Le regard de la Grèce sur l’Europe du XXe siècle
p. 43-49
Texte intégral
1Dans l’esprit des Grecs, la délimitation géographique de l’Europe reste inextricablement liée au critère culturel qui lui rend sa propre physionomie. Certes, personne ne doute que les frontières naturelles du continent s’étendent de l’Atlantique à l’Oural et aux rives du Pont- Euxin, le Bosphore et les Dardanelles, ainsi que de l’Océan Arctique à la Méditerranée. Mais, d’une manière générale, on convient, en même temps, que c’est surtout l’homogénéité culturelle qui confère à l’Europe son uniformité. « L’Europe n’existe – remarque Constantin Tsatsos – que là où existe la civilisation européenne. Dans l’espace fermé et bien délimité que nous venons de décrire, l’homogénéité culturelle est, tout simplement, plus grande, plus évidente1 ».
2Mais, quels sont les critères culturels qui déterminent la notion d’Europe ? Parmi les personnalités qui ont largement contribué à l’élaboration d’une certaine idée de l’Europe en Grèce, Panayotis Kanellopou- los précisait : « La notion d’Europe a comme base préalable la Grèce, Rome, le Christianisme et, également, le Nord2 ». Témoin fidèle de l’esprit de sa génération, Georges Théotokas soulignait l’importance de l’apport de l’Hellénisme, de Rome, enfin de l’esprit italien, français, anglais et allemand3. Tsatsos, lui-même, afin de définir le substrat culturel du monde européen, exaltait les valeurs de la civilisation gréco-romaine qui, conjointes à l’enseignement chrétien, formèrent la base sur laquelle se construisit l’édifice de la civilisation européenne à l’époque médiévale et moderne ; « toute race – concluait-il reprenant la définition de Paul Valéry – et toute terre qui a été successivement romanisée, christianisée et soumise, quant à l’esprit, à la discipline des Grecs, est absolument européenne4 ».
3Dans le cadre de cette conception de base, les Grecs avaient toujours lié les civilisations gréco-romaine et chrétienne à la présence historique de Byzance, qui pendant plus d’un millénaire, résista vigoureusement aux pressions multiformes exercées par les peuples venant du fond de l’Asie et du Moyen Orient. A part sa contribution dans le domaine de la conversion au christianisme des peuples de l’Europe orientale, le monde byzantin ne s’écarta jamais de son devenir européen, grâce aux contacts suivis, de toute sorte, qu’il a conservés avec la partie occidentale du continent et qui n’ont pas été entravés par le conflit entre les Eglises Catholique et Orthodoxe ; bien au contraire, par la reintroduction du grec comme langue officielle de l’Empire et grâce à 1’apport décisif de celui- ci à la renaissance du classicisme, il contribua à l’enrichissement et à l’approfondissement de l’identité européenne à travers les différentes cultures qui la composent.
4Si, suite à la recherche de quelques limites intérieures, on arrivait à circonscrire des zones différentes sur le continent, il faudrait les situer plutôt dans le cadre de la perception de mutations politiques – souvent circonstancielles. Le concept d’Europe Centrale ou d’Europe de l’Est, comme entités politiques et économiques particulières, exista successivement après la Première et la Deuxième Guerres mondiales. Mieux délimités, les pays Scandinaves sont depuis longtemps considérés, de manière générale, comme une zone géopolitique à caractère spécifique. Au contraire, la Méditerranée est toujours apparue aux yeux des Grecs, qui en font cependant partie, comme une aire géographique sans caractère politique bien précis. Et les Balkans ? A vrai dire, au sein de l’État indépendant grec, depuis sa création, plusieurs milieux politiques et culturels évoquèrent la nécessité de faire de cette péninsule une zone de paix et de coopération. Néanmoins, après une expérience longue et amère de plus d’un siècle, il serait extrêmement difficile de convenir que l’aspiration légitime à un schéma de solidarité régionale réponde vraiment à une réalité géopolitique concrète. Toutefois, cela n’empêche pas de parler des Balkans, jusqu’à nos jours, en Grèce comme partout ailleurs, comme d’une aire géographique qui, soumise par le passé à un sort commun à tous ses peuples, continue de présenter des spécificités locales.
5Et les îles Britanniques ? Dès les premiers débats, les Grecs n’hésitèrent pas à convenir que l’étendue d’une Europe unie devrait coïncider avec les extrêmes limites du continent, y compris les îles britanniques. Vénizèlos, présent en tant que premier ministre de son pays, à la conférence qui fut convoquée à Genève pour examiner le Projet Briand, fit à ce sujet une remarque manifestement inspirée par le cas particulier de la Grande Bretagne : « On devrait prévoir l’Union de l’Europe assez élastique pour que soit possible la participation de tous les États, même de ceux dont le centre de gravité est situé plutôt à l’extérieur qu’à l’intérieur de l’Europe5 ».
6A vrai dire, le point de vue de l’homme qui avait posé les bases de la nouvelle stratégie diplomatique hellénique, reflétait la tendance qui, depuis lors, marqua de façon plus générale l’opinion publique du pays : tout morcellement de l’espace européen, du Portugal à l’Oural et des îles Britanniques à Chypre, ne devrait répondre qu’à une conjoncture circonstancielle. C’est bien la conviction qui, de nos jours, amena la Grèce à assumer un rôle actif en vue de l’entrée de ses voisins du Nord au sein d’une Europe élargie.
7Le débat sur l’Europe – d’autant plus sur une Europe Unie – ne fut jamais essentiellement marqué par les rapports avec un État voisin ; ni avant la guerre, ni même après celle-ci. En effet, lorqu’on entama ce débat et qu’on progressa par la suite dans la voie de l’intégration européenne, tous les voisins de la Grèce, à l’exception de la Turquie, se trouvaient déjà derrière le « rideau de fer ». Le thème de l’Europe apparaîtra dans son dialogue avec les États voisins après son entrée, comme dixième membre, dans les communautés et à la veille de l’effondrement du système communiste. Néanmoins, il s’agira moins d’un débat fécond sur l’avenir, et plus d’un dialogue sur le soutien que ces pays en difficulté pourraient obtenir de la part des Douze. Dans le dialogue entre les pays Balkaniques et les communautés, qui s’est considérablement élargi depuis 1990, la Grèce prit dès le début la part active qui lui est assignée par sa position géographique et dictée par la politique de bon voisinage qu’elle avait constamment pratiquée surtout depuis 1975.
8Aux confins du continent européen, le monde grec – remarque Tsatsos – « quoique voisin du monde asiatique, il ne fut jamais influencé par celui-ci dans les traits prépondérants et déterminants de sa physionomie. Même quand la vague des peuples asiatiques recouvrit l’espace grec, il vécut à l’écart de ses dominateurs. Son attachement à sa religion et l’attachement des conquérants à la leur contribuèrent à ce qu’il n’y ait aucun mélange6 ».
9Toutefois, malgré ce phénomène, il ne serait pas exact de conclure que le concept de l’Europe s’élabora en Grèce en fonction de ses rapports avec les non-Européens, ses voisins ou autres. Par ailleurs, lorsque l’idée de l’unité européenne fit surface dans la vie politique, la confrontation séculaire entre l’hellénisme et ses adversaires asiatiques touchait à sa fin. Il est caractéristique que l’une des remarques qui suivirent la réponse très positive du gouvernement Vénizélos au Projet Briand, évoquait la nécessité que la Turquie, elle aussi, fasse partie de l’union européenne !
10On ne pourrait, en effet, signaler en Grèce la référence à l’Europe en tant qu’entité opposée à une autre entité non-européenne, que dans un seul cas : après la mise en application du Traité de Rome et le progrès économique spectaculaire réalisé par les six, une partie importante de l’opinion publique du pays, surtout de tendance libérale, saturée de la présence écrasante des États-Unis, portera ses regards vers une Europe capable de rétablir un certain équilibre dans le domaine politique et économique et de retrouver la pureté de sa physionomie intellectuelle. C’est dans ce sens que l’adhésion de la Grèce au Marché Commun, en juillet 1961, comme membre associé, satisfera toutes les familles politiques du pays – à l’exception des communistes – en tant que choix politique plutôt qu’économique ; et l’accueil extrêmement chaleureux réservé au Général de Gaulle à Athènes et à Salonique, deux années plus tard, reflétera aussi les sentiments d’enthousiasme du public grec envers l’homme qui, à ses yeux, personnifiait le refus de l’hégémonie américaine en Europe7.
11L’Europe, juxtaposée ou non aux autres, l’idée de son unité coïncidait-elle, d’une manière ou d’une autre, avec celle de l’internationalisme ?
12En fait, à une époque où le continent européen apparaissait comme le noyau central de la vie internationale, il attirait à juste raison les regards de tous ceux qui aspiraient à l’internationalisme. Plus précisément, si on essayait de dégager les tendances principales qui se dessinaient à l’intérieur de la vie intellectuelle et sociale en Grèce, on arriverait à faire la distinction entre, d’une part l’attachement plus strict aux valeurs reflétant l’esprit local, et d’autre part les influences provenant de l’Occident ; ce dernier terme, étroitement lié avec ce que l’on pourrait appeler l’internationalisme ou le cosmopolitisme, englobait plus précisément, l’espace géographique de l’Europe du centre-ouest. Le premier développement du mouvement européen dans les années 20, dû aux efforts de Couden- hove-Kallergi et de ses partisans ou bien d’un homme politique au pouvoir, tel qu’Aristide Briand, concrétisa les aspirations idéologiques, souvent confuses, qui guidaient jusqu’alors l’action de cercles et de milieux très restreints.
13Peut-on accorder à l’internationalisme marxiste, sous sa forme diffusée en Grèce, une importance quelconque liée à un projet bien précis destiné à être appliqué en Europe ? En fait, l’idée de faire du sud-est européen, libéré de la domination ottomane, une zone d’Etats fédérés ou confédérés, n’a pas réussi à être acceptée à une grande échelle ni établie sur une base solide. Les militants marxistes Grecs ou ressortissants des pays voisins, s’orientèrent bientôt vers une conception plus restreinte, dictée par les réalités de leur propre environnement, régional ou national.
14La Grèce n’a jamais vécu coupée ou du moins éloignée de ce qui se passait sur le reste du continent européen.
15Au niveau politique, la gestion et finalement la solution des problèmes multiples auxquels le pays avait à faire face, ont toujours été conditionnées par l’évolution des conjonctures politiques à l’échelle du continent. Même les modèles ou les idées maîtresses qui ont guidé son organisation intérieure ont été le plus souvent puisés dans l’espace européen. C’est ainsi que les regards aussi bien des dirigeants que de l’opinion publique, dans le sens le plus large du terme, ont été constamment tournés vers l’Europe, avec une focalisation bien compréhensible sur les événements qui s’y déroulaient à l’échelon des relations internationales et évidemment sur les personnalités marquantes qui les animaient. L’ampleur des connaissances et leur mode d’acquisition s’adapta tout au long de notre siècle aux possibilités offertes par les moyens d’information, différents à chaque époque, organes de presse ou mass média.
16Sur un autre plan, les courants intellectuels et artistiques ou encore les mouvements de mentalités, soit transeuropéens soit spécifiques au continent, avaient aussi pénétré très tôt la vie des Grecs contemporains et avaient joué un rôle déterminant dans leur formation culturelle. En effet, la nation hellénique, au cours des quatre siècles de domination ottomane, ne s’était jamais défaite de son propre héritage culturel, qui, particulièrement riche, se composait d’une part d’éléments déjà intégrés dans l’édifice culturel de l’Europe moderne, et d’autre part d’éléments plutôt nouveaux, reflétant les spécificités nationales ou régionales. A partir de ce dualisme se dessinèrent deux tendances juxtaposées, l’une étant le rapprochement à l’Occident, l’« européanisation » – après la longue « nuit » de la domination ottomane, l’autre étant l’attachement stricte aux traditions populaires et à un esprit local où se reflétaient même les influences de l’environnement balkanique et oriental. La première tendance, de loin la plus forte au sein des classes dirigeantes, laissera son empreinte sur tous les domaines de la vie intellectuelle du pays : arts, littérature, approches scientifiques, courants de pensée politique et sociale.
17Si on essayait de cerner les influences qui s’exercèrent tout au long du xxe siècle sur la vie intellectuelle en Grèce, on retrouverait, tout d’abord, les traces des courants idéologiques nés en Europe qui marquèrent, de manière générale, la pensée et la pratique politiques de notre temps. On devrait, en second lieu, situer sur la carte du continent les grands centres d’enseignement et de recherche les mieux spécialisés dans chaque branche scientifique, qui attirèrent les jeunes Grecs ; ce sont eux qui, à leur retour dans le pays, en même temps que les connaissances approfondies aquises à l’étranger, introduisirent dans leur environnement national quelque chose de l’esprit du pays de leurs études. On devrait, enfin, insister sur le rôle prépondérant joué par un seul foyer, Paris, dans le domaine particulier des arts, de la littérature ou encore dans tout ce qui tient à la liberté de l’esprit. Voici un témoignage extrêmement révélateur se rapportant aux réactions de deux éminents hommes de lettres grecs, Georges Séféris et Georges Théotokas, qui se rencontrèrent à Athènes au lendemain de l’occupation de Paris, le 15 juin 1940 : « J’ai observé - écrit Théotokas - que je m’entends mieux avec Séféris aux heures de malheur, quand les choses que nous avons aimées dans notre jeunesse sont ébranlées, les choses qui nous ont formés et guidés, je crois à vie : une certaine conception de la liberté de l’esprit, un certain sens de l’Hellénisme et parallèlement un sens de l’Europe et surtout de la France, une spiritualité complexe, enrichie de plusieurs côtés, mais fondamentalement franco-hellénique. Nous étions confus, démolis, incapables de réfléchir et éprouvant un sentiment de vide intérieur. Il nous semblait qu’avec Paris, notre éducation, notre civilisation, notre monde, notre époque gisaient en ruines. Tout s’était brusquement effondré autour de nous et nous nous trouvions suspendus dans le vide. Et tous les livres que nous avions aimés, les courants culturels, les grands personnages de l’entre-deux-guerres, nos maîtres, on dirait que tout avait été enlevé, insulté et rendu inutile par la violence sauvage, la botte hitlérienne. Et nous-mêmes, nous étions déjà des êtres sans consistence (...)8 ».
18Dans le domaine de la vie quotidienne, plus qu’au niveau de la vie intellectuelle, on pourrait dégager assez facilement, deux tendances différentes. La classe bourgeoise se voulait informée et à même de reproduire ou d’imiter les mœurs et les modes de vie des grandes villes de l’Europe centrale et occidentale, notamment Paris, Londres, Vienne ou encore Berlin avant et Rome après la Seconde Guerre mondiale. A l’opposé de la mentalité bourgeoise, la vie des couches populaires et de la population rurale se caractérisait par l’attachement à des modèles inspirés des traditions et des pratiques locales. Certes, cette image plutôt schématique, a été largement différenciée après la dernière guerre mondiale. La forte pénétration du mode de vie américaine, le développement du tourisme et, plus récemment, l’influence catalysatrice des mass média, ont progressivement minimisé l’importance des particularismes régionaux ou sociaux. Au niveau de la vie quotidienne, même l’idée et la conscience d’appartenance à une certaine civilisation européenne n’est plus liée qu’à des choix et des préférences bien précises de groupes ou d’individus provenant surtout des milieux intellectuels.
Notes de bas de page
1 C. Tsatsos, La Grèce et l’Europe, Lausanne (Centre de Recherches Européennes), 1977, pp. 18-19.
2 P. Kanellopoulos, Istoria tou evropaïkou pnevmatos (Histoire de l’esprit européen), vol. I, Athènes, 1976, p. 12.
3 G. Théotokas, Tetradia imerologiou (Journal), 1939-1953, Athènes s.d.
4 C. Tsatsos, op. cit., p. 7.
5 C. Svolopoulos, « L’attitude de la Grèce vis à vis du Projet Briand d’Union Fédérale de l’Europe », Balkan Studies, 29/1 (1988), p. 32.
6 C. Tsatsos, op.cit., p. 42.
7 C. Svolopoulos, « La perspetive européenne de la politique extérieure grecque et le Général de Gaulle », De Gaulle en son siècle, 5, L’Europe, Paris, 1992, pp. 247-255.
8 G. Théotokas et G. Seferis, Allilographia, 1930-1966 (Correspondance, 1930-1966), Athènes, 1981, pp. 23-4.
Auteur
Professeur à l’Université d’Athènes
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