Les chances de Marianne ?
p. 11-23
Texte intégral
1Les chances de Marianne ? Cette question est-elle d’ordre historique ? La minutieuse et savante histoire de notre allégorie civique féminine qu’a donnée Maurice Agulhon ne dispense-t-elle pas de se la poser puisqu’il a apporté l’essentiel des réponses ? Si nous tentons malgré tout cette approche, et sous un angle essentiellement politique, c’est parce que la lecture de cette histoire nous l’a invinciblement suggérée. Par ce terme, les chances de Marianne, on suggère que ce qui a permis à cette figure allégorique de devenir un symbole familier et populaire très largement répandu et apprécié tient, certes à des raisons qui peuvent être esthétiques ou se rapporter à l’histoire concrète du symbole dans son rapport avec le reste de la réalité historique, mais surtout à l’adéquation particulière qui a pu se produire à différents moments entre cette figure et des attentes politiques présentes parmi les Français. On suggère, en somme, que la diffusion et la propagation du symbole ont pu profiter à un moment d’un espace politique privilégié. L’étendue de ce questionnement ne m’est apparue que progressivement, en réfléchissant sur la vaste trilogie de Maurice Agulhon. Au départ, et pour l’exposé présenté au colloque des 13 et 14 février 2004, je n’avais perçu et retenu qu’un seul aspect de ces chances, celui que la configuration du système politique français, en particulier entre 1880 et 1914, avait offert, en laissant un large espace pour la popularisation de la figure de Marianne. À la réflexion, il semble possible – tout en se limitant au domaine politique – d’étendre ce questionnement à toute l’histoire de notre symbole républicain.
Les quatre chances pour Marianne
2Lorsque la Convention décida le 22 septembre 1792 que le sceau des Archives nationales de la République qu’elle venait de proclamer « porterait pour type la France sous les traits d’une femme appuyée d’une main sur un faisceau, tenant de l’autre une lance surmontée du bonnet de la liberté1 », cette décision avait d’abord un objectif fonctionnel et il était possible que ce sceau, comme tant d’autres, restât confidentiel et ignoré. Or l’image de la République en femme est devenue populaire, puis a été officiellement reconnue comme symbole du régime républicain avant de s’identifier plus largement encore à la nation, en particulier après 1914. Ce succès est d’autant plus remarquable que le caractère très heurté de l’histoire politique française au xixe siècle et, ensuite, la succession des républiques pouvaient constituer un vrai handicap pour l’affirmation progressivement dominante d’une figure représentative de la République. Il a donc fallu qu’en revanche, Marianne bénéficie de chances particulières, et ce sont quelques unes de celles-ci que nous nous proposons d’évoquer rapidement, sans avoir la prétention d’innover quant au fond, mais plutôt en suivant des pistes tracées par M. Agulhon lui-même.
3Revenons en effet à la problématique générale qu’il a tracée quant aux exigences qui s’imposent pour un symbole :
« Un pouvoir politique […] vise à se faire reconnaître, identifier et si possible favorablement apprécier grâce à tout un système de signes et d’emblèmes dont les principaux sont ceux qui frappent la vue. L’emblème, en première approximation, est supposé avoir trois fonctions élémentaires : identifier le pouvoir politique dont il émane en le distinguant des pouvoirs étrangers et des pouvoirs antérieurs abolis, traduire clairement les principes dont se réclame le pouvoir […], si possible, enfin, produire sur le spectateur un effet favorable, lui plaire, entraîner son adhésion2. »
4C’est donc à l’aide des trois notions qu’il a mises en lumière : identification, traduction de principes, effet séducteur, que nous orienterons ces brèves réflexions. Et nous distinguerons quatre chances principales qui résident à notre avis dans :
- Le rapport étroit que Marianne entretient dès ses débuts avec l’image de la liberté ;
- Les potentialités offertes par le choix d’une allégorie féminine ;
- Son ajustement favorable à la configuration du système politique français, à un moment décisif, celui des années 1880 à 1914 ;
- Son identification plus tardive, surtout après 1914, à la nation. A contrario, on pourra vérifier qu’aujourd’hui, la conjoncture est beaucoup moins favorable pour une présence familière de Marianne dans l’esprit des Français.
De la Liberté à la République, un glissement porteur d’une signification politique
5Pendant la majeure partie de la période révolutionnaire, comme l’a montré Annie Jourdan3, la figure de la Liberté en femme, pourvue de divers attributs – entre autres du bonnet phrygien – s’impose en tant que telle, sans forcément s’identifier à la République, car la forme du régime est alors moins importante que son contenu réel. Par la suite, la République emprunta une bonne partie de ses traits à l’image de la Liberté, plutôt que de s’incarner dans d’autres images (celle du peuple français en Hercule se libérant de ses chaînes par exemple). Cette assimilation de la République à la Liberté n’était pas fatale surtout si l’on pense aux souvenirs mitigés qu’avait laissés l’époque révolutionnaire à cet égard. Si elle s’imposa, c’est peut-être parce que le souvenir de la Première République dans le peuple – peuple qui fit le succès de Marianne – était moins négatif qu’il ne l’était dans les classes dirigeantes, c’est aussi parce que les régimes qui succédèrent en France à l’époque révolutionnaire (Consulat, Empire, Restauration et monarchie de Juillet) se montrèrent ou franchement despotiques ou au moins restrictifs sur le plan des libertés fondamentales. Par contraste, dans le souvenir plus ou moins magnifié qu’on en avait, la République fut perçue comme un régime de liberté. À cet égard, le tableau de Delacroix, en 1830, La Liberté guidant le peuple aux barricades paraît emblématique car cette liberté véhémente et populaire qui met à bas la monarchie a été immédiatement perçue et continuera à l’être comme une République. Plus tard, que ce soit sous la monarchie de Juillet, à la fin de la Seconde République, au cœur du Second Empire ou pendant l’époque de l’Ordre moral, c’est encore l’aspiration à la liberté qui est prépondérante, beaucoup plus que les autres composantes de l’idéal républicain (égalité ou fraternité). On peut donc imaginer que le succès de Marianne en tant que figure de la République doit beaucoup au fait que, dans le peuple en particulier, la République et la Liberté ne faisaient qu’un, et que la Liberté donnait un sens concret à la revendication, toujours abstraite en soi, d’un autre régime politique, le régime républicain.
6Cette liberté au départ assez austère, figurée par une jeune femme éventuellement armée, caractérisée aussi par la présence d’un bonnet phrygien, se chargea en évoluant en République au cours du xixe siècle, d’un contenu plus charnel. Cette évolution non plus n’allait pas de soi et, l’on doit s’interroger à la fois sur la façon dont elle conforta le personnage de Marianne en même temps que sur ses ressorts profonds.
La République en femme. Les vertus d’une féminité affirmée
7On a parfois ironisé sur le fait qu’en France où l’on refusa le droit de vote aux femmes jusqu’à une date tardive, on avait en revanche choisi très tôt une figure féminine pour représenter la République. Maurice Agulhon a apporté sur ce point des réponses exhaustives, mettant en avant entre autres, à la fois la tradition iconographique, le genre féminin des mots « République » et « France », la facilité que donnait une figure féminine à illustrer le caractère impersonnel de la représentation de la République. Il est peu douteux que la féminité du symbole, sous les formes qu’elle revêtit, contribua beaucoup à son succès. Car la féminité de Marianne différa nettement de figures féminines traditionnelles, la Liberté à l’antique ou la Vierge. Elle fut nettement plus affirmée par le choix d’une beauté naturelle et populaire, au visage à la fois ouvert et expressif, et par l’accent mis sur les formes généreuses de la femme elle-même. Au moment où se répandait en milieu catholique le culte de la Vierge, femme et mère certes, mais dont les attributs sexuels étaient en général savamment éludés, la féminité républicaine fournissait un contre-modèle de mère et de femme. De mère protectrice et généreuse, car il était sous-entendu (pétition de principe plus que réalité) que la République allait protéger le peuple et lui apporter la prospérité, mais aussi de « vraie femme » – pourrait-on dire – qui serait immédiatement reconnue comme telle par les hommes, seuls citoyens, dans l’atmosphère d’une époque où la femme, bien que mineure dans l’ordre civil et politique, faisait l’objet au plan de la vie sociale et mondaine d’un intérêt constant dans la tradition de l’esprit de galanterie français. Il ne déplaisait certainement pas non plus aux anticléricaux de pouvoir opposer à une Vierge éthérée et trop associée à un cléricalisme bigot et puritain, une femme véritable, hardie et séduisante. C’est pourquoi d’ailleurs les caricaturistes hostiles à la République s’empressèrent d’opposer à cette République trop avenante, d’autres images de mégère ou de Gorgone afin de la discréditer.
Un espace politique favorable, à un moment décisif, grâce à la configuration du système politique
8À ces avantages qui restent dans le domaine des caractères propres du symbole lui-même, il faut ajouter que celui-ci bénéficia d’un espace politique très favorable et sans doute exceptionnel grâce à la configuration du système politique français entre 1880 et 1914. On le comprendra peut-être mieux en faisant un détour par l’Italie. Il est paru récemment dans ce pays un Almanacco délia Repubblica4, bel ouvrage dirigé par le professeur Maurizio Ridolfi, qui rassemble trente-deux communications des meilleurs spécialistes italiens et qui est, en format plus réduit, un peu l’équivalent du récent Dictionnaire critique de la République édité en France5. Dans cet Almanacco, Aldo Ricci, vice-surintendant des Archives centrales de l’État italien a retracé de façon assez humoristique, sous le titre « Des Armoiries pour la République6 », la difficulté bien réelle qu’avait eue la jeune République italienne à élaborer, entre 1946 et 1948, un emblème pour lequel il n’y avait pas, comme en France, d’image populaire préalable suffisamment unanime et enracinée (comme le montre d’ailleurs dans le même volume Maurizio Ridolfi)7. Et Aldo Ricci remarque que si ces armoiries n’ont pas du tout réussi à s’imposer, au point d’être inconnues de l’écrasante majorité des Italiens, ce n’est pas seulement parce qu’elles étaient esthétiquement d’une grande banalité – même si elles se voulaient riches de significations diverses –, c’est aussi que la République italienne est née immédiatement comme une structure politique dominée par un système de partis et que les emblèmes des partis ont tout de suite concurrencé et écrasé celui de la République. La configuration (au sens le plus banal de ce mot) du système politique aurait donc eu une influence directe sur l’échec de la symbolique propre au régime.
9Inversement, on peut se demander si, parmi les facteurs qui ont, sinon assuré, du moins permis le succès de Marianne en France, en particulier dans la phase décisive des débuts de la Troisième République, on ne doit pas chercher du côté de la configuration du système politique français à cette date, et ceci en dehors de la valeur esthétique et sentimentale de la représentation allégorique de la République, en dehors aussi du passé historique qu’avait cette représentation, et qui a été savamment exploré par Maurice Agulhon.
10Quelle pourrait être cette influence de la configuration du système politique sur la symbolique ? Ce serait d’ouvrir un champ plus ou moins large à cette dernière, soit en général, du fait de la place que le régime offre aux symboles, soit en particulier, par le champ qu’il offre à la propagation de tel symbole face à d’autres, par exemple parce qu’il y a une meilleure correspondance entre le système politique et un symbole donné, ou bien au contraire comme dans le cas italien, parce que le système politique bloque la propagation du symbole du régime.
11En partant de ces deux approches, on peut soutenir que Marianne a eu des chances particulières pendant la période qui va de la fin des années 1870 jusqu’au lendemain de la guerre de 1914, et qui est décisive – comme l’a montré M. Agulhon – pour la diffusion nationale et populaire de l’image de Marianne, même si les prémisses du succès de celle-ci sont posées bien avant.
12Sur le premier plan, c’est-à-dire la place que le système politique fait aux symboles, on a remarqué que le xixe siècle est relativement pauvre en images symboliques, en particulier dans le domaine politique8. Les régimes monarchiques et napoléoniens mettent avant tout l’accent sur la personne du souverain, donc sur son portrait en buste, en pied ou à cheval, et, après 1870, la disparition progressive de prétendants crédibles affaiblit beaucoup la capacité de représentation des régimes autres que la République. La flambée du boulangisme, outre qu’elle ne remet pas en cause la République en tant que forme institutionnelle, donne bien lieu à une profusion d’images, mais toujours rapportées à la personne de Boulanger, profusion qui se révèle d’ailleurs peu durable. Du côté des catholiques, la présence de symboles expressément religieux (croix, sacré cœur ou autres) bloque l’apparition de symboles politiques. Quant au mouvement socialiste, il se fixera plutôt sur le drapeau (le drapeau rouge opposé au drapeau tricolore, celui de la république bourgeoise). Donc l’image de la République en femme a au moins à ce moment un avantage, c’est d’occuper le terrain à peu près seule, du moins en tant qu’imagé symbolique politique, car le seul concurrent véritable, le coq, incarne la nation beaucoup plus que la République. Or le symbole a une force en lui-même comme le remarquait déjà un pasteur nîmois, Samuel Vincent, en 1830 : « Le symbole, écrivait-il de façon particulièrement pertinente, n’étant pas donné, mais inventé, n’a point l’autorité des faits positifs qui sont preuve par eux-mêmes. Mais précisément parce qu’il est symbole, il peut rendre beaucoup mieux l’idée, en mieux suivre en quelque sorte les contours et quand il est populaire, il peut être un moyen très utile de réveiller et de conserver vivante l’idée religieuse dans les masses9. » Il suffirait de remplacer l’adjectif « religieuse » par « républicaine » pour que ce texte soit parfaitement adapté à notre propos.
13Sur le second plan, c’est-à-dire la possibilité d’expansion que le système politique offre à tel type de symbole par rapport à d’autres, soit du même ordre (ici, ceux d’un régime), soit différents (ceux d’un parti par exemple), on formulera seulement deux observations.
14La première, c’est que l’image de Marianne apparaît particulièrement adaptée à la configuration du rapport des forces politiques françaises à cette période des débuts de la Troisième République. L’axe essentiel de la politique française jusqu’à la fin des années 1880 au moins reste la lutte pour l’affermissement de la République et contre le péril monarchiste ou autoritaire. Malgré les divisions bien réelles du parti républicain, l’unité de celui-ci reste invoquée comme un facteur essentiel de succès et correspond à un sentiment populaire. L’image de Marianne peut correspondre à cette unité tant bien que mal maintenue du parti républicain. Elle est comme celui-ci, une et diverse. Une, c’est la figure féminine, pour l’essentiel héritée de la Révolution française, le patrimoine commun des républicains. Diverse parce qu’elle est modulable. Maurice Agulhon a beaucoup insisté – et cette observation était très neuve – sur la façon dont les divergences sur l’interprétation de la République s’étaient traduites dans la figuration de celle-ci : d’un côté la République sage, coiffée de lauriers, de l’autre celle, plus véhémente au bonnet phrygien, et même celle, franchement révolutionnaire, du côté du mouvement ouvrier. Mais on peut souligner aussi que le fait que ces différenciations puissent se greffer sur la même figure féminine représente un immense avantage pour celle-ci. Cela lui permet, comme disait le pasteur Samuel Vincent cité plus haut, de « suivre les contours de l’idée ». Marianne peut représenter à la fois l’unité et la diversité du parti républicain encore en lutte pour l’affermissement de la République.
15La seconde observation – qui recoupe d’ailleurs partiellement la première – c’est que, du côté des partis, l’image de Marianne ne trouvera pas de concurrence sévère avant 1920. Les partis en France apparaissent tard, au moment où la figure de Marianne est déjà bien enracinée, et ne chercheront guère, dans un premier temps, à se différencier par un emblème propre. Était-ce pour une raison générale (la politique étant considérée comme une chose sérieuse qui ne devait pas être rabaissée au niveau de l’imagerie) ? Ou bien parce qu’on réservait les symboles à d’autres aspects de la vie (la vie religieuse par exemple) ? Ou bien parce que certains estimaient suffisant d’adapter l’image ? Ainsi un dessin de Steinlen, Souvenir de la Commune de Paris met au premier plan d’une foule ouvrière symbole du peuple, un ouvrier muni d’une masse, un paysan avec une faux, mais la femme du peuple qui conduit le cortège est ici – nous dirons « naturellement » – une Marianne à bonnet phrygien10 (figure 1). En 1921, les cartes d’adhérent de la SFIC seront encore décorées d’une Marianne rouge. Donc l’extrême gauche de l’époque ne voyait pas d’inconvénient à emprunter le même symbole, en le colorant au sens propre du mot, à sa façon. Plus tard en octobre 1923, alors que le jeune PC a commencé à adopter la faucille et le marteau, un dessin de Grandjouan, dans L’Humanité, montre une Marianne pensive à côté d’un portefeuille d’actions et d’un sabre d’une part, d’une faucille et d’un marteau de l’autre, avec cette légende : « La révolution ou la guerre, la faucille et le marteau du travail ou le sabre, il faut choisir ma petite11. » Et le fait qu’on propose à Marianne ce choix impliquait qu’elle n’était pas exclue d’un futur régime socialiste.
16À cette date, d’ailleurs, après la guerre de 1914, la signification de Marianne s’est élargie, et de plus en plus, c’est tout autant la nation que la République qu’elle incarne. Autre chance ou risque d’affadissement ?
Marianne, symbole de la nation. Une chance ou un risque ?
17Maurice Agulhon a montré, en particulier dans le deuxième et troisième volume de l’histoire de Marianne, que celle-ci, symbole d’abord exclusif de la République, s’était du fait de l’affirmation durable de celle-ci en France, identifiée de plus en plus à la nation. Le glissement a été favorisé par le fait que la République en tant que régime n’était plus contestée que par une minorité peu représentative, et aussi grâce à la guerre de 1914-1918 qui a réalisé, au moins momentanément, une unité nationale autour de la défense du pays, et donc du régime qui assurait celle-ci. Marianne symbole d’une République française très largement acceptée est donc devenue le symbole de la nation. Chance pour Marianne ? On répondra « oui » en première analyse puisque cela garantissait à l’image une audience encore plus large, en France comme à l’étranger, et que l’aspect politiquement engagé du symbole s’atténuant, il pouvait plus facilement donner lieu à une multitude d’utilisations de tous ordres. Ce phénomène culmina dans l’entre-deux-guerres. Le revers, c’était assurément l’affadissement de la signification politique du symbole que révélait la banalisation du bonnet phrygien, au départ considéré comme l’emblème de la République rouge. Pourtant, la crise, puis la chute de la Troisième République montrèrent que cette assimilation de Marianne à la nation était loin d’être unanime. Le vichysme révéla les fortes préventions qui subsistaient dans la droite la plus affirmée contre ce symbole républicain, un peu revivifié il est vrai par le Front populaire. Par ailleurs la crise du régime qui aboutit à sa chute le menaçait directement. S’il n’est pas étonnant que Vichy ait cherché à imposer une autre image symbolique, celle de la francisque, il est peut-être plus significatif et en un sens plus inquiétant pour le destin de Marianne que le sursaut national contre la défaite et le vichysme ait donné naissance à un nouveau symbole, la croix de Lorraine, devenue à la Libération plus populaire, même si ce fut pour peu de temps, que l’image traditionnelle de la République. Malgré tout, Marianne était suffisamment implantée pour survivre à ces épreuves et continuer à incarner, même si c’est sur un mode mineur, la nation républicaine.

Figure 1
Steinlen, Souvenir de la Commune de Paris, BnF, Cabinet des estampes
© BnF.
Les chances de Marianne : un bilan aujourd’hui
18Ces chances de Marianne, confrontées à la situation actuelle, permettent de mieux comprendre l’affaiblissement incontestable du symbole dans la France d’aujourd’hui, que note Maurice Agulhon dans son dernier volume. Tentons donc un retour sur nos quatre points :
- l’assimilation de la République aux libertés politiques ne peut plus guère faire recette aujourd’hui car en France, les libertés politiques sont en gros assurées ; du moins le croit-on car on ne s’interroge pas assez sur les véritables conditions d’exercice des libertés politiques. La carence est plus sensible au plan des libertés sociales et ce n’est pas un hasard si le bonnet phrygien est aujourd’hui de plus en plus fréquemment affiché dans les manifestations syndicales ;
- la République en femme, présente dans le domaine public, a perdu aussi de son caractère novateur car, la permissivité des mœurs aidant, la publicité s’est emparée de façon dévorante de l’image de la femme, parfois de façon dégradante d’ailleurs, au détriment à la fois de l’image de la Vierge et de celle de Marianne. Mais la première persiste dans les églises, est fréquente dans les musées, alors que la seconde a de plus en plus quitté les salles de classe et les lieux publics. Le choix qui a consisté à retenir pour les bustes de mairie des visages de femmes contemporaines appartenant pour la plupart aux milieux du spectacle ou de la mode (Mireille Mathieu, Brigitte Bardot, Catherine Deneuve, Laetitia Casta) visait peut-être à donner une nouvelle vie au symbole. Force est de constater que ces représentations éphémères, soumises aux aléas de l’actualité, comme l’est tout phénomène de spectacle, n’ont guère atteint cet objectif et qu’en revanche, cette personnalisation abusive a contribué sans doute à retirer à l’image de la République l’aura que lui aurait donnée une représentation vraiment artistique et impersonnelle ;
- la configuration de notre système politique a également réduit l’espace de rayonnement de notre symbole républicain. Ce ne sont certes pas les logos de partis qui menacent Marianne, à la fois parce que les partis sont en difficulté, et parce que leur évolution récente, que ce soit à gauche pour le PCF, à droite pour le mouvement gaulliste, a ébranlé les repères traditionnels (la faucille et le marteau pour le premier, la croix de Lorraine pour le second). Notons cependant l’apparition de nouveaux symboles (rose au poing pour les socialistes, flamme tricolore pour le Front national) qui ont acquis une certaine visibilité. Mais d’autres facteurs sont à l’œuvre. L’existence bien affirmée de l’Union européenne dont le drapeau aux étoiles omniprésent dispose désormais d’une vraie légitimité, la régionalisation qui a profité aux logos des régions et des départements, et ranimé même parfois des symboles plus anciens (la croix occitane en Languedoc par exemple), tous ces phénomènes conjugués font que Marianne est bien isolée et réduite à la portion congrue ;
- enfin l’identification de Marianne à la nation a certainement beaucoup reculé. Et ceci est dû sans doute à la personnalisation croissante du régime républicain sous l’effet de l’élection présidentielle au suffrage universel et peut-être aussi à l’évolution des rapports internationaux qui a conduit à la multiplication des rencontres entre chefs d’État largement relayées par les médias. De plus en plus c’est le chef de l’État – de Gaulle ayant donné l’exemple – qui incarne la nation. Toutefois, au plan des représentations, Marianne a tout de même réussi à survivre sur les timbres-poste ainsi que sur les pièces françaises de l’euro, même si elle n’a eu droit qu’aux petites pièces de 20, 10, 5, 2, 1 centimes. Cette survivance est malgré tout remarquable si l’on pense que la plupart des pays de la zone euro, lorsqu’ils ne se sont pas contentés de reproduire sur les pièces la figure du souverain ou de la souveraine, ont choisi d’illustrer leur nation par des hommes célèbres (Dante en Italie, Venizelos ou Rhigas en Grèce, Cervantès en Espagne) par un monument (cathédrale en Espagne, le Vittoriano en Italie) ou un symbole culturel (une harpe celtique en Irlande, Pinocchio en Italie).
19On pourra objecter qu’en revanche, Marianne, dans cette période difficile a trouvé son historien et le fait est d’autant plus remarquable que ce sujet ne s’imposait pas au premier plan, était même dans une sorte de pénombre historique. À la fin des années 1960, quand Maurice Agulhon entama cette recherche, la représentation de la République qui avait atteint son acmé au tournant du siècle avant 1914 n’avait pas connu récemment de renouveau significatif. Et même, dans l’article des Annales ESC (janvier-février 1973) qui donna les premiers résultats de ses travaux, M. Agulhon signalait « le recul actuel de l’intérêt politique et sentimental porté aux monuments civiques12. » Sans doute les débats liés à l’instauration du régime gaulliste, puis à celle de l’élection présidentielle au suffrage universel avaient-ils revivifié les réflexes républicains. Et le pouvoir assuré de façon très personnelle par de Gaulle avait redonné vie au désir de voir renaître une république plus impersonnelle et collective, celle qu’incarne précisément le personnage de Marianne. L’évolution négative dans la représentation de la République ne se manifestait que par des signes encore peu visibles comme la disparition de Marianne (au profit de la croix de Lorraine) sur la médaille frappée à l’occasion de l’entrée en charge de De Gaulle comme président de la République en 195813. En revanche la Semeuse, symbole du franc fort, était réapparue sur les pièces de monnaie. Dans les villages, les statues de place publique qui commençaient à être menacées par les exigences de la circulation ou du stationnement, demeuraient en place, trop ignorées, guère entretenues.
20Pourtant parce qu’il avait été nourri dans la tradition républicaine, qu’il résidait en Provence et avait fréquenté longuement, à l’occasion de la préparation de sa thèse, les villages de cette région où la Marianne de place publique est bien répandue, Maurice Agulhon était bien placé pour jeter sur cette réalité latente le regard du découvreur. En outre l’historien de la République au village, dépassant les cadres un peu rigidifiés d’une histoire économique et sociale alors en faveur, avait déjà – comme son collègue aixois Michel Vovelle – montré son intérêt pour l’histoire des représentations, qui s’affirmait comme un champ prometteur de la science historique. Si l’on ne peut jamais sans doute épuiser la série des raisons – et encore moins déterminer les causes profondes qui déterminent un choix de recherche, contentons-nous de ces remarques pour montrer comment s’est affirmée la plus récente des chances de Marianne, celle de rencontrer un historien qui fût à la fois son défenseur et son illustrateur.
Notes de bas de page
1 Compte rendu de séance dans le Journal des débats et décrets, samedi 22 septembre 1792, dix heures du matin.
2 M. Agulhon, Histoire vagabonde, Paris, Gallimard, 1988, t. 1, p. 283.
3 Sur ce point, voir l’article d’A. Jourdan, « L’allégorie révolutionnaire, de la Liberté à la République », xviie siècle, n° 27, 1995, p. 503-532.
4 M. Ridolfi (dit.), Almanacco delle Repubblica Milan, Mondadori, 2003, 410 p.
5 V. Duclert et C. Prochasson (dir.), Dictionnaire critique de la République, Paris, Flammarion, 2002, 1340 p.
6 A. G. Ricci, « Uno stemma per la Repubblica », dans Almanacco délia Repubblica, op. cit., p. 240-255.
7 « Una tradizione da reinventare », dans Almanacco delle Repubblica, op. cit., p. 161-172. Voir aussi J.-C. Benzaken, « Iconographie des monnaies et des médailles des républiques-sœurs italiennes, 1796-1802 », Annales historiques de la Révolution française, n° 3, 1992, p. 383-408.
8 J.-P. Gourevitch, La Politique et ses images, Paris, Edilig, 1986, p. 27-28.
9 S. Vincent, « La Chair et l’Esprit », dans Religion et Christianisme, Nîmes, juillet 1830, p. 7.
10 Steinlen, « Souvenir de la Commune de Paris ». Les représentations de la République dans l’œuvre de Steinlen mériteraient une étude approfondie.
11 L’Humanité, 11 octobre 1923.
12 « Esquisse pour une archéologie de la République. L’allégorie civique féminine », Annales ESC, n° 1, janvier- février 1973, p. 31.
13 M. Agulhon, Les Métamorphoses de Marianne, Paris, Flammarion, 2001, p. 140-142.
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