Y a-t-il des familles de drapeaux ? Introduction à la vexillologie comparée
p. 393-403
Texte intégral
1La vexillologie est au drapeau ce que l’héraldique est au blason : un système de description soumis par la demande sociale à une constante tentation normative. Comme elle mais avec un peu de retard1, elle commence à peine à sortir de l’érudition, par définition in-signifiante, pour se donner des ambitions herméneutiques2. Au sein de celles-ci la préoccupation comparative est encore peu présente. Or nous sommes devant des objets par destination et par destin normalisés, donc susceptibles d’analyse systématique. On ouvrira donc ici, avec prudence et de vraies limites documentaires, une première piste interprétative, après avoir posé les points de repère essentiels du système vexillologique moderne puis tenté de définir ces familles de drapeaux dont cette enquête nous conduit à postuler l’existence.
Le système vexillologique moderne
2Posons, pour commencer, quelques propositions simples, voire un peu roides.
Définitions
3La première de toutes est que le drapeau doit être étudié dans la perspective d’une histoire des politiques symboliques3. Composition de figures et de couleurs disposées dans un espace à deux dimensions, il n’est pas, de ce fait, nécessairement associé à un support en étoffe. Réunissons-le, en effet, aux armoiries comme faisant partie d’un ensemble plus vaste : l’emblématique. Celle-ci, unie à son tour au monumental, constituerait l’un des deux grands modes, le mode signalétique, de la catégorie finale, celle du symbolique, dont l’étymologie nous rappelle qu’il ne se définit jamais mieux que comme catégorie du signe de reconnaissance (symbolon). En vertu de quoi il s’agira toujours de signaler, donc de signer, une identité, et ici, derrière le drapeau, l’identité d’un groupe, transformé ipso facto en communauté.
4Or, et c’est notre deuxième proposition, cet objet est un produit de la modernité politique. L’érudition nous le dit, en nous rappelant l’extrême complexité des anciens régimes, qui ne connaissaient ni l’étendard national, ni même celui de l’État, mais celui du prince, celui de sa famille, celui des corps qui l’incarnent, etc. – complexité dont les temps modernes garderont la trace au travers des diverses déclinaisons du pavillon de l’État-nation, depuis le « pavillon marchand » jusqu’à celui du chef de l’État. Temps de la nation, les temps modernes, à la recherche d’une simplification, d’une unification et d’une officialisation de celle-ci, vont brandir leurs drapeaux comme autant de totems identitaires et, du coup, leur accorder tout ou partie de la sacralité contenue dans les totems anciens (d’où la cérémonie de levée et salut « aux couleurs » ; d’où, aussi, a contrario, la violence « symbolique », dans tous les sens du mot, du flag burning)4. Le type achevé en sera le drapeau national, encadré en quelque sorte sur sa droite par le drapeau d’État, parfois posé comme cadre préalable, artificiel mais efficace, d’une caractérisation collective encore hypothétique, et, de l’autre côté, par le drapeau des mouvements se réclamant d’une idéologie de libération nationale.
Investissements
5De tout cela il découle qu’à l’époque moderne les acteurs sociaux sont dans leur ensemble conscients de l’enjeu ; ils investissent et, parfois, surinvestissent un tel objet, d’apparence triviale sinon dérisoire, et font preuve d’un vif volontarisme. En a témoigné, en externe, il n’y a pas si longtemps, la question du drapeau de la Macédoine indépendante (officiellement FYROM, pour Former Yougoslavian Republic of Macedonia, jusqu’à ce que la querelle soit tranchée). La version adoptée lors de l’accession à l’indépendance, au début des années 1990, faisait explicitement référence au symbole solaire de l’antique Macédoine grecque ; pour calmer la Grèce, convaincue de la signification irrédentiste d’un tel emblème, l’État macédonien fut contraint, quelques années plus tard, de redessiner ladite figure, modifiée dans sa forme générale et dans son nombre de rayons, compromis hautement « symbolique », en effet, où l’on peut voir comme une métaphore de l’ambiguïté tout à la fois de la situation géopolitique et de l’identité macédoniennes (figures 69 et 70). En témoigne aussi, en interne, cette fois, le débat vexillologique qui résume à sa façon au long du xxe siècle l’histoire de l’Afrique du Sud5, entre le drapeau du dominion combinant l’Union Jack et des armoiries peu « lisibles », qui fut un échec, et celui de l’État actuel, en passant par les deux versions adoptées à l’époque de la suprématie blanche (figures 71 et 726).
6Un tel investissement éclaire deux tendances récurrentes : l’invention de la tradition et l’herméneutique seconde. La première impose, par exemple, la croix dite de Saint-Patrick comme symbole de l’Irlande dans l’Union Jack de 1801, alors qu’il s’agit essentiellement de l’emblème du clan Fitzgerald ; la seconde interprète couleurs et figures a posteriori, lors même qu’on ne dispose d’aucune preuve qu’elles étaient ainsi interprétées par les initiateurs, bien au contraire7. Certains décideurs s’en trouvent ainsi conduits à surcharger leur création vexillologique de significations induites et, pour commencer, de signes de toutes sortes – d’où, par exemple, la complexité des drapeaux des états d’Afrique australe, issus de luttes indépendantistes longues et compliquées (voir outre l’Afrique du Sud, déjà citée, le Mozambique, la Namibie ou le Zimbabwe).
Une essence révolutionnaire
7C’est alors qu’en poussant l’analyse plus loin, on découvre une dimension qui, semble-t-il, n’a jamais encore fait l’objet d’une mise au point : l’origine à proprement parler révolutionnaire du drapeau moderne. Cette qualité saute aux yeux dès que l’on part à la recherche des drapeaux matriciels, ceux dont l’adoption a servi de modèle à proprement parler inter-national. On y trouve en effet, au point de départ, c’est-à-dire vers 1574, celui – tricolore horizontal orange-blanc-bleu – des Provinces-Unies, relayé, près de deux siècles plus tard (1765) par celui – neuf bandes blanches et rouges – des « Fils de la Liberté » américains, sans oublier celui qu’on cite toujours mais qui n’arrive qu’en troisième – le drapeau des Patriotes français de 1789, dont la dimension révolutionnaire tient non seulement aux conditions dans lesquelles il a été imposé à Louis XVI mais aussi, en termes strictement emblématiques, au renversement à la verticale du tricolore américain. Le point commun entre ces trois démarches symbolisatrices est clair : ce sont trois mouvements insurrectionnels, imposant leur volonté à une autorité ipso facto ramenée au rang d’« ancien régime ».
8À y regarder de plus près, quantité de drapeaux aujourd’hui sacralisés par leur officialisation sont en fait, à leur origine, issus de ce type de démarche, caractérisée par la rupture et l’illégalité et suscitant souvent, de ce fait, un violent affrontement entre systèmes symboliques opposés. Le drapeau de l’actuelle République fédérale allemande, après plusieurs va-et-vient, a assuré la victoire définitive (?) du noir-rouge-or des révolutionnaires de Lutzöw, tout comme le drapeau de la très sage Australie puise sa symbolique centrale (la « Croix du Sud ») dans l’emblème des mineurs en révolte de 1854. Tous les drapeaux qui au xxe siècle arpégeront sur les tricolores slave, panarabe ou panafricain – et ils sont nombreux, on le verra plus loin – s’inspirent, pour commencer, de propositions révolutionnaires – y compris la première, qui récupéra en 1848 dans un sens panslave le drapeau dessiné par Pierre-le-Grand. Dans la France de 2005 « une et indivisible », un emblème d’origine indépendantiste comme le drapeau dit breton (une invention du Parti national breton, PNB, ne remontant à pas plus haut que les années 1920) n’est-il pas désormais arboré aux hampes des principales institutions publiques de la région Bretagne (figure 73) ?
Première esquisse typologique
9En fonction de ce qui précède, on peut dès lors proposer une typologie des drapeaux nationaux. On l’articulera autour d’un ensemble d’une dizaine de familles, nettement distinguables a priori, à condition d’avoir pris, au préalable, quelques précautions analytiques.
Précautions d’usage
10Posons, d’abord, les limites de l’exercice. L’étude qui suit a porté sur la totalité des drapeaux des États souverains de 2004, tels que reconnus par l’Organisation des Nations unies, soit près de deux cents, auxquels ont été ajoutés un certain nombre, nécessairement sélectif, en amont de drapeaux d’états et/ou de régimes abolis, en aval d’autorités autonomes et de mouvements identitaires toujours en lutte pour leur reconnaissance – et dont rien ne nous permet, évidemment, de dire s’ils en sortiront vainqueurs –, auxquels nous avons ajouté, pour faire bon poids, ceux des principales organisations dites « internationales »– en réalité interétatiques. Un premier examen, pour ne pas dire un premier survol, conduit au constat que ceux de ces drapeaux qui sont clairement rattachables à l’une de ces familles ne représentent qu’environ la moitié du corpus ; en même temps, on peut considérer que cette proportion est déjà élevée, dans la mesure où elle va contre tout un vécu populaire, qui tend à mettre en avant la spécificité de chaque organe, sans en voir l’éventuelle sérialité, les possibles apparentements.
11Notons qu’il serait facile de construire avec une large partie du reste du corpus une typologie non plus a priori, voulue par les initiateurs du choix symbolique, mais a posteriori, destinée à rendre compte de récurrences formelles significatives aux yeux de l’observateur. Ainsi pourrait-on distinguer une catégorie formelle d’ancien régime, qui réunirait tous les drapeaux ne faisant que transcrire sur ce support, via la forme intermédiaire que fut dans ce type de société la livrée des « maisons », le dispositif des armoiries. On demeure alors dans un univers prédominemment monarchique, dynastique et religieux. C’est la logique qui a présidé à l’établissement des actuels drapeaux autrichien, espagnol ou monégasque mais aussi, significativement, d’un drapeau de « libération nationale » comme celui de la Pologne, qui, depuis 1830, renvoie à une mythologie encore imprégnée de nostalgie nobiliaire. On peut rattacher à ce type prémoderne les drapeaux de régime se présentant comme traditionalistes, et, de manière plus ou moins réfléchie, « souverainement » indifférents à la normalisation moderne, celle des formats (Bahreïn, Népal, Qatar…) comme celle des dispositifs (Arabie Saoudite).
12On se rapproche déjà beaucoup de la typologie centrale qui va, par la suite, retenir notre attention avec le cas des drapeaux adoptant une figuration spécifique, non assimilable à aucune autre par postulat de l’originalité nationale, mais éligibles, du même coup, à la catégorie de ce qu’on appellera les drapeaux d’emblème, entendons par là un drapeau conçu exclusivement ou principalement comme support dudit emblème national : le cèdre du Liban, le temple d’Angkor, le bouclier du Kenya, l’étoffe du Turkménistan, etc. À cet égard, on notera qu’il serait loisible de composer des cohérences symboliques intéressantes ; ainsi faudra-t-il peut-être revenir un jour sur une hypothétique famille « solaire » qui apparenterait, a priori, les systèmes symboliques du Japon, de la Corée, de la Chine (du Gouo Min Dang), du Laos, de l’Inde, mais aussi de la Kirghizie ou du Kazakhstan (figures 74 et 75).
Les familles du xixe siècle
13En se centrant ici sur le seul cas des familles vexillologiques explicites, on devrait, au reste, ménager une catégorie intermédiaire, celle qui, dans un contexte symbolique moderne, s’est servie d’une emblématique religieuse prémoderne. En font partie au moins deux familles, l’une fondée sur le signe chrétien par excellence, la croix, l’autre sur la couleur devenue, tardivement, par une opération de captation politique réussie (celle de la dynastie fatimide), la couleur islamique par excellence, le vert.
14La première, la famille nordique, a pour prototype le drapeau danois ; elle a fini par regrouper, à la fin du xxe siècle, au moins huit applications (Danemark, Suède, Norvège, Finlande, Islande, Groenland, Feroë, Aaland), témoignages d’un volontarisme d’apparentement dépassant la catégorie initiale du « Scandinave » puisqu’on voit qu’elle a inclus, à partir de la fin du xixe siècle, la revendication finnoise. La seconde, la famille islamique, unit, par-delà tout ce qui peut, au moins en apparence, les séparer, une dizaine d’emblèmes, de l’Arabie Saoudite à la Libye, des Comores au Pakistan. Dans ces deux derniers cas, comme dans plusieurs autres, le vert est associé à un autre symbole, qui génère lui aussi l’idée d’appartenance à la communauté de l’Islam, le croissant. Celui-ci est d’un marquage plus net en tant que figure mais il est tout aussi reconstruit que le vert puisqu’il s’agit, là aussi, d’une captation par une puissance hégémonique, l’empire ottoman – la couleur « pantouranienne », brandie dans les années 1920, ethnique et non religieuse, étant, quant à elle, le bleu. Le choix, en symétrie de la Croix-Rouge, d’un croissant rouge (qui n’est pas allé jusqu’à celui d’un croissant vert) a encore renforcé le poids identificateur de ce signe, qu’on retrouve brandi des rives de l’océan Atlantique (Mauritanie) à celles de l’océan Indien (Maldives).
15On voit que le choix d’appartenir à la seconde famille acquiert une dimension d’emblée religieuse que ne recèle pas celui de la première, qui a une signification d’identité culturelle (la « nordicité »), puisque la connotation religieuse de la croix danoise ne peut servir de critère discriminant par rapport aux identifications des pays voisins, tout aussi chrétiens et, pour certains d’entre eux comme l’Allemagne, l’Estonie ou la Lettonie, tout aussi majoritairement luthériens. La signification originelle de l’apparentement, si elle est toujours idéologique, renvoie donc, selon les cas, à une idéologie de l’ethnie ou à celle d’un type de valeurs. C’est cette dualité, ou cette ambiguïté, que reflètent les huit autres familles, que l’on définira, dans les pages qui suivent, grossièrement par ordre chronologique d’apparition de l’emblème matriciel.
16Le couple fondateur de la modernité vexillologique confirme l’importance des deux révolutions états-unienne et française. La famille états-unienne (drapeau cantonné à gauche) a donné naissance, comme on devait s’y attendre, aux drapeaux du Liberia ou de Cuba mais aussi à un ensemble, apparemment disparate, d’une dizaine d’autres, allant du Chili à l’Abkhazie. La famille française (trois bandes verticales) en a pour sa part inspiré une douzaine, la première (la République cispadane, qui donnera le drapeau de l’unité italienne) étant repérable dès les années 17908 (figures 76 et 77). Bien qu’influencée par les deux familles, surtout la première, l’Amérique latine a aussi été le lieu de deux développements autochtones, liés à deux filiations spécifiques permettant de distinguer une très claire famille bolivarienne (trois bandes horizontales jaune-bleu-rouge) issue de l’éclatement du projet de Grande-Colombie (Colombie, Équateur, Venezuela) et une moins évidente famille argentine (association du bleu et du blanc), forte pourtant de cinq occurrences (Argentine, Guatemala, Honduras, Nicaragua, Salvador). Guère plus connue mais nullement négligeable (au moins sept occurrences) est la famille océanienne, générée par le modèle australien de la Croix du Sud (Australie, Nouvelle-Zélande et plusieurs petits États océaniens, de la Micronésie aux Salomon).
Trois familles du xxe siècle
17Les trois dernières familles fonctionnent sur le même patron, savoir une identité supranationale, ethnique et quasiment raciale. La différence qui subsiste entre la famille panslave, fille du « Printemps des peuples », et la famille panafricaine, apparue à l’époque de la Première Guerre mondiale, d’une part, et la famille panarabe, antérieure de quelques années à la précédente, d’autre part, est que celles-ci sont explicitement issues d’un modèle local (ici le modèle russe, traduit en signe slave, là le modèle éthiopien, source du mythe « rasta ») (figures 78 et 79) alors que celle-là, née du volontarisme d’un petit cercle d’idéologues arabes, se répand et se propose à des luttes de libération nationale dans la pureté d’une intransigeance politique. Moyennant quoi les variations sur les thèmes panslave (tricolore, au départ horizontal, blanc-bleu-rouge) ou panafricain (tricolore, au départ horizontal, vert-jaune-rouge) (figure 80), au nombre respectivement d’une dizaine et d’une demi-douzaine, seront plus rigoureuses que les variations sur le thème panarabe, soumis, lui, à une tension autour de la présence ou pas du vert, alternatif du plus « révolutionnaire » rouge – d’où il découle que l’identité panarabe se repère aussi par défaut, à l’horizontalité de bandes d’où sont exclus le bleu et le jaune.
Quelques pistes pour l’interprétation
18L’érudition vexillologique permet de repérer le détail des prises de décision et, parfois, des acculturations mais, grâce à elle, on dispose aussi de l’essentiel des données permettant d’aller un peu plus loin dans l’analyse d’un phénomène d’autant moins marginal que, loin d’être frappé d’obsolescence, il continue toujours aujourd’hui à mobiliser une part non négligeable des énergies collectives.
Le fonctionnement
19Au fond, les choix vexillologiques de ce jeu des dix familles fonctionnent comme autant d’indices, pour ne pas dire d’aveux d’identité, repérables au travers de rapports de parenté ou, a contrario, de distance. La parenté se décline elle-même en divers degrés, s’étageant de la stricte dépendance à l’influence quasi subliminale. Au premier degré appartient, par exemple, le cas du T chad, dont la reprise du modèle français (le blanc y est remplacé par le jaune) a été voulue par le dernier représentant de la métropole9, ainsi resté maître, jusqu’à la dernière minute, d’une indépendance qui est ainsi signifiée, mieux que par de longs discours, comme octroyée. À l’autre extrémité, le rattachement du drapeau arménien au modèle russe reste problématique, même si le dispositif à trois bandes horizontales rouge-bleu-orangé peut en être rapproché. Peut-on pousser plus loin les hypothèses, dès lors que si, par exemple, l’affichage du rattachement de la Moldavie à l’identité roumaine par adoption d’un drapeau identique, à la figure centrale près, est sans équivoque, la ressemblance du drapeau kurde avec le drapeau iranien peut s’interpréter de la même manière comme rappelant opportunément l’identification « aryenne » des Kurdes, même si les circonstances géopolitiques donnent présentement plus de visibilité – ainsi qu’un rôle historique sans doute décisif – à la fraction irakienne ?
20Mais l’aveu d’un rapport, vécu et, parfois, dramatisé en opposition, surgit tout aussi bien d’une démarche de prise de distance symbolique. En face du drapeau arménien a ainsi surgi un drapeau azéri également disposé en trois bandes horizontales où, si deux couleurs restent communes (le bleu et le rouge, inversés) s’installent à la fois les deux signes d’identification islamique, le vert et le croissant. Ce que l’on sait des circonstances de l’élaboration d’un drapeau de dissidence comme le drapeau breton confirme que le choix de le rattacher au modèle états-unien était une nette prise de distance à l’égard du modèle de l’État « oppresseur », qu’il n’était aucunement question de démarquer, par exemple en lui empruntant un dispositif à bandes verticales.
Quelle identité ?
21Mais ce n’est pas solliciter à l’excès les couleurs et les figures que de chercher à aller plus loin que ce constat stratégique, dans la forme, et géopolitique, sur le fond. Dans le cas du drapeau breton, par exemple, la connaissance des débats internes au « mouvement » permet d’avancer l’hypothèse complémentaire d’une volonté de signifier un choix décentralisateur, sinon à proprement parler fédéral, au sein même de l’ensemble breton. Quoi qu’il en soit, c’est clairement d’un projet fédéral dont témoignent certains des choix de ce modèle états-unien, qu’il s’agisse d’un fédéralisme à usage interne (par exemple la Malaisie) (figure 81) ou externe – entendons par là d’une revendication d’autonomie, voire d’indépendance, de « colonies » à l’égard d’une « métropole », depuis l’Uruguay jusqu’à Cuba, en passant par l’État libre d’Orange.
22Au-delà, c’est apprendre beaucoup sur les valeurs fondatrices d’un nouvel État-nation que de repérer la place respective qui y est faite à une référence ethnocentrée ou à une référence idéocentrée – étant bien entendu que l’ethnisme est, en soi, aussi une « idée ». Ainsi le blasonnement, sur fond panslave, de mise pour la Croatie ou la Slovaquie peut-il être interprété comme témoignage du poids de l’acception traditionaliste dans l’auto-identification de ces deux nations. Ainsi le choix mixte de la Guinée – malgré la violence de la rupture de 1958 – comme celui du Sénégal-Mali (d’abord associés puis séparés, mais ayant gardé leur communauté vexillologique), qui dispose les trois couleurs rastas dans le moule de la tripartition verticale à la française, disent-ils beaucoup sur le maintien du lien de ces trois pays avec leur ancienne métropole, dès lors que celle-ci est traduite en termes progressistes, le tricolore vertical étant alors référencé non au colonialisme mais à la Révolution. Ainsi la répartition des nouvelles républiques indépendantes d’Asie centrale entre une catégorie « islamisée » par l’exhibition d’un croissant (Azerbaïdjan, Ouzbékistan, Turkménistan) et une catégorie qui l’ignore (Kazakhstan, Kirghizie, Tadjikistan) renvoie-t-elle aux options idéologiques et géopolitiques de leurs équipes dirigeantes respectives. De même peut-on suggérer que ce n’est pas tout à fait un hasard si la couleur noire, absente du panel rasta mais présente dans la variante proposée en 1917 par Marcus Garvey (trois bandes horizontales rouge-noir-vert), a proliféré dans deux zones de friction entre « Noirs » et « Occidentaux », à savoir l’Afrique australe (Kenya, dès 1963, Ouganda, Tanzanie…) et les Caraïbes (où une demi-douzaine de drapeaux intègrent cette couleur, dans des dispositifs très divers).
Des tendances significatives
23Replacées dans le temps, de telles données ne se révèlent pas moins significatives. Elles permettent de repérer deux configurations en déclin – que, de ce fait, on a retiré de la typologie, fondée sur la situation de ce début de xxie siècle – : sur le dernier demi-siècle la britannique, au fur et à mesure que les anciennes colonies, parfois via l’étape intermédiaire du dominion, accèdent à une large autonomie ou à une franche indépendance (Canada, bien sûr, mais aussi Malte et plusieurs Antilles), et, sur les deux dernières décennies, la soviétique (prédominance du rouge, présence de la faucille et du marteau, parfois de la roue dentée) qui, vers 1990, « informait » encore des drapeaux, et des régimes, comme ceux du Bénin ou du Congo-Brazzaville. Notons, d’ailleurs, que l’analyse pourrait être poussée plus loin, dès lors que l’on constate qu’à un niveau infra-étatique comme celui des provinces canadiennes, l’Union Jack, abandonnée au niveau fédéral au profit de la feuille d’érable, subsiste dans l’emblématique des provinces les plus attachées à leur identité anglophone. Mais le phénomène peut toucher aussi, plus discrètement, le modèle états-unien, abandonné par le Brésil de 1889 ou le Salvador en 1912.
24Certaines tendances demeurent ambiguës. À considérer l’ensemble du xxe siècle on assisterait à une certaine laïcisation emblématique, dont l’une des étapes marquantes serait, au reste, moins une option qu’un refus : le choix, pour la Communauté européenne (donc ensuite pour l’Union) d’un drapeau bleu à étoiles d’or, au lieu de la croix proposée par certains – on imagine aisément l’obstacle supplémentaire qu’un tel emblème aurait fait surgir sur le chemin, encore incertain, de l’adhésion turque…
L’efficacité symbolique
25Assurément, bien des facteurs interviennent, qui conduisent à relativiser le rôle de ces choix emblématiques : il s’agit toujours, à ses origines, de la décision d’une élite, plus ou moins habillée en avant-garde identitaire ; son ancienneté, d’autre part, peut en rendre le sens obsolète aux générations plus récentes ; son essence abstraite et volontariste peut, même, en rendre la signification de plus en plus opaque. Mais, en même temps, l’intense investissement vexillologique des sociétés modernes au moment des affrontements inter- ou intranationaux administre périodiquement la preuve de la profondeur et du partage de la croyance en l’« efficace » de ces attributs. Sans doute cette efficacité est-elle proportionnelle à la violence desdits affrontements, qu’il s’agisse ici de la guerre d’Espagne, là de la dramatisation du duel emblématique entre Israéliens et Palestiniens. Mais ce lien, consubstantiel à l’opération symbolique, est moins un indice de la « survivance » d’une démarche magique au cœur des sociétés modernes que de la nécessité devant laquelle toutes se trouvent, à un moment décisif de leur évolution, de s’incorporer dans un signe : on aura reconnu là l’essence du religieux.
Notes de bas de page
1 L’héraldique a été considérablement renouvelée par l’œuvre de M. Pastoureau, qui en a fait le point de départ d’une histoire, beaucoup plus large, du symbolisme.
2 Voir par exemple, les travaux de J.-P. Airut, tel son article « Drapeau français et sentiment national : le chant du cygne ? », Crises, 2/1994, p. 131-154.
3 Voir P. Ory, « L’histoire des politiques symboliques modernes : un questionnement », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 47-3, juillet-septembre 2000, p. 525-536.
4 Voir M. Welch, Flag Burning : Moral Panic and the Criminalization of Protest, New York, A. de Gruyter, 2000, ix-220 p.
5 H. Saker, The South African Flag Controversy, 1925-1928, Cape Town, Oxford University Press, 1980, xxiii-316 p.
6 Voir les planches couleurs pour l’ensemble des drapeaux cités, p. 206-207 (© cyberflag).
7 Ainsi les couleurs de l’idéologie « rasta », prises dans le drapeau éthiopien, ont-elles fait l’objet, dans certains pays d’Afrique qui les ont utilisées, à commencer par le Ghana (1957), d’une glose rapportant le vert à la « forêt », le jaune à l’« or » et le rouge au « sang » des combattants tombés pour l’indépendance nationale.
8 Voir U. Bellocchi, La storia d’italia narrata dal Tricolore : 1796-1986, Reggio d’Emilia, SEE, 2 vol., 1985-1986, 186 p., 199 p.
9 É.J. Biasini rapporte le fait dans ses mémoires.
Auteur
Université Paris I Panthéon-Sorbonne.
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