Avant-propos
p. 5-8
Texte intégral
1Historien de la France contemporaine, professeur au Collège de France, Maurice Agulhon a consacré trois volumes de son œuvre à l’histoire des représentations de la République en France. Après avoir écrit un premier article programmatique en 1973 « Esquisse pour une archéologie de la République. L’allégorie civique féminine1 », il a publié en vingt-cinq ans, Marianne au combat. L’imagerie et la symbolique républicaines de 1789 à 1880 (1979), Marianne au pouvoir. L’imagerie et la symbolique républicaines de 1880 à 1914 (1989), et enfin en 2001 Les Métamorphoses de Marianne. L’imagerie et la symbolique républicaines de 1914 à nos jours2.
2Ces trois ouvrages constituent à la fois un corpus et une analyse des représentations figurées et mentales de la République française de 1792 à nos jours. Ils livrent aussi un tracé convaincant de l’évolution de deux siècles d’histoire de la République. Et c’est là le paradoxe central de cette œuvre : Maurice Agulhon, avec la modestie qu’on lui connaît, a toujours présenté ce travail sur Marianne comme marginal dans son œuvre, et pourtant les nouveautés méthodologiques et programmatiques en sont si fortes qu’elles sont devenues centrales pour sa reconnaissance nationale et internationale.
3 C’est pourquoi Annette Becker et Évelyne Cohen lui ont proposé d’organiser en sa présence une rencontre autour de son œuvre « mariannesque »3. Le projet consistait à prendre collectivement la mesure de son apport4, à en exprimer genèse et filiation, à élucider les relations et les interactions entre l’histoire de la République en général et « l’histoire au second degré » que Maurice Agulhon a écrites.
4Les 13 et 14 février 2004 se sont retrouvés, à Paris X et Paris VII, les nombreux participants qui ont répondu avec chaleur, amitié et avant tout respect et estime pour son œuvre. L’appel se présentait sous forme de questions :
- L’histoire de la « représentation » d’un régime politique est-elle seulement un à-côté pittoresque et folklorique ? Ou peut-elle contribuer à éclairer son histoire générale ?
- L’histoire d’une représentation politique féminine a-t-elle quelque chose à apporter à l’histoire des femmes et à la problématique du Gender ?
- Dans l’histoire de l’image politique et de l’art politique public, les échanges entre historiens de l’art et historiens du politique sont-ils satisfaisants ?
- L’histoire internationale comparée des symboliques politiques, à peine entamée, peut-elle être éclairante ?
5Plusieurs générations de chercheurs se sont retrouvées, certains ont présenté des communications, d’autres ont participé à de riches discussions. Pour certains, c’était l’occasion de prolonger des échanges antérieurs avec Maurice Agulhon. D’autres avaient suivi les pistes ouvertes par lui pour d’autres périodes, comme l’Antiquité ou dans d’autres disciplines comme les sciences politiques, la sociologie, l’anthropologie, l’histoire de l’art.
6Tous ont reconnu l’importance de l’ancrage politique de l’histoire de la République, dans l’interrogation sur les spécificités nationales ou internationales, dans le domaine des symboles et des symboliques et dans la reconnaissance des relations entre images mentales et images figurées.
7La Troisième République, celle de la triomphante « Marianne au pouvoir », a connu son épreuve majeure avec la Grande Guerre. Maurice Agulhon le premier a montré combien ce temps de patriotisme exacerbé avait accentué le « glissement » du sens de Marianne : de République à nation, État, et France. Jamais, sans doute, la polysémie de Marianne n’a été aussi diverse voire contradictoire. Marianne devenue la France est omniprésente, dans les pages des journaux, sur les cartes postales, les affiches, dans les caricatures, en France, à l’étranger pour représenter l’alliée, belle jeune femme avec ou sans bonnet phrygien, ou l’ennemie, matrone acariâtre, belliqueuse et traîtresse. Les années 1914-1918 ont été un laboratoire toujours renouvelé des cultures nationales, et il n’est pas étonnant que le symbole politique par excellence de la France y tienne une telle place. On la trouve avec un cachet passéiste et minoritaire, républicaine en lutte contre l’image du Sacré-Cœur, par exemple, dans une Union sacrée pas vraiment débarrassée des séquelles des luttes récentes pour la laïcité et de la Séparation. On la trouve au combat avec les armées françaises et alliées, aussi bien sur les cartes postales éditées en masse que sur les dessins d’enfants adaptant leurs cahiers d’écoliers aux terreurs et aux espoirs des temps. Tout cela est fort classique. Mais il nous semble qu’un accent nouveau est ajouté pendant la guerre dans les représentations de Marianne, celui de l’ironie et de la désillusion. Ainsi, le dessin de Pelo de 1916, Femme au masque, La « Semeuse », projet pour un nouveau timbre-poste français : La Semeuse est revêtue d’un masque à gaz, d’un casque, du glaive habituel d’une Marianne au combat, pas à la guerre – et porte vareuse militaire, cartouchière et godillots avec sa robe à l’antique ; elle s’apprête à lancer une grenade dégoupillée dans un no mans’land dont les sillons sont faits de fils de fer barbelés. Cette Marianne-poilu, comme ce dernier, vit les contradictions de la guerre, le combat au corps à corps à l’ancienne et la modernité scientifique du laboratoire de chimie transporté directement sur le champ de bataille. Le dessinateur nous dit aussi que la guerre a fait exploser tous les symboles, qu’elle n’est plus jamais réductible au premier degré, et que la seule possibilité qu’elle laisse est de nier pour affirmer. Ironie cruelle, qui tente d’enlever à Marianne même sa polysémie politique pour n’en faire plus qu’un soldat ni consentant ni contraint, un soldat continuant à faire le soldat, dans l’immense lassitude et dans l’impossibilité d’abandonner les siens, morts auprès d’elle, ou vulnérables sur le front domestique. L’ironie seule convenant au deuil, celui des illusions comme celui des millions de morts et de blessés.
8La rencontre a servi d’abord à préciser les échanges nécessaires entre histoire et sciences politiques, en particulier pour l’histoire la plus récente des représentations de la République sous sa Cinquième acception, qui est toujours la nôtre. Les différences d’appréciation se marquent quant à la personnalisation des Mariannes depuis 1958 : des personnes célèbres à d’autres titres (Brigitte Bardot…) se voient attribuer l’honneur d’offrir leur image à la République. Faut-il voir là un affaiblissement de l’idée républicaine ou, au contraire une modalité nouvelle d’appropriation « populaire » de l’allégorie ? Ces réflexions pouvant d’ailleurs mener à une chronologie modifiée : 1958, comme nouveau départ de Marianne, après la double transition 1940-1944 et 1944-1958 ?
9L’étude des représentations figurées s’appuie sur une analyse méthodique, visuelle et conceptuelle des images de grande diffusion. Elle suppose en cela un commerce avec les analyses des historiens de l’art qui eux-mêmes hésitent moins désormais à se confronter aux historiens du politique, du symbolique, du genre. Car l’histoire de Marianne est avant tout celle d’une icône féminine de la culture de masse, de la polysémie des symboles, de leur réception et de leur réappropriation, de leur interprétation. Ces images migrent d’une nation à une autre, connaissent des mutations de sens au cœur des transferts culturels. L’histoire du « genre » permet, en parallèle, de revisiter l’histoire physique et sexuée des allégories féminines et masculines.
10La poursuite des recherches sur les monuments de place publique et sur les différents supports de la médiatisation des images de la République (de la carte postale à la publicité, aux caricatures, etc.) atteste la fertilité renouvelée de l’œuvre. Les sentiers de « l’histoire vagabonde5 » continuent à être parcourus. Certains chantiers, en particulier celui des relations culturelles internationales, permettent de faire bénéficier du comparatisme ; en retour, on peut se demander quelle est la spécificité française en matière de symboles. À la fin du colloque, Maurice Agulhon appelait à de futures rencontres autour de l’histoire comparée des représentations internationales et de la notion de mythe et de mythologie en histoire contemporaine6.
11Ce volume rassemble les contributions à ces journées. Maurice Agulhon, au terme de ces discussions et de la lecture des contributions, a rédigé un texte de conclusion-perspective où, une fois de plus, il nous entraîne sur des pistes originales. Qu’il trouve ici l’expression de notre reconnaissance pour avoir accepté ce projet et nous avoir permis de le mener à bien et de le dépasser encore en prolongeant réflexions et discussions.
Notes de bas de page
1 Annales ESC, n° 1, janvier-février 1973, p. 5-34.
2 Tous trois chez l’éditeur Flammarion.
3 Nous remercions le Groupe d’études sur les pays d’Europe centrale et orientale (Paris VII) et le centre Pierre Francastel (Paris X) d’avoir accueilli le colloque et participé à sa publication.
4 Rappelons ici le volume des mélanges offerts à M. Agulhon : C. Charle, J. Lalouette, M. Pigenet et A.-M. Sohn (dir.), La France démocratique, Paris, Publications de la Sorbonne, 1998, 491 p.
5 Maurice Agulhon, Histoire vagabonde, 3 tomes, Paris, Gallimard, 1988 et 1996.
6 Renvoyons ici à Pierre Brunel, Dictionnaire des mythes littéraires, 1994.
Auteurs
Université Paris X-Nanterre.
Université Paris VII-Denis-Diderot.
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