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La frontière hennuyère à la fin du xiiie siècle comme témoin des changements dans la perception et de la construction du territoire français

The Hennuyerian Border at the End of the 13th c. AD as Witness of the Changes in the Perception and of the Construction of the French Territory

Résumés

L’histoire du Hainaut médiéval est mal connue en France, la faute incombe à deux éléments : le premier étant le voisinage du comté de Flandre, autrement plus riche et plus puissant et surtout au rôle beaucoup plus marqué dans l’histoire de France ; le second étant que le comté de Hainaut n’était pas vassal du royaume mais du Saint Empire romain germanique.

Son statut de territoire frontalier et l’importance de ses liens avec le comté flamand en font, si ce n’est un acteur, tout du moins un témoin privilégié de la construction du pays dans sa partie nord. La présente étude s’attache à mettre en avant la pertinence de l’étude du cas du Hainaut dans les recherches sur la construction du royaume de France et de ses frontières.

Dans un premier temps, nous nous intéresserons à la place que prend le comté dans les affaires politiques du royaume, d’abord sous Louis IX avec la séparation de la Flandre et du Hainaut au milieu du xiiie siècle ; puis sous Philippe le Bel lorsque celui-ci entreprend une guerre contre la Flandre. Ces évènements mettent en lumière des enjeux cruciaux qui sont directement liés à l’affermissement du pouvoir royal dans des zones de confins ainsi qu’à la construction du territoire.

Dans un second temps, nous mettrons en avant un phénomène particulier qui prit une dimension importante dans ces terres frontalières : les enquêtes territoriales. À la fin du xiiie siècle, Philippe le Bel demanda que soient entreprises plusieurs enquêtes pour déterminer l’appartenance (ou non) de certains territoires au royaume de France. Parmi les terres concernées figure le cas de l’Ostrevant, qui se trouve précisément dans le comté de Hainaut mais appartient à la couronne. L’enquête entamée en 1297 pour déterminer pour déterminer les territoires de l’Ostrevant qui relèvent de l’autorité du roi de France se poursuivit durant plusieurs décennies puisqu’elle était toujours en cours en 1337. Elle est suivie d’autres enquêtes qui se penchent sur différentes terres du comté de Hainaut. De fait, l’étude du comté nordiste nous apporte à nouveau des éléments significatifs sur l’évolution de la construction du territoire français.

Un virage s’est amorcé de façon très nette sous Philippe le Bel, qui vise à affirmer le pouvoir royal sur l’ensemble des territoires de la couronne ; cet élément a déjà été constaté et commenté à plusieurs reprises dans l’historiographie. Cependant, le lien fait avec la représentation des limites de ce territoire ainsi que l’enjeu lié aux frontières durant le règne de ce même souverain n’a guère été souligné. Le Hainaut, de par sa position et son statut se révèle donc un témoin privilégié de ces changements.

The History of the medieval Hainaut remains badly known in France. Two factors could be considered at fault. First, the close vicinity of the richer and more powerful Count of Flanders, that have had a much higher impact on the French History; second, the Count of Hainaut was not a vassal of the French kingdom but of the Empire. Yet, by being a border territory, in close relationship with the Count of Flanders, the Count of Hainaut is, if not a stakeholder, at least a privileged observer of the nation-building in its northern part. This study aims to highlight the importance of Hainaut’s history into researches on the building of the French nation and its borders, following two lines.

The focus will first be on the role played by the Count in the Kingdom’s political affairs : under Louis the 9th, with the separation of the Counts of Flanders and of Hainaut in the middle of the 13th century; then under Philippe le Bel, regarding the war he started against the Flanders. Beyond the role the Count of Hainaut may have had in these cases, it is indeed the issues thereof which are of crucial importance. Issues, that are directly related to both the strengthening of the royal power into the borders area and the establishment of the French territory.

In a second part, we will focus on a particular event that has had a specific impact on these bordering regions: the territorial inquiries. At the end of the 13th century, Philippe le Bel launched several inquiries in order to establish (or not) the territorial belonging of a few areas in the French Kingdom. Among the concerned territories, Ostrevant is located in the Count of Hainaut but belongs to the crown. The inquiry, started in 1297, will last several decades, as it was still on in 1337. Besides, it will be followed by several other inquiries targeting different areas of the count of Hainaut. Here again, the testimonial of the northern count gives us significant elements about the evolution of the building of the French territory.

We assist to a clear shift under Philippe le Bel, who aims to straighten his power under the whole Kingdom’s territory. However, the connection made between the representation of the borders of the territory and the issues represented by the borders during the reign of this particular king haven’t been highlighted yet. The Hainaut, due to its position and its status hence appears to be a privileged witness of these changes.

Entrées d’index

Mots-clés : frontière, comté de Hainaut, royaume de France, comté de Flandre, histoire politique

Index chronologique : XIIIe siècle

Keywords : border, county of Flanders, county of Hainaut, kingdom of France, political history


Texte intégral

1Peu de documents permettent de se faire une idée des contours du royaume de France au xiiie siècle. La faute en revient, en grande partie, à l’impossibilité de transposer notre idée de la frontière à cette époque. Robert Fawtier a souligné cette difficulté en notant que « le domaine du roi ne se compose pas seulement de terres, mais aussi, et surtout, de droits » (Fawtier, 1959). La triste vérité de cette déclaration n’a échappé à aucun médiéviste. Comment, en effet, représenter des droits qui se chevauchent et qui n’ont pas toujours de rattachement territorial propre1 ? L’historien se trouve face à une double difficulté : d’une part éviter le piège de la transposition d’un concept moderne à une époque où il ne recouvre pas la même réalité, et, d’autre part, étudier un sujet qui n’a sans doute pas d’existence pratique durant cette période. Robert Fawtier en était arrivé au constat que le roi ne pouvait tout simplement pas se représenter son royaume2 et qu’il n’en avait, de toute façon, pas le désir (Fawtier, 1959).

2Nous nous permettrons de venir nuancer quelque peu son affirmation, d’abord en montrant que l’action politique du roi de France dénote une connaissance bien réelle de ses droits, des territoires qui dépendent de la couronne et de ses possibilités d’intervention. Puis sera mis en avant le fait que la fin du xiiie siècle amorce précisément un tournant dans la représentation du royaume et de sa construction. Pour ce faire, nous nous appuierons sur les enquêtes mandées par Philippe le Bel et ses successeurs visant à mieux connaître les frontières du pays.

3L’étude du cas du comté de Hainaut, témoin privilégié de ces changements, nous permettra d’appuyer notre propos.

Le comté de Hainaut : terre d’Empire et proche voisin du royaume de France

4Le Hainaut, voisin de la riche terre flamande (Fig. 1), se trouve à la fin du xiiie siècle dans une situation ambiguë. En effet, s’il fait partie intégrante du Saint-Empire romain germanique3, le comté se situe loin des centres de décisions de celui-ci et jouit d’une grande autonomie ; à côté de cela, le Hainaut est proche du royaume de France avec qui il partage des liens économiques4 et politiques5 bien plus étroits. Les comtes successifs sauront tirer avantage de cette situation puisqu’ils ne se priveront pas pour jouer sur les deux tableaux, se rapprochant tantôt de l’empereur, tantôt du roi, suivant l’intérêt du moment.

Fig. 1. Carte du Hainaut et de ses frontières, dans son contexte régional, à la fin du XIIIe siècle

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La Flandre et le Hainaut

5Avant de nous concentrer sur les relations entre la France et le Hainaut, nous devons nous attarder sur le lien qui unit le comté hennuyer et son voisin flamand. Tous deux furent réunis en une seule et même entité politique par le mariage, en 1191, de Marguerite d’Alsace, comtesse de Flandre, et Baudouin V, comte de Hainaut.

6En 1212, Marguerite de Constantinople, fille cadette de Baudouin VI (IX)6, comte de Hainaut et de Flandre, épousa Bouchard d’Avesnes, seigneur d’Etrœungt et bailli de Hainaut dont elle eut deux fils. Mais leur mariage fut déclaré illégal par Innocent III en 1215 Bouchard fut capturé à Gand par sa belle-sœur Jeanne de Constantinople, comtesse de Flandre et de Hainaut, et relâché à la seule condition que le mariage soit annulé. Marguerite épousa en 1223 Guillaume II de Dampierre, seigneur de Dampierre et de Beaumont, fils du connétable de Champagne. De cette union, approuvée par la comtesse de Flandre et de Hainaut, naquirent trois fils et une fille.

7Cette situation, qui laissait déjà présager des discussions houleuses lorsque viendraient les questions de succession, prit une nouvelle tournure quand, en 1244, Jeanne de Constantinople décéda sans laisser d’héritier. Les deux titres comtaux échurent à Marguerite. L’enjeu de sa succession devint alors tel qu’une médiation extérieure apparut rapidement nécessaire7. Trois jugements furent rendus afin de mettre fin au conflit qui se profilait.

8Le premier jugement8 est dicté à Paris en 1946 par Louis IX (1226-1270) et Odon, évêque de Châteauroux et légat du pape. L’héritage de Marguerite est divisé comme suit : à l’aîné de son premier mariage, Jean d’Avesnes, le comté de Hainaut ; à l’aîné de son second mariage, Guillaume de Dampierre, le comté de Flandre.

9Le second jugement est rendu à Malines par Henri, évêque de Liège, en présence de princes de l’Empire9. Il nous est rapporté par un acte de 1253 émanant de l’évêque (Reiffenber, 1844, p. 358-360), et confirmé par des lettres de la même année provenant de Guillaume Ier (1247-1256), roi des Romains (Devillers, 1874, CCCLXVII, p. 494-495). Ce jugement vient renforcer la légitimité, déjà bien affirmée, de Jean d’Avesnes et le consacre comme comte-héritier de Hainaut. L’implication et l’autorité du personnage de l’évêque de Liège peuvent surprendre, mais Jean d’Avesnes ne s’est pas tourné vers lui par hasard : ce même évêque avait donné l’investiture du comté de Hainaut à celui-ci suite à l’acte de relief10 fait par ce dernier en 1247 (Reiffenberg, 1844, p. 344-345)11.

10Le troisième jugement12, dicté en septembre 1256 par Louis IX à Péronne, reprend les lignes du premier jugement, avec quelques ajouts. En effet, diverses possessions, dont l’Ostrevant, passent alors de la garde du comte de Hainaut à celle du comte de Flandre.

11L’implication de Louis IX dans l’affaire peut apparaître comme purement circonstancielle puisqu’elle n’eut pas d’écho notable dans les rapports entre le comté et le royaume de France. En effet, le nombre d’actes mettant en relation les deux entités n’augmenta pas de façon significative avant les années 1290 (Fig. 2)13.

Fig. 2. Nombre d’actes hennuyers concernant le royaume de France entre 1290 et 1330

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12Pour autant l’événement est loin d’être anodin. Aucun représentant de l’Empire n’est mentionné dans les dits de Paris et de Péronne ; réciproquement, le roi n’est nullement représenté lors du jugement de Malines. Le roi de France ignore superbement son homologue d’outre-Rhin14 affirmant son autorité sur les questions de partage du territoire et donc, par là même, de frontière15 ; tout cela alors que, contrairement à son voisin flamand, le comté de Hainaut n’est pas vassal de la couronne de France16, mais bien de l’empereur. Il y a donc une volonté de se porter au-delà même de la frontière et de créer avec le Hainaut une zone tampon, à savoir un territoire ne faisant pas partie du royaume mais avec lequel des liens étroits sont tissés et qui garantit une forme de sécurité aux frontières.

La guerre de Flandre (1297-1305)

13À cette période de fortes tensions entre Guy de Dampierre et Philippe le Bel (1285-1314) se développèrent, celui-ci ayant décidé d’affermir son pouvoir dans les états vassaux de la couronne. La riche terre flamande se trouva, de fait, être une cible toute trouvée. Séparé du Hainaut qui échappait à la juridiction royale, le comté de Flandre se trouvait dans une situation bien moins favorable qu’un siècle auparavant mais n’en restait pas moins une principauté puissante. Philippe le Bel s’attacha alors à saper l’autorité du comte en se rapprochant des villes flamandes en conflit avec Guy de Dampierre (Favier, 1978, p. 216).

14Soucieux de trouver des alliés dans la région, le roi de France se tourna vers le comte de Hainaut et multiplia les contacts17. Aucune faveur ne fut négligée pour séduire le comte : de la rente18 au mariage19, en passant par diverses petites attentions20. Ces manœuvres ne furent pas sans résultat : un traité d’alliance fut signé entre les deux parties en 1297 (Devillers, 1874, p. 556-557). Le roi se rapproche donc d’un comte de l’Empire germanique afin de faire la guerre à l’un des princes du royaume. De fait, Philippe le Bel fait du contrôle de ses domaines une priorité, quitte à les mettre au pas par la force et à s’allier à des puissances extérieures au royaume. Sa volonté de mêler le Hainaut à cette affaire interne est certes très opportuniste mais son choix vient conforter l’idée de la mise en place d’une zone tampon dans le nord, incarnée par le comté de Hainaut.

Les enquêtes territoriales en Hainaut

15Philippe le Bel connaissait réellement son territoire et les enjeux qu’impliquait le contrôle de celui-ci. Ce savoir n’était cependant pas sans failles. Bien conscient de cet état de fait, il s’attela à y remédier de deux manières différentes mais complémentaires. Il tenta de répertorier les terres et de dénombrer les feux21 en 1303, mais le projet échoua et il abandonna l’idée d’un état des lieux général de son royaume. Dans le même temps, le souverain entreprit de mettre sur pied des commissions, ou enquêtes22, afin d’éclaircir les zones de flou frontalier. Plusieurs sites firent donc l’objet d’enquêtes en Hainaut durant les règnes de Philippe le Bel et de ses successeurs23, et notamment l’Ostrevant.

Le cas de l’Ostrevant

16L’Ostrevant est une région située au sud-ouest du comté de Hainaut, bornée par trois rivières (la Scarpe, la Sensée et l’Escaut) aux contours mal définis et à l’histoire quelque peu chaotique. Il semblerait que le comté24 ait relevé, initialement, de la suzeraineté de Flandre, mais qu’il fut perdu au cours du xie siècle au profit du comté de Hainaut sans que l’on en connaisse les circonstances exactes25. Par le dit de Péronne, Louis IX fit rendre l’Ostrevant à la Flandre, mais dès l’année suivante, la comtesse de Flandre et de Hainaut, Marguerite, ainsi que ses fils Gui et Jean de Dampierre, décidèrent de rendre le territoire au comté de Hainaut (Martène et Durant, 1717, p. 1096-1097).

17Dès 1290, Jean II d’Avesnes prêta hommage au roi de France pour les terres d’Ostrevant relevant de ce dernier (Martène et Durant, 1717, p. 1234-1235)26. Sept ans plus tard, un acte contenant une promesse (Devillers, 1874, CCCC, p. 556), nous apprend que l’affaire n’est pas réglée puisqu’une enquête est ouverte sur ce qui, dans l’Ostrevant, relève de la couronne ou non. Il s’agit là du point de départ d’une succession de commissions qui s’étalera sur plusieurs décennies27 (Viard, 1921, p. 321). Les enquêtes semblent être invariablement instituées de la même manière : deux hommes nommés par le roi et deux autres par le comte de Hainaut.

18« Nous sommes accordé et encore accordons que quatre preudeshommes en soient pris, deux de par nous et deux de par le comte qui la véritei des coses dessusdittes enquerront, ch’est assavoir quelz coses sont de notre royaume, de Ostrevant, et lesquelles non » (Reiffenberg, 1844, CXII, p. 491).

19Si aucun document ne nous informe sur l’identité des hommes dépêchés par les comtes de Hainaut, plusieurs enquêteurs royaux nous sont connus. Ce sont toujours un évêque et un laïc (Fig. 3). Les méthodes et le fonctionnement de ces duos ne nous sont pas connus étant donné que leurs rapports ne nous sont pas parvenus. De même, les résultats de leurs investigations ne peuvent qu’être supposés en observant les suites éventuelles28. Les enquêtes territoriales en Ostrevant se détachent des autres effectuées à la même période. Si dans les autres cas il s’agit de définir si une terre déterminée appartient ou non au royaume de France, dans le cas de l’Ostrevant il s’agit d’établir une limite et de créer une frontière au sein d’un territoire. La nuance pourrait sembler subtile mais il faut la souligner. En 1307, l’hommage29 pour l’Ostrevant est renouvelé par le fils et successeur de Jean II d’Avesnes, Guillaume Ier, comte de Hainaut, de Hollande et de Zélande (Reiffenberg, 1844, CXII, p. 490-491). Le même prêtera à nouveau hommage, pour le même territoire, à Louis X, fils de Philippe le Bel, en 1314 (Devillers, 1874, CXLIV, p. 49). L’hommage du comte de Hainaut pour l’Ostrevant a été obtenu, et renouvelé, se présentant ainsi comme solidement affirmé. Il s’agit donc bien d’établir un tracé net des limites de son royaume.

Fig. 3. Nombre d’enquêtes franco-hennuyères entre 1295 et 1330

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Variété et évolution des enquêtes territoriales

20Cette volonté d’affiner la connaissance des frontières du pays se retrouve dans un second acte (Devillers, 1874, CCCCXXXIX, p. 642-643) : en 1312, Philippe le Bel charge trois commissaires d’établir des bornes sur les territoires qui étaient en litige entre la Flandre et le Hainaut. Toutefois, le roi seul semble être à l’origine de la démarche ; il n’y est pas question d’une quelconque collaboration avec des hommes du comte (et encore moins de l’empereur). D’autre part, il s’agit de la frontière entre la Flandre et le Hainaut, soit entre deux principautés à l’autonomie jusqu’à présent très marquée. Le renvoi à l’arbitrage de Louis IX sur le partage des terres est très net30, et Philippe le Bel s’appuie sur le travail de son aïeul afin de légitimer sa démarche. Ce faisant, non seulement il entreprend d’établir un tracé définitif de la frontière entre les deux comtés et donc d’entériner un peu plus leur séparation, mais il affirme également son autorité et son contrôle de la région frontalière.

21Les enquêtes territoriales pouvaient donc prendre plusieurs formes et concerner des objets divers. Malheureusement, nos lacunes sont immenses sur le sujet tant peu de documents nous sont parvenus, et aucun contenant les comptes-rendus des investigateurs. Pour autant, nous ne sommes pas totalement dépourvus d’informations et celles que nous avons nous permettent de constater qu’il y a une évolution dans les enquêtes territoriales, au moins à deux niveaux.

22Tout d’abord au niveau de leur nombre : il est très clairement croissant (Fig. 4). La période 1316-1325 où nous pouvons observer une inflexion correspond aux règnes de Philippe V et Charles IV, qui furent marqués par une instabilité politique31 et une remise en cause de l’autorité royale peu propices aux enquêtes territoriales. Mais la reprise très nette dès le début du règne de Philippe de Valois (1328-1350) montre bien que la couronne n’a pas perdu de vue les objectifs de Philippe le Bel, et son frère entend bien les atteindre.

Fig. 4. Tableau récapitulatif des enquêteurs royaux ayant travaillé sur le territoire hennuyer de 1297 à 1331

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23Par ailleurs, le statut d’un certain nombre d’enquêteurs royaux semble évoluer. L’association d’un ecclésiastique (en l’occurence un évêque) avec un laïc est toujours de mise, toutefois ce dernier change de statut. Alors que la première enquête est faite par un comte, les suivantes sont effectuées par des domini, puis par des militi32. La manœuvre est connue et a été observée à maintes reprises chez les précédents rois de France33 : les tâches administratives sont de plus en plus déléguées à la petite noblesse du royaume.

24On assiste ainsi à la systématisation des pratiques juridiques liées au territoire, confiées à un personnel totalement tributaire de la faveur royale, donc plus dévoué et moins enclin à travailler pour son propre compte (Baldwin, 1991, p. 147).

25Enfin, les actes mentionnant les enquêtes mettent en avant le fait qu’à l’exception de l’Ostrevant, les sites sur lesquels les enquêteurs sont dépêchés sont toujours couplés les uns avec les autres34. De plus, il semble que les enquêteurs travaillant sur l’Ostrevant et ceux travaillant sur les autres sites soient les mêmes personnes. Ce territoire est présenté comme un cas à part, probablement en raison de son importance, mais dans les faits le traitement est exactement le même. Nous pouvons donc constater une modernisation des procédures de gouvernement, même si celles-ci semblent encore balbutiantes comme en témoigne la polyvalence des agents dépêchés.

26Les enquêtes territoriales se révèlent donc être un marqueur des changements survenus dans l’approche du territoire par la royauté. Une approche qui se transforme à partir de la fin du xiiie siècle et qui vise à s’appuyer sur une connaissance plus précise des limites et frontières du royaume, en employant de manière plus systématique une administration plus efficace35. Là encore, l’étude du comté de Hainaut permet une observation de ces changements, puisque l’on assiste à la multiplication des enquêtes sur quelques-uns de ses domaines : Solesmes, Fesmy, Tournai et surtout l’Ostrevant.

27Si le Hainaut apparaît comme témoin privilégié des enjeux liés à la frontière ce n’est, bien évidemment, pas par hasard. La région est une zone à hauts risques, d’une part avec le turbulent comte de Flandre prêt à s’allier au roi d’Angleterre pour préserver son autonomie, comme le fit Gui de Dampierre en 1292 (Favier, 1978, p. 209), et d’autre part avec le comté de Hainaut et, derrière lui, le Saint-Empire36. Philippe le Bel doit donc impérativement asseoir son contrôle dans cette partie du royaume et cela passe par une meilleure connaissance de la frontière franco-germanique37. Celle-ci s’incarne, au Moyen Âge, comme une ligne de séparation : le territoire se définit avant tout dans la lutte et la défense de la frontière38. Or la connaissance de celle-ci s’affine très nettement à partir de la fin du xiiie siècle, notamment avec la prise en compte des enjeux géopolitiques qu’elle revêt. Une étude plus approfondie de cette frontière à cette période charnière nous apporterait probablement de nombreux éclaircissements sur la perception que pouvait avoir le roi de France de son royaume et donc des limites de celui-ci.

Bibliographie

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Notes de bas de page

1 L’exemple le plus fréquent est la rente accordée en fief ; qu’elle soit de cinq cents livres tournois ou d’une poule elle s’avère difficile à représenter de façon lisible sur une carte.

2 Cette idée était largement répandue, au moins jusqu’au début des années 1980 : « Le domaine royal était d’autant plus insuffisant que les bornes de ce domaine […], le roi les connaissait mal » (Dupont-Ferrier, 1942).

3 Jean d’Avesnes, comte de Hainaut, reçut de Rodolphe de Habsbourg, le 26 juin 1280, l’investiture de tous ses fiefs dans l’Empire (Wymans, 1985, no 86, p. 32).

4 Essentiellement grâce aux foires de la Champagne voisine, dont le développement, dès le xie siècle, doit beaucoup aux marchands du nord puis à la rencontre des industries des Pays-Bas et des commerçants lombards (Bautier, 1952).

5 Outre l’importance des liens qui l’unissent à la Flandre, il suffit d’observer les mariages comtaux du xiie siècle pour se convaincre de la proximité politique du comté de Hainaut au royaume de France : Isabelle, fille de Baudouin V de Hainaut devint reine de France en épousant Philippe Auguste en 1180 (Baldwin, 1991, p. 49) ; son frère Baudouin, comte de Flandre et de Hainaut épousa Marie de Champagne en 1186 et leur fille cadette, Marguerite, prit en seconde noce en 1223 un vassal du roi, Guillaume II de Dampierre (Sivéry, 2009).

6 Baudouin fut à la fois comte de Flandres et comte de Hainaut, il était donc désigné à la fois comme Baudouin IX de Flandres et Baudouin VI de Hainaut.

7 La situation était d’autant plus délicate que Jean et Baudouin d’Avesnes, les fils issus du premier mariage de Marguerite avec Bouchard d’Avesnes, avaient été légitimés par l’empereur Frédéric II, décision confirmée par des lettres de ce dernier datant de 1942 (Devillers, 1874, CCCLXIII, p. 490-491).

8 Ce jugement nous est connu par des lettres de 1957, écrites par Gui et Jean de Dampierre à la suite du troisième jugement, où il est repris (Martène et Durant, 1717, p. 1092-1104).

9 La liste des onze personnages présents (outre l’évêque de Liège lui-même) est donnée à la fin de l’acte (Reiffenberg, 1844, XXXIV, p. 358-360).

10 Acte d’hommage fait du vassal au suzerain.

11 Cette observation soulève de nombreuses questions à propos des pouvoirs détenus par l’évêque de Liège sur le comté de Hainaut qui restent, pour l’instant, sans réponse. Une chronique apportée par Walerand Ier de Luxembourg, seigneur de Ligny, nous apprend que la comtesse Richilde avait passé un accord avec l’évêque de Liège faisant du comté de Hainaut un vassal de l’évêché : « Li comtesse Ricaus ki fu contesse de Flandres et de Haynnau, et Bauduin, ses fils, cuens de Haynnau, reprisent Haynnau de l’evesque de Liége et en devinrent si homme lige, en tel manière ke li cuens de Haynnau doit servir l’evesque de Liége à ses besoins. » (Reiffenberg, 1844, I, p. 311-312). Nous n’avons cependant aucune trace de ce traité en dehors de ladite chronique. Le fait que cela soit corroboré par le jugement de Malines (qui intervient tout de même deux siècles plus tard) ne doit pas nous faire oublier que les comtes de Hainaut étaient vassaux de l’Empire.

12 Cf. note 8.

13 L’ensemble des actes de Louis IX n’ayant pas été édité il est difficile d’affirmer qu’il ne s’agit pas d’un effet de source. Nous pouvons cependant constater que très peu d’actes du Hainaut sont relatifs au royaume de France avant cette période ; il paraît donc probable que les rapports entre le comté et le royaume aient été peu entretenus au cours des siècles précédents.

14 Le jugement de Malines rendu par l’évêque de Liège était essentiellement centré sur le Hainaut et la légitimité de Jean d’Avesnes. Les hommes de l’empereur n’empiétaient donc pas sur la souveraineté de la couronne de France puisqu’ils traitaient le cas de l’un de leurs pairs. Louis IX, lui, déborde allègrement sur la souveraineté de l’empereur.

15 Louis IX est présent dans l’historiographie comme le roi rendant la justice sous le chêne. Une réputation d’homme juste qui existait vraisemblablement déjà de son vivant et sur laquelle il s’appuya probablement afin d’asseoir la validité de ses jugements. Nous devons citer ici notre principal témoin : Jean, sire de Joinville, Mémoires ou histoire et chronique du très-chrétien roi saint-Louis, publié par M. Francisque Michel, Paris, 1858.

16 Pour aucun de ses territoires, l’Ostrevant appartenant à l’époque encore au comté de Flandre.

17 Le nombre d’actes que nous avons pu recenser mettant en relation la France et le Hainaut fait un bond pendant cette période : de 5 pour 1290-1294, nous passons à 15 pour les cinq années suivantes, puis à 19 pour 1300-1304 et 21 pour 1305-1309, soit la période couvrant l’essentiel de la guerre de Flandre, avant de retomber à 7 entre 1310 et 1314. Le caractère très ponctuel de cette augmentation et le fait qu’elle ne soit pas associée à un accroissement général du volume d’actes (du moins en ce qui concerne les actes hennuyers) vient nier la possibilité d’y voir un simple effet de source.

18 Une rente perpétuelle de six mille livres tournois offerte en fief en 1297 (Devillers, 1874, CCCCVI, p. 560-561).

19 De Guillaume, fils aîné de Jean d’Avesnes avec Jeanne, fille aînée de Charles de Valois et donc nièce de Philippe le Bel ; l’accord fut signé en 1303 et le mariage eut lieu en 1305 (Devillers, 1871).

20 Ainsi, la circulation du vin destiné à l’hôtel du comte est facilitée en 1293 (Reiffenberg, 1844, LXXVIII, p. 432) ; ou encore, le roi se montre arrangeant sur les questions conflictuelles comme celle de l’Ostrevant en 1297 (Devillers, 1874, CCCXCIX, p. 555).

21 Le feu (de focus, foyer) désignait la cellule familiale et servait d’unité pour le calcul des impôts. Le total de feux d’une communauté correspondait donc au nombre de familles la peuplant.

22 Ces enquêtes nous sont extrêmement mal connues, aucun compte-rendu ne nous étant parvenu. Nous n’en connaissons que les commanditaires, parfois les hommes en charge et l’objectif affiché (qui était la plupart du temps de déterminer à qui appartient tel ou tel territoire).

23 Entre 1297 et 1331, outre l’Ostrevant sur lequel nous allons nous attarder, trois autres sites sont nommés explicitement comme faisant l’objet d’une enquête territoriale : la ville de Tournai, le village de Fesmy et les villages et abbayes de Solesmes.

24 L’Ostrevant était un comté (Vanderkindere, 1902, p. 57) mais il était lié au comté de Hainaut (ou de Flandre suivant les époques). Il s’agit d’un arrière-fief ; l’utilisation du terme « comté » n’est d’ailleurs pas systématique lorsque l’Ostrevant est désigné dans les actes.

25 Léon Vanderkindere émet l’hypothèse que la cession de Valenciennes à Hermann de Mons en 1047 avait entraîné celle de l’Ostrevant (Vanderkindere, 1902, p. 133) ; reste qu’au xiiie siècle le territoire relevait bien du comté de Hainaut puisque le fils de Baudouin IV, Godefroid, portait le titre de comte d’Ostrevant lorsqu’il épousa Aliénor, seconde fille de Raoul de Vermandois, en 1162 (Duval-Arnould, 1984).

26 Cet hommage causa quelques troubles inattendus dans le comté puisque les habitants de Valenciennes se considérant dans l’Ostrevant voulurent être eux aussi rattachés à la couronne (d’Herbomez, 1893). L’affaire s’envenima et le roi de France dût intervenir et intimer aux bourgeois de la ville de faire amende honorable et de se soumettre à leur comte (Reiffenberg, 1844, XCIII, p. 452-453). Pourtant le roi aurait pu profiter de l’occasion : en effet, les habitants de Valenciennes n’étaient pas tout à fait dans l’erreur puisqu’une partie de la ville appartenait bien au royaume de France. Mais, comme nous l’avons vu plus haut, Philippe le Bel cherchait alors à s’attacher les faveurs du comte de Hainaut ; il aurait été malvenu de lui disputer la ville à ce moment-là.

27 Pas moins de douze d’entre elles nous sont connues pour la période 1297-1331.

28 À titre d’exemple, le cas de Tournai, étudié en 1315 (Devillers, 1874, CXLVIII, p. 53-54), ne dut guère porter à controverse puisque ce fut la seule fois que la ville fit l’objet d’une enquête territoriale.

29 Le comte de Hainaut, Guillaume Ier, se reconnaît comme vassal du roi de France mais pour l’Ostrevant seulement, la suzeraineté de la couronne française ne s’étendant pas au reste des terres hennuyères.

30 En ce qui concerne l’arbitrage de Louis IX sur la répartition des terres entre les comtés de Flandre et de Hainaut, voir la première partie de cet article.

31 Avec, pour la région qui nous concerne ici, une révolte dans le comté de Flandre, finalement réprimée par Philippe VI en 1328.

32 Le dominus est un propriétaire terrien, un seigneur ; les militi ne sont, à l’origine que les vassaux du dominus, des chevaliers. Cependant à partir des xie et xiie siècles, un certain nombre de militi étaient également issus de la (petite) noblesse, de fait la frontière devint plus mince entre les deux catégories, même si la qualité de dominus souligne un pouvoir et un prestige plus importants.

33 Quelque peu chez Louis VI (1108-1137) (Bournazel, 2007, p. 214) mais surtout chez Philippe Auguste (1180-1223), (Baldwin, 1991, p. 145).

34 À une exception près : un acte de 1315, détaille une commission donnée par Louis X pour le seul village de Solesmes (Devillers, 1874, CLII, p. 57-58).

35 La modernisation de l’administration royale ne s’amorça pas avec Philippe le Bel, elle est plus souvent attribuée à son aïeul, Philippe Auguste (1180-1223) (se référer au travail de J. W. Baldwin sur le sujet). Néanmoins Philippe le Bel a poursuivi son travail.

36 D’autant que Louis IV de Bavière ne ménagea pas ses efforts auprès du Hainaut en accordant toute une série de privilèges au comte en 1314 (Devillers, 1874, CXXXVII à CXL) alors qu’il n’est encore que roi des Romains.

37 Louis IV (1314-1347) aura le même raisonnement en 1324, lorsqu’il donnera une commission au comte de Hainaut lui-même afin qu’il recherche les limites entre le Hainaut et la France (Devillers, 1874, CXCIII).

38 Odile Redon l’a parfaitement mis en avant dans son étude de la création d’un espace gibelin au xiiie siècle (Redon, 1975).

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