1968, ou la politisation du débat pédagogique
p. 147-164
Texte intégral
1Dans l’introduction de son Histoire politique de l’Europe contemporaine (1897), Seignobos, que l’on croit à tort positiviste, tient à permettre au lecteur de le critiquer éventuellement en lui indiquant où il se situe politiquement :
« La conscience nette que j’ai de mes préférences personnelles pour un régime libéral, laïque, démocratique et occidental me garantit, je pense, de me laisser entraîner à décrire inexactement ou à négliger des phénomènes que je sais m’être antipathiques. Si je me suis trompé, le lecteur est averti du sens dans lequel il est possible que j’aie penché ».
2C’est de bonne méthode, car l’historien n’écrit pas de Sirius : il appartient à l’histoire même qu’il entreprend de narrer. Au seuil de ce chapitre, et précisément parce que je m’efforce à l’objectivité, je préciserai donc comment je me situais en 1968. Je retiendrai quatre traits.
3Professionnellement, j’étais alors assistant à la Sorbonne depuis 1962, et je travaillais à ma thèse sur les anciens combattants de 1914- 1918. En second lieu, je militais au SGEN-CFTC. J’avais adhéré à ce syndicat à mon retour de la guerre d’Algérie, à l’invitation d’un ami de khâgne, Jacques Julliard, pour participer à la construction d’une grande centrale ouvrière non communiste. De fait, le SGEN a joué un rôle important dans ce qu’on appelait alors « l’évolution » de la CFTC, c’est-à-dire sa transformation en CFDT par l’abandon de la référence à la doctrine sociale de l’Église au congrès de 1964, sa « déconfessionnalisation ».
4Comme j’étais responsable des questions pédagogiques au bureau national du SGEN, la confédération m’avait désigné pour la représenter à la Commission de l’éducation des IVe et Ve Plans. C’est un troisième élément. Pendant une dizaine d’années, à partir de 1962, j’ai beaucoup appris en participant à ces débats. D’une part, qui dit planification, dit évaluation chiffrée des évolutions et des objectifs, c’est-à-dire un travail sur les statistiques scolaires qui rejoignait mon investissement d’alors dans l’application à l’histoire des méthodes statistiques. Ma thèse de troisième cycle en Sciences politiques, dirigée par René Rémond, sur les effectifs de la CGT à l’époque du Front populaire met en évidence des distributions de Pareto, et j’ai introduit l’analyse factorielle des correspondances en histoire. D’autre part, le Plan était un des lieux privilégiés de la modernisation du système éducatif, ses équipes se donnant pour mission de faire bouger les ministères, et pas seulement d’extrapoler la poursuite des évolutions en cours. Militantisme syndical et planification se rejoignaient dans une volonté de changement.
5C’est enfin à cette époque que j’écris l’histoire de l’enseignement. René Rémond avait eu l’idée de me la demander pour la « collection U » qu’il dirigeait. L’histoire de l’enseignement était à l’époque tellement sous-développée que lire la littérature a été vite fait : la rédaction m’a demandé deux ans, ce qui serait impossible aujourd’hui. Ce livre a eu beaucoup de chance, car il est paru au lendemain même des événements. J’ai apporté mes épreuves corrigées chez Armand Colin, 103, boulevard Saint-Michel, au matin même du 11 mai 1968, en me rendant rue Michelet à l’institut d’Art et d’Archéologie où, pour la première fois, une assemblée générale de tous les enseignants de la Sorbonne, assistants compris, était convoquée. Le boulevard fumait encore de la nuit des barricades. Je l’ai remonté depuis la place Saint-Michel, où j’avais débarqué venant d’Orléans où j’habite toujours.
Contexte
6Un premier trait des années 1960, après la fin de la guerre d’Algérie, est l’émergence de la jeunesse comme groupe d’âge. Il est bien connu1 et il suffit de rappeler quelques faits : la diffusion rapide et massive des transistors à partir de 1960, et l’importance de l’écoute individuelle, et non plus familiale, de la radio qu’ils permettent à des millions d’adolescents – 72 % l’écoutent tous les jours ; le succès du magazine Salut les copains, lancé en 1961, qui atteint rapidement le million d’exemplaires et touche plus de la moitié des garçons de 15 à 17 ans2 ; la grande nuit qu’il organise le 22 juin 1963 – une première fête de la musique, qui souligne le rôle de la musique dans la constitution d’une culture jeune3 .
7Du point de vue scolaire, ces années voient la généralisation progressive de la mixité. Le ministère cesse de construire des établissements distincts pour les filles et les garçons, et il construit énormément... Accueillis dans les mêmes classes, ces élèves cessent de se distinguer par le costume, encore que certaines directions d’établissement s’efforcent de maintenir les anciens usages vestimentaires. Le jean unisexe, les baskets, le pull-over flottant, affirment une indépendance inconcevable dix ans plus tôt et deviennent l’uniforme d’un groupe d’âge, en attendant d’être celui des petits groupes d’étudiants qui galopent dans les rues, et font galoper les CRS derrière eux en 1968. Il devient difficile d’identifier de loin les silhouettes, d’autant que les garçons adoptent les cheveux longs ; Antoine en tire une chanson à succès.
8Cette autonomisation du groupe d’âge est en partie la conséquence de l’explosion scolaire, pour reprendre le titre de Louis Cros (1961). L’ordonnance du 6 janvier 1959 a rendu la scolarité obligatoire jusqu’à seize ans pour les enfants nés après le 1e janvier 1953. Le premier cycle du second degré se détache du second, avec la création des collèges d’enseignement secondaire en 1963 et il absorbe progressivement les anciens cours complémentaires primaires, devenus collèges d’enseignement général. La loi de 1975 achèvera cette évolution en instituant le collège unique. Bref, l’architecture scolaire actuelle à trois niveaux, écoles, collèges, lycées, se met en place. Elle s’accompagne d’une forte croissance du nombre de collégiens, puisque les taux de scolarisation sont en 1975 pour seize ans supérieurs à ce qu’ils étaient pour quatorze ans en 19614 .
9Simultanément, la question de la démocratisation est à l’ordre du jour. On avait longtemps attribué les inégalités devant l’école à l’argent, mais cette explication avait perdu beaucoup de sa force depuis que l’enseignement secondaire était devenu gratuit, à partir de 1930. L’enseignement lui-même était maintenant en accusation pour deux raisons. D’une part son contenu et ses méthodes étaient profondément inadaptés aussi bien aux exigences d’un monde en pleine mutation qu’aux besoins d’élèves de milieux populaires. Le latin cristallisait l’opposition entre les anciens, qui voulaient le garder pour dispenser à tous le meilleur de la culture, et les modernes, partisans de sa suppression ou d’une place réduite. D’autre part, la réalisation d’un tronc commun était beaucoup trop timide – un trimestre sans latin en sixième – pour permettre une orientation démocratique. D’autant que cette orientation même était suspecte. Les Héritiers, de Bourdieu et Passeron, parus en 1964, rencontrent un écho retentissant. Ils expliquent que si un enfant de cadre supérieur a quarante fois plus de chances qu’un enfant d’ouvrier d’accéder à l’enseignement supérieur, c’est parce que l’école sélectionne non sur ce qu’elle dispense explicitement, qu’elle dévalorise au contraire en le traitant de « scolaire », mais sur la maîtrise d’une langue et d’une culture transmises par la famille. La démocratisation exige donc une « pédagogie rationnelle » qui combatte systématiquement la domination de la culture de classe.
10Au même moment, les contenus de l’enseignement sont dénoncés par les professeurs du supérieur comme périmés ou obsolètes. L’écart entre la science en train de se faire et ce qu’on enseigne dans l’école est béant, et il ne cesse de se creuser. Programmes et exercices sont à revoir de fond en comble. C’est la création en 1967 de la commission présidée par André Lichnerowicz, professeur au Collège de France, qui élabore des programmes révolutionnaires de mathématiques modernes pour les lycées, les collèges et les écoles. C’est, un peu plus tôt, la commission Rouchette, qui définit de nouveaux programmes de français pour l’école primaire, donnant la priorité à l’oral, tenant compte des niveaux de langue et proposant des exercices structuraux inspirés de la linguistique alors en plein essor.
11Loin de freiner le mouvement, le ministère l’encourage. Le milieu des années 1960 est une période extraordinairement tonique, dynamique. L’heure est au changement, à la réforme. C’est le moment où apparaissent les sciences de l’éducation, où le ministère nomme, à l’Institut pédagogique national, un nouveau directeur de la recherche, Louis Legrand, en lui donnant les moyens d’expérimenter à grande échelle les nouveaux programmes de mathématiques et de français (1966). À la demande du ministère, on expérimente aussi le tiers-temps pédagogique, une réorganisation profonde de l’enseignement primaire, qui décloisonne les enseignements en constituant trois groupes, les matières fondamentales, les disciplines d’éveil, l’éducation physique et le plein air.
12L’aspiration au changement n’est pas le fait des seuls milieux de l’éducation ; elle soulève l’ensemble de la société dans l’espoir d’une libération des énergies individuelles. C’est, dans les entreprises, le développement de la formation permanente, et d’une formation qui balaie les anciens rapports hiérarchiques au nom du leadership démocratique. Les méthodes psychosociologiques sont amplement sollicitées. En 1956, Jacques Ardoino crée l’ANDSHA (Association nationale pour le développement des sciences humaines appliquées) et, avec un statut d’assistant itinérant, s’investit dans la formation des cadres d’entreprise. Trois ans plus tard, se constitue l’ARIPP (Association pour la recherche et l’intervention psycho-pédagogique), avec M. Pagès, G. Palmade, D. Anzieu, A. de Peretti, etc. En 1966 se tient au VVF de Dourdan un grand séminaire autour du psychosociologue américain Cari Rogers, qui diffuse les pédagogies semi-directives. Son adage, « learning is beautiful, teaching is ridiculous », marque les méthodes de la formation d’adultes avant d’inspirer des pédagogues. Dans les entreprises, on s’engoue pour groupes de diagnostic ou T-Groups (training groups), une méthode très radicale de formation non directive où l’on réunit une douzaine de personnes pendant deux ou trois jours sans animateur, sans programme et sans tâche, pour que les personnalités s’affrontent et se remettent par là même en question. C’est aussi le moment où la psychanalyse se développe et conquiert sa légitimité : le séminaire de Jacques Lacan est accueilli rue d’Ulm en 1964.
13Ces idées diffusent dans les milieux éducatifs. Deux ouvrages parus avant 1968 en témoignent : le livre de Vasquez et Oury, Vers une pédagogie institutionnelle et celui de Lobrot, La pédagogie institutionnelle, l’école vers l’autogestion, dont il est significatif qu’il paraisse dans une collection, « Hommes et organisations », consacrée au management, et qu’il soit préfacé par Jacques Ardoino. Sans aller aussi loin, beaucoup s’intéressent à l’école comme microsociété où les élèves puissent trouver des espaces de liberté, d’initiative et de responsabilité. À l’heure des T-Groups et des séminaires non directifs, les cours magistraux semblent anachroniques. Le contraste frappe, entre une société qui se libéralise et une école restée immuablement rigide.
14Or il s’accroît, car cette école accueille des adolescents de plus en plus indépendants et qui s’affranchissent des normes anciennes. Le plus significatif est ici l’évolution des règles qui régissent la sexualité et liaient son exercice légitime au mariage, du moins pour les femmes, car le « double standard » allait de soi. En 1970, 74 % des femmes de 20- 29 ans admettent comme normal que des fiancés aient des rapports sexuels avant le mariage et 57 % le jugent même souhaitable, alors que chez les femmes de 50 ans et plus, les chiffres sont respectivement de 32 % et de 24 %5 . Le planning familial ouvre ses premières consultations au début des années 1960, et la loi Neuwirth, qui légalise la contraception, date de 1967. Dans ce domaine particulièrement sensible, les mentalités évoluent rapidement. Les familles suivent le mouvement et se font permissives, le contrôle des sorties devient moins strict, comme celui des lectures ou des films, et l’on accorde à des lycéens une liberté dont le baccalauréat marquait naguère le seuil.
15Cette évolution rapide fait douter les adultes. En 1968, le sociologue Jean-Claude Chamboredon expliquait la permissivité éducative des parents, qu’il constatait, par la conviction que des modifications profondes étaient en cours qui préparaient aux jeunes une vie très différente de la leur. « Si tout doit changer, le style de l’autorité parentale et les préceptes qu’elle transmet ne doivent-ils pas être aussi renouvelés et assouplis ? »6 C’est un sentiment très général. Je m’en faisais l’écho à la fin du dernier paragraphe de mon Histoire de l’enseignement :
« Personne au fond ne sait ce qu’il faut faire. Les adolescents refusent, avec agressivité, les normes de la société adulte [...] Les adultes hésitent entre l’affirmation autoritaire de normes héritées d’un temps de plus grande stabilité, dont ils savent bien qu’elles ne sont plus adéquates, et une démission, un laisser-faire, qui n’est pas davantage éducatif [...] La crise de l’école et de sa pédagogie n’est plus, ici, qu’un aspect d’une crise beaucoup plus profonde du rapport éducatif dans les sociétés modernes que caractérisent la longévité des hommes et la rapidité des changements »7.
16Mais ce n’était en rien un point de vue original. Même le ministre de l’époque, Alain Peyrefitte, tenait des propos analogues en clôturant le colloque d’Amiens : « Les adultes ne peuvent offrir à la jeune génération que des modèles auxquels ils ne croient plus eux-mêmes ou qu’ils n’entrevoient qu’à peine, et non sans tremblement »8.
17Dans ces conditions, la relation pédagogique est remise en question. La critique d’une pédagogie impositive et hiérarchique devient une sorte de lieu commun. Quelques semaines avant mai 1968, par exemple, le congrès du SGEN adopte une motion significative :
« Prolonger jusqu’à 18 ans, sans la modifier, la même scolarité qui durait hier jusqu’à 14 ans serait une double catastrophe. D’un point de vue humain et psychologique, imposer à des adolescents des mœurs scolaires et une pratique pédagogique déjà contestables dans l’école élémentaire serait un crime. Ce serait les priver de toute initiative et de toute responsabilité, leur imposer des devoirs et des leçons dont ils ne comprennent pas la raison, et les maintenir ainsi dans un cadre infantilisant. La révolte contre cette école est, de la part de ces adolescents, un signe de santé »9.
18Radicalisme d’une deuxième gauche qui se cherche encore ? Plutôt un sentiment largement partagé, si l’on rapproche ce texte d’une déclaration faite au même moment, lors du colloque d’Amiens, par Roger Grégoire, un conseiller d’État connu pour son rôle dans l’élaboration du statut de la fonction publique :
« Si l’élève manifeste peu de dynamisme à l’égard des questions scolaires, cela tient à trois raisons :
– on tente de lui transmettre un patrimoine qui lui est indifférent ;
– on transmet ce patrimoine à travers des modèles qu’il rejette...
– à l’aide d’un système hiérarchique que son bon sens et sa dignité ne peuvent tolérer »10.
19Qu’un très haut fonctionnaire tienne des discours aussi radicaux témoigne de l’ampleur des remises en question qui marquent la période. Contrairement à l’opinion reçue, les événements de 1968 ne sont pas à l’origine du mouvement de réforme pédagogique ; ils s’inscrivent dans ce mouvement même qui les prépare et d’une certaine manière les rend possibles. Mai 1968 met en scène dans une dramaturgie inédite et spectaculaire des idées et des aspirations au changement qui avaient préalablement conquis de vastes secteurs de l’opinion publique.
Les aspirations de mai
20Ce n’est pas le lieu de faire l’histoire des événements de 1968. Dans l’enseignement supérieur, l’ordre de grève a été lancé par le SNESup très tôt, dès le 3 mai, mais non par le SGEN. Dans le second degré, les deux syndicats ont appelé à la grève, le 22 mai, en donnant à leurs adhérents pour consigne d’être sur le terrain, avec les élèves. Les lycées ont été occupés dans la journée, et de nombreuses assemblées générales se sont tenues, associant souvent professeurs et élèves.
21Une brochure publiée par le SGEN à partir des comptes rendus d’assemblées générales ou des motions et programmes élaborés dans quatre-vingts lieux différents environ permet de dresser un bilan des aspirations et revendications de l’époque11 . Le texte ainsi rédigé distingue clairement le commentaire fait par l’organisation et les documents de base qu’il synthétise.
22Le cours magistral est la première cible des critiques, qui invitent à multiplier les travaux de groupe. On aspire manifestement à une nouvelle relation entre maîtres et élèves. En second lieu, dans la perspective ouverte par Les Héritiers, on dénonce les devoirs à la maison, parce qu’ils accroissent l’inégalité. Le lycée Michelet réclame par exemple l’organisation de véritables permanences spécialisées pour encadrer les devoirs. Ensuite, les compositions sont mises en cause en raison de l’importance qu’elles donnent à la compétition, au classement des élèves. Certains se contentent de proposer que les professeurs se bornent à indiquer la place obtenue par l’élève sur chaque copie, mais qu’ils les rendent dans l’ordre alphabétique. D’autres, plus radicaux, récusent tout classement. De toute façon, on voudrait très généralement que le contrôle porte sur la totalité de l’activité de l’élève et l’on suggère pour cela une gamme d’exercices, dont des exercices à livre ouvert. La notation est également critiquée, mais de façon très différente. Une approche pragmatique relève que dans la notation sur vingt, les notes extrêmes ne sont jamais utilisées, si bien qu’il serait suffisant, et au total plus juste, de noter de un à cinq mais d’utiliser les cinq notes, à la manière américaine. Une approche plus radicale conteste la notation comme extérieure et propose d’amener les élèves à s’auto-évaluer.
23L’accord est très large sur la nécessité de faire une place à la vie des élèves. Dans ce but, on imagine un lieu, le foyer socio-éducatif, que l’on conçoit sur le mode de l’extraterritorialité, où les règles en vigueur dans les autres lieux ne s’appliquent pas et où par conséquent les élèves seront libres de faire ce qu’ils veulent. Ces foyers vont éclore à la rentrée dans des salles de classe non équipées, et sans que les règles d’usage soient réfléchies, discutées et acceptées. En fait, en créant un espace de liberté, on s’autorisait à ne pas modifier le reste de la vie lycéenne, et comme c’est le reste, c’est-à-dire l’enseignement, qui est l’essentiel, cette innovation ne pouvait avoir de grands effets. Une dérive était même prévisible : les foyers, définis par l’absence de norme, deviennent des lieux enfumés et bruyants sans véritable vie collective. Il n’empêche qu’à l’époque on plaçait de grands espoirs dans les foyers socio-éducatifs auxquels on confiait des missions ambitieuses, comme de créer un cercle de discussion politique ou de se contribuer à l’éducation sexuelle.
24Dans l’enseignement même, les documents lycéens de 1968 préconisent des travaux d’équipe, une concertation des professeurs entre eux, mais aussi avec leurs élèves, une organisation plus collective du travail. On propose la participation des élèves aux conseils de classe mais, curieusement, il n’est pas question de celle des parents, sans doute parce que dans les réunions et assemblées qui se tiennent dans les établissements occupés, les parents n’ont été conviés ni par les élèves ni par les professeurs. Les parents apparaissent quand il est question de l’ouverture des établissements.
25Les changements repérables à la rentrée 1968 sont somme toute limités. Ils sont d’abord vestimentaires. Pour les professeurs masculins, le port de la cravate ou de la barbe deviennent des manifestes de tendance pédagogique et politique. Les femmes n’hésitent plus à porter le pantalon ou des tenues moins strictes. Pour les élèves, la différence est sensible chez les filles : elles aussi se mettent à porter le pantalon, auparavant interdit, et le maquillage leur est autorisé. Les blouses disparaissent, mais plus progressivement. La grande nouveauté est de pouvoir fumer. Jusqu’alors, les fumeurs étaient relégués dans les toilettes où ils se cachaient. Désormais, les élèves fument au grand jour, dans les cours de récréation ou les couloirs, au foyer, mais non dans les salles de classe. Les professeurs fument aussi, et certains dans leur classe.
La radicalisation idéologique
26Ces changements sont symboliques, et à ce titre ils comptent. Mais pour bien appréhender le clivage qui va diviser très profondément les lycées, il faut prendre en compte la radicalisation idéologique que provoquent les événements. Mai 68 a déplacé en quelque sorte le centre de gravité de l’opinion publique, et en tout cas de celle des enseignants. Des réformistes qui apparaissaient audacieux avant les événements, semblent désormais timides et on les suspecte volontiers d’être à droite, puisqu’ils ne sont pas révolutionnaires. La critique de l’école devient beaucoup plus véhémente, et dans un double sens.
27Un premier courant se développe dans la mouvance du marxisme. Ici, l’on reproche à l’école d’être une école de classe. Mais la contestation est plus fondamentale qu’avant 1968. Elle affirme que la société post-industrielle qui se construit repose sur l’innovation constante à la fois dans les produits et dans les processus, et que le secteur moteur en est celui de la gestion, des échanges et des services, le secteur tertiaire. L’important n’est donc plus la propriété des moyens de production, mais le savoir, car il est la source du pouvoir économique, social et politique. L’université, lieu de production des savoirs, devient alors un enjeu de première importance, au même titre que la Bourse au siècle précédent. Faire la révolution suppose que l’on s’attaque à l’Université comme lieu fondateur de la domination de la classe dominante. Dans ce contexte, l’ensemble du système scolaire devient suspect, car la lutte de classe traverse la production et la transmission du savoir comme elle s’attaquait hier au système de production et d’échange des biens matériels.
28Deux livres témoignent de cette radicalisation. Le premier est La Reproduction de Bourdieu et Passeron. C’est un ouvrage totalement nouveau par son parti pris démonstratif : il se présente comme l’Éthique de Spinoza ; les quatre-vingts premières pages sont une suite de propositions qui s’enchaînent, avec des scolies, de la même façon qu’un exposé mathématique, avec des propositions numérotées comme des théorèmes. Tout comme l’indique le sous-titre, c’est une théorie du système éducatif, et le terme de système éducatif n’est pas innocent. On n’est plus dans la perspective d’une sociologie empirique, qui appuie ses résultats sur des sujets concrets, comme les étudiants des Héritiers, c’est un système dont les auteurs entreprennent de mettre à jour la logique.
29Elle est impitoyable. La déduction logique ne laisse aucune échappatoire. Les Héritiers débouchaient sur une pédagogie rationnelle qui devait permettre d’échapper à la culture dominante. Cette perspective a maintenant disparu. La Reproduction ne laisse aucun espoir, elle récuse par avance tout projet positif de réforme. Ceux qui voudraient agir pour changer l’école se leurrent12 . Les systèmes scolaires sont des outils de reproduction et ils ne peuvent être rien d’autre. Le livre s’ouvre sur la proposition suivante :
« Tout pouvoir de violence symbolique, i. e. tout pouvoir qui parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force, ajoute sa force propre à ces rapports de force ».
30Sans la moindre démonstration, la thèse fondamentale est assénée d’emblée, comme une vérité d’évidence, indépendante de toute contextualisation de temps ou de lieu, de toute histoire, et elle fait du pouvoir de violence symbolique le fondement même de l’école, sans se demander si, par hasard, elle ne serait pas aussi, et simultanément, autre chose. Les marges d’initiative dont elle dispose, son indépendance relative ne peuvent être invoquées pour fonder la possibilité d’en faire un outil de transformation démocratique de la société, car la théorie démontre qu’elles sont une illusion indispensable au fonctionnement même de la reproduction. Pour s’exercer, la violence symbolique doit être masquée par cette indépendance illusoire : elle est la condition même qui permet au système scolaire de remplir efficacement sa fonction, c’est-à-dire de reproduire l’ordre établi et en outre de convaincre de sa légitimité. Une école « libératrice » est donc pire qu’une utopie : un piège tendu aux enseignants pour mieux les faire participer à la reproduction sociale.
31Dans la même veine et à la même époque, des disciples de Bourdieu publient des analyses aussi catégoriques et aussi démobilisantes, bien que plus contextualisées. Ainsi, par exemple, le livre de Grignon sur l’enseignement technique, qui n’hésite pas, pour caractériser les collèges d’enseignement technique de 1970, à citer abondamment des ouvrages de 1920, sans se demander si, par hasard, il n’y aurait pas eu quelques évolutions en un demi-siècle. Aussi est-il aveugle à l’ambition même de cet enseignement, qui est de constituer à lui seul une filière complète de promotion pour les enfants d’origine ouvrière.
32Le second livre essentiel de ce courant, bien que son maoïsme le singularise, est plus radical encore, et peut-être plus important par son audience. C’est L’école capitaliste en France de Baudelot et Establet. J’avoue en avoir été un peu jaloux, car il avait plus de succès que mon histoire de l’enseignement, et il me semblait qu’il disait la même chose. Mon livre est construit sur la dualité de l’école des notables et de l’école du peuple. Aujourd’hui, je donnerais plus d’importance à une école intermédiaire, qui se cherche tout au long du XIXe siècle, avec les écoles primaires supérieures de la loi Guizot, les écoles professionnelles municipales, l’enseignement spécial de Victor Duruy, etc. Mais quand j’ai lu Baudelot et Establet, et que j’y ai retrouvé l’opposition de deux réseaux, le réseau secondaire-supérieur et le réseau primaire-professionnel, j’ai eu l’impression de retrouver ma propre analyse. C’est que je ne les avais pas lus attentivement jusqu’au bout.
33La pointe de L’école capitaliste n’est pas en effet la description du fonctionnement de ces deux réseaux, mais l’analyse du rôle que chacun d’eux joue, à sa place, dans la reproduction du système capitaliste. D’une part, l’appareil scolaire contribue par sa structure même à reproduire matériellement la division en classes, avec la dualité des deux filières. D’autre part et surtout, il contribue « à maintenir, c’est-à-dire à imposer les conditions idéologiques des rapports de domination et de soumission entre les deux classes antagonistes, rapports conformes à la lutte de classe capitaliste » (p. 287). C’est un appareil idéologique d’État, au sens qu’Althusser a donné à ce concept. L’école inculque aux dominés l’idéologie de la soumission, tandis qu’elle inculque aux enfants des classes dominantes l’idéologie qui légitime leur domination. Elle diffuse l’idéologie fondamentale d’une société de lutte de classe, sous ses deux versions symétriques et complémentaires. Ce qui légitime la violence que lui opposent les enfants des classes dominées.
34De tous les appareils idéologiques d’État, l’école est le plus important parce que c’est le seul qui inculque l’idéologie dominante sur la base de la formation de la force de travail. Sa place doit donc être privilégiée dans l’analyse. L’attaque prend alors pour cible privilégiée le rapport Langevin-Wallon qui « non seulement n’a rien à voir avec le marxisme mais constitue au contraire un obstacle à son développement » (p. 301). C’est la figure de proue d’un réformisme qui refoule la lutte de classe et la masque derrière des concepts populistes comme celui de démocratisation. Il avait le mérite de pouvoir être brandi en toutes circonstances comme la solution aux problèmes qui se posaient aux enseignants quotidiennement. D’où son succès auprès d’eux : « Il renforçait leur adhésion aux normes scolaires, tous les aspects petits-bourgeois de leurs revendications spontanées, en leur apportant la caution de la science et de la classe ouvrière » (p. 309).
35Baudelot et Establet débouchent alors sur l’éloge de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne chinoise (majuscules dans le texte) :
« En procédant, plus de quinze ans après la prise du pouvoir politique par le prolétariat à une critique révolutionnaire de l’enseignement, en reconnaissant au sein même d’une société socialiste les dangers que faisait courir à la Révolution l’existence d’un appareil scolaire capitaliste remanié, mais non encore complètement transformé, la révolution culturelle mettait l’accent sur l’importance vitale de l’instance idéologique dans la reproduction des rapports sociaux de production. Elle imposait la nécessité d’une révolution par et dans l’idéologie, révolution qui impliquait la transformation radicale de l’ancien appareil scolaire (p. 316) ».
36Avec des propositions aussi radicales, rien de ce qui peut se faire concrètement dans l’enseignement n’a plus aucune importance, ni en bien ni en mal. De toute façon, le système scolaire est radicalement condamné, c’est une instance d’inculcation de l’idéologie dominante. L’améliorer est pire encore que de le détruire, car c’est œuvrer à la perpétuation du rapport de production capitaliste.
37Le second courant radical procède d’une inspiration toute différente, d’ordre psychologique et socio-psychologique. D’une certaine manière, il tourne le dos au politique. Lobrot illustre ce déplacement déjà esquissé avant 1968, en opposant à la bureaucratie l’autogestion pédagogique. Pour lui, la notion même de révolution est à repenser. Dans les démocraties comme dans les républiques populaires, l’État s’est emparé du pouvoir, et il s’effondrerait s’il ne reposait sur une certaine adhésion. Les formes anciennes de lutte partaient du principe que si l’on arrivait à détruire le pouvoir de la classe exploitante grâce à une révolution, on lui substituerait un autre pouvoir capable d’empêcher toute exploitation.
« [...] aujourd’hui la grande majorité des gens participent à, ou acceptent, l’autorité souveraine de l’État, qu’il soit bourgeois ou prolétaire. Détruire cet état, de quelque manière que ce soit, revient pratiquement aujourd’hui à lui substituer un autre État, qui lui ressemble comme un frère, puisqu’on ne détruit pas, ce faisant, la force sur laquelle il repose, à savoir la volonté populaire. D’où il résulte que les mouvements révolutionnaires d’aujourd’hui, qui n’acceptent que la violence et l’action politique comme formes de lutte, ou bien sont voués purement et simplement à l’échec, ou bien admettent implicitement que l’État, si on le change, changera lui aussi la société, ce qui est le postulat même de la bureaucratie. Et donc se rallient à une formule nouvelle d’exploitation, à savoir la formule prolétarienne (communiste, trotskiste, etc.) ».
38Accorder plus d’importance au pouvoir politique est donc « l’erreur même qu’il s’agit de combattre. » Il faut accepter
« L’idée qu’il est plus important de changer l’homme que de changer la société. Ou plus exactement, qu’on ne peut changer la société qu’en changeant l’homme. D’où il résulte que la mise en place d’une nouvelle forme d’éducation, c’est-à-dire qu’une nouvelle forme d’école, de la liberté de l’information, de nouvelles formules de relations humaines est plus importante que le changement de régime : la révolution pédagogique est à notre époque présupposée à toute révolution, quelle qu’elle soit »13.
39Dans L’école capitaliste, le réformisme pédagogique est récusé au nom d’une révolution culturelle prolétarienne. Par un mécanisme inverse, mais non moins radical, c’est ici la révolution, et plus généralement toute politique, qui se trouvent condamnés au nom d’un homme nouveau, qu’il incombe à la révolution pédagogique de faire advenir. Projet non moins totalitaire que celui des maoïstes, et ressenti comme tel par tous ceux qui n’ont pas envie de changer. Mais quel contenu donner au concept de révolution pédagogique ? Il s’agit d’un retournement de la relation pédagogique, où l’autorité magistrale s’efface devant la dynamique personnelle de formation des apprenants. Ce courant est anti-autoritaire par principe, parce que toute autorité est extérieure à l’individu et que celui-ci ne doit obéir qu’à lui-même ; on ne peut former un individu de l’extérieur car c’est lui seul, en dernière analyse, qui se forme lui-même. On peut l’aider, l’accompagner, le provoquer ; on ne peut le former à sa place. C’est en quelque sorte l’autogestion érigée en modèle éducatif exclusif14 . Poussé à ces conséquences ultimes, ce principe débouche sur une remise en question radicale de l’institution que les professeurs les plus radicaux expriment par des gestes symboliques comme des refus d’inspection15 . Les cas sont rares, mais ils témoignent d’un climat nouveau : la fonction ne suffit plus à légitimer l’intervention de l’inspecteur.
40Deux livres, qui connaissent une grande audience, présentent l’un une traduction concrète de ce principe dans le rapport maître-élèves, l’autre l’utopie d’une éducation sans institution. Le premier est les Libres enfants de Summerhill, d’A. Neill, un psychanalyste. L’expérience qu’il a conduite remonte aux années 1920 et la version anglaise de son livre paraît en 1960. Mais Maspero en publie une traduction en 1970. C’est la description très concrète et vivante d’une école fondée sur la liberté des élèves, l’internat, un style de vie familial, un environnement rural, des ateliers, etc. Le succès de la formule avec des enfants particulièrement difficiles suggère qu’avec des enfants normaux, ses résultats seraient meilleurs encore. Elle est perçue par les enseignants français comme une utopie concrète, qui fait ressortir par contraste les défauts de conception et de structure de l’enseignement que ce cadre les oblige à pratiquer.
41Illich va beaucoup plus loin. L’école est prise ici comme exemple d’une critique plus générale des institutions qui pourrait s’étendre à la santé ou à toutes les institutions sociales. « Vouloir assurer l’éducation universelle par l’école représente un projet irréalisable » (p. 8), ne serait-ce que sur le plan économique. L’institution absorbe des ressources qui ne peuvent pas bénéficier aux pauvres. Il faut donc trouver autre chose, désinstitutionnaliser la société et déscolariser l’école. Constatant que « ce que l’on a appris vous est souvent venu comme par aventure, et que ce que l’on a voulu consciemment apprendre n’a que peu de rapport avec un programme d’enseignement » (p. 30), il conclut à la nécessité de remplacer cette institution scolaire inefficace, onéreuse, attentatoire à la liberté et au développement des personnes, par des apprentissages non formalisés et des réseaux de partage du savoir. Ce qui passe par un libre accès aux objets, un échange des compétences, l’organisation de rencontres entre pairs et la libre disposition de personnes ressources. L’utopie s’adosse ici à des expériences menées en Amérique latine ou pour les populations défavorisées des États-Unis, dont le rapport avec la situation française est plutôt lâche ; c’est son radicalisme même qui la rend séduisante, ainsi que le charisme de l’auteur, et le tiers-mondisme de l’époque qui valorise ce qui vient des pays en développement.
42On le voit, le contexte incite à une pluralité de dénonciations, très différentes, mais toutes radicales, du système scolaire et de la relation pédagogique. Elles éclairent ce qui se passe dans les lycées.
Retour aux établissements
431968 entraîne d’incontestables changements dans les lycées et les collèges. Les uns sont décidés par le ministre, les autres relèvent de la dynamique locale.
44Le ministre nommé après les élections de juin 1968 est Edgar Faure, sans doute le seul homme politique de l’époque qui ait compris ce qui s’était passé en mai-juin. Son premier discours-programme à la Chambre, en juillet, est remarquable. Son souci principal est évidemment l’enseignement supérieur dont personne n’est alors assuré qu’il pourra « rentrer » à l’automne, et Edgar Faure se consacre à la préparation de sa loi d’orientation, la grande loi du 12 novembre 1968 qui réorganise les université sur les bases radicalement nouvelles de l’autonomie, de la participation et de l’interdisciplinarité.
45Dans le second degré, les changements sont moins radicaux, et ils sont d’ordre réglementaire, et non législatif. C’est d’abord le décret du 8 novembre, qui réorganise les conseils d’administration des établissements en y faisant pénétrer des représentants des parents. Le même texte introduit deux représentants des parents dans chaque conseil de classe. Une circulaire du 1er janvier 1969 sur la notation, les compositions et les classements substitue une échelle de cinq lettres, de A à E, à la notation chiffrée sur 20. Un arrêté du 3 juillet 1969 supprime le latin en classe de cinquième, mais il intervient après l’élection de Georges Pompidou à la présidence de la République ; Edgar Faure est remplacé par Olivier Guichard, qui réintroduit le latin à titre d’initiation obligatoire le 1er septembre. Enfin, une circulaire du 7 août 1969 organise l’enseignement primaire selon le principe du tiers-temps pédagogique.
46Ces mesures ont été perçues comme des concessions faites aux modernistes, ce qui a eu pour effet de lier, dans l’opinion publique, la réforme pédagogique aux évènements de mai, et de la faire apparaître comme leur conséquence, alors qu’en réalité, le mouvement était bien antérieur.
47Dans les établissements, les professeurs se divisent, et de façon très profonde, très dure, entre ceux qui acceptent le nouveau cours des choses et ceux qui le refusent. Les heurts sont quotidiens. Leurs enjeux sont minimes en apparence, mais leur force symbolique leur confère une place centrale. C’est le cas des rituels d’entrée en classe : dans la plupart des établissements, les élèves attendaient debout que le professeur prenne place et leur dise de s’asseoir. 1968 met un terme à cette marque de respect et de soumission. Certains professeurs ne l’ont pas supporté, et ont demandé leur mutation pour le collège, où les élèves plus jeunes étaient plus malléables. C’est aussi le cas de l’organisation spatiale de la classe. Il est entendu que chaque professeur est maître de ses méthodes ; il est libre de faire faire des exposés à ses élèves ou non, d’organiser ou non des débats, etc. Une démarche pragmatique devrait conduire à ajuster la méthode aux sujets : il est des points plus faciles à traiter par des travaux de groupe, des exposés ou des débats, d’autres qui relèvent de l’apport d’informations par un cours magistral. Mais les sectateurs du cours magistral et ses pourfendeurs s’affrontent sur la disposition des tables et chaises. Les traditionalistes veulent des tables alignées en rangs successifs ; les adeptes des nouvelles méthodes les veulent en rond, ou en carré, pour que les élèves puissent se regarder les uns les autres. Les tables en rangs empêchent pratiquement le débat, alors que les tables en rond permettent parfaitement de faire cours ; cette organisation était habituelle à Sciences Po pour les conférences de méthode, et je lui trouvais avant mai 1968 le grand avantage de permettre au professeur de mieux voir si les étudiants prenaient des notes. Mais, après 1968, la question : « tables en rangs ou tables en rond » est devenue une question de principe, presque de religion. Chaque professeur étant maître dans sa classe, quand un novateur trouve les tables en rangs, il commence par les faire mettre en rond par les élèves ; l’heure suivante, le traditionaliste qui lui succède les fait remettre en rangs. Et inversement. Remue-ménage périodique, qui met de l’animation dans la vie scolaire et prend les élèves à témoin des divisions du corps enseignant. L’estrade traditionnelle suscite les mêmes controverses. Les novateurs la refusent, les traditionalistes ne tolèrent pas qu’on l’abandonne.
48Un autre grand sujet divise les professeurs : la présence de parents dans les conseils de classe. Certains professeurs ne l’admettent absolument pas. C’est un des points sur lesquels Edgar Faure est le plus souvent critiqué. Son successeur, Olivier Guichard, sommé de revenir en arrière, trouve une solution élégante en remettant au conseil d’administration de chaque établissement la responsabilité de décider si des parents siégeraient dans les conseils de classe (décret du 16 septembre 1969).
49En 1972, l’enquête demandée à la Cofremca par la commission présidée par Louis Joxe et chargée d’analyser les raisons du malaise des enseignants du second degré – déjà – donnait une place centrale à la crise du rapport pédagogique. 77 % des professeurs interrogés estiment que les élèves ne voient pas l’utilité de ce qu’on leur enseigne. Quand la question est posée de manière personnelle : l’utilité de ce que vous leur enseignez, ils sont encore 41 % à fournir une réponse négative. 26 %, un quart, avouent qu’ils ne sont peut-être pas assez convaincus de l’utilité de ce qu’ils enseignent. 30 % pensent que le courant passe mal entre leurs élèves et eux. L’enquête montrait également que, dans ses pratiques pédagogiques, le corps enseignant avait éclaté. 33 % des professeurs ne donnent jamais d’exposé aux élèves, alors que 21 % disent avoir abandonné le cours magistral. 46 % n’organisent jamais de travail en équipe et 34 % prétendent consacrer plus de la moitié de leur temps de classe à des travaux d’équipe. Le corps enseignant connaissait des antagonismes politiques ou syndicaux ; jamais encore les divisions n’avaient pris une telle acuité ; jamais elles n’avaient porté, à ce point, sur les conceptions et les pratiques du métier.
50L’opposition des traditionalistes et des conservateurs recoupe sans doute des différences multiples au sein du corps enseignant. On songe naturellement à la possibilité d’un conflit de génération, les professeurs les plus jeunes, grandis pendant la guerre d’Algérie, solidaires souvent du combat mené à l’époque par l’UNEF, pourraient être plus novateurs que leurs collègues plus âgés, plus nostalgiques des années de leurs débuts dans la profession. Mais d’autres facteurs peuvent jouer, comme les modes d’accès au métier ou les disciplines enseignées. Le fait d’être entré dans la carrière par la grande porte de l’agrégation pourrait entraîner un plus grand attachement aux formes traditionnelles, et les contraintes propres aux diverses disciplines rendre les méthodes actives ou le travail en groupe plus acceptables à certains, comme les linguistes ou les historiens, et moins à d’autres, comme les mathématiciens et les philosophes. Enfin, les milieux sociaux d’origine ont sans doute un impact, et peut-être paradoxal, les boursiers pouvant maintenir plus que les héritiers leur confiance aux méthodes qui ont assuré leur promotion. Malheureusement, nous sommes ici réduits aux hypothèses, car les données de l’enquête faite par la Cofremca en 1972 ne permettent pas de pousser plus loin l’analyse des clivages idéologiques et pédagogiques qui divisent le corps enseignant après 1968.
51Ces clivages reçoivent une traduction syndicale. Aux élections professionnelles de 1965, le SNES recueillait 69,3 % des voix, le SGEN 22,3 %, et le SNALC 8,5 %. En 1969, le SNES et le SGEN, qui ont officiellement soutenu mai 1968, perdent du terrain : le SNES se retrouve à 58,2 %, soit dix points de moins, le SGEN à 17,6 %, en retrait de presque cinq points. Le SNALC double ses voix (16,2 %), tandis qu’une nouvelle organisation apparaît, la Confédération nationale des groupes autonomes, qui se veut apolitique et obtient 7,9 % des voix. Trois ans après, en 1972, l’impact de 1968 est toujours très sensible : le SNES et le SGEN ont repris chacun un point et demi, à respectivement 59,8 % et 19,1 % ; mais le SNALC reste à 15,6 %, et la CNGA recule à 5,5 %.
52Pour conclure, et de façon un peu paradoxale, il semble donc que les évènements de 1968 qui, dans un premier temps, ont joué comme un accélérateur du mouvement pédagogique, ont constitué à plus long terme un obstacle insurmontable. En effet, une question qui était posée en termes pragmatiques, sur un terrain purement professionnel, à froid, à partir d’études de sociologues ou de chercheurs comme Legrand, a pris, du fait des événements de 1968 et de la radicalisation qui a suivi, une connotation intensément politique. En témoignent par exemple les réactions à la réforme du français à l’école élémentaire. Les exercices structuraux de grammaire et de langue qui avaient fait l’objet d’une expérimentation à grande échelle sous l’égide d’un réseau d’écoles normales que coordonnait à l’Institut pédagogique national Hélène Romian, deviennent ainsi en 1970 l’enjeu d’un débat d’une grande véhémence : l’Académie française les condamne, tandis que Pierre Gaxotte affirme dans Le Figaro qu’on veut la mort du français et que les révolutionnaires qui ont manqué leur coup en 1968 ont trouvé ce moyen pour atteindre notre civilisation en son cœur. La réforme pédagogique est devenue entreprise subversive.
53Ce discours trouve des échos dans les salles des professeurs, et le débat pédagogique se politise. Assurément, tout projet pédagogique comporte une dimension politique, et les réformateurs d’avant 1968 ne se cachaient pas de chercher une démocratisation qui introduirait plus de justice et plus d’égalité dans les carrières scolaires. Mais on peut en dire autant par exemple de la puériculture, ou de l’urbanisme. Tout changement dans un secteur précis de la société a des conséquences pour la structure globale de cette société. En ce sens, tout est politique. Mai 1968 a porté ce constat à ses conséquences extrêmes, comme on le voit avec les communautés de vie. Cependant, aucun projet sectoriel ne peut se réduire à sa dimension politique et tous comportent des aspects objectifs, qui appellent un examen technique ; tous répondent à des problèmes justiciables d’une analyse rationnelle ; tous ont des effets que l’on peut apprécier si l’on s’en donne les moyens. Nous savons aujourd’hui qu’il est des organisations économiques politiquement justifiées qui conduisent à la famine et à la misère. Si l’on fait du politique le critère exclusif des choix techniques, on court le risque de voir s’affronter des antagonismes qu’aucun critère ne permet de départager.
54En ce sens, le débat pédagogique rejoint le débat plus général sur la technocratie. L’illusion technocratique consiste à poser que les problèmes sont seulement techniques, et à évacuer leur dimension politique. À l’inverse, la politisation radicale sur laquelle débouche 1968 privilégie la dimension politique au point d’évacuer toute considération technique. Poser les problèmes pédagogiques comme tels, c’était se placer sur un terrain où des arguments pouvaient se confronter et où des critères objectifs de pertinence et d’efficacité permettaient un choix rationnel. C’est ce que 1968 a rendu durablement impossible. Les seuls projets de changement qui aboutissent sont pourtant ceux qui adossent une volonté politique à de solides dossiers.
Notes de bas de page
1 Voir notamment Sohn (A.-M.), Age tendre et tête de bois. Histoire des jeunes des années 1960, Paris, Hachette, 2001.
2 57 %. Cf. Chamboredon (J.-C.), « La société française et sa jeunesse », dans Darras [Groupe d’Arras], Le Partage des bénéfices, Paris, Éd. de minuit, 1966, p. 156-175.
3 Cf. Tournés (L.), « Reproduire l’œuvre : la nouvelle économie musicale », dans Rioux (J.-P.) et Sirinelli (J.-F.) (dit.), La culture de masse en France de la Belle Époque à aujourd’hui, Paris, Fayard, 2002, p. 220-258.
4 Taux de scolarisation respectivement en 1960 et en 1970 : pour 14 ans, 68,4 % et 91 % ; pour 15 ans, 54,2 % et 81 %.
5 Roussel (L.), Le mariage dans la société française, faits de population, données d’opinion, Paris, INED, 1976.
6 Chamboredon (J.-C.), loc. cit., p. 174.
7 Prost (A.), Histoire de l’enseignement en France 1800-1967, Paris, A. Colin, 1968, p. 486.
8 Association d’étude pour l’expansion de la recherche scientifique, Pour une école nouvelle. Formation des maîtres et recherche en éducation, Paris, Dunod, 1969, p. 379.
9 Syndicalisme universitaire, n° 460, 25 avril 1968, p. 9.
10 Pour une école nouvelle..., op. cit., p. 76.
11 Action pédagogique, supplément à Syndicalisme universitaire, n° 478, 5 décembre 1968, Paris, SGEN-CFDT, 83 p. Il est possible que la collecte de ces documents par l’intermédiaire du SGEN introduise un biais, et il serait utile de pouvoir disposer de documents collectés par le SNES. Cependant, ces comptes rendus émanent tous de réunions intersyndicales.
12 C’est pourquoi j’ai, à l’époque, critiqué sévèrement ce livre : cf. « Une sociologie stérile : la reproduction », Esprit, décembre 1970, p. 851-861.
13 Lobrot (M.), « Éducation et révolution », Économie et humanisme, n° 193, mai-juin 1970, p. 67-68.
14 On peut même se demander si le thème de l’autogestion n’est pas d’abord une utopie pédagogique. Voir ma conclusion du colloque sur l’autogestion, in Georgi (F.) (dir.), Autogestion. La dernière utopie ?, Paris, Publ. de la Sorbonne, 2003, p. 623-628.
15 Goblot (F.), « Il faut supprimer l’inspection générale », Le Monde, 6 novembre 1968. Sur les attitudes des enseignants envers l’inspection, voir le Rapport de la commission d’études sur la fonction enseignante..., p. 78 et suiv.
Auteur
Professeur émérite, Université Paris I
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