Commissaire de police versus police superintendant
p. 195-205
Texte intégral
1Au vu de la production historiographique, le commissaire de police anglais (police superintendent) constitue une sorte de terra incognita au milieu d’un champ de recherche qui commence à être bien balisé1. Face à l’agent « de base », le police constable (PC), au contact de la population, devenu – certes, après bien des difficultés pour se faire accepter – un emblème rassurant de la civilisation britannique2, le commissaire a moins de visibilité, moins de prestige, moins de valeur emblématique – et a donc souffert d’un déficit d’études. Pour reprendre la comparaison duale établie par l’historien de la police anglaise Clive Emsley, « PC Dixon3 » a outre-Manche la même envergure que, de ce côté-ci du Channel, le « commissaire Maigret4 ». Nous nous attacherons cependant ici à essayer de présenter, à grands traits et sans faire l’impasse sur les lacunes historiographiques, les rôles, fonctions et représentations des commissaires de police anglais au xixe siècle.
Le commissaire : articulation majeure de la pyramide policière anglaise au xixe siècle
2Procédons à quelques brefs rappels historiques : le système de police anglais (les réalités écossaise et irlandaise étant sensiblement différentes) connut une refonte en profondeur au cours de la première moitié du xixe siècle, lorsque l’ancien (voire antique : il datait du xive siècle) système d’agents du guet (watchmen) bénévoles et à temps partiel céda la place à une force de police recrutée ad hoc et exerçant son travail à temps plein, en un mot : professionnelle. En dépit des réticences et des résistances très fortes de ceux qui voyaient cette évolution comme attentatoire aux principes fondateurs des « libertés anglaises5 », la « nouvelle police » (New Police) fut introduite à Londres en décembre 1829, sous la forme d’un corps de 3 000 hobbies ayant autorité sur la capitale, exception faite de la City qui conservait son système traditionnel. L’exemple londonien fut progressivement étendu au reste de l’Angleterre, de façon du reste très inégale, au point qu’il fallut le vote d’une loi en 1856 (County and Borough Police Act) pour parvenir à uniformiser l’ensemble : chaque comté (county) et chaque ville (borough) devaient se doter d’une force de police autonome, administrée par un comité de surveillance (watch committee) et financée par les impôts locaux (rates). La hiérarchie de ce nouveau corps s’établissait comme le montre le tableau ci-contre (entre parenthèses, un éventuel équivalent français, parfois approximatif) :
3Dans cette hiérarchie, le commissaire occupe la position particulière d’être le grade le plus élevé accessible par promotion interne, les échelons supérieurs étant pourvus sur nomination par le ministère de l’Intérieur, sans que, nécessairement, le bénéficiaire de la nomination ait eu à parcourir l’intégralité du cursus : ainsi, Henry Smith passa en six années à peine du grade de simple constable à celui de préfet de la police de la City, alors qu’il fallait normalement huit ans à un PC pour devenir simple sergent, parce qu’il connaissait le préfet James Fraser (en poste de 1863 à 1890), qui le promut directement pour le remplacer lorsqu’il partit à la retraite6. Pour citer les propos de James Monro (préfet de la police londonienne de 1888 à 1890), auteur d’un article sur la « police londonienne » paru en 1891 dans la North American Review, le grade de commissaire constitue « la récompense principale des hommes du rang [chiefprize of the force], celle vers laquelle tout policier de base doit porter ses regards7 », le fait de « bien servir » étant la « clef » de la réussite ; de fait, le passage par tous les rangs était obligatoire et la promotion loin d’être automatique, même pour ceux qui portaient suffisamment longtemps l’uniforme8.
4Ceci se retrouve dans la disposition pyramidale des effectifs. En 1840, la police londonienne comptait 3046 policiers, 349 sergents et 73 inspecteurs, pour 17 commissaires (soit 5 % des effectifs)9. En 1850, la proportion était tombée à 3 %10, à 2 % en 1880 et 189011 : le faible accroissement du nombre de commissaires (respectivement 18, 23 et 31) avait été inférieur à celui des constables (respectivement 4769, 9 393 et 12 451). Le rapport commissaires/ inspecteurs diminua parallèlement, passant de un à quatre en 1840 à un à six en 1850, pour se situer dans une fourchette de un à vingt à la fin du siècle ; il faudrait bien sûr affiner cela, en tenant compte notamment des variations ponctuelles des effectifs des rangs respectifs (ce que des sondages ponctuels ne permettent pas de prendre en compte), et chercher les causes de ce malthusianisme. Le souci de faire du grade de commissaire un niveau clé dans la hiérarchie policière et de sélectionner très précisément ceux qui étaient dignes d’obtenir the chief prize s’impose de prime abord. Il faudrait aussi comparer les situations londonienne et provinciale, dans la mesure où l’on peut raisonnablement penser qu’il y avait un plus grand vivier dans la capitale et, donc, une sélection plus stricte.
5En outre, tous les constables n’avaient pas des chances égales d’arriver au grade de commissaire selon leur milieu social d’origine : Haia Shpayer-Makov a montré que les commissaires de la police londonienne de la fin du xixe siècle (1889-1909) provenaient pour un peu plus d’un tiers (34,3 %) de la petite-bourgeoisie (boutiquiers et employés), contre seulement 11 % issus des travailleurs non qualifiés, ce qui représentait une progression sensible par rapport aux officiers inférieurs (près des deux tiers des sergents et des inspecteurs étaient des travailleurs qualifiés ou semi-qualifiés) ; parallèlement, 7 % des policiers issus des classes moyennes (commerçants...) s’étant élevés dans la hiérarchie devinrent commissaires, contre seulement 1 % des travailleurs manuels12. Cela traduit-il une volonté explicite ou un biais implicite, la promotion étant ainsi dépendante des origines sociales des postulants ? Le turnover, plus élevé chez les policiers d’origine ouvrière, explique-t-il cette sous-représentation ? Ou, plus simplement, ceci est-il un aperçu sur les difficultés à atteindre les échelons intermédiaires de la hiérarchie pour ceux qui partaient de plus bas ?
6Le statut constitue donc une première différence à relever entre superintendent anglais et commissaire français, puisque, en France, les commissaires furent d’abord élus (sous la Première République) puis, dès l’époque napoléonienne, nommés par le gouvernement sur des listes établies par les préfets à l’échelon départemental. En dessous d’eux, les inspecteurs, agents de police ou sergents de ville étaient recrutés et rémunérés par les municipalités – conduisant souvent à des tensions entre pouvoirs central et municipal sur la question des nominations, et plaçant les commissaires à l’intersection de ces autorités potentiellement contradictoires. Autre différence à relever : le fait que, en étant accessible par promotion « au mérite », le poste de commissaire de police en Angleterre constitue un objectif de carrière, et non « un pis-aller pour déclassé », à l’image de la France jusqu’au début du xxe siècle.
Un intermédiaire issu du rang, mais au-dessus des rangs ?
7Échelon intermédiaire, situé à l’articulation entre les « rangs » (the ranks), dont il est issu, et la hiérarchie, le commissaire exerçait une fonction d’encadrement et de contrôle sur les tâches effectuées par les hommes situés en dessous de lui. On peut en distinguer les manifestations dans trois grands domaines.
8Le commissaire doit d’abord être physiquement présent. Cette proximité géographique va de soi dans une police aussi « territorialisée », si l’on peut dire, que la police anglaise : on sait que la partie essentielle du travail du policier résidait en la « patrouille » (beat), effectuée par groupe de deux, à l’itinéraire prédéfini, au cours duquel il devait avoir tous les sens en éveil pour prévenir le crime ou réagir promptement en cas d’infraction ; le premier devoir de tout nouveau PC était de maîtriser son itinéraire et de se familiariser rapidement avec son environnement, tant urbain qu’humain. Le Livre des instructions et ordres généraux (General Orders) de la police métropolitaine, de décembre 1829 (la « feuille de route » de la « nouvelle police » londonienne) précisait qu’il était « préférable » que le commissaire « [résidât] aussi près que possible du commissariat de division », ce qui était une façon de rappeler incidemment le rôle de point focal de celui-ci. Les forces de police étaient réparties en « divisions », fortes de 400 à un millier d’hommes selon les cas, dénommées par des lettres, le commissaire se trouvant à la tête de la division. La présence quasi permanente se justifie aussi par la responsabilité qui incombe au commissaire de superviser la bonne performance des tâches administratives (tenue des registres, signature des rapports) et de pouvoir répondre immédiatement à toute demande d’information émanant de ses supérieurs13.
9De fait, les General Orders ajoutent que le commissaire est « responsable de la conduite d’ensemble et de la bonne marche des hommes sous son autorité. Il doit être en bons termes avec les inspecteurs et les sergents. Il doit veiller à ce que les règlements soient respectés ». Il doit aussi se livrer à l’inspection régulière des diverses parties de sa « division », ce qui, certes, lui permet de fournir les renseignements demandés le cas échéant, mais la précision supplémentaire portant sur le fait que les visites doivent avoir lieu à des heures non régulières montre bien que la volonté de contrôle était bel et bien explicite. En effet, reflétant, sans aucun doute, les difficultés qu’eut la « nouvelle police » à se faire accepter14, le commissaire doit servir de relais auprès de sa hiérarchie à propos des plaintes qui pourraient être faites à l’encontre de ses hommes. Il semble bien que, outre-Manche, se rencontre le phénomène de populations locales ayant plus facilement le réflexe de s’en remettre au commissaire plutôt qu’aux agents de police, assimilés exclusivement à la fonction répressive15.
10Les commissaires étaient en outre largement responsables de la formation des policiers, tâche d’autant plus importante que, longtemps, le recrutement des constables ne demanda aucune compétence particulière en dehors des capacités physiques. Ne pouvaient se présenter que des hommes jeunes (20 à 27 ans) et d’une taille d’au moins 1,72 mètre. Les candidats subissaient un examen médical poussé, et, outre les problèmes d’audition, de vue, de circulation sanguine, des affections bénignes, telles une mauvaise denture ou des maladies de peau, les disqualifiaient sans appel16. Cet état de fait correspondait strictement à ce qu’avait voulu Peel en 1829 : à ses yeux, les travailleurs agricoles constituaient les meilleures recrues possible, car ils étaient issus d’un milieu garantissant santé physique et caractère déférent envers l’ordre établi17. Tout le reste de la qualification s’apprenait sur le tas, le rôle d’un « aîné » étant de ce fait essentiel. Cette proximité avec les nouvelles recrues permettait ainsi au commissaire de pouvoir mieux apprécier les qualités des uns et des autres dans la perspective des promotions ultérieures, sur lesquelles il avait sinon la haute main (elles étaient soumises à la sanction du watch committee local), du moins une influence considérable par le biais des rapports sur la foi desquels les membres du comité prenaient leur décision18 ; le revers de la médaille était que parfois les commissaires étaient accusés de tyranniser leurs subordonnés19.
11Le commissaire se situe donc en position d’interface entre les rangs inférieur et supérieur de la hiérarchie policière : issu du rang et dernier échelon à être pourvu par promotion interne, il est investi d’un pouvoir décisionnaire sur les autres policiers de base ; il doit à la fois transmettre les consignes et faire remonter les informations. Cette position d’interface se traduit aussi dans les conditions financières de l’emploi.
12L’étude de la hiérarchie des salaires entre PC, sergent, inspecteur et commissaire fait apparaître une relative stabilité sur l’ensemble du xixe siècle, avec une légère tendance au resserrement, d’ailleurs plus évidente dans la première moitié du xixe siècle que dans la seconde (cf. tableau infra). La rémunération d’un commissaire était six fois supérieure à celle d’un simple police constable en 1840, cinq fois à celle d’un sergent, et deux fois à celle d’un inspecteur ; un demi-siècle plus tard, et compte tenu des légères disparités résultant de la multiplication des classes, l’éventail s’était légèrement resserré. Dans le même temps, on relève que le commissaire est le seul à voir son niveau de rémunération demeurer significativement au-dessus de celui de ses subordonnés. En particulier, le rapport entre le salaire d’un commissaire et celui d’un inspecteur se situe en permanence autour de 2,5 ; il y a donc bien conception d’un « saut » quantitatif et, partant, qualitatif entre les deux échelons, qui se traduit dans la fixation des niveaux de rémunération, ou encore dans le nombre de jours de repos (fin xixe siècle : quarante-deux pour un commissaire, contre dix pour un PC, quinze pour un sergent, dix-sept pour un inspecteur, vingt et un pour un inspecteur-chef20). Cependant, le commissaire ne bénéficiait pas des indemnités diverses qui étaient versées aux policiers des rangs inférieurs (généralement, même si les variations étaient grandes d’une ville à l’autre, une prime pour l’entretien de ses chaussures, pour l’uniforme, ou pour l’approvisionnement en charbon), en dehors de celle pour le logement (conséquence de l’« ardente obligation » de résider au plus près du commissariat), ce qui tend à réduire l’écart des revenus, sinon celui des salaires. Avec le commissaire, on entre sans contestation possible dans les classes moyennes (rappelons, de façon très générale, que, à la fin du xixe siècle, un ouvrier qualifié gagne de 100 à 120 £ par an et qu’un revenu annuel de 150 £ peut faire office de seuil entre working et middle class).
Grille des salaires annuels dans la police londonienne, 1840-190021
1840 | 1850 | 1900 | |
pc Sergent Inspecteur Commissaire | 44-54 £ 63 £ 14 s 118 £ 6 s 250-300 £ | 44-81 £ 63-118 £ 81-200 £ 250-340 £ | 80 £ 12 s-101 £ 8 s 93 £ 12 s-109 £ 1 s 153 £ 4 s-174 £ 1 s 400 £ |
Les représentations de soi : un policier comme les autres ?
13On terminera en évoquant les représentations de soi laissées par les commissaires sous la forme de mémoires, souvenirs... Ici aussi, plus de recherche est évidemment nécessaire et il faudrait, par exemple, appliquer spécifiquement à ces textes les démarches évoquées par Paul Lawrence22 : partant du constat que les mémoires de policiers constituent une masse documentaire non négligeable, en particulier outre-Manche et à partir du deuxième tiers du xixe siècle (il comptabilise soixante-dix ouvrages de ce genre publiés entre 1861 et 1940, contre vingt-trois en France23), et un genre littéraire à part entière, avec codes narratifs et conventions discursives facilement repérables d’une production à l’autre, l’historien britannique du Centre for the Study of Policing (Open University) plaide pour leur utilisation comme matériau historique, à l’aide des techniques de l’analyse textuelle, qui permettrait d’en apprendre plus sur la façon dont les auteurs voyaient leur métier et, au-delà, leur rôle – ou celui de la police – dans la société, sur les relations entre police et criminels – et, notamment, le dosage subtil entre répression et proximité, familiarité, voire connivence – ou entre les hommes et l’institution policière en elle-même, ou encore sur l’évolution des méthodes et pratiques de la police.
14Au terme d’un rapide – et donc partiel – tour d’horizon, il apparaît tout abord que les mémoires écrits par des commissaires, au xixe siècle du moins, ne comptent pas parmi les plus nombreux : Martin Stallion, dans son guide bibliographique des mémoires de policiers britanniques, n’en recense que sept24, soit un dixième de la production, si l’on s’en tient aux décomptes de P. Lawrence (cf. supra) ; clairement, constables ou, au contraire, officiers plus élevés dans la hiérarchie (les commissioners, essentiellement) se prêtaient plus volontiers à l’exercice (ou, mais le résultat est le même, les éditeurs considéraient qu’ils avaient plus de chance d’attirer un lectorat substantiel et, donc, les privilégiaient). En fait, les deux ensembles de mémoires les plus intéressants et les plus connus laissés par des commissaires sont ceux de James Bent (1828-1895)25 et, surtout, de Jerome Caminada (1844-1913)26, tous deux, d’ailleurs, originaires de Manchester. De façon peut-être significative, on ne relève pas de mémoires de commissaires londoniens avant les années de l’entre-deux-guerres, mais plus fréquemment de constables du rang ou de commissioners : la taille de la capitale et donc l’importance des enjeux sécuritaires peuvent avoir provoqué une polarisation sur les deux extrêmes de la hiérarchie, le constable directement en contact avec le quotidien, d’une part, les arbitres responsables des grandes décisions, d’autre part. Manchester, en revanche, pouvait revêtir une valeur symbolique propre à intéresser les lecteurs – et donc les éditeurs (ou l’inverse ?) : outre son statut de capitale de l’Angleterre industrielle27, elle avait longtemps eu une réputation de foyer criminel de première importance28 bien établie dans tout le pays.
15Bent comme Caminada présentent le tableau typique de commissaires s’étant élevés à travers les rangs. Le premier débuta comme constable de troisième classe dans la nouvelle police de Manchester en 1848 (son père servait dans l’ancien guet). Il devient première classe en moins de trois ans, atteignant le grade de sergent en 1858, d’inspecteur en 1863 et de commissaire en 1868, poste auquel il resta jusqu’à sa retraite en 1890. Caminada, né dans une famille italo-irlandaise, intégra la Manchester Police Force en 1868 – l’année où Bent accéda au grade de commissaire –, il devint sergent en 1872, inspecteur en 1888 et commissaire en 1892. Il partit à la retraite en 1899, étant donc resté moins longtemps dans son dernier grade que James Bent. Caminada, cependant, acquit une réputation, au moins relativement importante, au niveau national. Il est vrai que, après son départ en retraite, il se reconvertit dans la police privée (en s’établissant comme détective privé) et s’essaya à la politique locale en siégeant, en tant qu’« indépendant », au conseil municipal de Manchester en 1907-1910.
16Pourtant, la lecture de leurs mémoires ne permet guère de discerner une quelconque spécificité en tant que commissaires. Sur le plan narratif, ils respectent scrupuleusement les codes du genre : rédaction après le départ à la retraite, présence d’un long préambule retraçant les « hésitations » devant la décision de prise d’écriture et la légitimant (pour Bent, ses mémoires « donnent un aperçu fiable du déroulement, des risques et du fonctionnement interne d’une vie dans la police29 »), juxtaposition de chapitres constituant autant de vignettes rapportant les détails de telle ou telle affaire criminelle particulièrement mémorable (regardons la table des matières du premier tome des mémoires de Caminada : « Samedi soir à Deansgate » ; « Le mystère du chariot à quatre roues » ; « Un gang de voleurs de montres et leurs receleurs » ; « Comment les compagnies d’assurances se font voler » ; « Mystères de la prison »... L’appartenance à tel ou tel échelon de la hiérarchie n’apparaît que de façon incidente, à la faveur d’un récapitulatif des grandes étapes de la carrière ; la spécificité du grade de commissaire au sein de l’ensemble des forces de police est pratiquement absente. On pourrait trouver quelques variantes dans les mémoires de Jerome Caminada, celui-ci incluant volontiers dans ses introductions des digressions plus ou moins longues exposant les enseignements, moraux ou sociétaux, retirés des cas auxquels il fut confronté : ainsi considère-t-il que les criminels le sont par leur « déraison » (folly), ils sont « endurcis dans leur cœur et insouciants par conséquence », mais il plaide avant tout pour l’influence du milieu : « Si Bill Sykes [archétype du brigand dans Oliver Twist] était né dans une belle demeure et avait reçu l’éducation correspondante, il aurait pu être un atout pour l’aristocratie anglaise ; tandis que si quelque rejeton de famille riche était sorti du caniveau de Charter Street […] et avait hérité de son environnement dépravé, il serait sans doute resté jusqu’à ce jour un vaurien30 ». Pourtant, celui qui s’exprime ici est sans doute moins le commissaire Caminada que celui dont les opinions « progressistes » (il s’était aussi attiré une réelle popularité en ouvrant une soupe populaire dans son commissariat) lui valurent d’être élu au conseil municipal en 1907.
17Il est difficile de conclure, à proprement parler, après un survol aussi rapide d’un sujet où tant reste à explorer. On pourra cependant souligner quelques points : tout d’abord, le superintendent constitue un rouage essentiel de la police anglaise, investi de réelles responsabilités ; par ailleurs, sa position n’est pas dénuée d’ambiguïté, étant à la fois un échelon intermédiaire dans la hiérarchie policière et une élite, tant professionnellement que socialement (on relève incontestablement de la classe moyenne), par rapport aux hommes du rang, dont il est issu, et pour lesquels sa fonction constitue un point d’aboutissement auquel tous ne peuvent parvenir ; sans doute est-ce pour cela que l’on discerne peu de spécificité par rapport à ceux qui sont situés en dessous de lui, le commissaire restant plus ou moins en son cœur un « PC Dixon ».
Notes de bas de page
1 L’ouvrage de référence est Clive Emsley, The English Police. À Political and Social History, Londres, Longman, 1996. Carolyn Steedman, Policing the Victorian Community. The Formation of English Provincial Police Forces, Londres, Routledge, 1984 ; Douglas Hay et Francis Snyder (dir.), Policing and Prosecution in Britain, Oxford, Clarendon Press, 1989 ; Haia Shpayer-Makov, The Making of a Policeman, Aldershot, Ashgate, 2002.
2 Voir les extraits suggestifs de guides de voyage contemporains, dans Roland Marx et Monica Chariot (dir.), Londres 1851-1901, Paris, Autrement, 1991, p. 38-47.
3 L’agent de police (police constable, ou PC) Dixon fut, de 1955 à 1976, le héros de la série télévisée Dixon of Dock Green (quartier de l’East End londonien).
4 Clive Emsley, « PC Dixon and commissaire Maigret. Some myths and realities in the development of english and continental police », dans David W. Howell et Kenneth O. Morgan (dir.), Crime, Protest and Police in Modem British Society. Essays in Memory of D.J.V. Jones, Cardiff, University of Wales Press, 1999.
5 Clive Emsley, English Police, op. cit., chap. 2 passim, du même, Policing and its Context, 1750-1870, Londres, Macmillan, 1983.
6 Henry Smith, From Constable to Commissioner, Londres, Chatto & Windus, 1910.
7 James Monro, « The London police », North American Review, 151, 1891, p. 620.
8 Les forces de police se caractérisaient par un turn-over très élevé, en particulier dans les décennies qui suivirent leur création, mais c’était encore le cas, dans une moindre mesure, à la fin du xixe siècle : cf. Haia Shpayer-Makov, « Measuring labor turnover in historical research », Historical Methods, xxiv, 1, 1991.
9 Parliamentary Papers, Accounts and Reports, Police, Metropolitan, 1840.
10 Parliamentary Papers, Accounts and Reports, Police, Metropolitan, 1850.
11 1880 et 1890 : Haia Shpayer-Makov, Making of a Policeman, op. cit., p. 111, 191-192.
12 Haia Shpayer-Makov, Making of a Policeman, op. cit., p. 210.
13 Parliamentary Papers, 1830.
14 Sur les violences à l’encontre de la police, Philippe Chassaigne, Ville et Violence. Tensions et conflits dans la Grande-Bretagne victorienne (1840-1914), Paris, PUPS, 2005, p. 199-201.
15 Robert Storch, « The policeman as domestic missionary. Urban discipline and popular culture in Northern England, 1850-1880 », Journal of Social History, 9, 1976.
16 Haia Shpayer-Makov, « Notes on the medical examination of provincial applicants to the London metropolitan police on the eve of the First World War », Histoire sociale-Social History, XXIV, 47, 1991.
17 Ce préjugé participait d’une vision idyllique de la vie rurale comme étant synonyme de pureté tant sur le plan physique que moral, par opposition à un monde urbain corrupteur ; ce point est souligné dans Haia Shpayer-Makov, « Measuring labor turnover », art. cité. Il y avait loin pourtant de l’intention à la réalisation : les travailleurs agricoles stricto sensu ne représentrent que 11 % du recrutement de la police métropolitaine en 1840-1940 ; l’institution policière accueillait une forte proportion d’anciens militaires (25 % environ, à Londres, en 1889-1909 : Haia Shpayer-Makov, « Le profil socio-économique de la police métropolitaine de Londres à la fin du xixe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 39, 4, 1992).
18 Ron Beau, en se fondant sur une enquête parlementaire réalisée en 1920, montre qu’à Liverpool (mais pas seulement) l’appartenance à la franc-maçonnerie a pu constituer un gage de promotion plus rapide. On peut supposer qu’il en était de même pour l’appartenance à l’Ordre d’Orange, qui avait largement infiltré la police locale ; Ron Bean, « Police unrest, unionization and the 1919 strike in Liverpool », Journal of Contemporary History, 15, 1980.
19 Haia Shpayer-Makov, Making of a Policeman, op. cit., p. 185.
20 Ibid., p. 176.
21 D’après : 1840-1850, Parliamentary Papers, Police ; 1900, Haia Shpayer-Makov, Making of a Policeman, op. cit., p. 180. On multipliera par 25,25 pour avoir un équivalant en francs or.
22 Paul Lawrence, « “Scoundrels and Scallywags, and some honest men…” Memoirs and the self-image of french and english policemen, c. 1870-1939 », dans Comparative Histories of Crime, p. 125-144.
23 Cependant, Dominique Kalifa (« Les mémoires de policier : l’émergence d’un genre ? », dans Crime et Culture au xixe siècle, Paris, Perrin, 2005) fournit une liste plus longue.
24 Martin Stallion, A Life of Crime. À Bibliography of British Police Officers Memoirs and Biographies, Martin Stallion, Braintree, 2002. Encore les ouvrages publiés dans l’entre-deux-guerres ont-ils été retenus si leur auteur avait débuté sa carrière avant 1914 ; on tomberait à trois ouvrages en prenant 1914 comme date butoir.
25 James Bent, Criminal Life, Manchester, Heywood, 1893.
26 Jérôme Caminada, Twenty Five Years of Detective Life, Manchester, John Heywood, 1895, tome 1, 1901, tome 2. Il existe de nombreuses rééditions datant des années 1980 et 1990, signe que ses mémoires ont acquis une valeur documentaire incontestée.
27 Asa Briggs (Victorian Cities, Londres, Harmondsworth, 1968, p. 96) la qualifie de « ville-choc de son époque ».
28 Sur ces aspects, voir Philippe Chassaigne, Ville et Violence. Tensions et conflits dans la Grande-Bretagne victorienne (1840-1914), op. cit.
29 James Bent, Criminal Life, op. cit., p. III.
30 Jerome Caminada, Twenty Five Years of Detective Life, op. cit., tome 1, p. 12.
Auteur
Professeur à l’université François-Rabelais de Tours (CHEVI)
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