la virginité de sainte Odile et la liberté de Marianne1
p. 265-277
Texte intégral
1Depuis près de deux siècles, Marianne célèbre à la fois la République et la liberté. L’histoire de ses représentations, nombreuses et diverses, a permis d’inscrire ces symboles dans les conflits qui opposèrent les révolutionnaires ou les républicains à leurs adversaires2. Mais sa figure a aussi rassemblé (parfois divisé) la nation contre les ennemis de la liberté.
2Il existe pourtant d’autres figures féminines, emblèmes d’une ville (sainte Geneviève à Paris), d’une région (sainte Anne en Bretagne), d’un diocèse (sainte Thérèse à Lisieux) ou de valeurs (Jeanne d’Arc et la foi patriotique). Or, dans le cours de l’histoire, certaines de ces figures demeurent ou deviennent plus prestigieuses, voire plus « efficaces » politiquement que Marianne elle-même. Leur importance fluctue selon les événements et les pouvoirs locaux, les autorités religieuses et la domination des notables, ou d’autres histoires dont elles sont parties intégrantes sinon déterminantes.
3C’est le cas, entre autres, de la protectrice de l’Alsace, sainte Odile, personnage emblématique issu du catholicisme. Patronne du diocèse depuis 1822, son culte s’active au xixe siècle dans les aléas de la frontière qui sépare la France de l’Allemagne. Cette vénération, qui n’est pas étrangère à la dévotion mariale de la seconde moitié du siècle, perdure malgré les fluctuations de la barrière politique entre les deux nations, voire grâce à elle. Cette dévotion s’anime tout particulièrement après l’annexion de l’Alsace par l’empire allemand en 1870. Le culte de la sainte occupe dès lors une place de choix dans le conflit des allégories et des mythologies emblématiques des deux peuples ennemis.
4Mais jusqu’ici les historiens ont étudié et privilégié le combat qui opposa la Marianne française à l’allemande Germania3 ; or cette réflexion sur sainte Odile vise une question nouvelle. Elle s’interroge sur le corps de la femme lorsqu’il est mis en effigie. La confrontation des allégories de Marianne et de sainte Odile présente quelque intérêt, même si elle ne semble pas évidente de prime abord. Car quel rapport peuvent entretenir une sainte et une femme libre ? Quel rôle ces « patronnes » emblématiques jouent-elles dans l’identification des populations ? Tout ne dépendrait-il pas des caractéristiques qui marquent le corps de chacune d’entre elles ?
5Leur féminité est en question. Dans quelles conditions ces femmes deviennent-elles les effigies de la Liberté, de l’opposition à l’envahisseur, de la Résistance à l’ennemi, voire le pur symbole de l’affranchissement ? Quels emblèmes sont exigés de leur corps pour qu’elles accèdent à cette autorité symbolique ? Peut-être pourra-t-on alors en déduire que Marianne marque une rupture décisive dans la maîtrise du patronage de la cité par les citoyens réels, c’est-à-dire les hommes, qui possèdent le genre par excellence de la citoyenneté. Car ils ont pu exercer leur pouvoir jusqu’à choisir les allégories de la puissance politique.
6Une précaution s’impose a priori. Pas plus qu’il ne se sent « Mariannologue », l’auteur de ces lignes ne se veut « Odilophile », ni « Odilologue », a fortiori « Odilolâtre ». Le présent exposé doit beaucoup aux travaux de Georges Bischoff, Alfred Wahl, Dominique Lerch, Marie-Thérèse Fischer, Léon Strauss, Malou Schneider. Chacun de ces spécialistes est connu de Maurice Agulhon, et en leur empruntant la documentation indispensable à cette courte réflexion, l’auteur rend hommage à leur travail ainsi qu’à l’amitié et à l’estime que ces historiens et ces historiennes portent à l’auteur des Mariannes.
7Comme cette dernière, comme la France, comme l’Alsace, sainte Odile est de genre féminin. Faut-il ajouter qu’à l’inverse de Marianne, la Révolution lui est étrangère et que la République demeure bien absente dans son hagiographie ? Avec elle, ou grâce à elle, l’ancienne province française d’Alsace se confond avec le diocèse. Or la sainteté et la virginité qui la définissent restent à sonder. Tout comme Marianne, sainte Odile porte en effet l’étendard de combat qui signe toute opposition à un ennemi. On l’invoque pour rassembler ceux qui, se sentant dominés, refusent de se soumettre. La légende a ainsi opposé sainte Odile aux armées des Germains qui se sont emparés de l’Alsace et dont la présence viole un sol tenu pour sacré, puisque sous l’égide d’une sainte. C’est bien à propos de cette violence que s’engage la réflexion qui suit.
Sainte Odile au combat
L’espace-temps du mythe
8La défaite de la France en 1870, puis l’annexion de l’Alsace et de la Moselle à l’Empire allemand lors du traité de Francfort restent les événements qui ont marqué plusieurs générations d’Alsaciens et demeurent présents dans le souvenir des Français4. Cette mémoire s’est construite à l’intérieur de l’ancienne province de l’Est, mais elle s’est aussi et surtout élaborée de l’extérieur, c’est-à-dire de Paris. Un certain nombre d’Alsaciens en effet, qui « ont opté » pour la France après 1870, ont en tête ces images nostalgiques que sont rapidement devenus le clocher d’un village pointé vers le ciel et entouré de maisons à colombages, le flot qui couronne la tête des jeunes filles et des femmes, le personnage pittoresque de Hansi, l’enfant d’Alsace5, le sapin de Noël soigneusement décoré et opportunément illuminé, enfin l’image de sainte Odile, protectrice de leur terre natale. Odile devient alors la figure de l’Alsace annexée, et il est vrai que son utilisation politique était mince avant 1870. C’est ainsi qu’un culte se diffuse à partir de la France. Il entretient la nostalgie de l’Alsace et de la Lorraine, les provinces perdues – symboles de la nation humiliée – et alimente rapidement une idéologie francophile et revancharde. Ainsi sainte Odile porte-t-elle confusément les symboles du catholicisme et de l’État-nation, le sentiment patriotique et la fidélité à l’Église, la ferveur chrétienne et l’amour pour la terre natale. Dans l’Alsace annexée, la ferveur religieuse et l’opposition à l’occupant ont investi le corps de cette sainte.
9Le mont au sommet duquel trône l’abbaye où Odile s’est consacrée à la vie monacale dans la seconde moitié du viie siècle n’intéresse guère l’Allemagne. L’Empire se montre plutôt impatient d’honorer et de restaurer les monuments qui commémorent l’histoire germanique, tels les châteaux forts des Vosges ou les églises du gothique rhénan. Revaloriser le Haut-Koenigsbourg6 et la cathédrale de Strasbourg, patrimoines de la puissance et de la foi en une Alsace allemande, vaut mieux que de magnifier un pèlerinage catholique et romain.
10Telle n’est pas la conviction développée en France ni dans les milieux francophiles d’Alsace à la fin du xixe siècle ; cela vaut encore moins à l’approche de la Première Guerre mondiale. Durant les années qui suivent la défaite de 1870, Édouard Schuré et Maurice Barrés ont en effet donné au mont une valeur emblématique et gratifié Odile d’une aura patriotique. « Alsacien de Paris », dont la famille est originaire de Barr, petit bourg blotti au pied des Vosges, Édouard Schuré (1841-1929) passe pour un romantique parmi les fidèles des salons littéraires qu’il fréquente dans la capitale. Lui-même se dit le « Celte d’Alsace » et se proclame patriote français, bien que son œuvre littéraire s’inspire largement des légendes germaniques. En 1884, il publie sur cet exemple Les Légendes d’Alsace, puis en 1891 Les Légendes de France. Elles seront rééditées cinq fois avant la Première Guerre mondiale7.
11Parmi les quatre grands centres religieux que Schuré recense dans la Gaule celtique, l’un serait la montagne d’Ell, devenue le mont Sainte-Odile. Comme le rappelle Malou Schneider, le nom Odilienberg est utilisé à partir du xve siècle, mais celui de Hohenbourg est attesté par une charte authentique de 783, sous la forme Hohenburc8, in urbe que vocatur Hohenburc. La montagne consacrée à Odile est profondément liée à la famille des Etichonides, aux ducs francs nommés par les rois d’Austrasie pour surveiller la région située entre les Vosges et le Rhin après la soumission des Alamans. Une fois établis, ils ont maîtrisé la rive droite du fleuve9. Teintés de romantisme, les textes d’Édouard Schuré sont particulièrement illustratifs de ses convictions sur la légende de ce mont et sur ses enracinements séculaires.
12Ses écrits ne sont pas isolables de ceux de Maurice Barrés, qui a probablement découvert le mont Sainte-Odile lorsqu’il écrivait la Colline inspirée (le livre paraît en 1913). À l’époque, le pèlerinage était vivace sur cette colline vosgienne. À ce propos, Barrés écrit : « À celui qui n’est pas monté au Hohenburg, il faut dire ce qu’il représente pour l’Alsace. C’est là que se condense l’histoire du pays, depuis l’âge de pierre jusqu’au souvenir des dernières guerres. En ce lieu est le tombeau de la patronne tutélaire, le lieu où se retrempe spirituellement une race forte, que la montée sac au dos des sentiers rocailleux n’effraie pas, le soir de Noël, pour venir entendre la messe de minuit10. »
13Le texte brasse des références de plusieurs ordres, révélatrices d’une philosophie des lieux sacrés. Comme tout site ou tout récit mythique, le mont recèle une grande Histoire, ici celle de l’Alsace qu’il domine. Concentré sur ce site sacré, le mythe déploie sa durée dans le temps historique. Enjambant siècles et millénaires, il bondit de l’âge de pierre, sorte d’Éden, jusqu’au passé récent, grevé des regrets et des déchirements qu’a laissés la défaite de la France à Sedan. À une histoire événementielle, l’auteur a donc préféré l’histoire fabuleuse, à l’actualité immédiate il substitue le temps long, celui qui relativise l’événement présent ou tout juste passé, celui aussi qui ouvre l’espoir de la réparation à long terme. Sur le mont repose un tombeau où dorment les reliques de celle qui est ici désignée comme la « patronne » en titre de toute la province.
14L’écrivain s’est aussitôt lâché : lieu aérien de spiritualité, où souffle l’esprit, source d’eau pure où purifier les corps, terre rocailleuse des origines qui se gagne par l’ascèse de la marche, fête de lumière quand les feux s’élèvent dans la nuit de la Nativité, voilà ce que symbolise le mont Sainte-Odile. Cette consécration du lieu tient – comme il se doit – en quatre principes : l’air (le souffle), l’eau (la source), la terre (le rocher) et le feu (la lumière). Voilà qui donne à son identité géographique une dimension imaginaire et symbolique, qu’inspire une métaphysique des quatre éléments. Voilà le monde averti : politiques et militaires auront toujours à affronter de telles forces, quels que soient les temps et les situations, quels que soient le nombre de leurs armées et la puissance de leurs armes.
Combats légendaires et guerres réelles
15C’est bien connu : toute grande histoire porte en son sein hostilités et menaces immémoriales ; ainsi charrie-t-elle, dans son courant, peurs et haines ancestrales. L’histoire réelle doit s’en emparer, prétend de son côté Édouard Schuré. Car depuis la nuit des temps, affirme-t-il, une simple incursion sur le mont sacré est toujours une terrible profanation : « La sainte terreur que les Gaulois avaient de leurs dieux garantissait la montagne contre toute profanation », écrit-il. Plus que sous la garde de défenseurs en armes, le mont est sous la protection des forces du sacré. Celles-ci tinrent même à distance les armées des Gaulois qui tremblaient devant les puissances divines.
16Le principe a son corollaire : avant tout autre sont donc à craindre les attaques d’ennemis sans foi. Car il en existe : « Il y avait d’autres ennemis à craindre : les Germains, qui dès le premier siècle avant notre ère menaçaient la Gaule… Ces hordes venaient du fond de la Germanie, par la forêt hercynienne, pour ravager la Gaule ; les Vosges recevaient le premier choc, les trésors du temple avaient de quoi tenter la cupidité des Teutons11. » Les Gaulois avaient le sens du sacré et c’est bien pourquoi, s’abstenant d’attaquer la montagne, ils se gardaient du sacrilège. Ainsi le mont était-il resté à l’abri de leurs incursions. Les Germains, en revanche, hordes sauvages à peine sorties de leurs forêts profondes, ne connaissent que le pillage et ne respectent que la force. Le sens du sacré leur fait défaut. Voilà que leur irréligion barbare les a rendus féroces.
17On l’aura compris, selon une tradition légendaire, Odile, qui a hérité de la noblesse de sa famille et de ses terres, a aussi accueilli sur son nom la bipartition du monde : d’une part les Gaulois, Celtes, etc., d’autre part les Alamans, Germains, etc. Le message est clair : la mémoire inscrit cette province frontière dans l’histoire présente ; en suggérant au lecteur la valeur de la durée longue, elle désigne la patience des civilisations qui durent, des haines qui perdurent et dont on hérite par respect pour ses ancêtres.
18De cette représentation mythique de l’histoire, on retiendra que le sont et la sainte qui l’honore occupent une position radicalement opposée à ce qu’évoque la Marianne républicaine, championne des libertés révolutionnaires. Chez Odile, nulle trace évidemment de la démocratie ni de la république des égaux. Une autre logique est en marche, qui procède de la protection céleste : posée entre deux empires dont les poussées nationalistes la rendent bilatéralement vulnérable, l’Alsace. Encerclée par deux forces politiques qui la dépassent, elle s’en remet à la protection d’une force venue d’en haut. C’est ainsi qu’il revient à la sainte alsacienne d’accomplir son devoir historique : sorte de Marianne en mission, elle est appelée à devenir la protectrice d’une enclave de la France dans l’Empire allemand. Or la nation étant indivisible, c’est de la France sous l’Empire allemand qu’elle devra être la patronne.
19On l’aura deviné, le mystère de cette histoire lointaine, plus légendaire qu’historique au demeurant, s’éclaircit de sa comparution devant l’histoire immédiate. Le mont est sacré comme la province qu’il domine ; s’en emparer, c’est-à-dire prendre l’Alsace, l’envahir, l’occuper, et mettre cette province française sous le joug, c’est profaner une terre sacrée. La conclusion s’impose d’elle-même : la violence des armées prussiennes s’emparant de la terre d’Alsace en 1870 n’est pas une simple conquête militaire ; elle relève du sacrilège et de la profanation.
Le pouvoir de la patronne
20Une différence sépare toutefois Maurice Barrés d’Édouard Schuré. Celui-ci magnifie les légendes d’un passé lointain, alors que Barrés érige son patriotisme revanchard sur l’idée d’une mémoire immanente, celle de la « terre des morts »– « À Sainte-Odile, sur la terre de mes morts, écrit-il, je m’engage aux profondeurs12. » La présence des morts, parmi lesquels comptent sans doute quelques martyrs de la guerre de 1870, confère au mont une valeur tirée de l’histoire plus que de la légende. En se rappelant, de la sorte, au souvenir des vivants, le mont « terre des morts » consacre un lieu de mémoire français.
21C’est au mont que Maurice Barrés rédigea en 1903 une partie de son livre Au service de l’Allemagne, paru en 1905, et dans lequel il cultive la nostalgie des provinces perdues. Sa thèse se fonde sur le rôle civilisateur d’un christianisme qui serait resté dépositaire de la culture classique : « Odile fut le signe et le gage de l’entente d’un vainqueur tout neuf et d’un clergé civilisé. […] Odile, c’est le nom d’une victoire latine, c’est aussi un soupir alsacien : une commémoration du salut public », écrit-il. Sa plume confond ainsi civilisation latine et nostalgie de l’Alsace, conquête d’une terre nouvelle et évangélisation des peuples anciens, mémoire patriotique et apologie du salut. Placés sous l’effigie de la sainte, les Alsaciens découvrent l’originalité d’une histoire qui a exposé leur pays aux invasions étrangères. Ils comprendront aussi qu’ils sont voués à intégrer des peuples nouveaux.
22Sur ce fond d’imaginaire missionnaire se construit le rôle protecteur de la sainte, fille réfractaire à la brutalité paternelle d’Adalric13 : « Pour que cette légende, née d’une crise demeurât vénérable sur une terre où, sans cesse, arrivent d’outre-Rhin de nouvelles masses humaines, il a fallu que chaque génération approuvât la fille d’Adalric de s’être soustraite à la tradition brutale de ses pères ; il a fallu qu’à travers les siècles, sur cette rive gauche du Rhin une élite se félicitât chaque fois que des éléments germains étaient latinisés14… » Cependant, fille d’un duc d’Alsace, Odile peut incarner une souveraineté et l’Église prendre le relais de la dynastie : la sainte devient donc le substitut d’une reine. Mais le problème n’est pas là. Comme Marianne qui renverse un régime ancien ou un Ancien Régime, Odile prend le pouvoir en affrontant la volonté de son père, c’est-à-dire une forme de souveraineté maintenue par la tradition.
23Car la naissance et la cécité d’Odile avaient à la fois contrarié et favorisé les desseins d’Adalric. Peu importe ici qu’elle ait été plutôt rebelle que révolutionnaire, l’essentiel reste que son autorité ne résulte ni d’un consentement à la tradition ni d’une soumission à une puissance tutélaire. Car comme Marianne, Odile tient son pouvoir des peuples qui reconnaissent sa souveraineté, autrement dit qui l’ont choisie et par là même élue dans sa mission. Elle use de son pouvoir pour convertir les peuples qu’elle a conquis ou qui ont un jour imaginé la soumettre, comme Marianne porte la liberté aux opprimés. Mais contrairement à celle-ci, Odile n’est pas une figure née de la Révolution, c’est-à-dire de l’histoire : « Odile est une production de l’Alsace éternelle. » Là voilà installée au-dessus de tous les temps ; hors du temps, elle demeure invulnérable aux événements. On retrouve ici ce que note Maurice Agulhon dans Marianne au pouvoir : « le symbolique comme le sacré, l’irrationnel et le mystique, serait plus important dans le Passé et dans l’archaïsme que dans le Présent et la Modernité15. » En cela les deux figures diffèrent radicalement : Odile reste hors du temps historique qu’elle domine de toute éternité, alors que Marianne naît d’une rupture dans le temps de l’histoire et qu’on appelle la Révolution.
24Mais Odile a une excuse, qui vaut bien un pardon. Si la Révolution n’est pas son emblème, c’est qu’il y a nécessité pour l’Alsace, encerclée géographiquement et occupée militairement, de recourir au miracle. « Aujourd’hui, il nous faut le même miracle qu’au temps d’Odile, fille d’Adalric. Nous attendons que notre sol boive le flot germain et fasse réapparaître son inaltérable fond celte, romain, français, c’est-à-dire notre spiritualité16. » Marianne brandit l’étendard de la liberté conquise par la Révolution, Odile porte la bannière de la chrétienté romaine : elle surgit bardée d’une vertu civilisatrice qu’elle tire du fond de l’histoire de l’Alsace, celte ou française. Sortie du politique, puisque le père prive cette fille de ses droits, Odile opère, grâce au miracle, un retour en politique. Elle introduit de ce fait un autre exercice du pouvoir. C’est de celui-là que les envahisseurs doivent le plus se méfier car il gagne les âmes et ne soumet pas seulement les corps.
25Une autre figure devient ici indispensable pour compléter ce puzzle. Sainte Odile est enchâssée dans l’espace qui l’a vue naître et mourir. En cela, elle comble les rêves celtomanes de Schuré et la mystique nationaliste de Barrès. Mais elle apparaît également comme un analogue alsacien de Jeanne d’Arc, elle aussi sainte et libératrice de la France contre l’envahisseur. En tant que vierge, Jeanne d’Arc se rapproche de sainte Odile, alors que Marianne paraît libérée de ce devoir de réserve. Comme le rappelle Maurice Agulhon, sainte ou déesse pour les uns, elle devient « la gueuse » dans la bouche de ses détracteurs. Pour accréditer cette hypothèse de la ressemblance entre Odile et Jeanne, notons qu’en 1938 Mgr Ruch, évêque de Strasbourg, a fait déposer les reliques de sainte Odile à la basilique de Domrémy. Sont ainsi réunies, au sein de l’Église, les deux vierges emblématiques de la révolte et du patriotisme, de la résistance à l’ennemi et du salut. Une différence s’impose cependant : Jeanne est une guerrière casquée, revêtue d’une armure, armée d’une lance, plus proche de Marianne brandissant son étendard et son fusil que de sainte Odile, qui tient la pose, main gauche appuyée sur une crosse épiscopale.
26Concrètement, les cultes au cours desquels des pèlerins – jeunes ou vieux, hommes ou femmes – foulent la terre d’Alsace et s’élèvent graduellement vers les hauteurs du mont ne sont pas non plus comparables aux défilés des insurgés ou des partisans qui avancent au pas de charge dans la ville, dressent des barricades et noient les quartiers populaires de leurs revendications. Ceux-ci menacent et tonnent, les autres prient et implorent ; les insurgés font irruption dans la ville et envahissent rues, avenues et places publiques, les pèlerins tournent le dos à la cité, se retirent dans la forêt et se recueillent sur la montagne. Les révolutionnaires veulent former une troupe ou une armée redoutables, les autres composent une assemblée de piété et de dévotion.
27Des différences restent à approfondir. Elles n’opposent ni les rôles historiques ni les effigies emblématiques, mais les qualités des deux personnages. On prendra ici le risque de se demander pourquoi le corps d’une femme a été choisi, ou plutôt quel corps de femme a été sélectionné pour illustrer la protection sous laquelle ont été placés un pays et ses citoyens. Il est vrai que, comme le signale Maurice Agulhon, « lorsqu’on se demande pourquoi c’est le corps de la femme (plutôt que celui de l’homme, ou d’un animal, ou tout autre objet) qui, dans notre culture occidentale, sert de support visuel à l’allégorie des grandes valeurs, on engage une réflexion qui mène loin17. » Aujourd’hui, laissons-nous mener vers le lointain.
Les métamorphoses de sainte Odile
Les yeux d’Odile
28Entre la légende et l’histoire, entre l’imaginaire et le réel, les frontières sont aussi floues que mouvantes. Il reste donc à spéculer sur des conjectures là où l’historien aimerait authentifier des événements. La vie d’Odile est relatée dans un récit écrit en latin, la Vita sanctae Odiliae, traduit en allemand et en français à partir du xive siècle. Selon ce texte, aveugle de naissance, Odile commence miraculeusement à voir, le jour où l’évêque Erhard la baptise. On dit que la cécité de la fille avait suscité le courroux du père. À la suite de cette colère paternelle, Odile fut secrètement confiée à une nourrice, puis cachée dans un monastère du nom de Palma ou de Balma. C’est là que la vision lui est donnée avec le sacrement. L’historicité de cette guérison ne peut être rejetée a priori, mais le miracle sur intervention d’un évêque de la contrée des Bavarois, peut aussi laisser penser qu’il se calque sur l’histoire ou la légende de sainte Salaberge ou Sadalberga. Également née aveugle, celle-ci avait recouvré la vue grâce à l’abbé de Luxeuil, Eustase, de retour d’un voyage en Bavière18.
29D’autres rapprochements sont cependant possibles. On privilégiera ici celui qu’Odile entretient avec sainte Lucie, vierge martyre du temps de Dioclétien, suppliciée vers 304 à Syracuse. Selon une version légendaire, au cours de sa vie Lucie se serait arraché les yeux et les aurait fait porter sur un plat à son fiancé païen. Elle voulait ainsi le punir de l’avoir trahie en la dénonçant comme chrétienne. Plus tard, la Vierge Marie – dont la virginité, rappelons-le, fut définie aux conciles de Chalcédoine (451) et de Constantinople (553) – aurait restitué des yeux ravissants à Lucie. Tout comme Odile, miraculeusement guérie de sa cécité par le baptême, Lucie est depuis lors invoquée pour guérir des affections oculaires.
30Le parallèle ne manque pas de fondement. Dans les calendriers liturgiques, la commémoration de la mort d’Odile (vers 720) se fête le 13 décembre. Mais, selon les bréviaires du Moyen Âge, le nom d’Odile n’apparaît pas toujours à cette date et il s’inscrit alors en seconde position dans le calendrier. Ce jour fête en effet en priorité sainte Lucie. Odile n’ayant jamais été ni béatifiée ni canonisée officiellement, ce rapprochement avec une sainte estampillée peut ici se justifier.
31Mais le problème n’est pas là. Ces femmes aveugles, de naissance ou « par accident », ne laisseront pas indifférents les historiens, surtout pas ceux qu’émeuvent les yeux d’une femme. Dans les deux cas, en effet, un homme intervient dans leur infirmité, qu’il soit père violent ou amant fautif ne change pas grand-chose à l’affaire. Car dans les deux cas, la première blessure dont souffrent ces deux femmes est d’avoir déplu à un homme ou d’avoir été trahies dans leur amour pour un homme. Car elles étaient « destinées » à plaire à un père ou à un amant. La cécité n’est pas simple privation d’une faculté sensible ou de toute acuité perceptive, comme l’illustre le livre ouvert entre les mains des saintes et sur lequel deux yeux sont représentés. Elle ne s’arrête pas non plus au problème de la lucidité ou de la clairvoyance, nullement négligeable pour qui songe à la statuaire du porche sud de la cathédrale de Strasbourg où la Synagogue (qui compte parmi les chefs-d’œuvre de la sculpture du xiiie siècle) est représentée les yeux bandés, signes de son aveuglement. Mais ces histoires d’yeux posent aussi la question de la féminité. Voilés ou exorbités, ils rappellent qu’ils sont les sentinelles de la beauté et de la séduction féminine. En cela ces deux saintes sont « construites » pour être femmes sous le regard des hommes politiques qui invoquent leur protection.
L’allégorie de la virginité
32Selon le géographe Irenicus, Odile est « la gloire du sol d’Alsace » : Odilia Alsatici gloria soli, écrit-il en 151819. En gloire, elle appartient donc de droit au sacré, et le sol qu’elle protège devient lui-même terre consacrée. Fouler cette terre, s’en emparer, c’est violer du sacré. II convient de s’arrêter sur la nature de ce viol.
33De fait, il est ici double. Car Odile n’est pas seulement sainte, elle est aussi vierge. Sa virginité violée rend criminel et sacrilège tout acte contre la terre qu’elle a faite sienne et qu’elle protège. Ceux qui l’attaqueront ne seront jamais de simples ennemis (de la république, de la patrie, de la démocratie, etc.). En s’emparant du lœss de l’Alsace, ils violeront le corps de celle qui le protège et manifesteront leur barbarie de Germains, Teutons ou autres. Grâce à l’effigie de sainte Odile, miraculée, sainte et vierge, une représentation sans doute très ancienne de l’ennemi est ici reconstruite. Elle ne fait pas de lui un simple adversaire à battre, une nation rivale à renverser, un État prétendant à combattre, mais une créature infernale à abattre.
34D’emblée, sainte Odile nous interpelle : avec Marianne, elle partage le même « genre », celui d’être une femme. Mais, confrontée à Marianne20, elle a un pouvoir de séduction que signalent ses yeux, pourtant elle est vierge. Or sur ce point Maurice Agulhon nous alerte : « La personnification de la République en Marianne était plutôt pour elle un handicap. Une certaine âcreté méprisante de l’insulte antirépublicaine ne se comprend bien que par là. Frappante à cet égard est la continuité du thème de la prostituée : au début du siècle, il allait de soi pour les réactionnaires, que les “déesses Raison” étaient des filles sans mœurs ; à la fin du siècle, il n’y a plus de “déesses” mais Marianne règne, et c’est elle qu’on traitera “naturellement” de femme à vendre dès qu’on aura à reprocher à l’État quelque faiblesse, compromission ou présumable corruption21. » Marianne est engagée dans une histoire qui expose son corps, puisqu’elle n’est pas investie de la virginité et qu’elle s’expose à la violence masculine des guerriers, voire à l’aventure sexuelle.
35À l’inverse, la virginité d’Odile garantit à ceux qu’elle protège un unique et éternel amour. Ils peuvent se partager son patronage sans qu’elle soit soupçonnée de se prostituer puisque par définition elle est – et reste – vierge. Voilà aussi qui garantit l’honneur de ceux auxquels elle accorde sa protection, puisque sa virginité leur est assurée, quoi qu’il advienne. Elle justifie aussi leur haine contre un ennemi toujours condamnable pour l’avoir outragée. Car Odile n’est pas « à vendre » et quiconque estimera qu’elle « est bonne à prendre », c’est-à-dire quiconque s’emparera d’elle et du sol qu’elle « patronne », méritera le châtiment d’un violeur à exterminer.
Conclusion
36Ces bénéfices de la virginité appellent une question qui porte avant tout – en ce jour d’hommage à l’œuvre de Maurice Agulhon – sur le corps de Marianne. Il resterait en effet à savoir quel sort les hommes politiques, qui « ont fait » Marianne, réservent à sa sexualité. Selon Maurice Agulhon, « la République révolutionnaire, la plus authentique, d’un point de vue de gauche, mais la plus subversive, du point de vue conservateur, est représentée en mouvement, ardente, juvénile, légèrement vêtue, à la manière de Delacroix22 ». On peut s’en tenir à cette allégorie, mais que signifient cette « ardeur » et cette « légèreté » : que symbolisent-elles au fond ?
37Ou plus concrètement : Marianne serait-elle la première effigie féminine dont on n’exige plus la virginité, autrement dit à laquelle ne soit pas imposée la frustration de l’acte sexuel, garantie de pureté. Serait-elle la seule ou la première femme emblématique libre de son corps ? La question est d’autant plus cruciale que, par ailleurs, lorsqu’il s’agit d’effigies masculines, du corps d’Hercule, entre autres, qui représente le Peuple révolutionnaire23, la chasteté n’est jamais exigée. Loin de là, elle serait plutôt un handicap. Le « fouteur » révolutionnaire est toujours à l’honneur, comme l’a bien montré Antoine De Baecque24. Sur cette inégalité entre hommes et femmes, la confrontation entre Marianne et Odile nous invite à une dernière réflexion.
38La virginité d’Odile et la liberté de Marianne trouvent dès lors leur sens. La première inscrit les imaginaires de la cité dans la grande Histoire, elle-même vierge, car inscrite dans le mythe et hors du temps historique. La sainte projette sur la cité l’image de l’immuabilité, celle d’un état de pureté absolue vers lequel la nostalgie ramène perpétuellement l’imaginaire. La liberté de Marianne, en revanche, expose son corps à l’histoire, met la cité au péril des révoltes et des insurrections, la confronte aux aléas des révolutions. À la pureté de sainte Odile, consolante et apaisante, mais à qui jamais rien ne doit advenir, le corps de Marianne oppose l’ardeur de l’histoire, le désir de révolution, ce moment où l’inconnu peut surgir. En un mot, la virginité de sainte Odile impose à l’imagination la pureté des origines, ce qui signifie que la virginité de Marianne ne serait pas un fardeau, mais une contradiction.
Notes de bas de page
1 A. Rauch vient de publier L’Identité masculine à l’ombre des femmes. De la Grande Guerre à la Gay Pride, Paris, Hachette-Littératures, 2004. Il a précédemment publié Le Premier Sexe. Mutations et crise de l’identité masculine (1789-1914), Paris, Hachette-Littératures, 2000.
2 M. Agulhon, Marianne au combat. L’imagerie et la symbolique républicaines de 1789 à 1880, Paris, Flammarion, 1979, p. 48-49.
3 M. Agulhon et P. Bonte, Marianne. Les visages de la République, Paris, Gallimard, 1992, p. 74.
4 A. Wahl, J.-C. Richez, L’Alsace entre France et Allemagne. 1850-1950, Paris, Hachette, 1994 (1993), p. 175 et suiv.
5 G. Bischoff, Hansi. Enfants d’Alsace, Strasbourg, La Nuée Bleue, 2003. Du même auteur : « Le roi d’Alsace », Revue d’Alsace, 2003. La compétence et la vigilance de G. Bischoff ont éclairé ce travail ; je l’en remercie vivement.
6 J.-C. Richez, Haut-Koenigsbourg. Le château d’illusion, Strasbourg, La Nuée Bleue, 1990, p. 76-79.
7 G. Bischoff, « Un sommet politique », dans Le mont Sainte-Odile, Haut-lieu de l’Alsace. Archéologie, histoire, traditions, musées de Strasbourg, conseil général du Bas-Rhin, 2002, p. 270.
8 C. Wilsdorf, Les Très Anciennes Forteresses du mont Sainte-Odile, CAAAH, XXXVI, 1993, p. 207-221.
9 M. Schneider, « Fille du duc d’Alsace, abbesse et sainte », dans « Un sommet politique », Le mont Sainte-Odile, Haut-lieu de l’Alsace. Archéologie, histoire, traditions, op. cit., p. 167-173.
10 Extrait de La Colline inspirée, 1913. Cité par M. Schneider « La patronne de l’Alsace », dans Le mont Sainte-Odile, Haut-lieu de l’Alsace, op. cit., p. 208.
11 Cité par G. Bischoff, ibid., p. 270.
12 Cité par J. Legros, Le mont Sainte-Odile, Paris, Éditions SOS, 1988, p. 228.
13 Aucune recherche historique n’a été menée sur la personnalité de la sainte. L’ouvrage de B. Médard, Sainte Odile, patronne de l’Alsace (1938) étudie le culte et la légende et non le personnage historique. Voir M. Schneider, « La légende de sainte Odile », dans Le mont Sainte-Odile, Haut-lieu de l’Alsace, op. cit., p. 161.
14 M. Barrés, « La Pensée de sainte Odile », dans Le Livre d’Or de l’Alsace, Paris, 1918. Cité par G. Bischoff, art. cit., p. 272-273. Dans les marches de l’est du royaume franc, face aux Alamans sur l’autre côté du Rhin, le duché d’Alsace fut gouverné pendant trois générations par des parents directs d’Odile : son père Adalric (mort vers 700), son frère Adalbet (mort en 722-723), son neveu Liutfrid. C’est vers 750 que le duché d’Alsace fut intégré au royaume d’Austrasie.
15 M. Agulhon, Marianne au pouvoir, Paris, Flammarion, 1989, p. 21.
16 M. Barrès, La Pensée de sainte Odile, op. cit., cité par Bischoff Georges, op. cit., p. 272-273.
17 M. Agulhon, op. cit., p. 7.
18 C. Pfister, Le Duché mérovingien d’Alsace et la légende de sainte Odile, Paris-Nancy, 1892, p. 37.
19 M. Schneider, art. cité.
20 Sur le genre de Marianne, voir M. Agulhon, Marianne au pouvoir, op. vit., p. 347-348.
21 M. Agulhon, Marianne au combat, op. cit, p. 236.
22 M. Agulhon et P. Bonte, Marianne. Les visages de la République, op. cit., p. 31.
23 M. Agulhon, Marianne au combat, op. cit., p. 24. J.-B. Gaignebet, « Essai sur le cheminement d’Hercule au cours de l’Histoire de France », Provence historique, n° 99, janvier-mars 1975, p. 111-124.
24 A. De Baecque, Le Corps de l’histoire. Métaphores et politique (1770-1800), Paris, Calmann-Lévy, 1993.
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