Les « Europe » des Français au long du XXe siècle
p. 77-95
Texte intégral
1On tentera de rendre compte de certains comportements, idées et représentations concernant l’Europe en France au cours du xxe siècle. Nous avons choisi de réaliser des coupes chronologiques (fin xixe siècle ; après Première Guerre ; les constructions européennes de l’après Seconde Guerre mondiale) qui doivent permettre soit de poser des questions auxquelles les groupes de recherche du projet « identité et conscience européennes au xxe siècle » sont invités à répondre, soit d’apporter le résultat de travaux antérieurs. Il est évident que la façon de poser les questions est subjective et que je n’entends pas apporter de réponses définitives sur la façon dont les Français ont perçu l’Europe tout au long de ce siècle qui se termine. Nous verrons ce qu’apprenait de l’Europe un adolescent français en 1895, nous relirons dans « Variété » de Paul Valéry la première lettre écrite en 1919 puis nous réapprécierons la politique européenne du gouvernement français après la seconde guerre.
En 1895, La France d’abord, dans un ensemble européen
2Un manuel de Géographie destiné aux classes du Primaire Supérieur de 1895, édité chez Armand Colin, rédigé par P. Foncin, enseigne que l’Europe a une superficie de 10 millions de km2, qu’elle est située entre le 36e et le 71e degré de latitude Nord et le 13e degré de longitude Ouest et le 62e de longitude Est (le calcul a été fait à partir du méridien de Paris).
3Les jeunes Français apprenaient donc que l’Europe comprenait la Russie d’Europe, qu’elle allait de l’Atlantique à l’Oural, comme de Gaulle le dit encore dans une conférence de presse du 25 mars 1959. Se souvenait-il de son enfance ? Ils apprenaient aussi que l’Europe se divisait en 4 zones : le Nord (Grande-Bretagne, Danemark, Suède, Norvège) ; l’Est (la Russie) ; le centre (France, Luxembourg, Belgique, Hollande, Allemagne, Autriche, Suisse) ; le midi (Portugal, Espagne, Italie, Turquie d’Europe, Roumanie, Serbie, Monténégro, Bulgarie et Roumélie, Grèce). Les limites géographiques de l’Europe sont celles reçues traditionnellement en France au début du siècle, de l’Atlantique à l’Oural, du cap Nord au cap Saint-Vincent, de Gibraltar à Constantinople.
4Les Européens étaient distingués aussi selon leur appartenance raciale : peuples latin, germanique, slave, mongolique, celtique, israélien et basque.
5Pour mesurer l’importance accordée à chacune de ces contrées (on entre dans le domaine de la représentation de la puissance) prenons en considération les cartes. L’élève a sous les yeux une carte de Grande-Bretagne, une grande carte de l’Europe politique, une carte de l’Europe du Nord avec l’Allemagne, une grande carte de l’empire d’Allemagne et du reste de l’Europe occidentale, une grande carte de l’Empire d’Autriche-Hongrie mais aussi de l’Empire ottoman et de la Grèce, une carte de l’Empire russe dans sa totalité géographique, les parties européenne et asiatique étant individualisées, une pleine page pour la Russie d’Europe. La France est traitée à part puisque le manuel porte essentiellement sur la France. Quels sont les ensembles qui comptent ? D’après le nombre de colonnes de texte attribuées à chaque état, on aboutit au tableau suivant :
Pays | Colones |
Grande-Bretagne | 3 |
Empire Russe | 2 1/2 |
Allemagne | 2 |
Empire Ottoman et dépendances | 1 1/3 |
Hollande | 1 |
Espagne | 1 |
Italie | 1 |
Autriche-Hongrie | 1 |
Portugal | 2/3 |
Suisse | 2/3 |
Grèce | 1/3 |
Danemark | 1/3 |
Suède et Norvège | 1/3 |
Belgique | 1/2 |
Luxembourg | 1/10 |
Roumanie | 1/10 |
Serbie | 1/10 |
Monténégro | 1/10 |
6Quelles conclusions tirer ? D’abord que l’Europe est profondément diversifiée. Ensuite que la part faite à l’Europe orientale (Russie et Empire turc) est imposante. La présentation géographique et statistique des peuples européens est faite honnêtement.
7Elle s’accompagne cependant d’un regard profondément national sur les réalités géographiques et politiques ; constamment, l’auteur invite le lecteur à comparer la situation de la France avec l’étranger européen : « Nous avons rangé sous la rubrique constante de comparaison avec l’étranger ces vues d’ensemble promenées autour de la Patrie, écrit-il. Deux pensées nous ont guidé en cette importante innovation : le souci de la vérité et de la clarté, et une pensée patriotique ». Cette phrase dit tout. L’Alsace-Lorraine est traitée d’une façon particulière. Sur l’exemplaire consulté, le jeune ( ?) utilisateur a ajouté au crayon au dessus de la carte des deux provinces perdues : « Empire qui est Français et non Allemand ». Les devoirs proposés aux élèves font preuve de cet esprit de comparaison : on doit comparer la Belgique, la Grande-Bretagne, l’Allemagne à la France, mais pas à l’Espagne, l’Italie ou l’Autriche-Hongrie. La comparaison n’étant pas toujours favorable à la France, il faut trouver des excuses pour expliquer cet état d’infériorité. Souvent, il s’agit de la nature plus que du caractère de la nation qui est en cause.
8Il s’agit d’assumer le mieux possible une rivalité permanente avec des pays européens comparables. L’Europe existe en ce sens qu’elle est le lieu naturel de la concurrence pour l’excellence. Mais il y a bien plusieurs « Europe » : l’Europe développée à laquelle on se compare, l’Europe différente, soit parce qu’elle est pauvre (Europe du Sud et du Sud-Est) soit parce qu’elle est immense (Empires russe, d’Autriche-Hongrie, voire Turc), l’Europe ignorée (Scandinavie).
9L’unité de l’Europe s’exprime par la qualité particulière de la nature européenne : « Les hommes y sont partout très facilement maîtres de la nature ». En revanche, l’Europe est peuplée d’Européens aux us et coutumes très divers. La revue des peuples d’Europe est instructive : Lapons, Suédois, Écossais, Gallois, Suisses, Tyroliens, Allemands, Hongrois, Polonais, Prussiens, Espagnols, Italiens, Russes, Turcs, Grecs, (Français). L’unité des Européens se manifeste seulement à travers une évidente supériorité sur les autres continents et sur les autres peuples : « Nulle part le travail physique et intellectuel, l’activité morale ne sont aussi intenses que dans la vieille Europe. Elle a peuplé de ses colons ou soumis à sa domination commerciale et politique presque tout le reste du monde ».
10L’étranger non européen est un lieu de prédation. A part cette consta tation de la supériorité des peuples européens, il n’y a aucunement la volonté de vivre ensemble. Au contraire, le fait national imprègne très fortement la pédagogie de ce manuel scolaire de 1895. Y a-t-il vraiment une Europe vécue ?
11Manifestement, l’Europe ainsi représentée n’était pas d’une seule et même culture, mais peut-être d’une seule et même civilisation, au moins dans le cas général des peuples européens concernés1. Il est apparent en effet, que chaque peuple a développé ses coutumes, qu’ils possède ses particularismes alimentaires ou vestimentaires. Est-il vérifiable que tous pouvaient se dire membres d’une même civilisation (activité intense, techniques innovantes, valeurs morales efficientes, jeunesse et conquête du monde) ?
12Comment s’exprime la conscience européenne d’après ce manuel scolaire ? Il n’ y a pas de patrie européenne, de conscience européenne immédiatement structurante pour l’individu. Chaque peuple européen appartient à une nation, entretient des relations privilégiées avec un groupe de nations respectables parce que comparables et compréhensibles.
13L’étranger est aussi en Europe. Il faudrait pouvoir mesurer par qui l’Europe était effectivement vécue et jusqu’à quelle profondeur elle était ressentie. René Girault dit que c’est dans les villes et dans les quartiers bourgeois qu’elle se manifeste le plus. La notion de construction européenne qui est un thème contemporain de l’action politique est complètement absente de cet ouvrage donc de l’éducation donnée. L’existence de l’Europe était intimement liée à la perception que l’on avait de la supériorité européenne sur les peuples non européens et à une certaine image de conditions naturelles particulières.
14On était très loin de Victor Hugo qui, le 21 août 1849, lançait un appel aux États-Unis d’Europe : « Nous aurons les États-Unis d’Europe qui couronneront le Vieux-Monde, comme les États-Unis d’Amérique couronnent le nouveau. L’esprit de conquête transformé en esprit de découverte, la patrie sans la frontière, le commerce sans la douane, la jeunesse sans la caserne, le courage sans le combat, la vie sans le meurtre, l’amour sans la haine ». L’unité de l’Europe n’était pas un thème très populaire en France au début du siècle. Les élites songeaient aux États-Unis d’Europe et préféraient le terme de confédération européenne parce qu’elles connaissaient le poids des nations. On imaginait de réaliser une union douanière pour aller vers l’union politique sous la forme d’une ligue des nations européennes. Certes, Stefan Zweig a pu écrire : « Nous poussâmes des cris d’allégresse à Vienne quand Blériot survola la Manche comme s’il était un héros de notre patrie ». Mais ce sentiment de fierté européenne était-il partagé par d’autres que lui ? Existait-il du côté français ? J’aurais tendance à dire non après ce que je viens d’exposer.
15Pourtant cette vision nationaliste de la société française doit être corrigée. Il ne s’agit pas de faire appel aux intellectuels, pas toujours respectueux des comportements moyens d’une société. Je rappellerai que Jean Monnet, né en 1888, n’entrait pas du tout dans les perspectives décrites par ce manuel. Monnet ne fut jamais nationaliste. D’une province française se manifestait une approche internationaliste du monde. Était-elle européenne ? Des commerçants en vins et cognacs, des vignerons pensaient à l’échelle du monde. Les nécessités commerciales expliquent-elles tout ? Une enquête reste à faire. Qui est « européen » en France dans la famille des internationalistes ? Il faut aller jusqu’à l’étude des milieux ruraux, celui des villes moyennes. Monnet est-il unique ? J’ai toujours été étonné de la réussite de Monnet qui n’est pas un héros français ordinaire (il n’a rien de Jeanne d’Arc, ni de Napoléon, ni de De Gaulle, il n’est pas un grand intellectuel ni un brillant orateur politique). On dit qu’il incarne les vertus de la réussite à l’américaine, mais après tout ne faut-il pas aussi le voir comme le produit du terroir français ? Certes il a réussi parce qu’il s’est trouvé au bon endroit, au bon moment. Encore fallait-il disposer d’un minimum de qualités pour exploiter l’opportunité du moment. Ces qualités étaient liées à une éducation, elle-même produit d’un temps et d’une famille. En fait Monnet n’était pas d’abord et avant tout européen. Son obsession était d’unir les hommes. Était-ce l’avatar d’une éducation chrétienne réduite à un vague humanisme ; était-ce le reflet d’une sensibilité démocrate-socialiste issue de 1848 ; était-ce l’expression de l’intérêt commercial bien compris ? Combien y avait-il d’autres Français disposés à unir les hommes, et où étaient-ils ?
Naissance de l’Europe après la première guerre civile moderne
16Le sentiment d’avoir appartenu à un monde révolu était très répandu après la première guerre mondiale. La société française (y compris les classes populaires) regrettait les facilités de la Belle Époque, la stabilité de la monnaie, l’impression d’un progrès (la bicyclette, la Petite Reine se répand, on va au Cinéma des Frères Lumière admirer ce train qui fait mine de vous écraser, etc..), la fierté de la puissance européenne ou nationale sur le monde non européen. Elle ne regrettait pas une forme d’organisation européenne particulière. Ce serait un excès de langage de parler d’un souvenir d’unité européenne. Des enquêtes socio-historiques seraient indispensables pour cerner ce regret et pour savoir si le souvenir du bon temps était associé à une forme d’art de vivre pan-européen.
17En revanche des intellectuels ont utilisé ce concept d’Europe pour traduire leur frustration. Paul Valéry voyait s’engloutir de beaux navires qui avaient pour nom France, Angleterre, Russie... Puis, à un moment, comme pour concentrer la force de son émotion en un seul mot, il parle de l’Europe, parcourue d’un frisson. L’Europe, faites de nations-cultures, est dotée d’un corps, d’un système nerveux, d’une défense lymphocytaire. Ce corps, personnalisé, a des aïeux héroïques. Il est le lieux où se rejoignent des multitudes de pensées qui l’ont formé et qui lui ont donné sa vigueur. En 1919 il n’est plus rien. Sont européens les peuples qui ont subi la loi de Rome, reçu le christianisme et qui ont été marqués par la Grèce. Hélène Ahrweiler, ancien recteur de l’Université de Paris, parle des 4 D : démocratie, dialogue, développement, droits de l’homme. Le corps européen a hérité des vertus de clarté , de distinction artistique, de finesse du savoir, de discipline de l’esprit. C’est un « ensemble complexe » caractérisé par l’acceptation tolérante de toutes formes d’opinion et de pensées qui donne un résultat contradictoire : tout et son contraire, en somme rien ! Comme l’addition de chaque couleur donne le blanc. Mais l’Europe avait, aux yeux de Paul Valéry, une caractéristique unique, – peut-être ontologique –. Elle possédait « le plus intense pouvoir émissif uni au plus intense pouvoir absorbant ».
18Ainsi, la relecture de Valéry nous conduit à répondre à une interrogation de René Girault. Il existe bien une originalité européenne, génératrice de comportements de civilisation, que la guerre de 1914-1918 révèle. Cette originalité, c’est l’Esprit européen qui vivait pleinement dans le cerveau des Éveillés et influençait les autres. Mais l’Europe n’existait qu’à l’intérieur des hommes qui avaient pris, un jour, conscience de leurs origines. L’Europe n’est pas donnée comme une évidence. De Gaulle, le 4 février 1965, disait : « Il s’agit que l’Europe, mère de la civilisation moderne, s’établisse de l’Atlantique à l’Oural ». Ainsi même dans son aire d’extension naturelle, l’Europe pouvait ne pas se révéler. Le fait d’être européen ne pouvait pas guider le comportement quotidien d’une foule de gens parce qu’ils n’avaient pas conscience d’une civilisation commune. Cependant, ces peuples avaient immédiatement l’idée d’un destin spécial de l’Europe, d’une qualité particulière apte à expliquer les conquêtes de l’Europe ou les aventures sociales si excitantes. Inversement, si l’Europe se manifestait avant tout dans l’Esprit européen, Rome pouvait n’être plus dans Rome. Aussi faut-il se demander comment on est européen aux États-Unis, dans les bordures urbaines de l’Amérique du Sud, en certains lieux d’Asie.
19La première guerre incitait les intellectuels à fonder à nouveau la civilisation européenne. Mais sur quoi ? La première lettre de Valéry dit qu’il n’y a rien après cette guerre. Pourquoi choisir entre Nietzsche, Kant ou Léonard de Vinci ? L’Europe a-t-elle cessé d’exister ? L’Europe peut-elle continuer d’être « la perle de la sphère ». Le plus faible, qui comptait plus que le plus fort à cause du savoir, redevient ce que naturellement il aurait dû être. L’Europe a-t-elle fini d’exister ?
20La définition de l’unité de l’Europe par l’Esprit européen ne prenait pas en compte les autres manifestations d’une communauté européenne, tels que les comportements sociaux, les habitudes alimentaires, les pratiques économiques, les phénomènes religieux, l’organisation politique, la fraternité littéraire et artistique etc.... Peut-être Valéry sauvegardait-il l’essentiel en l’absence d’une réelle volonté d’organisation institutionnelle européenne en 1919 ? Ce retour émouvant sur « l’être européen » était lié à la guerre. D’autres ouvrages, on le sait, ont fleuri sur le déclin de l’Europe et sur la spécificité européenne. Comment de telles réflexions ont-elles pu renforcer le mouvement d’unité européenne ? Ces hautes considérations pouvaient-elles répondre à la crise des sociétés européennes et former les peuples européens à désirer leur unité ? On sait que la guerre de 1914-1918, une guerre civile européenne comme l’écrit Albert Demangeon en 1920 dans son ouvrage sur le Déclin de l’Europe, a accouché non pas de l’unité européenne mais d’une Ligue mondiale des Nations. N’est-ce pas paradoxal, alors que les plus brillants intellectuels se plaignaient de voir rôder le fantôme de l’Europe ? Hélas ! du fait de la victoire de l’Entente sur les Empires centraux la question de l’unité de l’Europe ne se posait plus, pensèrent alors les responsables politiques français, anglais, mais aussi allemands !
21Il n’est guère possible de faire un bilan exhaustif du renouvellement de la pensée européenne des intellectuels français entre les deux guerres. Leur action fut une réponse à l’Hamlet geignard de Paul Valéry. Le bon sens les a incités à proposer d’abord une entente franco-allemande. On songe à Jacques Rivière, écrivain engagé, qui dès 1921 après Gide le précurseur mais à la suite des conversations qu’il a eues à Colpach avec Mayrisch, Gide, Curtius et Schlumberger, ou à Pontigny, a mené une campagne pour une entente européenne. Il y avait donc en France des minorités intellectuelles militantes décidées à donner un contenu réaliste à l’idée d’Europe. Elles s’appuyaient sur le courant franco-allemand représenté par Romain Rolland qui avait tenté une synthèse des forces spirituelles allemandes, françaises et italiennes à partir de 1906. A ces vues larges de Français répondaient celles de Thomas Mann, de Stefan Zweig et d’autres moins connus comme Friedrich Nonnenbruch, August Schmidt ou Edgar Stern-Rubarth. Du côté des étudiants, on songe à la LAURS (Ligue d’Action universitaire républicaine et socialiste) créée en 1924. Ses leaders (Pierre Mendès France, Jean Schwab et Robert Tourneux) affirmaient vouloir la Paix et la SDN, mais ils déclaraient : « nous voulons préparer les futurs États-Unis d’Europe ». Le mouvement a mené des actions de rapprochement entre les jeunesses française et allemande, y compris avec des intellectuels allemands qui plus tard servirent Hitler, comme Otto Abetz. L’essentiel était le développement d’une culture commune franco-allemande, le soutien de médias de qualité comme Notre Temps, la revue briandiste, qui publia en 1931 le texte du projet de protocole prévu pour le congrès franco-allemand d’août 1932 : « Les étudiants souhaitent la réalisation en Europe d’une véritable Fédération d’États égaux pour apaiser les conflits territoriaux et les problèmes suscités par la présence de minorités dans les États d’Europe... »2. Pourtant ces actions n’ont pas abouti à la naissance d’une véritable génération pacifiste européenne capable de faire échec à Hitler.
22Les artistes n’ont pas eu de comportements particulièrement européens. A toutes époques ils ont échangé cartons, idées et commandes en Europe. Que l’on songe aux itinéraires soigneusement repérés des « maîtres » verriers, sculpteurs ou architectes des cathédrales et églises médiévales. Que l’on songe aux échanges entre l’Europe du Nord et l’Italie du Quattrocento. Ce n’est pas pour rien qu’un programme actuel d’échanges universitaires s’appelle Erasmus. Que l’on songe à cet art baroque , jésuite et de contre-réforme qui a recouvert l’Europe catholique et ses marges indécises avec le protestantisme en Allemagne. Surréalisme, dadaïsme, futurisme sont davantage une réaction à l’absurde que le signe d’une prise de conscience européenne. L’absurde n’a pas de frontière même si l’Europe l’a cultivé avec soin.
23Ces intellectuels, ces étudiants et des responsables politiques et économiques français dont je n’ai pas parlé : Briand, Loucheur, Mercier, Herriot, Painlevé, Blum, Pierre Viénot ont en tête un projet européen. Les reconstructions délicates de l’Europe centrale, la tension franco-allemande ont poussé les industriels européens à créer des ententes économiques. Mais était-ce un idéal pour les peuples ? Les États-Unis d’Europe, économiques en l’occurrence, répondaient aux nécessités d’une bonne gestion capitaliste et d’une meilleure consommation. Les ententes économiques ne prétendaient pas répondre à un idéal d’unité politique. D’ailleurs ne regardait-on pas d’abord vers le modèle économique américain ?
24Les peuples voulaient-ils une intégration européenne institutionnelle ? Il ne le semble pas sauf à considérer les chefs d’entreprises et les étudiants comme les seuls représentants des peuples. Pourquoi l’idée d’unité européenne n’était-elle pas populaire, à la différence du pacifisme ? On parlait d’Europe dans les journaux. Mais comment faire l’Europe, au nom de quoi la faire ? Pour l’économie, disaient certains. Au nom de la paix dans le monde, répondaient d’autres. Pour éviter la double tutelle de l’URSS et de l’Amérique. Le projet Briand-Léger émergeait des foyers ardents du nationalisme triomphant et de l’idéalisme louche de la SDN. La crise économique et la double disparition de Briand et de Stresemann ont porté un coup fatal à la Fédération européenne, comme si le développement de l’unité européenne dépendait de la volonté d’individualités plus que du mouvement des peuples ou de la nécessité. L’idéal de l’unité européenne n’était pas populaire dans la masse à moins que les mots de pacifisme ou d’internationalisme ne le dissimulent. Pourtant, un internationaliste comme Léon Blum a adhéré au comité français pan-européen de Coudenhove. La notion d’unité européenne était floue. Dominait l’idée que la paix serait mieux protégée par un désarmement mondial que par une entente politique européenne. Les Français dans leur ensemble désignaient toujours l’Allemagne comme leur ennemie. Coudenhove a rencontré le succès quand il s’est adressé aux intellectuels français, aux écrivains, artistes et politiciens. Il n’a pas cherché à aller au-delà. L’espérance de la SDN n’a-t-elle pas tué celle de l’unité de l’Europe ? La foi dans le destin des nations était profondément ancrée avant comme après la seconde guerre mondiale. Jacques Seydoux, directeur adjoint des affaires politiques et commerciales au Quai d’Orsay jusqu’en 1927 a écrit : « les États-Unis d’Europe sont un rêve et une erreur », une « croisade des enfants » ! Toutefois Seydoux était très favorable à des États-Unis d’Europe économiques.
L’État et l’unité européenne après la Deuxième Guerre
25Sans être le seul à exercer une influence, le milieu des hauts fonctionnaires et des responsables politiques français a eu un rôle déterminant dans les constructions européennes d’après guerre. On laissera à d’autres le soin d’entrer dans le comportement d’autres milieux : les milieux économiques du secteur privé, les mouvements pro-européens, les militants politiques des divers partis, les journalistes et personnes de médias, les Églises et leurs fidèles, les groupes socioprofessionnels (les agriculteurs étaient pro-européens), les intellectuels, les réfugiés et immigrés, les femmes, les jeunes.
26Dimension géographique de l’Europe. Il ne fait pas de doute que les responsables politiques français au lendemain de la guerre entendaient prendre en compte l’ensemble de l’Europe, dans l’effort d’unité européenne. L’offre franco-britannique de faire participer tous les pays européens à la réponse à Marshall est significative de ce regard politique sur l’Europe. Toutefois, selon le degré d’intégration européenne préconisé, la géographie française de l’unité a varié, une fois la rupture de l’Europe consommée.
27Elle hésitait entre une Europe continentale occidentale, une Europe occidentale avec la Grande-Bretagne, un grand Bénélux élargi à la France. Il y eut en permanence en France, un débat sur la dimension de l’Europe : petite Europe du marché commun ou grande Europe de l’ŒCE. A partir de décembre 1947 les Français ont renoncé à construire une unité européenne avec la partie orientale de l’Europe, mais ils n’ont pas renoncé à commercer avec elle, ni à préparer le retour au bercail démocratique et libéral de cette Europe.
28On sait qu’un débat sur les formes de l’unité atlantique et en conséquence sur l’inclusion voire la disparition de l’Europe occidentale dans l’Alliance atlantique s’est développé en Europe et aux États-Unis à partir de 1950 pour culminer en 1962 avec le projet de Partenariat de Kennedy-Monnet. Les responsables français ne se sont pas engagés volontiers dans cette direction qui, d’une part tuait l’autonomie des Communautés européennes, et d’autre part ignorait la volonté de la IVe et de la Ve République, de faire jouer à la France un rôle de co-dirigeant des affaires du monde dans l’Alliance (mémorandum du 14 septembre 1958).
29Vers 1950, la géographie de l’intégration européenne de la France était faite de cercles concentriques : le premier cercle d’intégration était l’Europe des Six, mais il pouvait s’élargir aux autres pays de l’OECE (le second cercle). D’ailleurs l’OECE aurait dû être ce premier cercle si la Grande-Bretagne avait voulu s’y engager plus fermement. L’Espagne n’existait pas, la Grèce à peine, la Turquie pas davantage, sauf quand des contrats commerciaux juteux étaient espérés. Les pays scandinaves étaient ignorés. Bénélux, Grande-Bretagne, Allemagne, Italie, Suisse étaient les partenaires essentiels des grands ministères.
30Si l’on prend l’exemple du président de la République, Vincent Auriol, ses préoccupations européennes étaient les suivantes :
Vincent Auriol et l’Europe
D’après le Journal du septennat
1947 | 1948 | 1949 | 1953-1954 | Total | |
Allemagne (+ Berlin) | 57 | 65 | 60 | 17 | 199 E |
URSS | 57 | 8 | 26 | 19 | 110 E |
EGrande-Bretagne | 30 | 3 | 21 | 9 | 63 E |
Tchécoslovaquie | 28 | 16 | 6 | 50 E | |
Italie | 9 | 9 | 15 | 2 | 35 E |
Sarre | 14 | 2 | 5 | 10 | 31 E |
Pologne | 14 | 3 | 7 | 24 E | |
Autriche | 12 | 2 | 6 | 2 | 22 E |
Yougoslavie | 7 | 3 | 4 | 4 | 18 E |
Espagne | 9 | 3 | 5 | 17 E | |
Union occidentale | 14 | 14 E | |||
Belgique | 9 | 1 | 1 | 2 | 13 E |
Roumanie | 9 | 2 | 1 | 12 E | |
Grèce | 7 | 1 | 2 | 1 | 11 E |
Norvège | 2 | 1 | 7 | 1 | 11 E |
OECE | 3 | 8 | 11 E | ||
Suisse | 3 | 2 | 2 | 7 E | |
Bulgarie | 3 | 3 | 6 E | ||
Hongrie | 4 | 2 | 6 E | ||
Saint-Siège | 1 | 1 | 4 | 6 E | |
Suède | 1 | 3 | 1 | 5 E | |
Andorre | 2 | 1 | 3 E | ||
Bénélux | 2 | 1 | 3 E | ||
Monaco | 3 | 3 E | |||
Danemark | 1 | 1 | 2 E | ||
Portugal | 2 | 2 E | |||
Turquie | 2 | 2 E | |||
Finlande | 2 | 2 E | |||
Hollande | 2 | 2 E | |||
Islande | 1 | 1 E | |||
Albanie | 1 | 1 E | |||
Luxembourg | 1 | 1 E | |||
Total | 693 |
31On peut comparer avec ses réactions et entretiens concernant les autres pays étrangers ou les grandes questions de la décolonisation :
Vincent Auriol et les non-européens
1947 | 1948 | 1949 | 1953-1954 | Total | |
Indochine | 63 | 27 | 96 | 110 | 296 |
Maroc | 27 | 8 | 14 | 60 | 109 |
États-Unis (+ ERP) | 34 | 18 | 26 | 18 | 109 |
Tunisie | 20 | 8 | 14 | 60 | 96 |
Madagascar | 15 | 9 | 21 | 45 | |
Cambodge | 6 | 4 | 8 | 23 | 41 |
Algérie | 21 | 8 | 10 | 1 | 40 |
Palestine | 28 | 11 | 39 | ||
Laos | 5 | 1 | 2 | 25 | 33 |
Chine | 4 | 20 | 24 | ||
Égypte | 15 | 3 | 2 | 20 | |
Établissements F. en Inde | 3 | 6 | 9 | 1 | 19 |
Israël | 7 | 11 | 1 | 19 | |
AFN | 8 | 2 | 3 | 13 | |
Argentine | 8 | 3 | 11 | ||
Inde | 4 | 1 | 3 | 1 | 9 |
Liban | 3 | 2 | 3 | 8 | |
AEF | 7 | 7 | |||
Syrie | 7 | 7 | |||
Philippines | 5 | 5 | |||
Antilles | 1 | 3 | 4 | ||
Irak | 4 | 4 | |||
TOM | 3 | 1 | 4 | ||
Japon | 2 | 1 | 3 | ||
Brésil | 2 | 1 | 3 | ||
Indonésie | 2 | 1 | 3 | ||
AOF | 2 | 2 | |||
Haute Volta | 2 | 2 | |||
Mexique | 2 | 2 | |||
Australie | 1 | 1 | |||
Cameroun | 1 | 1 | |||
Chili | 1 | 1 | |||
Colombie | 1 | 1 | |||
Éthiopie | 1 | 1 | |||
Guyane | 1 | 1 | |||
Libye | 1 | 1 | |||
Nouvelle Calédonie | 1 | 1 | |||
Nouvelle-Zélande | 1 | 1 | |||
Océanie | 1 | 1 | |||
Réunion | 1 | ||||
Somalie Française | 1 | 1 | 1 | ||
Transjordanie | 1 | 1 | |||
Uruguay | 1 | 1 |
32Dans le domaine européen, ses intérêts portaient sur les questions de politique générale, sur la sécurité de la France (Allemagne), sur les relations avec la Grande-Bretagne, alliée traditionnelle, sur les rapports Est-Ouest. Une part importante de son temps a été consacré à l’Europe de l’Est. Les pays qui ont contribué le plus à l’intégration européenne comme le Bénélux sont mal représentés. Le problème allemand pesait d’une façon écrasante sur la politique étrangère vue par Auriol. Les entretiens que le Président a eus sur l’Allemagne sont cités 230 fois sur 693 entretiens consacrés à l’Europe, soit 1/3. Les relations avec l’URSS représentent 110 mentions soit 15,8 %. L’Europe occidentale, lieu de l’élaboration des constructions européennes, représente 419 citations avec l’Allemagne soit 60 %, mais sans l’Allemagne seulement 27,2 %. Vincent Auriol n’accorde pas beaucoup de temps à s’informer sur les Pays-Bas, le Danemark, la Suède ou la Finlande. L’Irlande est absente. L’image de l’Europe de Vincent Auriol est celle d’une Europe qui n’a pas encore liquidé les conséquences de la Guerre et qui subit les effets de la puissance soviétique. Ce n’est pas l’Europe de l’intégration européenne, ni l’Europe envahie par les USA. Pour la plus grande partie des Français, semble-t-il, l’Europe d’après la seconde guerre s’est limitée assez vite à l’Ouest. La France subissait la guerre froide. L’URSS envoyait un message anti-européen, universel, fascinant et paradoxalement rebutant. Le développement du tourisme populaire a bien entendu favorisé la connaissance des pays où l’on pouvait se rendre. Ils étaient surtout à l’Ouest (à l’exception de la Yougoslavie).
33Le débat sur la civilisation européenne. La question de la civilisation européenne a été posée aux responsables politiques français par le biais de certains événements : importation de films américains, de moyens d’information, importation et fabrication de boissons américaines, de voitures américaines, investissements américains en France ou en Outre-Mer. Le débat a porté davantage sur la préservation d’une certaine culture française que sur la défense de la civilisation européenne car il a été rapidement constaté que les frontières culturelles entre l’Europe et l’Amérique étaient floues. En revanche les frontières culturelles nationales en Europe étaient plus facilement sensibles et donc plus aisément défendables. Il était toujours plus facile pour un Français, avant comme après les guerres européennes de se sentir de culture française plutôt que de civilisation européenne.
34La question franco-allemande. Les rapports franco-allemands restaient au cœur de l’unité européenne. La question a été résolue à partir de 1950. L’initiative de Robert Schuman et de Jean Monnet a eu l’avantage de trouver une solution à travers le projet de Haute Autorité du Charbon et de l’Acier. On peut se demander si l’objectif d’unité européenne n’a pas été un prétexte commode pour avancer vers la réconciliation franco-allemande. L’essentiel était plus le développement de liens économiques et politiques avec l’Allemagne que le Fédéralisme européen dont la déclaration du 9 mai fait état. Le mot de Fédération fut, durant un court moment, le moyen le plus commode de dépasser les susceptibilités nationales ou de les cacher. La preuve en fut donnée avec l’échec de la CED ( traité de Paris du 27 mai 1952) et de la CPE (projet de Constitution européenne du 9 mars 1953), expression éminente du Fédéralisme. Le double blocage français s’expliquait par la peur de l’Allemagne qui n’avait pu être totalement liquidée dans l’esprit des députés de base et dans celui de la population. La notion d’unité européenne était perçue en France comme un moyen subtil de négocier le contrôle de l’Allemagne et d’asseoir définitivement la sécurité du pays. On retrouve cette problématique à propos de l’UEO (agence commune d’armement) et d’Euratom. Toutefois, la démarche de Monnet a été suffisamment habile, le temps ayant passé, la paix ayant été maintenue, pour offrir aux Européens le cadre institutionnel et surtout conceptuel et culturel d’une véritable politique d’intégration européenne.
35A ce titre, le plan Schuman a été un acte fondateur de l’intégration européenne contemporaine. On a beaucoup dit que l’axe Paris-Bonn était comme la colonne vertébrale des constructions européennes contemporaines, on oublie que la Grande-Bretagne fut le premier interlocuteur des Français pour bâtir l’unité européenne. Les Français caressaient le rêve de co-diriger l’Europe occidentale avec les Britanniques. Ils ont échoué devant la superbe britannique. L’intérêt des Français dans cette affaire n’était pas de créer une Europe fédérale, mais de reconstruire économiquement et politiquement une Europe occidentale conforme à leurs intérêts de grande puissance et de rassembler les plus petits États européens autour d’eux.
36Les non-européens et la construction de l’Europe. L’intervention des Américains est une évidence à propos de la construction européenne, mais il existe aussi des courants fédéralistes et unionistes puissants qui ne doivent rien aux USA et qui sont à l’origine du Conseil de l’Europe.
37Les Français ont été conduits, comme d’autres États européens, à prendre en considération les conseils et pressions américains concernant l’unité de l’Europe du plan Marshall. Il en est sorti l’OECE qui n’est en aucune façon le reflet des vœux américains et français. Paradoxalement, elle exprime la position britannique d’une coopération inter européenne sans organe de contrainte transnationale. La preuve en fut donnée d’une façon extraordinaire quand les Anglais firent tout leur possible pour la faire disparaître entre 1950 et 1952 dans l’OTAN. La résistance française et américaine fit échouer la manœuvre destructrice. L’ŒCE disparut en 1960 et avec elle l’UEP (une sorte de Fonds monétaire européen) qu’il a fallu réinventer en moins grand et en moins efficace avec le SME. Bien entendu la déclaration Schuman faisait plaisir aux Américains, bien entendu des pressions étaient à l’œuvre en faveur d’une réconciliation franco-allemande, mais le plan Schuman fut l’œuvre de Monnet, une œuvre acceptée par Schuman. Il n’a pas été dicté par les États-Unis, mais il tenait compte de l’ambiance générale aux États-Unis pour une solution rapide à l’affrontement germano-français.
38Au-delà des condamnations bien connues par l’URSS et ses alliés des constructions européennes, on peut remarquer que l’attitude intransigeante de l’URSS a renforcé les pro-européens. Staline a beaucoup fait pour l’unité européenne occidentale à laquelle les Européens n’étaient pas fondamentalement disposés.
39Il ne fait guère de doutes que pour le gouvernement français, la solution européenne était une voie de salut pour sortir de l’imbroglio colonial en 1956-1958. Avant cette date la solution de l’Eurafrique avait été rejetée. On le voit très facilement à propos du rejet par Bidault et par le Quai d’Orsay du projet de CPE. Bidault disait vouloir « faire l’Europe sans défaire la France (...) c’est-à-dire sans défaire l’Union française ». Or il fallait choisir. L’Europe ne pouvait exclure les TOM, ce qui signifiait que les autres Européens auraient leur part de responsabilité au moins économique dans les TOM français. La souveraineté de la France serait mise en cause. En 1956 les esprits avaient évolué. Ce furent les Français qui dans les négociations de Val Duchesse posèrent la question de la place des TOM français dans un marché commun. Ils avaient clairement pour objectif de faire supporter aux Européens une partie importante des charges d’investissement et de développement des TOM sans remettre en cause le rôle politique de la France. Devant les réactions de méfiance des partenaires de la France il fallut insister, ce point précis ne sera résolu qu’en janvier 1957 après l’entrevue du 6 novembre 1956 entre Guy Mollet et K. Adenauer. Les Français étaient conscients des évolutions dans les territoires sous dépendance, y compris en Algérie. Ils sentaient que pour conserver à l’Occident, à la liberté, les nouveaux états qui allaient naître il était opportun pour la France de s’effacer un peu derrière l’Europe. D’un autre côté cette manœuvre ouvrait des perspectives fécondes en donnant aux Européens le sens de leurs responsabilités dans les pays du tiers-monde. Cela a bien fonctionné avec les accords de Yaoundé puis de Lomé.
40L’internationalisme et l’Europe. L’internationalisme des socialistes français était marqué par la volonté de faire abandonner aux États des parts de souveraineté qui seraient reprises par une organisation supranationale. Pour Blum l’Internationale incarnait « les souffrants et les espérants »3. Il avait une vision mythique et lyrique de l’Internationale. Au départ, l’internationalisme était perçu comme un processus d’intégration internationale fondé sur l’interdépendance économique croissante. Les socialistes mirent leurs espoirs dans l’ONU. Mais dès la guerre, D. Mayer alors secrétaire général de la SFIO clandestine fit adopter en mai juin 1943, un texte concernant la création d’une Europe supranationale paru dans le Populaire clandestin. Cependant Léon Blum n’avait pas de projet spécifique pour l’Europe en 1945, sinon pour l’Allemagne. En 1947, il parla des diverses nations européennes unies par une « interpénétration d’intérêts » et par « une communauté de besoins ». Robert Verdier expliquait que devant l’impossibilité de créer les États-Unis du Monde, on s’était rabattu sur la supranationalité en Europe4. On reconnaît bien là l’itinéraire de Léon Blum. Les socialistes français ne pensaient pas d’abord à l’Europe quand ils évoquaient l’internationalisme. Cependant il reste à expliquer pourquoi L. Blum a appartenu à Pan Europa.
41Les gouvernements français n’ont pas été fédéralistes. La dégradation de l’idée fédérale du Plan Schuman au Pool vert puis à la CED et à la constitution européenne de mars 1953 le prouve. Faire l’Europe c’était faire une Europe française ou à la rigueur franco-britannique, ou une Europe à la française, comme de Gaulle l’avait proposé en 1960 avec le projet d’Europe des patries. En revanche le recours à des liens fédéraux surgissait quand la France était en difficulté (il semble d’ailleurs que le discours fédéral en Allemagne se formule aussi de la même façon et dans les mêmes conditions). Ainsi Jean-Baptiste Duroselle rappelait qu’après le désastre napoléonien, le Duc de Richelieu avait dit ceci aux Alliés : « Je commence à croire qu’il aura moyen de former un lien fédéral européen dont la France pourra faire partie, et dont elle aura lieu d’être satisfaite5 ». Mais ce lien fédéral n’est-il pas en fait celui qui lie l’Europe des États ou qui établit tout au plus un « concert » des nations ?
42Les lieux de mémoire européens. Dans un colloque de 19876, Pierre Nora insistait sur la pédagogie nécessaire à la création d’une conscience européenne. Il y a des lieux de mémoire militaires en Europe, des ensembles géographiques à réinterpréter : les croisade, la Réformation, la renaissance, les grands fleuves : Rhin, Danube. Comment les riverains voient-ils ces fleuves ? Les grands massifs montagneux, les villes universitaires, les lieux d’innovations scientifiques : l’Institut Pasteur en France, la Tour de Pise, l’Institut de Physique de Berlin avec A. Einstein, les routes de Pèlerinages européens, les hauts lieux touristiques européens : côte d’Azur, côte baltique, Riviera etc... Ainsi pourrait-on vérifier ce qui, dans l’Europe, est lieu de mémoire partagé par tous et donc générateur de civilisation commune si elle existe vraiment, ou si chacun d’eux par la violence du souvenir ou par la banalisation nationale renvoie toujours à l’image de la nation (exemples : le Rhin allemand ou frontière contre les barbares, Waterloo et Austerlitz).
Conclusion
43A travers ces quelques exemples qui n’épuisent pas évidemment la complexité française, on obtient tout de même quelques résultats et on pose par là même de nouvelles questions.
44Les Français ne sont pas historiquement portés à accepter des délégations de souveraineté au profit d’une organisation européenne. Les « coups » en ce domaine sont pourtant venus des Français : Briand en 1929, Schuman et Monnet déjà, avec Mayer, pour l’OECE première formule en 1948, Schuman et Monnet en 1950 (CECA et CED), Monnet en 1952 pour l’APE et en 1955-1956 pour Euratom, Mendès France et Eden pour l’UEO. Ils ont « raté » l’UEP et le Marché commun qui ont eu une postérité. Le Conseil de l’Europe a une origine plus cosmopolite. Il y a là un paradoxe.
45L’attitude « ordinaire » d’un dirigeant français jusque dans les années 1960 est définie par le concept d’Europe française puis à la française, sauf chez les « fous » d’Europe. Elle vise à organiser, au profit de l’ensemble européen constitué par la France et quelques États riverains, un espace de sécurité et de développement qui ne s’embarrasse pas d’idéalisme pan-européen. Elle a pour objectif de protéger le développement national tout en lui ménageant un espace restreint d’adaptation à la concurrence. Cependant, elle se réfère implicitement à l’universalisme du mouvement socialiste condamné à toujours repousser la construction des États-Unis du monde, au millénarisme humaniste et religieux de la Démocratie chrétienne (cf. le « unir les hommes » de Monnet), ou encore à la Fraternité prônée par la Révolution française. Son échec a fait le lit d’ambitions européennes. A défaut de tous les hommes, unissons les Européens !
46Les Français ont-ils souffert en 1919 ou en 1945 de ces deux guerres civiles dans leur conscience européenne ? Ils n’étaient pas tous des Valéry et en conséquence ils ont été sensibles à la victoire de la France en 1919. Ils ont massivement appuyé Clemenceau, le Tigre, contre l’Allemagne. En 1945, ils ont subi la dégradation internationale de l’image nationale. Les aides données à la France par les USA ont servi d’abord, y compris par la volonté de Monnet, à relever la France et non pas à construire l’Europe. Le plan Schuman peut être vu comme une mesure de relèvement français, même s’il est le minimum requis d’entente européenne. C’est pourquoi le gouvernement français a tant hésité à accepter le marché commun qui ne semblait pas participer avec évidence de cette philosophie.
47En revanche, il n’est pas impossible que prenant enfin conscience de la subordination politique dans laquelle la France était tombée après les humiliations de la décolonisation ratée, après les refus anglais de participer à l’aventure européenne, les Français aient accepté doucement de consentir des abandons indolores de souveraineté au profit des Communautés européennes. La période gaulliste riche en couleurs nationales, en innovations institutionnelles mais aussi en célébrations historiques respectables mais étroitement nationales, a sans doute accéléré le processus. Le sommet de La Haye de fin 1969 en témoigne.
48La population française vit effectivement au rythme de ses voisins européens en termes de consommation et de réactions aux événements des mondes non européens. Mais cette Europe vécue est subie plus que consentie. Nous savons qu’il existe un « esprit européen », forme suprême de la civilisation européenne. Nous voyons qu’il existe un mode de vie commun aux pays développés, non spécifique de l’Europe. Nous vivons intensément nos cultures, originales et créatives. Ce n’est pas assez pour donner naissance à un citoyen européen qui chérirait l’Europe comme une entité vivante. Est-il possible de construire une nouvelle loyauté européenne s’ajoutant aux loyautés nationales7 ?
49Par rapport au début du siècle, on peut dire que l’Europe est fortement pensée à force de colloques, de débats, de publications, de pédagogie médiatique et d’expérience de la faiblesse des États européens dans les affaires du monde. Pourtant, le pas décisif n’a pas été accompli. L’Europe politique n’existe pas encore. Il n’y a pas d’institutions qui puissent exprimer l’art de gouverner des hommes de l’Europe, faire sortir « l’esprit européen » des livres et des colloques pour le transporter sur les places publiques en symboles aussi forts que le drapeau, la devise nationale, les lieux de mémoire, les fêtes. Il y a des résistances. Des peuples s’affirment membres d’un ensemble européen en qui ils espèrent sans qu’ils veuillent pleinement s’assimiler à lui. Ils sont dedans et ils sont autres, différents et solidaires pourtant. Mais où est le mode d’emploi de cette diversité si féconde ? Comment trouver l’expression politique d’un tel ensemble ? Edgar Morin se raccroche à l’idée de métamorphose mais on peut douter que ce concept puisse satisfaire les exigences de la politique. Et pourtant, il a raison d’appeler nos contemporains à cet effort d’analyse du tourbillon culturel européen. L’Europe n’a guère de consistance politique. Ses excuses viennent de tomber. Elle n’est plus un enjeu dans l’histoire comme elle l’était devenu depuis les années Trente. Désormais, les Européens sont maîtres chez eux s’ils le veulent. Or le veulent-ils ? Les théories de l’abandon partiel de souveraineté, de la subsidiarité, sont familières aux Européens et peuvent aider à résoudre le problème. « Les deux mots d’indépendance européenne possèdent désormais une résonance neuve » disait François Mitterrand en 1984.
Notes de bas de page
1 « Culture, ce qui est singulier et spécifique d’une société ; civilisation, ce qui peut être transmis d’une société à l’autre », in Edgar Morin, Penser l’Europe, Gallimard, 1987, p. 72.
2 Notre Temps, n° 102, 27 septembre 1931.
3 Benoît Malon, in G. Devin, Cahiers Léon Blum, 26-27, décembre 1989-février 1990.
4 Cahiers Léon Blum, « l’internationalisme de la SFIO, interview de Daniel Mayer par René Girault en présence de Robert Verdier », n° 26 décembre 1989-février 1990, p. 90.
5 « Le concert européen », op. cit., Itinéraires, p 380.
6 Europe sans rivage, de l’identité culturelle européenne. Albin Michel, 1988.
7 D. Vernet, « Europe en son miroir », Le Monde, Mardi 5 mai 1992.
Auteur
Université de Paris I, Panthéon Sorbonne
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