La frontière syrienne et mésopotamienne sous le Haut-Empire romain d’après le vocabulaire des sources littéraires et épigraphiques
Rome’s Eastern Border in Words: Epigraphic and Literary Evidences from the Early Empire
Résumés
La notion moderne de frontière renvoie tout à la fois à celle de limite administrative entre deux États et à celle de frontière militaire. Aucune frontière antique ne devrait mieux répondre à cette double attente que celle qui sépare l’empire romain de l’empire parthe, les deux grands États belligérants du début de notre ère. Idéalement située sur l’Euphrate, la frontière séparerait Romains et Parthes selon le modèle moderne des frontières naturelles. Or, aucun auteur ancien n’évoque de frontière bien délimitée entre Rome et le barbaricum ce qui invite à s’interroger sur les concepts, donc les mots, du vocabulaire antique que recouvre notre notion de frontière.
Dans le vocabulaire administratif, les limites territoriales, les fines, séparent les provinces et les royaumes clients, comme en attestent les bornes épigraphiques. Le terme n’est jamais utilisé pour désigner les limites de l’empire romain, si ce n’est que pour rappeler que Rome est un imperium sine fine. De manière symptomatique, on ne dispose d’aucune borne marquant la limite de l’Empire. Il faut reconnaître qu’une limite administrative ne vaut que par consensus entre riverains, ce que rien ne laisse supposer dans les relations entre Rome et les Arsacides.
Ces relations étant le plus souvent hostiles, on peut s’intéresser au versant militaire de la frontière, ce front qui doit marquer les zones de conflits entre les deux empires. La notion renvoie toutefois à la guerre moderne et on lui substitue souvent le terme latin de limes, compris comme une ligne défensive. Le terme désigne en réalité une route tracée par l’armée afin de pouvoir patrouiller un secteur, éventuellement situé en territoire ennemi. On cherche donc volontiers, dans le limes romain, un système défensif qu’il n’est pas. Du reste, le Mur d’Hadrien, frontière fortifiée par excellence, n’est jamais appelé limes, mais toujours vallum.
À défaut de frontières administratives ou de fronts fortifiés, les grands fleuves servent à l’Empire romain de limites géographiques. Le Rhin, le Danube et l’Euphrate permettent de tracer facilement les contours du territoire romain. Ici aussi, le vocabulaire latin est trompeur. Chez les auteurs antiques, la rive du fleuve, la ripa, a la même valeur que le limes. Or si celui-ci est une route et non une barrière, la ripa n’est pas un obstacle, mais une voie de communication. Sa valeur militaire vient précisément de son utilité logistique.
L’étude du vocabulaire latin met en avant les conceptions romaines de la frontière, donc de l’Empire. Les Romains s’intéressent plus aux voies de communication qu’à la frontière linéaire d’un territoire qu’ils ne perçoivent pas comme romain, mais comme placé sous le pouvoir, l’imperium, de Rome. La variété de mots latins qui servent à désigner la frontière prouve que cette notion moderne recouvre des réalités variées (frontière politique, administrative, culturelle) qui ne sont pas indissociables.
The modern border is both an administrative and a military limit between states. No ancient border should more reflect that double meaning than the border between Rome and the Arsacid empire, the two great rival states of the first centuries A.D. Ideally located on the Euphrates, this border would then delimit the Roman and Parthian territories in accordance with the modern model of the so-called “natural borders”. The fact that the Ancient writers never described such a neatly defined border between Rome and the barbaricum prompts us to study the exact words and ideas they used to think about the limits between their empire and the neighboring kingdoms.
In the Latin vocabulary of the Roman administration, the land limits, the fines, separated provinces and client kingdoms, as the engraved milliaria do attest. The word was never used to designate the limits of the Empire itself, except to reiterate the fact that Rome was an imperium sine fine. One must keep in mind, thought, that such an administrative border is usually the result of a mutual agreement. An agreement that Romans and Parthians never actually reached.
Because the two empires were at war more often than not, the border between them must have been less an administrative limit than a military front. That very notion, however, is born of modern warfare and we tend to use the Latin word limes in its stead. Although the limes is often understood as a linear defense system, the actual meaning of the word was that of a military road used to patrol a land that may or may not be enemy territory.
Being neither an administrative limit nor a fortified military front, the border of the Roman empire could be linked to its great rivers, such as the Rhine, the Danube and the Euphrates. In Latin, the word for shore, ripa, tended to have the same meaning as the word limes. Exactly like the later was a road and not a wall, the former was a waterway and not an obstacle. Its military value precisely came from its logistical use.
The study of the Latin vocabulary gives us an indication about what the border was to the Romans and, by extension, what the Empire was. The Romans were more interested in the roads that let them cross a land, friendly or otherwise, than in the linear limits of their territory. The variety and versatility of the Latin vocabulary used to designate what we call a border shows that the modern notion encompasses many realities (politics, administration, culture, etc.) which were not linked in the mind of the Ancients.
Entrées d’index
Mots-clés : épigraphie latine, frontière romaine, Empire romain, limes
Keywords : history of the Roman Empire, Roman Frontiers, latin epigraphy, Roman Limes
Remerciements
Je tiens à remercier l'école doctorale d'archéologie de Paris 1 et les organisateurs de la journée doctorale « Archéologie de la frontière » pour leur invitation. Je remercie tout particulièrement Bénédicte Khan et Lucas Aniceto pour leurs nombreuses relectures et corrections. Cet article a grandement bénéficié de leurs conseils.
Texte intégral
Gentibus est aliis tellus data limite certo :
Romanae spatium est Urbis et Orbis idem.
Les autres peuples ont reçu une terre aux frontières définies.
Pour Rome, Ville et univers ont la même étendue.
Ovide, Les Fastes, II, 683-684 (trad. R. Schilling,1992)
1Dans son Abrégé des hauts faits du peuple romain écrit pour l’empereur Valens (364-378) en 370, l’abréviateur Festus (XIV, 3) évoque des événements de la première moitié du IIe siècle : « grâce à Trajan, l’Arménie, la Mésopotamie, l’Assyrie et l’Arabie devinrent des provinces, et la frontière orientale (limes Orientalis) fut même établie au-delà de la rive du Tigre. Cependant, Hadrien, le successeur de Trajan, jaloux de la gloire de celui-ci, rendit volontairement l’Arménie, la Mésopotamie, l’Assyrie, et voulut que l’Euphrate constitue la ligne de partage entre Perses et Romains ». La même année, dans son Abrégé d’histoire romaine, Eutrope (VIII, 6,2) décrit les mêmes événements ainsi : « [Hadrien] jaloux de la gloire de Trajan, abandonna aussitôt les trois provinces d’Assyrie, de Mésopotamie et d’Arménie que Trajan avait ajoutées à l’empire ; il rappela les armées et voulut que l’Euphrate marquât la frontière de l’empire (finis imperii) ».
2Durant l’Antiquité tardive (ive-ve siècles), la frontière entre l’Empire romain et l’Empire perse semble donc assez clairement définie. Elle est constituée d’un district militaire, le limes Orientalis, et s’appuie sur un fleuve, tantôt l’Euphrate, tantôt le Tigre, en fonction du rapport de force entre Rome et les Sassanides (Whittaker, 1994, p. 139-141) (Fig. 1). Devenu une réalité administrative et militaire, le limes est attesté épigraphiquement par les fonctions telles que celle de dux limitis Scythiae exercée par un dénommé Sappo. Chef militaire (dux) d’un district danubien (limes Scythiae) ce dernier est honoré par une inscription des années 338-3401 retrouvée à Balta Iglita, à deux kilomètres de Carcaliu en actuelle Roumanie. L’existence de ce titre montre que le limes est alors bien une réalité administrative et organisé comme une frontière militarisée.
3Par choix ou par erreur, Eutrope et Festus imposent ces réalités du ive siècle aux événements du iie siècle qu’ils décrivent. Ils confondent en effet les Perses de l’Antiquité tardive avec les Parthes de de l’époque hellénistique et du Haut-Empire et donnent à la frontière syro-mésopotamienne une netteté qu’elle n’a pas. Bien plus, leurs textes révèlent la complexité du vocabulaire latin de la frontière, terme moderne qui n’a pas d’exact synonyme antique. La notion de frontière renvoie en réalité à la fois à celle de limite administrative entre deux États et à celle de frontière militaire, donc de front. Aucune frontière antique ne devrait mieux répondre à cette double définition que celle qui sépare l’Empire romain de l’Empire parthe. Les Parthes forment le seul peuple capable de s’opposer militairement à Rome, au point que Fronton (Principia historiae, 6), précepteur et ami de Marc Aurèle (161-180), affirme que seuls les Parthes sont dignes d’être appelés les ennemis du peuple romain2. Les deux empires possèdent une géographie administrative qui délimite très précisément leur territoire, divisé en provinces chez les uns et en satrapies chez les autres. On s’attendrait donc à ce que la frontière syro-mésopotamienne entre Romains et Parthes soit clairement identifiée, pour des raisons administratives et stratégiques.
4Or ce n’est pas en Syrie, mais en Occident que les frontières du monde romain sont les mieux délimitées. Depuis le mur d’Hadrien, en actuelle Grande-Bretagne, jusqu’aux fortifications de la frontière rhéno-danubienne, les Romains marquent, de manière parfois spectaculaire, les limites de leur empire. Ils y font pourtant face à des groupements politiques de faible ampleur et dont l’organisation reste très floue. En Syrie et en Mésopotamie, à l’inverse, on ne trouve pas de mur, ni de rives fortifiées pour indiquer la frontière de l’Empire. Il est difficile de savoir où finit l’empire des Romains et où commence celui des Parthes. F. Millar (Millar, 1981, p. 116) en a conclu qu’en Orient, « il n’y avait pas de frontière ». Il faut, pour comprendre l’organisation de la frontière syro-mésopotamienne, examiner le vocabulaire employé pour la définir (Trousset, 1993). Festus et Eutrope fournissent les principaux termes à étudier, finis et limes, ainsi que l’idée, essentielle, que ce sont avant tout les fleuves qui servent de ligne de démarcation entre Romains et Parthes.
Bornes et limites : les fines
5Dans le vocabulaire administratif, les fines sont les limites d’un territoire, quel qu’il soit. Le même mot désigne également les bornes de pierre qui marquent ces limites. L’épigraphie latine emploie donc volontiers l’expression fines ponere qui peut se comprendre comme « fixer des limites » ou « placer des bornes ». Ces bornes marquent les limites d’entités territoriales de taille variable. Une borne3 retrouvée à Varna en Bulgarie porte ainsi la mention fines terrae vici, limite de la terre du bourg (vicvs), sans préciser ce qui se trouve au-delà de cette limite. Une meule4 retrouvée à Clèves, dans l’actuel Land de Rhénanie-du-Nord – Westphalie, ne porte, quant à elle, que la mention fines vici. Le contexte de sa découverte n’est pas connu, mais Hans Lehner, son éditeur, affirme que cette meule n’a jamais été utilisée dans un moulin (Lehner, 1918, p. 24). Elle n’aurait donc jamais eu d’autre utilité que celle de marqueur territorial (Fig. 2).
6Des fines marquent également la limite des territoires des cités de l’Empire romain5. Une stèle trouvée en remploi dans le mur du château ommeyyade de Qasr el Heir el Gharbi, en Syrie, porte une inscription marquant la frontière entre les territoires de Palmyre et d’Émèse6. Ce bornage date vraisemblablement du voyage d’Hadrien à Palmyre, au cours de l’année 130, et peut être le résultat d’un arbitrage territorial entre les deux grandes cités syriennes (Schlumberger, 1939, p. 63-64).
7Les provinces sont elles aussi séparées par des fines qui marquent ainsi la limite de l’autorité légale d’un gouverneur, son imperium. Une borne de l’année 136 retrouvée à Veliko Tarnovo en Bulgarie signale l’emplacement de la limite entre les provinces de Mésie et de Thrace. L’inscription indique qu’un certain Antius Rufinus a placé cette borne au nom de l’empereur : Antius Rufinus inter Moesos et Thraces fines posuit7. Enfin des fines viennent séparer les provinces romaines des territoires semi-autonomes que sont les royaumes clients. En Syrie actuelle, une borne retrouvée sur la route reliant les cités de Zeugma et d’Édesse indique qu’en 195 le chevalier C. Iulius Pacatianus établit les fines qui séparent le royaume du roi Abgar de la nouvelle province d’Osrhoène8. Au sens territorial, le royaume d’Édesse est donc, pour un temps au moins, hors de l’Empire stricto sensu. Toutefois, l’acte de poser les limites, ou les bornes, relève clairement d’une domination politique. Antius Rufinus et C. Iulius Pacatianus précisent bien qu’ils agissent ex auctoritate Imperatoris et Abgar, en tant que client de Rome, est bien soumis à la même autorité impériale. M. Sommer, pour décrire ce passage progressif d’un territoire complètement romain au barbaricvm, parle de « stratigraphie du pouvoir » (Sommer, 2005, p. 58). Il serait illusoire de placer ici la frontière de l’Empire puisque ces fines ne marquent pas la limite de la domination romaine, donc de l’Empire au sens large (Liebmann-Frankfort, 1969, p. 11). Cette situation explique cependant la difficulté de cerner la frontière orientale (Fig. 3). Tant qu’il est entouré de royaumes clients, comme l’Osrhoène ou l’Arménie, le territoire de Rome n’est pas en contact avec celui des Parthes et il n’y a donc pas, à proprement parler, de fines entre les deux. Parthes et Romains ne sont pas voisins, finitimi (César, Guerre des Gaules, VII, 65, 2). Du reste, le terme fines n’est jamais utilisé à cette époque pour désigner les limites de l’Empire romain, si ce n’est pour rappeler que, précisément, Rome est un imperium sine fine, selon l’expression de Virgile (Énéide, I, 277-278). On n’a donc retrouvé nulle part de borne marquant la limite de l’Empire. Une limite administrative entre Romains et Parthes suggérerait, il est vrai, un consensus entre les deux empires, ce que rien, dans les relations entre Rome et les Arsacides, ne laisse supposer.
Front et frontière
La notion de limes
8Ces relations étant le plus souvent hostiles, la frontière est avant tout militaire. Elle devient alors un front qui doit marquer les zones de conflits entre les deux empires. La notion renvoie toutefois à la guerre moderne et on lui substitue souvent le terme latin de limes, compris comme une ligne défensive fortifiée (Forni, 1961). Issu du vocabulaire des arpenteurs, le limes est la ligne de démarcation d’un terrain ou un chemin traversant ce même terrain (Festus Grammaticus, p. 103). Dans le cadre militaire, les limites désignent, sous le Haut-Empire (ier-iiie siècles), des chemins tracés en territoire ennemi (Isaac, 1988). De fait, si les fines doivent être posées, les limites doivent être ouvertes.
9Lors d’une campagne en Germanie, Tibère (14-37) « pénètre plus à l’intérieur [du territoire ennemi], ouvre des routes (aperit limites), dévaste les campagnes, incendie les maisons, disperse ceux qui résistent » (Velleius Paterculus, II, 120, 2)9. Tracer le limes, ouvrir une route, est donc une action militaire visant à s’assurer un chemin d’accès au territoire ennemi. Ces routes militaires, créées par les armées romaines en campagne, sont décrites par Balbus dans son traité de géométrie pratique, Expositio et ratio mensvrarvm (éd. Lachmann 1848, p. 92). Pendant les guerres daciques (101-102 et 105-106), Trajan lui ordonne de tracer les routes d’invasion (Balbus, Présentation systématique de toutes les figures, p. 23). « Il fallait donner, séparées par un espace de circulation défini, deux droites parallèles sur lesquelles, pour la protection des convois, se dresserait l’énorme masse des retranchements »10. Au début du iie siècle, le limes est donc encore une rocade fortifiée tracée en territoire ennemi dans un but offensif. Loin de se confondre avec le front, il est constitué des routes qui permettent aux troupes de le rejoindre ou de se replier en sécurité (Frontin, I, 5, 10).
La frontière fortifiée
10De façon révélatrice, le mur d’Hadrien, frontière fortifiée par excellence, n’est jamais appelé limes, mais toujours vallum (Isaac, 1998, p. 352), le rempart ou, plutôt, la levée de terre. À l’époque républicaine (ve-ier siècles av. J.-C.), le vallum désigne en effet le retranchement du camp provisoire (César, Guerre des Gaules, VII, 72, 4) par opposition à la muraille d’une cité, le murus (César, Guerre des Gaules, VII, 65, 2). La distinction porte sur les techniques de construction. Le vallum est alors une palissade dressée sur un remblai de terre. Le murus est en pierre. Le sens de vallum doit se modifier pour désigner, à partir du iie siècle, une barrière militaire, de bois, de pierre ou de briques. Une inscription11, trouvée à Kirksteads dans le comté de Cumbria et conservée au British Museum, honore L. Iunius Victorinus, légat de la sixième légion, pour sa conduite des affaires au-delà du mur (ob res transvallum prospere gestas). L’inscription date du règne d’Hadrien (117-138) ou de celui d’Antonin le Pieux (138-161).
11C’est pourtant sous Hadrien que le mot limes acquiert son sens de ligne continue fortifiée (Piganiol, 1973, p. 134), du fait, précisément, de la confusion entre le mur et la frontière. Rédigé à la fin du iiie siècle, l’itinéraire d’Antonin, guide de voyage qui répertorie les villes et étapes de l’Empire, dans la partie concernant la Bretagne (Cuntz, 1990, p. 71), calcule toutes les distances « depuis le limes, c’est-à-dire le vallum »12. Un siècle après sa construction, le mur d’Hadrien est donc considéré comme la frontière de la Bretagne romaine. Le mur est en effet longé, au sud, par une rocade militaire qui relie les forts qui le protègent (Napoli, 1997, p. 87-89 ; Galliou, 2001, p. 26-27). Cette construction s’inscrit dans une politique plus globale qui tend à stabiliser et fortifier les frontières de l’Empire. Pourtant le limes conserve un sens ambigu. En Afrique13, l’itinéraire d’Antonin utilise le terme de limes Tripolitanus (Cuntz, 1990, p. 10) pour désigner la route qui va de Tacapè à Lepcis Magna. Cette route relie aujourd’hui Gabès, en Tunisie, à Khoms, en Libye, en longeant la côte. Ce limes n’est donc ni une rocade fortifiée implantée en territoire ennemi ni une frontière fortifiée, mais un axe de communication vital pour la province. C’est à ce titre qu’il fait l’objet d’une attention particulière des autorités romaines.
12La mise en défense des frontières romaines ne peut concerner que des espaces faiblement urbanisés sur lesquels Rome peut construire des murs ou des camps retranchés. Or, la zone frontalière syrienne est très anciennement et très densément urbanisée si on la compare à la Bretagne, à la Germanie ou au sud de l’Afrique romaine. La politique des Antonins ne peut donc y prendre les mêmes formes. En Syrie et, plus tard, en Mésopotamie, les unités de l’armée romaine s’installent dans des villes vieilles de plusieurs millénaires. L’itinéraire d’Antonin indique, le cas échéant, la présence de légions dans les villes traversées. C’est le cas à Samosate, quartier général de la XVIe légion Flavia (Cuntz, 1990, p. 25)14, ville située au bord de l’Euphrate et habitée depuis 3500 av. J.-C. Ici les Romains n’ont pas à créer une nouvelle place-forte, mais à renforcer les murs de la cité (Tirpan, 1989). Ici, le glissement du limes, route d’invasion, au limes, frontière fortifiée, n’a pas lieu sous les Antonins (96-191), mais sous les Sévères (193-235). La création de la province de Mésopotamie en 195 (Kennedy, 1979) et l’avènement de la dynastie sassanide entre 223 et 226 (Fisher, Gershevitch et Yar Shater, 1983, p. 116-119), plus agressive vis-à-vis de Rome, mettent fin à la fluidité de la frontière orientale romaine.
Le rôle des fleuves
Des frontières arbitraires
13À défaut de frontières administratives ou de fronts fortifiés, les grands fleuves servent de limites géographiques à l’Empire. Le Rhin, le Danube et l’Euphrate permettent de tracer facilement les contours du territoire romain. Les fleuves sont avant tout des marqueurs commodes, utilisés par les géographes antiques pour délimiter les espaces qu’ils étudient. Pour Strabon cependant, ce n’est pas l’Euphrate, mais la Mésopotamie toute entière qui sert de frontière à l’Empire romain (Cassius Dion, LXXV, 2, 1)15. On trouve les mêmes populations syriennes sur les deux rives et l’Euphrate n’est pas une frontière ethno-linguistique. Pour les Romains cependant, le fleuve marque bien la fin du monde méditerranéen et de l’Orient hellénisé (Strabon, XVI, 1, 28)16. La perception des grands fleuves comme ligne de démarcation entre Romains et barbares est, de fait, une construction idéologique (Baslez, 1994, p. 77).
14L’idée que les fleuves forment des frontières naturelles existe bien chez les auteurs latins, mais elle concerne, encore une fois, le versant militaire de la frontière. Rédigée à la fin du ive siècle, l’Histoire Auguste indique ainsi que, partout où Romains et barbares ne sont pas séparés par un fleuve, mais par un limes, Hadrien fait construire des palissades (Hist. Aug., Hadrianus, XII, 6)17. De fait, Eutrope et Festus insistent tous deux sur la volonté d’Hadrien de placer l’Euphrate entre Romains et Parthes. Il ne s’agit pas ici d’une frontière naturelle telle qu’on peut la théoriser au xviiie siècle. À cette époque et plus encore lors de la Révolution française, l’idée se répand que le territoire d’un État doit s’inscrire dans des limites liées à la géographie physique, considérée comme naturelle, donc incontestable18. Prêter ce type de raisonnement aux hommes de l’Antiquité serait anachronique. Les fleuves sont pour eux moins des frontières que des points d’appui d’une politique militaire. Hadrien place l’Euphrate entre Rome et les Parthes, tout comme il place le mur qui porte son nom entre Romains et Calédoniens.
La ripa
15Chez les auteurs antiques, la rive du fleuve, la ripa, a la même valeur que le limes auquel elle est parfois associée (Tacite, Agricola, XLI, 2). Dès le ier siècle, des inscriptions attestent l’existence d’une organisation militaire des rives de l’Euphrate, confiées à un praefectus ripae fluminis Eufrati (préfet de la rive du fleuve Euphrate) de rang équestre19. Cependant, tout comme le limes est une route et non une barrière, la ripa n’est pas un obstacle, mais une voie de communication. Sa valeur militaire vient précisément de son utilité logistique. Les soldats romains transportent leur équipement le long de l’Euphrate (Cassius Dion, LXXVI, 9, 3) et prennent soin d’en contrôler les ponts, mais jamais ils ne semblent se contenter d’en défendre une rive contre les Parthes car les cours d’eau sont tout sauf des barrières infranchissables (Whittaker, 1994, p. 61). Comme le limes, la ripa prend progressivement le sens de secteur fortifié. À la fin du iiie siècle, on trouve dans l’armée romaine des préposés à la ripa issus directement des légions. Une tuile datée des années 296-299, retrouvée à Gamzigrad en Serbie, porte l’estampille du préposé à la ripa de la Ve légion Macedonica20. En Syrie, l’importance stratégique de l’Euphrate est telle que sa défense est confiée à un dux ripae installé à Doura-Europos dès les années 240-25021. À cette date cependant, la Haute Mésopotamie est une province romaine. Le rôle du dux ripae ne doit donc pas être de défendre le fleuve en amont de Doura-Europos, mais de le patrouiller en aval. Il ne s’agit encore une fois pas d’opposer aux barbares une ligne de défense, mais de contrôler les voies de communication qui permettent d’acheminer des troupes à travers la région22.
Conclusion
16L’étude du vocabulaire employé par les Romains montre qu’ils ne concevaient pas la frontière comme nous le faisons. Notre compréhension moderne de l’État implique une cohérence entre une population (l’État-nation du xixe siècle) et son territoire dont les limites découlent de la géographie physique (les frontières naturelles du xviiie siècle). Cette cohérence s’impose à notre compréhension de la frontière qui est toute à la fois nationale, militaire, politique et économique. La défense de cette frontière devient dès lors une nécessité vitale pour le pays, autre mot que les Anciens ne connaissent pas. C’est cette frontière fortifiée du xxe siècle (ligne Siegfried, ligne Maginot) qu’on cherche souvent à retrouver dans la frontière romaine.
17Or la frontière romaine n’a pas cette cohérence. Les géographes grecs décrivent des peuples et des espaces délimités par des repères naturels, montagnes, cours d’eau ou littoraux. Les administrateurs et militaires romains envisagent les mêmes espaces sous l’angle des itinéraires qui permettent de les traverser pour se rendre d’une cité à l’autre, donc d’une communauté humaine à une autre. La cité a des fines, des limites qui correspondent à un espace juridique et politique. L’Empire n’en a pas a priori (Fig. 4). Il s’organise autour de voies de communication qui courent perpendiculairement à ce que nous considérons comme une frontière. Ici la perception de la frontière se confond avec la perception de l’État. En traduisant imperium Populi Romani par Empire romain, nous lui imposons une territorialité qu’il n’a pas a priori. L’imperium n’est pas un territoire, mais une domination exercée sur d’autres groupes humains. Il n’a donc pas de frontière claire car la domination romaine s’exerce de manière diffuse bien au-delà du limes ou de la ripa.
18Ce n’est qu’à partir du iie siècle, une fois les armées romaines cantonnées durablement dans certaines régions, que les différents aspects de la frontière se confondent. Dans la partie orientale de l’Empire, cette fixation s’opère après la création de la province de Mésopotamie par Septime Sévère (193-211). Décrite par l’empereur comme la forteresse de la Syrie (Cassius Dion LXXV, 3, 2), la nouvelle province sert de frontière entre Romains et Parthes pour les siècles qui suivent. Limite administrative, front militaire et frontière politique se rejoignent alors sur une ligne que les Romains placent arbitrairement le long d’un obstacle naturel ou artificiel. Le discours idéologique produit par les historiens et les orateurs gréco-romains transforme cette séparation arbitraire en une démarcation évidente entre civilisation et barbarie, achevant ainsi d’établir une frontière qui est avant tout un discours en perpétuelle construction.
Bibliographie
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Whittaker C. R. (1994) – Frontiers of the Roman Empire: A Social and Economic Study, Londres.
Notes de bas de page
1 CIL, III, 12483 ; Imp[pp(eratores) Caesss(ares)] / Fl(avius) Cl(audius) Constantinus Al[amann(icus) max(imus) Germ(anicus) max(imus) et] ] / Fl(avius) Iul(ius) Constantius Sarm(aticus) [Per]si[cu]s [max(imus) et] / [Fl(avius)] Iul(ius) Constans Sarm(aticus) Pii Felices Augg<g>(usti)/ locum in parte limitis positum gentilium/ Gotho[ru]m temeritati semper aptis/simum ad [co]nfirmandam provincialium / [s]uorum [ae]ternam securitatem erecta is/tius fabr[ic]ae munitione clauserun/t latru[nc]ulorumque impetum peren/nis mun[imi]nis dispositione tenuerun<t> / adcurante Sappone v(iro) p(erfectissimo) duce limitis / Scythiae.
2 Fronton, Correspondance, trad. P. Fleury, Paris, 2003, p. 326-339.
3 CIL, III, 12508 (AE 1895, 55).
4 CIL, XIII, 8695, Kleve.
5 Dans la toponymie française, des noms de localité comme Feins (Feins en Gâtinais par exemple) restent des marqueurs de confins entre anciennes cités romaines. Je remercie François Chausson pour ce renseignement. On notera aussi (Dain, 1968 p.8) les toponymes Fains (Fains- Véel dans la Meuse) et Fins (dans la Somme).
6 AE, 1939, 180 ; Fin[es]/ inter/ Hadriano[s]/ Palmyrenos/ et / [E]mesenos.
7 AE, 1985, 730, Veliko Tarnovo ; Ex auctori/tate Imp(eratoris) Caesa/ris diui Traiani/ Parthici fili(i) di/ui Neruae nepo(tis) / Traiani Hadria/ni Aug(usti) p(atris) p(atriae) ponti/ficis maximi tri/buniciae potes(tatis) / XX co(n)s(ulis) III Antiu(s) / Rufinus inter / Moesos et Thra/ces fines po/suit.
8 AE, 1984, 919 (AE, 2007, 1631). Ex auctoritate Imp(eratoris) Caes(aris) / L(uci) Septimi Severi Pii Per/tinacis Aug(usti) Arab(ici) Adiab(enici) / pontif(icis) max(imi) trib(unicia) pot(estate) III / imp(eratoris) VII co(n)s(ulis) II p(atris) p(atriae) C(aius) Iul(ius) / Pacatianus proc(urator) Aug(usti) inter / provinciam Osrhoenam et / regnum Abgari fines posuit.
9 [Tiberius] penetrat interius, aperit limites, vastat agros, urit domos, fundit obvios maximaque cum gloria (…) in hiberna revertitur.
10 L’édition de Lachmann dit : « erant dandi interveniente certo itineris spatio duo rigores ordinati, quibus in tutelam commeandi ingens vallorum adsurgeret molis. »
11 CIL, VII, 940, Kirksteads ; L(ucius) Iunius Vic/torinus Fl[av(ius)] / Caelianus leg(atus) / Aug(usti) leg(ionis) VI Vic(tricis) / P(iae) F(idelis) ob res trans / vallum pro/spere gestas.
12 « A limite, id est a vallo, Praetorio m.p. CLVI. »
13 Pour la frontière africaine, voir Euzennat M. (1990), p. 575.
14 « Samosata leg. VII, m.p. XIII ». L’indication est fautive puisque aucune légion VII n’a jamais résidé à Samosate.
15 « ἐπεὶ δὲ τὸν Εὐφράτην διαβὰς ἐς τὴν πολεμίαν ἐσέβαλεν (...) »; « Après avoir traversé l'Euphrate et envahi le territoire ennemi (...) »
16 « ῞Oριον δ᾽ ἐστὶ τῆς Παρθυαίων ἀρχῆς ὁ Εὐφράτης καὶ ἡ περαία. »; « L'Euphrate et les terres environnantes constituent la frontière de l'empire parthe. »
17 « Per ea tempora et alias frequenter in plurimis locis, in quibus barbari non fluminibus sed limitibus dividuntur, stipitibus magnis in modum muralis saepis funditus iactis atque conexis barbaros separavit. »
18 Danton, discours du 31 janvier 1793 : « Les limites de la France sont marquées par la nature. Nous les atteindrons dans leurs quatre points: à l’Océan, au Rhin, aux Alpes, aux Pyrénées. »
19 CIL, XII, 1357 (p 825) (ILS, 02709) (AE, 1992, 1208), Vaison-la-Romaine ; Vasiens(es) Voc(ontiorum) / C(aio) Sappio C(ai) f(ilio) Volt(inia) / Flavo / praefect(o) Iuliensium tribun(o) / militum leg(ionis) XXI Rapacis praef(ecto) / alae Thracum Herculaniae praef(ecto) / ripae fluminis Euphratis / qui HS XII(centena milia) rei publicae Iuliensium / quod ad HS XXXX(milia) us{s}uris perdu/ceretur testamento reliquit idem / HS L(milia) ad porticum ante thermas / marmoribus ornandam legavit.
20 AE, 2002, 1237a2, Gamzigrad: P(rae)p(ositus) rip(ae) l(egionis) V M(acedonicae) Var(inia).
21 Papyrus Dura 3.
22 Le Rhin et le Danube sont, eux, contrôlés par des flottes militaires spécifiques, la Classis Germanica (CIL, XIII, 7710, 7716, 7723, à Brohl) et la Classis Moesica (AE, 1962, 166 à Isaccea). Le Nil est patrouillé par la Classis Alexandriana (CIL, III, 43, à Karnak) en lien avec le service de la Potamophylacia, la garde du fleuve, héritée de l'époque hellénistique (CIL, II, 1970 à Malaga).
Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
UMR 8210 Anhima
Thèse sous la direction de F. Chausson « Guerre et diplomatie de la Méditerranée au Tigre : empereurs, armées, cités et royaumes sous les Sévères (193-235) »
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