Préface
p. 7-10
Texte intégral
1Les thèses d’Etat en Histoire sont souvent considérées comme de monumentales compilations, œuvres d’une vie entière, trop touffues pour être vraiment lues, trop savantes pour intéresser le lecteur ordinaire. En somme, un recul du « profane », trop impressionné par l’ampleur du volume pour oser l’aborder. Recul partagé par bien des éditeurs qui préfèrent publier la nème biographie de roi ou de grand soldat, pourvu qu’elle ait trait à un personnage légendaire, plutôt que de prendre le risque de soutenir un travail plus original, mais moins « porteur », selon le vocabulaire actuel. Saluons donc comme il convient l’action des Publications de la Sorbonne qui, depuis des années, ont joué un rôle pionnier dans l’édition en osant soutenir des travaux scientifiques de haut niveau, même si ceux-ci ne paraissaient pas a priori comme des livres « grand public ». Et pourtant ce sont bien ces Thèses d’histoire qui dans une très large mesure renouvellent nos connaissances et nos méthodes de travail ! Ce sont elles qui font avancer la réflexion historique tout en défrichant des terrains encore souvent vierges.
2Tel est bien le cas du livre de Marie-Thérèse Bitsch. Il s’agit d’une œuvre longuement préparée, méditée, qui allie la richesse d’une large documentation avec l’originalité d’une démarche nouvelle. Démarche nouvelle dans le champ de l’histoire des relations internationales contemporaines. Une tendance dominante existe en effet dans l’historiographie de ce domaine de recherches : l’étude des relations bi-latérales, entre telle grande Puissance avec une autre grande Puissance, ou entre celle-ci et une petite Puissance « cliente ». Les raisons de cette « mode » sont claires : d’une part, il faut bien dominer deux langues étrangères pour pouvoir exploiter raisonnablement les archives des deux Etats concernés, ce qui est souvent possible ; cette capacité devient plus problématique s’il faut dominer trois langues différentes. D’autre part, la correspondance des postes diplomatiques, essentiellement bilatérale, porte naturellement à suivre cette évidente voie. En s’attachant à l’exemple belge, Madame Bitsch a choisi l’analyse tri-latérale. Elle nous invite à suivre et à comprendre l’interaction des politiques et des stratégies économiques menées par ces trois Etats, ou par les responsables privés de ces trois pays, en partant du principe que l’on ne peut dissocier celles-ci sous peine de déformer la réalité. Il est bien vrai que, de par sa position géographique, la Belgique doit sans cesse compter avec ses deux puissants voisins, la France et l’Allemagne. Trait d’union, tampon, barrière, entre les deux grands rivaux, la Belgique a même intégré dans sa conscience les impératifs nés de sa localisation au point de faire de sa neutralité politique le moyen de vivre entre deux géants et même l’essence de son existence.
3Réflexion donc sur la neutralité, mais dans une situation particulière : si la Belgique est un petit pays « coincé » entre deux Grands Etats, elle est aussi à l’époque une des nations les plus actives de l’Europe développée. Son dynamisme industriel et financier était remarquable, ses grandes entreprises se situaient parmi les leaders de secteurs comme la sidérurgie, l’électricité, les transports ferroviaires locaux, sans omettre le secteur bancaire. Une telle réussite économique procure des moyens d’échapper au clientélisme ; sans devenir un Grand, l’aisance qui suscite l’intérêt, assure la liberté de la Belgique face à ses puissants voisins. Encore faut-il pouvoir jouer de cette situation sans pousser l’un des deux Géants à se sentir lésé ou déçu. Quelle fut la stratégie belge dans une période de bonne conjoncture (années 1892 à 1914) et comment ses deux partenaires l’apprécièrent-elle ?
4Pour apporter des réponses solides – on pourrait presque dire « définitives » – Marie-Thérèse Bitsch a réalisé une enquête quasi-parfaite dans les sources disponibles. Les deux grands fonds d’archives publiques belges (Affaires étrangères et Archives Générales du Royaume) ont été complétés par une quantité remarquable de papiers personnels ; en Allemagne, les archives de Coblence, de Bonn et de Potsdam ont été visitées ; en France, les quatre grandes sources d’archives, classiques pour les historiens de relations internationales, Affaires étrangères, Finances et Economie, Armées, Commerce, ont été intégralement exploitées. La moisson a été très riche, mais que d’heures passées à compulser des dossiers vides ou allusifs ! Pourtant on ne sent pas l’effort méticuleux et patient de l’historienne qui espère ne rien omettre, tout en présentant au lecteur les pages significatives. Car l’auteur sait faire vivre ses acteurs par des citations bien choisies, notamment lorsque certains « experts » se risquent à des conclusions hasardeuses, tel cet attaché militaire français en Belgique, au nom prédestiné, M. Génie ! Du coup, ce sont des milieux, des groupes, tantôt politiques ou diplomatiques, tantôt d’entrepreneurs, qui rendent cette histoire humaine, alors que trop souvent des historiens de l’économie oublient ce matériel humain dans leurs réflexions théorisantes. Ici des hommes dont on sait la formation (voir les développements sur le rôle des écoles et des associations), l’environnement politique (les diplomates « républicains » français opposés aux « aristocrates » diplomates allemands), les affinités culturelles, y compris lorsque celles-ci sont manifestées par des commémorations plus ou moins tapageuses (« la propagande par les commémorations »). Bien évidemment la dualité de la population belge, avec sa division entre Flamands et Wallons, est fort présente en ce travail. Si celui-ci comporte les nécessaires statistiques pour mesurer l’ampleur des relations d’affaires, il n’oublie point que ces affaires sont d’abord des choix humains, à partir de calculs établis avec les méthodes de vente ou de financement du temps, en un moment où la bonne conjoncture économique pousse à l’audace.
5Cette enquête sur les hommes n’interdit pas la réflexion d’ensemble sur la nature des trois économies concernées. L’analyse précise de toutes les sociétés industrielles, commerciales et bancaires conduit à des observations globales à propos des trois partenaires. Faut-il parler de complémentarité de ces trois économies ou au contraire de concurrences et de spécificités ? En bref, pouvaient-elles se compléter et assurer ainsi une atmosphère pacifique aux relations entre les trois Etats ? Incontestablement les Belges, et particulièrement les commerçants du grand port d’Anvers, ont su capter la confiance de producteurs des deux autres pays pour assurer à leur petit pays un rôle de « plaque tournante du commerce international » ; si la géographie servait les Belges en les plaçant au centre de l’Europe développée en cette fin du xixe siècle, il n’en demeure pas moins que ceux-ci ont su mettre au point des techniques et des moyens adaptés à cette situation.
6En réalité, la grande difficulté belge réside plutôt dans l’inégal développement sectoriel des économies des deux autres Etats. Du côté allemand, la croissance de l’industrie, impressionnante, rend difficile voire dérisoire une concurrence industrielle belge ; dès lors, la Belgique doit-elle se résigner à être le vendeur des produits allemands au risque de sacrifier sa propre industrie ? Du côté français, la puissance du développement bancaire grâce à un fort réseau de succursales de banques de dépôts et à un réel allant des banques d’affaires, réduit – ou menace de réduire – les banquiers belges au rôle de brillants seconds, de force d’appoint. Les voici encore menacés de dépendance. Comment éviter ces sujétions ? A vrai dire seule une réelle entente inter-européenne aurait pu placer les trois économies en une Internationale du Capital, facteur de paix, prémonition d’un véritable Marché Commun.
7Car la constante réflexion qui suit la lecture de cette Thèse, se rapporte à la situation actuelle, issue de la création de la Communauté économique européenne. Nous sommes placés devant les prémices de l’Union européenne. Certes à l’époque, avant le sanglant conflit européen, cette guerre civile européenne de 14-18, on ne peut guère prévoir les effets d’une guerre longue, totale, puisque touchant l’arrière comme le front, les civils comme les militaires. Certains envisagent cependant les dangers d’un affrontement qui, nécessairement, placerait les Belges au centre du séisme. Comment maintenir l’harmonie économique entre les trois ? Etait-ce possible alors que, sur presque tous les terrains, France et Allemagne se heurtaient ? Il aurait fallu que les Français acceptent d’atténuer leur protectionnisme pour que les Belges puissent vraiment jouer le rôle d’honnêtes courtiers ; or, le faible dynamisme de l’industrie française pendant ces années d’avant-guerre trouvait une protection dans un système douanier dirimant pour la Belgique ; comment faire des concessions si l’on ne mesure pas bien les conséquences d’une « guerre » tarifaire, première étape vers la guerre tout court ?
8Lorsque les Français se croient menacés d’un « Sedan commercial », ils ont naturellement des attitudes peu conciliantes, dilatoires, intransigeantes même, persuadés qu’une petite puissance devra s’incliner. La partie française croit d’autant plus à cette soumission belge que les apparences semblent établir une filiation entre la grande France et la petite Belgique : les cadres belges sont souvent francophones, les sources d’informations françaises inondent la presse belge francophone, la présence française est majoritaire dans les Expositions internationales qui ont lieu en Belgique, l’histoire même de la Belgique est tenue comme orientant celle-ci en priorité vers son voisin du sud. Alors à quoi bon faire de bonnes manières à ces cousins trop susceptibles ? « Ils » seront toujours à nos côtés ! Peut-être les Allemands, beaucoup moins persuadés d’une quelconque parenté avec leurs voisins belges, même flamingants, ont-ils mieux compris la nécessité de vraiment négocier ? Peut-être ont-ils mieux admis l’intérêt de nouer des relations triangulaires, germano-belgo-françaises, pour assurer leur propre développement industriel et financier ? Mais cette relative conciliation sur le terrain économique pouvait-elle tenir face à des choix militaires, beaucoup moins conciliants dans la perspective d’un affrontement avec la France ? L’un des grands mérites de ce livre est justement de nous montrer l’interdépendance des problèmes économique, militaire, culturel, politique lorsque l’on veut saisir la nature des relations ternaires France-Belgique-Allemagne. En particulier, on comprend le poids des mentalités collectives qui parfois déforment les réalités, comme cette fausse conviction française d’une préférence belge pour le parent français. En fait, confusément les Belges sentent bien qu’un heureux futur serait dans la réalisation d’une entente entre les trois partenaires, mais comment y parvenir alors que les deux Géants pensent en priorité à la satisfaction de leurs intérêts nationaux ?
9Il faudra deux guerres, dites mondiales, pour que la raison du plus faible l’emporte. En attendant c’est plutôt la montée du pessimisme parmi les contemporains, à l’instar de l’ambassadeur belge à Berlin, Jules Greindl « une grande figure ». Celui-ci bien placé pour en connaître, raisonne comme s’il fallait avant tout s’assurer de la placidité allemande en ne les provoquant en rien, tout en évitant de paraître avoir de bonnes relations avec la France, alors que ses informations ne lui laissent aucune illusion sur la future stratégie allemande en cas de conflit européen : la neutralité belge ne tiendra pas. Le roi des Belges, Albert, avait sans doute la même conviction pessimiste ; mais comment y parer si le puissant voisin a déjà pris sa décision ?
10Les responsables belges ont-ils jamais vraiment cru en une possible invasion française de la Belgique ? Leur affirmation qu’ils étaient prêts à repousser une invasion venue du sud, était-elle sincère, ou pure manœuvre déclamatoire pour affecter une parfaite neutralité entre les deux adversaires ? En tout cas, à partir de la crise d’Agadir en 1911, il devint de plus en plus difficile aux Belges de croire en un avenir pacifique. Leur rejet de l’invasion culturelle française ne pouvait leur éviter une invasion militaire allemande.
11On mesure combien une politique de neutralité est chose délicate lorsque la géographie vous place au milieu de deux adversaires « irréconciliables ». Dans les années précédentes, les hommes d’affaires, voire les publicistes ou certains responsables politiques, avaient pu espérer maintenir une harmonieuse collaboration entre les trois partenaires, grâce à une multiplication des entreprises triangulaires ; l’internationalisation des sociétés financières belges pouvait être un lien commode, surtout en un Etat à législation très libérale ; les multinationales pouvaient anticiper sur l’avenir pacifique de cette Europe occidentale, en associant intérêts français, belges, allemands au sein de mêmes sociétés. Mais cette orientation ne résista pas à la montée des nationalismes, capables de pénétrer les milieux d’affaires pourtant habitués à collaborer. Décidément, l’Europe occidentale n’était pas encore mûre pour une Union économique, première étape vers une entente politique !
12Il ne faut pas demander au passé de préfigurer le futur, mais il peut éclairer le présent. Une relative convergence des trois économies aurait pu contribuer à une relative entente politique ; or à l’époque les courants nationalistes prenaient le dessus chez beaucoup d’acteurs et de commentateurs. En somme, les données économiques étaient en avance sur les mentalités. Aujourd’hui les frontières entre ces trois pays ont pratiquement disparu et symboliquement la capitale belge est devenue capitale de l’Union européenne ; en un siècle, c’est un bouleversement considérable. Pour le bien mesurer et pour en comprendre les raisons, il faut lire cet ouvrage où la vigueur de la pensée n’exclut point l’élégance de la forme. Décidément l’histoire des relations internationales que fondait Pierre Renouvin, il y a maintenant quarante ans, se porte bien. Qui se plaindrait de trouver en ce livre une nouvelle illustration de ses vertus, en particulier d’être une histoire totalisante, mêlant histoire politique, données économiques quantifiées, analyse de mentalités, portraits de fonctionnaires et d’entrepreneurs, le tout à l’échelle de trois pays ?
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Métro, dépôts, réseaux
Territoires et personnels des transports parisiens au XXe siècle
Noëlle Gérôme et Michel Margairaz (dir.)
2002
Policiers dans la ville
La construction d’un ordre public à Paris (1854-1914)
Quentin Deluermoz
2012
Maurice Agulhon
Aux carrefours de l’histoire vagabonde
Christophe Charle et Jacqueline Lalouette (dir.)
2017
Autonomie, autonomies
René Rémond et la politique universitaire en France aux lendemains de Mai 68
Charles Mercier
2015