels est un critère envisageable pour hiérarchiser les sites ruraux. De nos jours et pour une aire géographique donnée, il est en effet possible de constater une corrélation entre la superficie d’un logement et le niveau de vie de son propriétaire. Cela varie néanmoins d’une région et l’autre et en fonction des services situés à proximité de l’habitation. Il reste cependant envisageable d’émettre le postulat que cette corrélation existait dans la campagne gallo-romaine de la basse vallée de la Seine. Cependant ce critère possède plusieurs biais qu’il est nécessaire d’énumérer. Le premier est la difficulté en archéologie d’identifier l’emprise d’une résidence construite sur poteaux plantés, dont le plan correspond généralement à une concentration informe de trous de poteaux. La taille de ces concentrations permet toutefois d’estimer sa superficie à quelques dizaines de mètres carrés près. L’érosion des sites introduit aussi un biais dans la hiérarchisation des bâtiments résidentiels puisque le plan des bâtiments ne reposant que sur des sablières basses en matériaux périssables n’est quasiment jamais appréhendé. Cela s’explique par la décomposition et la faible profondeur d’enfouissement de ces structures. En l’état actuel des connaissances, cette morphologie d’habitat présente dans la basse vallée de la Seine ne peut donc pas être hiérarchisée à partir de l’analyse des superficies habitables. De plus, en absence d’élévations suffisamment bien conservées il faut souligner que seule l’emprise au sol peut être identifiée. La surface d’éventuels étages n’a donc pu être pris en compte dans cette analyse. Les données issues des fouilles préventives révèlent un accroissement important de la superficie moyenne des bâtiments résidentiels entre le ier siècle av. J.-C. et le iiie siècle apr. J.-C (Fig. 6). Il faut souligner que l’Antiquité tardive n’est pas représentée dans ce diagramme puisque les données de cette période chronologique sont trop faibles pour être statistiquement fiables. En quatre cents ans la superficie moyenne d’une résidence rurale passerait en moyenne de 50 m² à presque 600 m, avec des extremums évoluant de 40 à 210 m² pour le ier siècle av. J.-C. et de 189 à 1 902 m² au iiie siècle apr. J.-C. Ces résultats restent cependant hypothétiques à cause du nombre restreint d’individus. Toutefois le caractère aléatoire des découvertes en archéologie préventive leur confère une certaine pertinence. Cette analyse révèle que la présence d’un logement de 200 m² dans une exploitation rurale gallo-romaine ne possède pas la même signification sociale suivant le siècle où il est occupé. Il est donc indispensable de travailler à une échelle temporelle restreinte pour être certain de ne comparer que des établissements contemporains et présents dans le même contexte socio-économique.
Réflexions issues de cette analyse
9Plusieurs questions et réflexions peuvent être soulevées suite à cette évolution de la superficie moyenne des bâtiments résidentiels. Il faut rappeler qu’un habitat ne peut être considéré comme hiérarchiquement élevé que par comparaison au statut social des sites qui lui sont contemporains. Or l’occupation de ces établissements peut s’échelonner sur plusieurs siècles. Il apparaît donc envisageable que le statut hiérarchique d’un habitat évolue au cours du temps. Le site de « La Z.A.C. de la Plaine de la Ronce 2 » situé à quelques kilomètres au nord/est de Rouen sur la commune d’Isneauville, illustre à merveille ce propos. Les fouilles préventives menées en 2009 par Y.-M. Adrian ont révélé à cet emplacement un habitat gaulois réaménagé en exploitation agricole au milieu du ier siècle apr. J.-C (Adrian, 2010). Dans cette phase, le bâtiment résidentiel construit en matériaux périssables sur solins en pierres sèches possède une superficie habitable de 125 m². La taille de l’habitation du propriétaire se situe donc dans la moyenne des sites du ier siècle apr. J.-C. Au milieu du iie siècle le propriétaire décide d’agrandir ce bâtiment en construisant une galerie de façade et une cave maçonnée. Sa taille atteint alors 189 m². À cette période, il reste dans la moyenne régionale. Cependant, lors de la fin de son occupation située dans la seconde moitié du iiie siècle, cet établissement possède le plus petit bâtiment résidentiel connu dans la basse vallée de la Seine. Le site de « La Z.A.C. de la Plaine de la Ronce 2 » semble par conséquent être un établissement relativement aisé au ier siècle apr. J.-C., qui va socialement décliner pour devenir une exploitation très modeste dans les dernières décennies de son occupation. Le statut hiérarchique d’un établissement varie donc au cours du temps. Cela permet de se demander si l’archéologie rurale gallo-romaine n’a pas pendant plus d’un siècle comparé les grandes « villas » maçonnées du iiie siècle apr. J.-C. avec des établissements qui ne leur étaient pas contemporains, à savoir les petites fermes « de tradition indigène » aménagées au début du Haut-Empire. La comparaison de ces résultats avec d’autres études régionales permettrait probablement de nuancer ce propos. De plus nous pouvons nous demander si cette croissance de la superficie moyenne des bâtiments résidentiels illustre un enrichissement de la société rurale au Haut-Empire ou traduit le développement d’une partie des établissements au détriment des plus petits habitats ?
Premières analyses des dynamiques d’occupations gallo-romaines en Haute-Normandie
Les dynamiques chronologiques
10Pour répondre à cette question il est nécessaire de comparer ces résultats avec le nombre de sites ruraux gallo-romains découverts en archéologie préventive pour chacun de ces siècles (Fig. 7). Le nombre d’habitats reste globalement stable du ier siècle av. J.-C. à la fin du iie siècle apr. J.-C., alors que la superficie habitable des bâtiments résidentiels augmente. Il apparaît donc probable que cette société rurale s’enrichisse au début du Haut-Empire. Cela n’est vraisemblablement pas le cas au iiie siècle puisque le nombre d’établissements diminue de moitié. L’augmentation de la superficie moyenne des habitats de cette période est donc la conséquence de l’abandon des plus petits habitats. En effet, la quasi-totalité des petites exploitations familiales de la basse vallée de la Seine sont abandonnées dans la première moitié du iiie siècle, alors que les plus grands établissements subsistent. Ces derniers peuvent être qualifiés d’entreprises agricoles (Ouzoulias, 2006). L’hypothèse qui semble à privilégier pour expliquer ce phénomène est la présence d’un système économique devenu trop concurrentiel pour les plus petites exploitations familiales. Les données concernant les ive et ve siècles sont plus difficilement interprétables. La baisse apparente de l’occupation rurale de cette période s’observe dans plusieurs autres aires géographiques comme la cité des Bituriges Cubes (Gandini, 2008, p. 139). La communauté scientifique s’accorde aujourd’hui sur le fait que ces données sont biaisées par la mauvaise conservation des sites de cette période ou par la localisation « sélective » des projets immobiliers. En effet le cœur des petits villages ne fait jamais l’objet de grands aménagements publics. De plus les rares sites ruraux connus de cette époque sont tous construits en matériaux périssables sur poteaux porteurs faiblement enterrés. Ils sont par conséquent fortement érodés par les labours postérieurs.
Les dynamiques spatiales
11Bien qu’il existe une évolution des dynamiques d’occupations rurales de la basse vallée de la Seine pendant l’Antiquité, nous pouvons nous demander si certains secteurs étaient prisés par les riches propriétaires. Dans un premier temps, la carte de répartition des superficies d’habitats révèle l’absence de données pour la moitié ouest de l’aire d’étude (Fig. 8). Ce phénomène ne peut être interprété comme la conséquence d’une faible fréquentation de ces espaces puisque l’archéologie préventive y a mis au jour de nombreux sites. Néanmoins les plans des bâtiments résidentiels de ces établissements n’ont pu être appréhendés. La présence dans ces secteurs d’une méthode de construction sur sablières basses en matériaux périssables faiblement enterrées pourrait expliquer cette observation. Cette hypothèse est appuyée par la corrélation de la répartition de ces sites avec les zones où la ressource calcaire est difficilement accessible, et par la présence de négatifs de sablières basses en matériaux périssables dans plusieurs de ces établissements (Fig. 4). Le reste des données étant éparses, elles apparaissent peu pertinentes pour mettre en évidence une différence de richesse entre les secteurs géographiques à l’exception de la confluence entre la Seine, l’Eure et l’Andelle. En effet, au Haut-Empire les habitats ruraux de cet espace ont des bâtiments résidentiels beaucoup plus grands que la moyenne régionale. La présence de riches propriétaires à cet emplacement n’est pas étonnant puisque cette zone est située à la confluence de trois cours d’eau navigables. Elle est par conséquent l’un des principaux carrefours commerciaux de l’aire d’étude.
Synthèse et perspectives de recherches
12L’exemple des habitats ruraux gallo-romains présents dans la basse vallée de la Seine révèle toute la complexité d’identification des frontières culturelles et des dynamiques d’occupations, qu’ils s’agissent de la marginalité ou de l’attractivité d’un espace. Cela ne peut en effet reposer que sur la caractérisation hiérarchique ou culturelle des sites à partir de critères dont la pertinence doit sans cesse être remise en question afin de prendre conscience des éventuels bais qu’ils peuvent introduire. Cette étude montre par exemple que le choix des matériaux de construction utilisés depuis le xixe siècle pour identifier le statut social (culturel et/ou hiérarchique) d’un établissement rural gallo-romain, semble davantage être corrélé avec la proximité des matières premières et la chronologie de mise en œuvre qu’avec son statut social. Bien qu’il existe certains biais, d’autres critères comme la superficie moyenne des logements semblent être des pistes intéressantes pour caractériser ce statut social des habitats, et appréhender les dynamiques d’occupations d’une région à l’autre. L’analyse de ces superficies met toutefois en évidence la nécessité de raisonner à une échelle temporelle restreinte pour ne comparer que des sites contemporains et présents dans un environnement socio-économique homogène. Avec l’étude de l’évolution du nombre d’établissements ruraux antiques découverts en Haute-Normandie lors de fouilles préventives, cette analyse des superficies permet de proposer un premier modèle de l’évolution socio-économique de la basse vallée de la Seine pendant l’Antiquité. Les établissements ruraux essentiellement composés de petites exploitations familiales au début du Haut-Empire semblent en effet s’enrichir aux ier et iie siècles apr. J.-C. Cette dynamique change dans la seconde moitié du iie siècle avec l’apparition progressive de grands domaines que l’on peut qualifier d’entreprises agricoles. Ceux-ci vont probablement entrainer dans la première moitié du iiie siècle le déclin et l’abandon des petites fermes devenues moins compétitives. Il est néanmoins nécessaire de souligner le caractère hypothétique de ce modèle qu’il faudra vérifier dans les prochaines années, en l’alimentant avec de nouvelles données issues de l’archéologie préventive, mais aussi en comparant entre elles les dynamiques d’occupations des quatre cités antiques de la basse vallée de la Seine, afin de différencier les phénomènes globaux à l’échelle de la société antique et ceux qui relèvent de variations régionales.
Bibliographie
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Ouzoulias P. (2006) – L’économie agraire de la Gaule. Aperçus historiographiques et données archéologiques, thèse de doctorat, université de Franche-Comté.
Auteur
Ecole Doctorale 112, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
UMR 7041 ArScAn – Equipe Archéologies Environnementales
Sujet de thèse : Impacts d’une réorganisation du système économique sur l’occupation rurale : Exemple des quatre cités antiques de la basse-vallée de la Seine.
Directeurs de thèse : Christophe PETIT (Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, UMR 7041 ArScAn, équipe Archéologies Environnementales) et Pierre OUZOULIAS (Chargé d’Études CNRS, UMR 7041 ArScAn, équipe Archéologies Environnementales)
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Appréhension et qualification des espaces au sein du site archéologique
Antoine Bourrouilh, Paris Pierre-Emmanuel et Nairusz Haidar Vela (dir.)
2016
Des vestiges aux sociétés
Regards croisés sur le passage des données archéologiques à la société sous-jacente
Jeanne Brancier, Caroline Rémeaud et Thibault Vallette (dir.)
2015
Matières premières et gestion des ressources
Sarra Ferjani, Amélie Le Bihan, Marylise Onfray et al. (dir.)
2014
Les images : regards sur les sociétés
Théophane Nicolas, Aurélie Salavert et Charlotte Leduc (dir.)
2011
Objets et symboles
De la culture matérielle à l’espace culturel
Laurent Dhennequin, Guillaume Gernez et Jessica Giraud (dir.)
2009
Révolutions
L’archéologie face aux renouvellements des sociétés
Clara Filet, Svenja Höltkemeier, Capucine Perriot et al. (dir.)
2017
Biais, hiatus et absences en archéologie
Elisa Caron-Laviolette, Nanouchka Matomou-Adzo, Clara Millot-Richard et al. (dir.)
2019