Chapitre 12. Interdire un banquet, déclencher une révolution (Paris, février 1848)
p. 367-390
Texte intégral
1Le gouvernement ne semble pas avoir beaucoup hésité, à la mi-janvier, avant de prendre la décision d’interdire le banquet que les gardes nationaux du douzième arrondissement préparaient depuis quelques semaines, et pour lequel ils s’étaient assurés de l’appui de leur député. Comme le démontra la suite des événements, il s’agissait pourtant d’une faute politique majeure, car elle rendait tout compromis impossible entre le pouvoir d’un côté, l’opposition réformiste et la garde nationale parisienne de l’autre. L’épreuve de force était engagée, dans des conditions qui étaient beaucoup moins favorables au gouvernement qu’il ne le croyait ; même si elle n’avait pas abouti au renversement du régime – ce qui aurait pu se produire sans la fusillade du boulevard des Capucines, que l’on peut qualifier de fortuite, ou presque –, elle aurait eu pour conséquences la chute du gouvernement Guizot et la réforme politique que Barrot et ses amis appelaient de leurs vœux et que bon nombre de conserva teurs lucides sentaient nécessaire.
2Nous savons à peu près quand la décision fut prise : c’est le 14 janvier que le préfet de police, Gabriel Delessert, fit connaître l’interdiction aux organisateurs du banquet, qui avaient pris soin de le prévenir de leurs intentions dès la fin de décembre. Il est donc probable que le gouvernement et le ministre de l’Intérieur avaient tranché quelques jours auparavant, peut-être après le discours du marquis de Boissy, qui siégeait avec d’Alton-Shée à l’extrême gauche de la Chambre des pairs et avait, le 10 janvier, mis au défi le pouvoir de prouver sa popularité en convoquant une revue de la garde nationale. Cette décision pose en fait deux questions différentes : la principale, naturellement, était de savoir si le gouvernement avait le droit d’interdire le banquet, et elle fut amplement débattue dans les cinq semaines suivantes. Mais il en est une autre, qui est plus rarement envisagée : le gouvernement pouvait-il faire autrement que d’interdire le banquet ?
3Comme le fit remarquer Lamartine au cours du débat parlementaire, le gouvernement aurait pourtant pu faire un autre choix que d’interdire le banquet du douzième arrondissement par voie administrative. S’inspirant de l’exemple britannique, il aurait fort bien pu ne rien faire : le banquet aurait eu lieu, en présence des députés réformistes, avec de très nombreux gardes nationaux en uniforme, et peut-être même aurait-il été précédé ou suivi d’une manifestation monstre dans les rues de la capitale. Il y aurait eu d’autres banquets réformistes dans les semaines suivantes, et alors... Londres en avait vu bien d’autres, et en définitive, il ne s’y était rien passé. Mais si le gouvernement avait décidé de faire preuve de fermeté et n’était plus disposé à tolérer ces sortes de manifestations, il aurait pu annoncer clairement son intention de légiférer sur le sujet : le parlement saisi d’un projet de loi en aurait librement débattu, l’aurait amendé le cas échéant, et, une fois la loi régulièrement votée et promulguée, les nouvelles règles se seraient imposées à tous ceux qui ne voulaient pas sortir de la légalité, et en tout cas à tous les responsables politiques des oppositions dynastique et radicale. Au lieu de quoi, le gouvernement choisit l’arbitraire, ou du moins ce que tous les opposants ressentaient comme tel : c’était indubitablement la solution de facilité. Laisser se dérouler d’autres manifestations réformistes dans la capitale aurait sans doute été le choix le plus judicieux, mais cela faisait ressurgir du passé les spectres redoutables des journées révolutionnaires, de ces « insurrections morales », comme les appelait Michelet, qui n’avaient guère tardé à se muer en insurrections violentes. Je ne crois pas que cette simple perspective ait pu être envisagée de sang-froid par Louis-Philippe ou par Guizot. L’autre solution, annoncer la discussion d’une loi sur les réunions publiques, soulevait d’autres difficultés au gouvernement : d’une part, on ne pouvait programmer cette discussion avant la fin du débat parlementaire sur l’adresse en réponse au discours du trône, c’est-à-dire avant la mi-février ; et que faire en attendant ? Tolérer le banquet du douzième arrondissement, au risque de créer un précédent, ou non ? D’autre part, la discussion d’un projet de loi risquait de mettre en évidence les divergences de plus en plus profondes entre les purs conservateurs, attachés au statu quo, et ceux qui pensaient qu’il fallait laisser un peu de jeu au système, qu’il fallait effectivement une réforme parlementaire, même restreinte, et envisager sérieusement un abaissement du cens électoral. La majorité n’y aurait pas survécu, et le gouvernement probablement pas non plus. Mieux valait afficher la fermeté, en interdisant le banquet : l’émeute, s’il s’en produisait une, ne serait guère qu’un feu de paille, discréditerait l’opposition et consoliderait la majorité conservatrice autour d’un gouvernement décidé à défendre la société et l’ordre public.
Un débat juridique sans issue
4En interdisant le banquet du douzième arrondissement, le gouvernement était-il dans son droit ? C’est autour de ce point que se déroulèrent les débats parlementaires au début février, Duchâtel, ministre de l’Intérieur, et Hébert, garde des Sceaux, affirmant péremptoirement que oui, le second allant jusqu’à soutenir qu’il n’y avait de droits que ceux expressément reconnus dans la Charte, et que la liberté de réunion n’y figurait pas. À quoi l’opposition rétorquait que la liberté de respirer n’y était pas non plus, et Odilon Barrot, poussé à bout, de rappeler que Polignac et Peyronnet n’avaient jamais parlé ainsi. Je crois cependant qu’on aurait tort d’en rester au débat juridique, comme auraient voulu le faire en définitive l’opposition dynastique et le gouvernement. La question n’était pas juridique, mais plus profondément politique : en droit strict, la position du gouvernement était sans doute défendable. Dans la situation concrète où l’on se trouvait à Paris en février 1848, elle ne l’était pas. Pire, elle ne pouvait apparaître aux yeux de la plus grande partie des Parisiens, ouvriers ou gardes nationaux, que comme une agression – et même, pour les premiers, une de plus – contre une liberté fondamentale : en définitive, c’est donc Recurt, militant républicain et médecin au faubourg Saint-Antoine, qui avait vu juste, deux mois plus tôt, au banquet de Saint-Denis.
5Pourquoi donc l’argumentation juridique du gouvernement était-elle devenue politiquement insoutenable ? Rappelons d’abord qu’il existait autour du droit de réunion un certain flou juridique, beaucoup plus que ce netait le cas dans les autres matières qui touchaient à la participation des citoyens à la vie politique. Toutes les élections, nationales, départementales, municipales, et même celles de la garde nationale étaient réglées par la loi. Celle-ci reconnaissait formellement et encadrait la liberté d’expression des citoyens, en particulier dans les colonnes des journaux ; cette liberté était limitée depuis les lois de septembre 1835, qui interdisaient de se dire publiquement partisan d’un changement de régime, mais enfin elle existait, et c’étaient les tribunaux qui étaient normalement appelés à trancher des litiges en la matière. La liberté d’association n’était reconnue que du bout des lèvres par le code pénal et enfermée dans des limites extrêmement étroites depuis avril 1834 ; même des associations de pure bienfaisance étaient soumises à l’agrément du gouvernement si l’effectif de leurs membres dépassait les vingt personnes. Enfin, au nom des exigences du maintien de l’ordre, manifester ses opinions sur la voie publique ne constituait qu’une simple tolérance, soumise à la loi de 1831 sur les attroupements : dès que l’autorité faisait faire les sommations, les participants devaient se disperser sans délai. Dans tous ces cas, la situation juridique était parfaitement claire : la Charte avait expressément reconnu certains de ces droits, et si ce n’était pas le cas, une réglementation spécifique avait été élaborée dans les conditions constitutionnelles. On pouvait souhaiter l’abolition des lois de septembre, ou celle de l’article 291 du code pénal ; mais nul n’en contestait la légalité juridique.
6Il en allait tout autrement du droit de réunion. Comme nous l’avons vu, le gouvernement avait paru le reconnaître en 1834, au moment de la discussion du projet de loi sur les associations, puisqu’il avait été affirmé oralement que la loi ne s’y appliquait pas. On voit mal d’ailleurs comment il aurait pu en être autrement : la plupart des orateurs présents dans ce débat avaient eux-mêmes, nous l’avons montré, participé à des banquets politiques sous la Restauration1. Mais dans la pratique, une telle reconnaissance n’avait aucun effet juridique : il n’y avait tout simplement pas de loi sur le sujet, et tout était affaire de gouvernement et de jurisprudence. Or, la jurisprudence ne pouvait se fonder que sur des textes antérieurs au régime de Juillet : la loi municipale de 1790, qui reconnaissait aux citoyens le droit de s’assembler paisiblement et sans armes, avait, du fait de sa date, une réelle autorité morale, et Odilon Barrot pouvait l’invoquer facilement contre le gouvernement ; mais comme elle avait été promulguée dans un contexte très différent, où le droit de pétition n’était pas encore réglementé, où la liberté de se réunir pendant une campagne électorale n’avait pas été encore reconnue, Duchâtel et Hébert pouvaient soutenir que les dispositions de la loi votée par la Constituante n’avaient plus de véritable objet. En revanche, ils évitaient évidemment de souligner la date de l’ordonnance de police qui, d’après eux, permettait d’interdire la tenue d’une réunion qui mettrait en péril l’ordre public, spécialement à Paris : pour des libéraux sincères, une ordonnance du 12 messidor an VIII, œuvre d’un régime indubitablement despotique, pouvait avoir une certaine légalité, mais pas la moindre légitimité.
7Le conflit juridique était donc à peu près sans issue dans cette matière, ce que savait fort bien un opposant modéré comme Rémusat, ancien ministre de l’Intérieur2. Il faut donc recourir à l’expérience historique des acteurs, et raisonner par analogie, pour comprendre pourquoi le gouvernement était absolument persuadé de son bon droit, et pourquoi certains dans l’opposition n’étaient pas loin de lui donner raison mezza voce. Nous avons évoqué l’interdiction du deuxième banquet offert par des Lyonnais à Garnier-Pagès en mai 1833 ; ou celle du banquet du Mans, avec la participation de Ledru-Rollin, prévu pour le 20 septembre 1846 ; cette dernière mesure avait suscité des protestations, mais ni émeutes ni tempête juridique. Pour comprendre la situation, et comment des gouvernements libéraux pouvaient à la fois soutenir que la loi sur les associations ne s’appliquait pas à de simples réunions et assurer qu’ils étaient dans leur droit en les interdisant, il faut en fait revenir à l’esprit des institutions. Sous la monarchie de Juillet, tout ce qui touche, de près ou de loin, au domaine politique, et non pas seulement la question du suffrage et de la représentation, doit être interprété en fonction de la logique intellectuelle de la doctrine des capacités, élaborée, comme on sait, par les libéraux des premières années de la Restauration, au premier rang desquels Guizot, bien entendu. Relativement au droit de suffrage, cette construction intellectuelle ne manque ni de cohérence, ni d’intérêt philosophique, comme l’a excellemment montré Pierre Rosanvallon. Mais il importe de souligner que, dans ses applications concrètes, elle reposait surtout sur une logique sociale et sur la vision du monde qu’avaient les grands notables. On sait que le droit de participer aux élections politiques était réservé à une élite, plus ou moins restreinte, selon la théorie, en fonction de la complexité des problèmes à traiter : ainsi les élections municipales dans les communes rurales pouvaient-elles concerner jusqu’aux deux tiers des hommes adultes, tandis que la proportion était beaucoup plus faible dans les villes, surtout les grandes, et que le nombre des électeurs nationaux n’excédait pas deux cent soixante mille personnes, les seules dont, selon le libéralisme doctrinaire, on pouvait escompter un comportement politique rationnel. Or, la même logique était à l’œuvre dans la législation sur la presse : le cautionnement avait pour justification ostensible de garantir le payement des amendes qu’un journal, surtout quotidien, risquait d’encourir dans les polémiques politiques, mais la logique était tout autre. Il s’agissait de s’assurer que le gérant et les propriétaires étaient des personnes responsables, au propre comme au figuré : on était en droit d’attendre de gens qui disposaient d’un capital de cent mille francs un comportement éclairé et évidemment modéré, dans les domaines politique et surtout social. De la même manière, le timbre, que les radicaux britanniques appelaient fort justement un « impôt sur la connaissance », avait pour conséquence d’empêcher l’apparition d’une presse quotidienne à bon marché, qui aurait pu toucher les milieux populaires et risquait de ressusciter les spectres honnis du Père Duchesne et de L’Ami du peuple. Double restriction donc : seules des personnes respectables, vraisemblablement électeurs pour le moins, pouvaient diriger un quotidien politique parisien, et étaient en mesure de s’adresser à la nation tout entière, ou plus exactement à la partie la plus fortunée de celle-ci, à peu de chose près la bonne bourgeoisie qui pouvait s’abonner. Les petits-bourgeois et les classes populaires urbaines devaient recourir à des expédients et à des formes de lecture collective ou partagée. On pourrait montrer que la même logique était à l’œuvre en matière théâtrale, où le versement d’un cautionnement important était exigé des directeurs de théâtre, mais où le pouvoir émotionnel de la scène et l’impossibilité où l’on se trouvait, avant le Second Empire, d’établir une barrière sociale à l’entrée des salles avaient rendu nécessaire, aux yeux des conservateurs, le rétablissement de la censure préalable en septembre 1835.
8Il n’y avait pas de législation sur les réunions publiques, mais la logique capacitaire y était aussi implicitement à l’œuvre, et les acteurs en étaient pleinement conscients. Que disait Rémusat, pour justifier l’autorisation qu’il avait accordée en juin 1840 à un banquet réformiste ? « Deux députés d’ailleurs, Laffitte et Arago, devaient présider à la première réunion de ce genre. Le ton de la manifestation ne pouvait donc passer certaines bornes. » Il était hors de question d’interdire des réunions, même nombreuses, dont l’auditoire et les orateurs présentaient des garanties de respectabilité, notamment manifestée par la possession ou la mise à disposition d’un local privé et suffisamment vaste ou luxueux. Bien entendu, Guizot était parfaitement libre de s’adresser à ses électeurs de Lisieux, et aux centaines, voire milliers de personnes exclues du cens électoral qui auraient voulu l’entendre ; Lamartine aussi évidemment, personne ne pouvant le suspecter de propager des doctrines anarchiques, même si les banquets où il s’adressait à ses électeurs méconnais étaient assez largement ouverts. Le 10 février 1848, le lendemain du jour où Duchâtel et Hébert avaient contesté à la Chambre l’existence du droit de réunion, le gouvernement ne s’était pas ému de la cérémonie d’hommage à Daniel O’Connell que le Comité des secours pour l’Irlande et celui de la liberté religieuse avaient organisée à Notre-Dame, avec une homélie dont le père Lacordaire profita d’ailleurs pour faire l’éloge de la liberté de parole, ni du banquet qui l’avait suivi, à l’hôtel Lambert, en présence du fils du libérateur de l’Irlande, et avec la participation du vicaire général du diocèse de Paris, représentant Mgr Affre empêché, ainsi que celle de messieurs de La Rochejacquelein, de Carné, de Falloux, de Kergolay…, noms fameux entre tous dans le parti catholique3. En revanche, Ledru-Rollin, dont on craignait qu’il ne se révélât un authentique tribun populaire, était depuis longtemps beaucoup plus suspect, et l’on préférait ne pas lui donner la possibilité de s’adresser oralement à des foules. Quant aux orateurs de la gauche dynastique, ils n’avaient pas posé de problème particulier avant la campagne des banquets, puisqu’ils ne s’exprimaient guère que dans l’enceinte de la Chambre.
9Les difficultés venaient justement de cette campagne, parce que toutes les lignes de démarcation avaient été brouillées, du fait notamment de la tactique du gouvernement. La campagne réformiste était affaire de notables respectables : les premiers orateurs, Odilon Barrot, Prosper Duvergier de Hauranne, Gustave de Beaumont, et même Crémieux ou Garnier-Pagès, présentaient à peu près toutes les garanties souhaitables. De plus, les banquets où ils parlaient se tenaient généralement dans des lieux privés, et n’étaient pas ouverts au tout-venant : en fixant la souscription à cinq ou six francs, on n’excluait pas formellement les classes populaires, mais on savait que l’auditoire serait majoritairement bourgeois ou petit-bourgeois. C’est le gouvernement qui avait brouillé les cartes, afin de diviser et de déconsidérer le mouvement réformiste, en autorisant dès le début du mouvement des banquets démocratiques, celui du 10 août au Mans par exemple, comme d’ailleurs en donnant le maximum de publicité au discours « communiste » du dénommé Ulysse Pic au banquet d’Autun. Dès lors que les démocrates avaient pu se réunir en nombre à Dijon ou à Chalon, et que Ledru-Rollin ou Louis Blanc avaient pu s’adresser aux foules, avec la caution bienveillante de patriarches du libéralisme, comme Hernoux à Dijon... la limite censitaire implicite s’estompait : tous les banquets devenaient solidaires, tous les orateurs et tous les publics. Si bien que quand, début décembre, Duvergier de Hauranne publiait la troisième édition de sa brochure sur la Réforme électorale et parlementaire, avec une nouvelle préface qui faisait une sorte de bilan politique de la campagne, il concluait, nous l’avons vu : « Le droit de se réunir publiquement et d’exprimer publiquement son opinion tout en restant dans la limite légale existe pour tout le monde. »
10Mieux même, il devenait à peu près impossible de rétablir la distinction, quelque désir que l’on puisse en avoir. Quelle fut en effet la réaction des députés de l’opposition en apprenant l’interdiction du banquet du douzième arrondissement4 ? Ils voulurent à la fois maintenir le droit de réunion et mettre toutes les chances de leur côté, pensant que de toute façon l’affaire serait portée devant les tribunaux. Ils s’efforcèrent donc de marginaliser les premiers organisateurs, les gardes nationaux de la douzième légion parisienne. Ceux-ci apprécièrent d’ailleurs assez peu l’opération, au témoignage d’un des membres de la commission d’organisation, le « menuisier » – en fait, un entrepreneur en menuiserie – Lepelletier Roinville : étant venus demander le soutien des députés dans leur face-à-face avec le pouvoir, ils l’obtinrent, à la condition que l’affaire fût prise en main par une commission rassemblant pour l’essentiel des députés et des membres du Comité central des électeurs de la Seine, une trentaine de personnes au total ; trois gardes nationaux du douzième arrondissement, dont Roinville, y étaient admis, sans doute pour se charger de toutes les basses besognes. Que proposait donc l’état-major réformiste, Pagnerre en tête ? Rien de moins que de transférer le lieu du banquet aux Champs-Élysées, à l’autre bout de Paris, de quadrupler le montant de la souscription, en le portant à douze francs, et de n’y accepter que des électeurs, sur présentation de leur carte. D’Alton-Shée, le seul pair franchement démocrate, s’entremit, et parvint à faire accepter un compromis aux gardes nationaux : la souscription serait relevée, mais à six francs seulement, et la réunion continuerait de porter le nom de banquet du douzième arrondissement, même s’il ne s’y tenait pas. En revanche, les députés avaient obtenu l’exclusion des gardes non électeurs, et se réservaient d’examiner les listes de souscription pour les confronter aux listes électorales. C’est peu dire que les gardes nationaux à qui les commissaires rapportèrent les résultats de l’entrevue étaient furieux ; et le plus dur restait à faire, puisque neuf cents cartes de souscription avaient été déjà délivrées, qu’il fallait les rembourser ou les échanger contre de nouvelles dont le prix avait doublé...
11Le jeu mené par les députés était donc dangereux. Selon Lepelletier Roinville, le commissaire-caissier, qui n’était pas radical, les premiers souscripteurs exclus du banquet, c’est-à-dire six cents gardes nationaux appartenant à la petite bourgeoisie ou à l’artisanat, se promettaient de dire énergiquement leur fait aux députés, le jour venu. Si l’union se maintint en définitive, c’est parce que, devant l’obstination des pouvoirs publics, la décision avait été prise, sans doute à l’initiative des républicains, de lancer le mot d’ordre de mobilisation dans la rue, appelant gardes nationaux, étudiants et ouvriers à faire cortège aux députés vers la salle du banquet. Dans ce rôle-là, la garde nationale retrouvait une utilité, et son action politique un sens.
La voix des gardes nationaux
12À dire vrai, cela faisait un certain temps que beaucoup de gardes nationaux le désiraient vivement. Il faut revenir ici sur l’histoire de la garde nationale parisienne sous la monarchie de Juillet, histoire dont les grandes lignes sont depuis longtemps connues des historiens, comme elles l’étaient des contemporains, mais qui a été profondément renouvelée par les travaux de Mathilde Larrère5. Chacun sait que la garde nationale parisienne et les unités de la banlieue avaient été les soutiens fidèles du régime aux mauvais jours de 1832, de 1834, de 1839 encore. Dans chacune de ces circonstances, le rôle de la garde nationale avait été déterminant, même si sa valeur au combat était très inférieure à celle de la garde municipale soldée, ou des unités de l’armée : elle tenait le terrain, assurait l’ordre dans les quartiers qui n’étaient pas en insurrection ouverte, et elle constituait pour les soldats engagés dans la reconquête des zones insurgées une sorte de caution morale, la garantie que la cause pour laquelle ils combattaient était juste, était celle des bons citoyens. En d’autres termes, ce que reconnaissait le dispositif élaboré en 1839 pour faire face à une éventuelle prise d’armes dans la capitale, on ne pouvait concevoir de maintenir l’ordre à Paris sans sa participation. Dans les premiers temps, le régime avait montré sa reconnaissance à la milice citoyenne en lui donnant une place importante dans ses fastes, d’autant plus que l’on savait que la garde n’avait pas pardonné à la branche aînée des Bourbons la dissolution imprudente de 1827. En conséquence, quelque danger qu’il encourût en ces occasions, Louis-Philippe les passait en revue régulièrement : c’est lors d’une de ces cérémonies, à l’itinéraire trop prévisible, que se produisit l’attentat de Fieschi, qui semblait avoir scellé dans le sang l’alliance de la garde et du souverain. Plusieurs gardes nationaux figuraient d’ailleurs au nombre des victimes de la machine infernale.
13Mais les choses avaient commencé à changer depuis le mouvement réformiste de la fin des années 1830, dans lequel bon nombre de gardes nationaux, du douzième arrondissement en particulier, s’étaient activement engagés. En juin 1840, une revue avait donné lieu à des manifestations de mécontentement de la part de quelques légions, et, faute de dissoudre la garde comme l’avait fait Villèle sous le régime précédent, le pouvoir avait jugé sage de ne plus lui donner l’occasion ni la satisfaction de manifester ses critiques à l’égard du gouvernement. Or, les quelque soixante mille gardes nationaux de la capitale assuraient un service beaucoup plus lourd que celui de leurs homologues des villes de province (là où les gardes n’avaient pas été dissoutes) ; et seule une faible part, vraisemblablement moindre qu’en province, jouissait des droits politiques, non seulement nationaux, mais même municipaux. Il n’y avait à Paris en 1842 qu’un peu plus de dix-huit mille électeurs à 200 francs de cens, ce qui représentait deux pour cent de la population totale, et nettement moins du tiers des gardes nationaux. Si l’on ajoute que, pour les élections municipales, le corps électoral n’était augmenté que de quelque deux mille cinq cents électeurs capacitaires (magistrats, membres de l’Institut, avocats aux Conseils, notaires, officiers retraités, voire médecins, à condition qu’ils justifient de dix ans d’exercice dans la capitale) ; et surtout que la réforme des patentes de 1844 avait encore diminué le nombre de Parisiens qui pouvaient voter aux élections nationales, le ramenant à seize mille seulement, on peut comprendre que la bourgeoisie parisienne, même les électeurs qui, depuis une dizaine d’années, élisaient avec constance des opposants, dynastiques ou radicaux, mais quoi qu’il en soit légalistes et modérés, ait eu l’impression que le régime ne tenait pas ses promesses, que son avis comptait peu, et de moins en moins6. Dans ces conditions, en dépit de taux d’abstention traditionnellement élevés, la politisation des élections triennales des officiers par les gardes nationaux était à peu près inévitable, et depuis 1840, courtisée par les radicaux et par la gauche dynastique, la garde s’éloignait lentement d’un régime qui lui confiait une bonne partie du maintien de l’ordre quotidien dans la capitale, sans pour autant paraître faire le moindre cas de son opinion. Elle n’était certes pas révolutionnaire : à en croire Lepelletier Roinville, même dans la douzième légion, l’une de celles que le pouvoir considérait comme mauvaises, les républicains étaient minoritaires. Mathilde Larrère a montré que les progrès des républicains aux élections de la milice parisienne étaient réels : si, en 1840, une vingtaine de compagnies avaient élu des officiers radicaux, elles étaient une trentaine en 1846. Mais ils doivent être relativisés : les douze légions comprenant au total deux cent quatre-vingts compagnies, les unités suspectes n’en représentent que le dixième, pas plus. Même dans l’indocile douzième arrondissement, il n’y avait que trois compagnies franchement républicaines. Il faut sans doute y ajouter celles qui avaient choisi pour officiers des sympathisants de l’opposition dynastique ; quoique leur nombre exact ne soit pas connu, parce qu’elles préoccupaient peu le pouvoir qui tenait leur soutien pour acquis, on peut penser qu’elles étaient une soixantaine. Tout ceci ne constituait pas, et de loin, une majorité.
14Mais contester à la milice citoyenne le droit de donner son opinion, alors que les banquets de gardes nationaux parisiens avaient toujours été tolérés, même en 1840, au plus fort du mouvement réformiste, même en septembre 1846, quand le pouvoir avait interdit le banquet offert par les radicaux du Mans à Ledru-Rollin, c’était à l’évidence passer les bornes. Grâce à l’imprudence du gouvernement, ce dont les opposants rêvaient depuis des années, une manifestation de dizaines de milliers de gardes nationaux en uniforme, venus de tous les arrondissements de la capitale, renforcés par les légions de la banlieue, voire par des gardes accourus leur prêter main forte depuis certaines villes proches, devenait une éventualité redoutable. Mais les gardes nationaux n’étaient pas les seuls à manifester l’intention de descendre dans la rue en corps, et après avoir hésité Barrot accepta aussi la participation des corporations ouvrières7.
La mobilisation populaire
15Il y avait encore quelque chose d’autre qui poussait à la manifestation une grande partie de la population parisienne : c’est que le droit de réunion, que le gouvernement prétendait annihiler, ou du moins soumettre à la tutelle et à l’arbitraire de l’autorité administrative, ne concernait pas seulement la cause de la réforme politique, mais était fondamental dans la sociabilité des métiers. Lepelletier Roinville mentionne en passant, à propos des difficultés que lui et ses camarades avaient rencontrées dans leurs premières démarches pour trouver un local correspondant à leurs besoins, deux interdictions de banquets qui montraient la mauvaise volonté du gouvernement en ces matières. Celle du banquet des écoles, à peu près contemporaine de la suspension des cours de Michelet et de Quinet au Collège de France, a sans doute contribué à mobiliser les étudiants pour la cause de la Réforme ; par solidarité, les gardes nationaux du douzième arrondissement leur avaient d’ailleurs réservé des places à leur propre banquet. Mais l’interdiction du banquet typographique, à l’automne précédent, a certainement pesé d’un poids beaucoup plus lourd : si la plupart des sociétés ouvrières de la capitale avaient pris contact avec les républicains du National et annonçaient leur volonté de descendre dans la rue pour manifester pacifiquement dès le 20 février, c’est qu’elles estimaient qu’il s’agissait pour elles d’un droit fondamental. Dès lors que, après l’avoir refusé aux typographes, on le niait aux gardes nationaux, qui en avaient toujours bénéficié, et même, pour des raisons spécieuses, aux députés de l’opposition, il était parfaitement clair que jamais plus aucune société ouvrière, formelle ou informelle, ne se le verrait reconnaître.
16Dans la capitale, le banquet typographique remontait à quelques années plus tôt. Il ne s’agissait pas de la fête patronale traditionnelle, comme les membres de toutes les corporations ouvrières avaient coutume de la célébrer. Les typographes nantais, qui dès 1833 avaient été les premiers en France à établir une société typographique, un véritable syndicat, avaient choisi pour leur assemblée générale et leur banquet annuels le 6 mai, date de la Saint-Jean-Porte latine, en hommage au saint patron des ouvriers imprimeurs. Leurs banquets, auxquels ils invitaient de temps en temps des représentants de la société formée peu après par leurs homologues d’Angers, se tenaient pourtant sous des bustes de Gutenberg, de Voltaire et de Rousseau, ce qui suffit à montrer le caractère peu orthodoxe de leur dévotion, si dévotion il y avait8… La Société typographique parisienne, fondée par Joseph Mairet et quelques autres à la fin des années 1830, se réunissait également sous un buste de Gutenberg, mais depuis 1843, elle avait choisi de commémorer aux alentours du 15 septembre un événement autrement fondateur, l’obtention du tarif. Le premier banquet avait eu lieu le 3 septembre 1843, pour célébrer l’accord scellé quelques semaines auparavant entre maîtres imprimeurs et ouvriers typographes, après de longues négociations, et sa prochaine entrée en vigueur. Cet accord établissait un tarif général, valant pour toutes les tâches de la typographie et accepté dans toutes les imprimeries parisiennes ; il prévoyait également une commission d’arbitrage paritaire permanente entre patrons et ouvriers, et la renégociation périodique du tarif. Il s’agissait là, pour les typographes, d’une immense victoire, en contradiction à peu près totale avec les dogmes du libéralisme économique, et dont on peut mesurer la portée en rappelant que c’était justement à propos de cette question du tarif, et sur le refus par les pouvoirs publics de le reconnaître et de l’entériner, que les ouvriers en soie lyonnais avaient été jetés dans la rue en novembre 1831. Bien entendu, le gouvernement n’entendait aucunement le reconnaître (Joseph Mairet, l’un des promoteurs de ce tarif, rapporte une scène cocasse où l’on voit le préfet de police Gabriel Delessert, à qui un patron imprimeur voulait montrer le tarif ainsi rédigé, le repousser avec indignation9) mais il ne pouvait pas non plus le déclarer nul et non avenu. Sans doute cette impuissance avait-elle plusieurs causes conjuguées : d’une part, à la différence de ce qui s’était passé à Lyon, il ne put pas s’appuyer sur le refus de l’accord par une partie du patronat (les quelques récalcitrants, dans Paris intra-muros, ayant été amenés rapidement à composition par des mise-bas aussi discrètes qu’efficaces) ; d’autre part, les ouvriers typographes à qui il arrivait de se désigner collectivement comme les « vainqueurs de Juillet10 » touchaient de trop près à l’une des origines symboliques du régime de Juillet, l’insurrection en défense de la liberté de l’imprimerie et de la presse, pour que l’on puisse s’en prendre à eux, collectivement, sans danger. D’ailleurs, la conclusion de cet accord, négocié librement, et qui réglait pacifiquement les différends entre patrons et ouvriers, paraissait à une bonne partie de l’opinion un exemple à suivre, parce qu’il faisait contraste avec les scènes de désordre qui agitaient périodiquement la capitale lors des premiers grands conflits du travail : chacun se rappelait les grèves de l’automne 1840, dans lesquelles l’intervention des gardes nationaux avait été requise, et la grande grève des charpentiers parisiens, cinq années plus tard, en raviva le souvenir11.
17Le premier banquet typographique avait donc réuni, chez M. Ragache, à la barrière de Sèvres, deux cents convives environ, patrons et ouvriers12. Les membres de la Conférence du tarif avaient été placés par les commissaires du banquet à une place d’honneur. Les toasts qui furent portés respiraient la confiance en un avenir pacifié, et ils furent prononcés par des maîtres comme par des ouvriers ; le dernier le fut au grand Gutenberg, à l’inventeur de l’Imprimerie ! Les années suivantes, le banquet de la typographie connut un succès imposant : près de cinq cents convives le 15 septembre 1844, en dépit de l’absence de la plupart des employeurs cette fois ; plus de huit cents, patrons et ouvriers, fraternisant aux mêmes tables, le 28 septembre 1845, sous une statue de Gutenberg offerte à la société par le sculpteur David d’Angers. Les observateurs s’accordèrent à louer le bon ordre et l’excellent esprit de cette réunion, et l’on s’étonnait des difficultés faites par la police, qui pour la première fois avait cherché à s’opposer à la tenue du banquet, ce qui en avait retardé la date. Les participants furent un peu moins nombreux en 1846, six cent vingt-cinq, et l’autorité avait voulu prohiber toute mention du tarif lors de cette réunion ; mais ce fut en pure perte, car, comme le fait observer Joseph Mairet, elle n’avait pas exigé la communication des toasts...
18En 1847 donc, la tradition du banquet typographique était en voie de consolidation, et cette manifestation des ouvriers du livre paraissait constituer le modèle à suivre pour les autres corporations parisiennes. C’est sans doute ce qui poussa le préfet de police, Gabriel Delessert, à essayer de l’interdire. Sous prétexte que l’autorisation n’avait été demandée que par les organisateurs ouvriers, et que les membres patronaux de la Commission du tarif, ayant fait défection, ne s’y étaient pas associés, elle fut refusée. Après consultation d’un avocat, les organisateurs s’abouchèrent avec le propriétaire d’un terrain, situé rue Maison-Dieu, qu’ils lui louèrent pour le 19 septembre. La police mise au courant, la location fut refusée la veille du jour prévu. Il fallut en catastrophe et dans la plus grande discrétion trouver un autre terrain, grâce à l’entregent d’un patron imprimeur mieux disposé que ses collègues, y faire transporter les victuailles par le restaurateur, et en fin de compte trouver le moyen de prévenir les souscripteurs, en postant des militants aux barrières voisines du lieu initialement prévu, pour indiquer la nouvelle adresse. Malheureusement, le typographe chargé de faire le guet dans la rue Maison-Dieu et d’aviser les confrères retardataires finit par attirer l’attention du commissaire de police, qui trouva sur lui l’adresse du nouveau lieu de rendez-vous. Les forces de l’ordre – on avait quand même mobilisé pour prêter main forte aux agents un bataillon d’infanterie et un escadron de hussards – firent donc irruption dans la salle du banquet et dispersèrent la réunion, dans un sauve-qui-peut général, les convives s’emparant qui d’une volaille, qui d’un gigot, qui d’une bouteille... Force paraissait être restée à la Loi.
« La victoire semblait donc rester au commissaire ; mais comme le général autrichien à Marengo, il commit la faute d’aller trop tôt déjeuner sur ses lauriers. Le confrère Ronce, qui devint maître imprimeur à Versailles, à l’exemple de Desaix – toujours à la même bataille –, vint dire à peu près ces paroles à la commission : La bataille est perdue, c’est vrai, mais nous avons le temps d’en gagner une autre. La commission adopta d’emblée cette idée, elle fit battre le rappel chez les marchands de vin en invitant les camarades disséminés à venir immédiatement au restaurant de La Belle polonaise, cela s’exécuta en moins de temps qu’il ne m’en a fallu pour relater ces détails, et le président de la commission put alors ouvrir la séance13. »
19En dépit des tracasseries policières, un certain nombre de typographes, trois cents peut-être, avaient donc tant bien que mal réussi à dîner ensemble. Sortis vainqueurs de la partie qui les avait opposés aux gendarmes, ils en étaient assez fiers, ils voulaient que cela se sache, mais ils étaient outrés : la Commission du banquet fit parvenir aux journaux d’opposition des protestations véhémentes14. Pourquoi la police se mêlait-elle de ce qui ne la regardait pas ? Y avait-il deux poids et deux mesures, et pourquoi interdisait-on aux ouvriers ce qui était au même moment permis aux souscripteurs des banquets réformistes ? L’argument portait : le 25 septembre, La Démocratie pacifique consacra à la liberté de réunion un grand article qui rappelait tous les éléments du dossier juridique, ceux-là mêmes qui devaient être cités par tous les journaux réformistes quelques mois plus tard, avant de conclure en se scandalisant de ce « refus appuyé sur un motif étrange et soufflé par l’esprit de l’Ancien Régime : "la demande était présentée par de simples ouvriers" ! En vérité ! les ouvriers sont-ils des hommes, des Français, des citoyens ? […] Sont-ils en tutelle, même en dehors des ateliers ? Est-ce la loi indienne des castes qui règne en France, ou bien aurions-nous une charte qui proclame l’égalité de tous les citoyens devant la loi ? » Il y a de bonnes raisons de croire qu’en février l’incident n’avait pas été oublié : des travailleurs lyonnais se scandalisaient dans une lettre publiée par La Réforme que, après avoir autorisé en novembre le grand banquet réformiste de Lyon, la préfecture leur ait refusé, à eux, le droit de se réunir15. Par ailleurs, la pression policière à l’égard des sociétés ouvrières parisiennes n’avait pas faibli, comme le montre l’interdiction par l’autorité en novembre d’un banquet dépourvu de signification politique, de « caractère purement philanthropique », organisé par la Société des coupeurs de Paris16. Si bien que, lorsque dans le débat parlementaire sur l’interdiction du banquet du douzième arrondissement Duchâtel fut amené à dire, en réponse à une interruption du député radical Garnier-Pagès, que toutes les réunions tenues dans des lieux privés, même les simples bals s’ils étaient organisés par souscription, devaient être soumises à la tutelle vigilante de l’administration, il confirmait les pires craintes des militants ouvriers et démocrates17 : tous ceux qui, socialistes de toutes obédiences, responsables de sociétés de secours mutuels ou de toute autre nature, envisageaient une évolution pacifique de la société, même ceux qui n’en avaient jamais voulu d’autre, se trouvaient acculés. Il n’était plus question de s’abstenir, et les canaux de mobilisation étaient prêts. Les sociétés secrètes révolutionnaires, on le sait depuis longtemps, étaient affaiblies, désarmées, truffées d’indicateurs de police. Aussi bien n’est-ce pas de leur action que surgit la mobilisation populaire, en renfort du mécontentement de la garde nationale, mais probablement plutôt du rappel battu par les sociétés mutualistes ouvrières, empruntant des canaux à peu près ignorés du gouvernement : depuis cinq ans, il existait entre les principales corporations ouvrières parisiennes une sorte de comité de liaison clandestin, visant à coordonner et à soutenir les actions des différentes sociétés pour le maintien du salaire ; d’après Mairet, c’étaient justement les ouvriers typographes qui en avaient pris l’initiative, et lui-même avait été l’un des deux délégués de sa corporation18. Il serait évidemment absurde de faire de ce comité discret une sorte de chef d’orchestre clandestin, un état-major à la tête d’une armée de révolutionnaires ; mais cela n’interdit pas de formuler des hypothèses sur son rôle dans la crise finale de la monarchie de Juillet. Je pense que, en liaison avec certains républicains, il a dû être majeur dans la mobilisation de la population ouvrière parisienne en février.
20Il n’existait pas, il faut le rappeler, de presse ouvrière qui puisse jouer ce rôle avec efficacité : en raison du cautionnement, beaucoup plus lourd pour les quotidiens que pour les périodiques, les feuilles ouvrières étaient généralement mensuelles. Ce n’était pas un handicap pour qui visait, comme les rédacteurs de L’Atelier, une éducation politique et culturelle de la classe ouvrière, car cela donnait le temps de la réflexion et de la discussion. Mais les tirages étaient faibles et le public touché, une élite ouvrière relativement restreinte : la presse ouvrière était donc un outil totalement inadapté dans une conjoncture de crise. Quant à la presse quotidienne, dans sa majorité acquise à la cause de la réforme, on peut penser qu’elle a joué un rôle dans la mobilisation de l’opinion bourgeoise, et conforté les gardes nationaux dans leur hostilité au gouvernement. Mais globalement, on ne peut pas dire qu’elle ait joué le rôle de boute-feu, et elle multiplia les conseils de prudence devant la perspective de l’affrontement. Au surplus, on peut douter de sa capacité à mobiliser l’opinion populaire : en dépit de l’abaissement des tarifs des abonnements depuis une douzaine d’années, elle restait trop chère pour toucher directement le monde ouvrier, dont l’élite ne pouvait y avoir accès qu’en cabinet de lecture, à la rigueur dans les cafés. Notons en outre que s’il était devenu possible, à Paris, d’acheter un journal au numéro, ce n’était pas chose facile, en particulier dans les quartiers populaires : il n’y avait ni kiosques, ni crieurs, et de toute façon les journaux n’avaient pas les moyens techniques de gonfler subitement leurs tirages, comme cela se fait aujourd’hui quand l’actualité l’exige ; quand bien même ils l’auraient voulu, ç’aurait été prendre un risque financier considérable, puisque l’impôt du timbre, qui représentait la moitié du prix de vente, était dû sur tout exemplaire imprimé, qu’il soit ensuite vendu ou pas. La Réforme, unique quotidien d’extrême gauche, qui pouvait toucher l’élite ouvrière, avait trop peu d’abonnés (moins de deux mille pour toute la France) et elle était dans une situation financière beaucoup trop délicate pour prendre pareil risque.
21L’information et la mobilisation ont donc dû passer par d’autres canaux, essentiellement oraux. La sociabilité ouvrière de cette époque, on le sait, reposait sur une double base, celle du quartier et celle du métier. L’une et l’autre ne se recoupaient pas exactement, mais elles étaient liées, parce qu’il existait des quartiers, en ville ou dans les faubourgs, où dominait une branche d’activité (la fabrication des meubles au faubourg Saint-Antoine, par exemple), et qu’inversement les ouvriers d’un métier de tradition artisanale donné netaient pas dispersés au hasard dans l’espace de la capitale, mais relativement concentrés. À partir du moment où, indépendamment de toute sympathie ou engagement politique, les organisations de métier venaient à se mobiliser pacifiquement pour défendre leur existence même, symbolisée par le droit de se réunir dans un banquet, on ne pouvait douter, dans les milieux bien informés, que la mobilisation populaire serait massive. Cela vaut en particulier pour la frange du parti républicain qui avait toujours été en contact le plus étroit avec le monde ouvrier, un Recurt, dont nous avons déjà évoqué le rôle, ou un Guinard, ex-dirigeant de la Société des droits de l’homme, exilé pendant treize ans dans l’Angleterre du chartisme et des sociétés ouvrières, qui était revenu à Paris quelques mois auparavant ; eux s’en réjouissaient. Mais cela vaut aussi, sans doute, pour Barrot. D’après son témoignage, quand Guinard aurait transmis le souhait des classes ouvrières de participer à la manifestation, on le fit juge de la question :
« Ce n’est pas sans quelque hésitation que je me décidai à admettre les ouvriers, à la même condition que nous avions établie pour toutes les autres classes de citoyens (les gardes nationaux, les étudiants, les délégations des départements), à la condition de se réunir par état et sous des bannières distinctes, afin que tous ceux qui composeraient ces différents groupes répondissent les uns des autres et pussent se contenir réciproquement. Je jugeai plus prudent d’ailleurs d’admettre ces classes laborieuses satisfaites et désireuses de répondre à la confiance qu’on leur manifestait que de les laisser en dehors19. […] »
22Peut-être a-t-il pensé aussi qu’en éloignant le banquet des quartiers populaires, en le repoussant au mardi, le risque de la participation de toute une population véritablement dangereuse et flottante, non insérée dans le cadre des métiers, était à peu près écarté.
Comment naît une révolution ?
23« Les révolutions se font malgré les révolutionnaires. Alors que l’événement est là, les gouvernements n’y croient pas. Mais le “révolutionnaire moyen” n’en veut pas. » Il fallait la largeur de vue et l’immense culture d’Ernest Labrousse pour présenter une telle thèse dans sa superbe communication du Congrès international du centenaire de 1848. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, au temps du modèle léniniste triomphant, semblable proposition relativisait le rôle des avant-gardes autoproclamées, et manifestait une vraie confiance dans le progrès, porté par la force des choses, un véritable optimisme historique, que nous ne partageons plus que difficilement. C’est pourquoi sans doute sa lecture de la révolution de 1848 marqua si profondément les historiens de cette génération, indépendamment de leurs sympathies politiques : les participants au congrès furent enthousiastes et les seules réserves, qui venaient du vieux Daniel Halévy, étaient trop confuses, trop marquées par le nationalisme culturel de l’entre-deux-guerres pour être entendues. Portées par l’élan de l’école des Annales, par le grand essor de l’histoire sociale et par la prégnance du marxisme dans le climat intellectuel de l’après-guerre, les idées de Labrousse fournissaient un modèle commode d’articulation entre le politique, l’économique et le social qui permettait, pensait-on, de sortir des impasses de l’histoire événementielle, étroitement politique, des révolutions du xixe siècle.
24Il ne s’agit pas ici de remettre en question le modèle labroussien, en dépit des critiques qu’il a suscitées ces dernières années de la part d’historiens pourtant héritiers des Annales. Il s’agit moins encore de revenir à une histoire politique traditionnelle, mais il est peut-être temps, un demi-siècle plus tard, de reprendre ses analyses, de les approfondir et de les compléter au besoin. Comment naissent les révolutions ? La question conserve tout son intérêt pour un historien du xixe siècle, et s’il ne m’est pas possible ici de traiter, ce que faisait Labrousse, de la première et la plus grande des révolutions, nos connaissances ont beaucoup progressé sur les deux autres, y compris sur celle de 1830 qui était, il faut bien l’avouer, la parente pauvre de la démonstration.
25Que les gouvernements n’aient pas cru à l’imminence de la révolution est une évidence. Au moment de la publication des quatre ordonnances de juillet 1830, Polignac et Charles X se trouvèrent fort dépourvus quand l’émeute fut venue, car ils n’avaient absolument rien envisagé de tel ni pris la moindre précaution. Marmont, qui commandait la garnison de la capitale, apprit la nouvelle du coup d’État royal le lundi matin, en lisant Le Moniteur, comme tous les Parisiens ; il en conçut quelque surprise, et on le comprend assez bien. Instruit par l’expérience, et composé d’hommes incomparablement plus compétents, le régime issu des barricades paraissait beaucoup plus solide en février 1848 : le 21, apprenant que les députés de l’opposition dynastique renonçaient au banquet, Louis-Philippe et les hommes qui l’entouraient étaient persuadés d’avoir remporté une grande victoire et que les forces de l’ordre, nombreuses et parfaitement préparées, viendraient à bout sans difficultés d’éventuels émeutiers. On sait pourtant ce qu’il en advint. Labrousse avait également pointé, parmi les causes de l’affaiblissement politique des régimes que la révolution allait abattre, les divisions au sein de la classe dirigeante, qu’il établissait en montrant, par exemple, le rétrécissement continu de la majorité imposante dont disposait Guizot depuis les élections de l’été 1846. Pour l’essentiel, il n’y a pas à y revenir.
26Les difficultés viennent d’ailleurs. Le « révolutionnaire moyen », disait Labrousse, ne veut pas de la révolution. Qu’est-ce qu’un révolutionnaire moyen ? Pas plus en 1848 qu’en 1830, il n’existait de parti révolutionnaire au sens moderne du terme, ayant la vocation et la capacité d’entraîner les masses. Labrousse le savait fort bien : comme en 1789, c’étaient donc, disait-il, des révolutions populaires, spontanées, non dirigées. Dans ces conditions, le révolutionnaire moyen ne peut pas désigner un membre des squelettiques organisations révolutionnaires, étudiants de la Charbonnerie réformée en 1830 ou anciens militants des Saisons continuant de conspirer dans l’ombre après l’emprisonnement de Blanqui. Trop peu nombreux, trop marginaux sans doute pour être qualifiés de « révolutionnaires moyens ». Il faut donc que le terme renvoie plutôt à ces équipes d’avocats, journalistes et députés que la révolution allait porter au pouvoir : Laffitte, Thiers, Odilon Barrot, Lafayette ou Guizot en 1830 ; Crémieux, Marie, Lamartine, Louis Blanc ou Ledru-Rollin en 1848. Or, les témoignages abondent sur la surprise de ces responsables politiques devant le cours pris par les événements, sur leurs tergiversations, en 1830 comme en 1848, et Labrousse n’a eu que l’embarras du choix. Si, pour plus de sûreté, on reprend les journaux des quelques jours précédant la révolution de 1848, comme lui le fit, on ne trouvera pas non plus d’appel à l’insurrection.
27Pas d’équipe dirigeante pour porter le projet révolutionnaire, ni d’organisation militante pour l’épauler. Qu’est-ce qui avait donc pu mettre en branle les foules qui construisirent les barricades et emportèrent les monarchies ? Il fallait un mobile assez puissant pour s’imposer à tous, pour expliquer la généralité du mécontentement, et le moment venu, au moindre prétexte, provoquer le déferlement des masses populaires ; Labrousse, marqué par l’analyse marxiste, admirable historien des conjonctures économiques, fin connaisseur de la multiplicité des situations sociales dans les crises économiques d’ancien style, le trouvait aisément : le mécontentement avait été causé, les trois fois, par la misère née des difficultés économiques temporaires au sein de périodes d’expansion. L’explication était plus que vraisemblable pour 1788-1789 comme pour 1846-1848 ; et il suffisait de trouver une crise comparable, bien que de moindre ampleur en 1828-1830, pour parachever la démonstration.
28Telle quelle, pourtant, l’explication ne peut plus aujourd’hui nous satisfaire. Ce n’est pas le dessein d’ensemble qu’il faut incriminer, ni la légitimité de la comparaison entre les trois crises révolutionnaires, comparaison qui, pourvu qu’on veuille bien l’étendre, par exemple, aux rythmes et aux modalités du retour à la normale, à un régime politique stable, permettrait de beaucoup mieux comprendre la vie politique française au xixe siècle. Mais il faut observer qu’à chaque fois, dans sa démonstration, Labrousse a sauté un niveau intermédiaire, qui n’était pas encore étudié, mais qui me semble fondamental. Il envisageait deux temps dans son analyse des révolutions, et deux niveaux de causalité possibles. Un temps très court, celui de l’événement, le temps de l’acmé de la crise politique : une semaine en février 1848, et moins encore en 1830. On ne sera pas surpris qu’une analyse assez rapide ait conclu à la vanité du politique comme élément d’explication, et à l’irresponsabilité des acteurs. Un temps jugé fondamental, celui de la conjoncture économique : deux ou trois mauvaises années qui font flamber les prix, multiplient le chômage et la misère, et le mécontentement. Encore une fois, ce n’est pas faux, particulièrement pour la grande crise européenne de 1845-1847, mais il manque deux éléments, ce qui a fragilisé toute l’entreprise. Il n’y a pas de description de la montée des tensions politiques au fil des semaines, ce qui faisait que ce qui se produisit figurait déjà parmi les possibles, que les responsables politiques de la campagne des banquets en avaient pris le risque, qu’ils savaient tous, et de plus en plus clairement, comme en 1830, qu’on allait vers une crise politique majeure20 ; s’il y eut bien des ahuris comme Flaubert et Maxime Du Camp pour ne rien voir venir, d’autres jeunes gens de l’époque, plus politisés, étaient dans l’expectative anxieuse et attendaient les nouvelles de Paris ; dès l’arrivée des courriers de la capitale, ils savaient à peu près ce qu’ils auraient à faire.
29Le niveau d’analyse qui manque paradoxalement chez Labrousse, c’est celui de la société, dont les tensions ne sont pas nécessairement fonction des mercuriales et de l’élévation du prix du pain, ou d’une hypothétique courbe du chômage ouvrier dans la capitale. Le modèle s’applique sans doute bien aux journées révolutionnaires de 1789, que Labrousse connaissait parfaitement, mais beaucoup moins dans les cas des deux premières révolutions du xixe siècle. En février 1848, comme ç’avait déjà été le cas au printemps et dans l’été 1830, les tensions nées de la disette et du chômage étaient plutôt en voie d’apaisement : la récolte de 1847 avait été bonne, et les affaires reprenaient. Le point culminant de la crise sociale s’était situé six à huit mois plus tôt, et s’était justement traduit par des troubles dans la capitale, sans véritable gravité, mais qui avaient inquiété les meilleurs observateurs. Début juillet, le brillant cortège des invités du duc de Montpensier, se rendant à Vincennes pour l’inauguration du polygone d’artillerie, avait été abondamment hué à son passage dans le faubourg Saint-Antoine, et un meeting spontané s’y serait tenu : « Eux s’amusent pendant que nous mourons de faim. » Or, à Duvergier de Hauranne, qui lui demandait si les républicains étaient pour quelque chose dans ces événements, le docteur Recurt avait répondu que non, et que ses amis politiques en étaient effrayés : « Il y a là un travail, un danger auquel on ne songe pas assez. Ce que je puis vous affirmer, c’est que la manifestation dont vous me parlez est la plus grave que j’aie jamais vue. Si nous l’avions voulu, il nous était facile de la tourner en émeute, peut-être en révolution21. » L’année-récolte est le bon cadre d’analyse pour étudier des émeutes frumentaires, mais ce n’est pas du tout de cela qu’il s’est agi en février 1848, pas plus qu’en juillet 1830. On est dans le temps du politique, dans les rythmes du politique : comment résoudre la crise qui montait, au parlement et surtout dans le pays, depuis que les réformistes avaient pris l’initiative de l’agitation pacifique, légale, mais extraparlementaire, des banquets, parce qu’ils pensaient que c’était le seul moyen pacifique de sortir le pays de l’ornière ; et surtout depuis que le gouvernement avait proclamé ne vouloir tenir aucun compte de la protestation du pays.
30Il faut donc redonner dans l’explication une place au politique, mais celle-ci ne peut prendre les formes anciennes, plus ou moins modernisées. La révolution de Février n’est pas plus un accident que le résultat de l’intervention divine dans les événements (comme l’écrivait Frédéric Ozanam le lendemain de la proclamation de la République) ; elle n’est pas non plus le fruit d’une conspiration républicaine ourdie habilement dans l’ombre, version feuilletonesque qui trouve encore des éditeurs. La mobilisation des foules parisiennes, au risque de leur vie, faut-il le rappeler22, n’est pas un simple mouvement d’humeur de Gavroche désireux d’entendre siffler les balles, ou du bonnetier mécontent de la politique anglophile de Guizot : on ne risque pas sa vie pour ça, ou plutôt, si on trouve toujours quelques têtes brûlées comme Barbès pour en être capables, la foule reste indifférente, comme elle l’avait été en 1839. Ce qui était en jeu devait être beaucoup plus grave, et concerner aussi bien la bourgeoisie parisienne que les classes ouvrières. L’erreur fondamentale du gouvernement, et surtout de Duchâtel et d’Hébert, qui n’eurent de la crise qu’une vision policière et politique, c’est de n’avoir pas compris, ni même vraisemblablement soupçonné, que l’interdiction du banquet du douzième arrondissement était, pour les Parisiens et au-delà pour beaucoup de Français, le strict équivalent du coup d’État de Charles X, d’abord la mise en cause d’une liberté sociale fondamentale, d’un droit naturel, c’est-à-dire, pour les moins politisés, celui de festoyer joyeusement avec des amis ou d’organiser un bal, quand on n’avait pas des salons assez vastes, sans avoir besoin de demander l’autorisation de la police. Et pour les plus attachés au progrès intellectuel et social collectif, celui de penser ensemble, de s’éclairer ensemble, d’imaginer ensemble l’avenir. Interdire le banquet, ce n’était pas seulement dire qu’on ne voulait pas d’Odilon Barrot ou de Thiers comme ministre (ce qui n’aurait même pas suffi à provoquer l’indignation du premier, et le second se serait fait une raison), c’était barricader les portes de l’avenir à toute une génération.
31Que les manifestants du 24 février aient eu tort (ce qui est assez vraisemblable) ou raison de prêter au gouvernement des intentions liberticides importe à la vérité fort peu. Nous ne sommes pas là pour les juger, mais pour les comprendre ; et il me semble qu’on ne peut bien les comprendre qu’à l’articulation du politique et du social, articulation qui est nécessairement de nature culturelle, et qui a une dimension anthropologique. Robert Bezucha a autrefois montré comment, à Lyon, en 1834, c’était la menace que faisait peser le pouvoir sur le droit d’association qui avait scellé l’alliance entre le parti républicain, mouvement politique de la petite bourgeoisie, et les masses ouvrières de la Fabrique lyonnaise, organisées autour du mutuellisme pour la défense de leurs intérêts collectifs. Mutatis mutandis, en février 1848, c’est une même alliance qui s’est réalisée à chaud à Paris, entre le mouvement politique réformiste, la garde nationale bourgeoise et la jeunesse des écoles ensuite, les organisations de la classe ouvrière enfin, tous unis pour défendre un droit de réunion que personne ne leur avait jamais réellement contesté depuis la Terreur blanche, et encore...
Les socialistes et l’avenir
32Mais il y a autre chose encore, qui assure l’homogénéité de l’ensemble, et donne dès l’origine à la révolution de Février une teinture proprement socialiste. C’est que la remise en cause du droit de réunion, même sous la forme apparemment anodine des banquets, signifiait pour tous les groupes qui entendaient œuvrer à une transformation pacifique de la société, y compris les plus modérés, qu’il fallait laisser là toute espérance. Le plus important numériquement, le mouvement des communistes icariens, qui avait des adeptes à peu près dans toute la France, avait certes depuis quelques mois complètement changé de stratégie : désespérant de convaincre les Français avant longtemps des merveilles d’Icarie, redoutant que la crise sociale dont il avait pu mesurer la profondeur n’ouvre la voie à une révolution violente, dont il ne voulait pas, ou à une répression brutale qu’il sentait menaçante, Cabet avait lancé l’été précédent son fameux appel à partir pour l’Icarie, fonder des communautés utopiques sur l’autre rive de l’Atlantique23. Tout l’état-major icarien et une bonne partie des militants étaient donc fort occupés par les préparatifs de l’émigration massive. Cependant les icariens, qui avaient été longtemps, sous l’influence de leur grand homme, avocat de formation rappelons-le, extrêmement défiants vis-à-vis des banquets, jugeant qu’ils donnaient beaucoup trop de prise à l’intervention policière, commençaient à changer de position24. Il y avait eu quelques banquets ouvriers icariens, notamment à Reims et à Saint-Quentin, dans des villes touchées par l’agitation réformiste25 ; et le second avait même été le prétexte retenu par Duchàtel pour engager des poursuites contre Cabet (qui n’y avait pourtant pas assisté). Sans être au premier chef touchés par la menace de suppression de la liberté de réunion, les communistes icariens n’avaient donc aucune raison d’y être indifférents. Mais pour deux autres écoles socialistes, d’ailleurs rivales, les fouriéristes et les disciples de Pierre Leroux, l’enjeu était autrement grave.
33Pour les fouriéristes, l’interdiction des banquets risquait tout simplement de porter un coup fatal à leur mouvement, ce pourquoi ils étaient extrêmement vigilants à cet égard, et très au courant de la législation. On se rappelle qu’ils avaient protesté contre l’interdiction du banquet typographique, à l’automne 1847, mais ils en avaient fait autant l’année précédente, quand le ministre de l’Intérieur et le préfet de la Sarthe avaient empêché le banquet républicain du Mans où Ledru-Rollin devait prendre la parole, le 20 septembre 1846. La diffusion de leurs idées se faisait, comme on sait, par deux canaux principaux : la propagande orale, par des tournées en France et en Belgique des principaux orateurs de l’école, Victor Considérant et Victor Hennequin en particulier, et l’activité infatigable de publication de la Librairie sociétaire, dont le fleuron était le quotidien fouriériste. Or l’une et l’autre avaient un lien étroit avec la pratique du banquet : par exemple, lorsque Hennequin vint prêcher la bonne parole dans l’Isère, au printemps 1847, ses séries de conférences à Grenoble et à Vienne rencontrèrent un tel succès que deux banquets furent improvisés en son honneur. À Grenoble, dit le correspondant de La Démocratie pacifique :
« Un nombre considérable de personnes y a pris part. Des médecins, des avocats, des ouvriers, des étudiants en médecine et en droit, des vieillards respectables par leurs cheveux blancs, des hommes de tous les partis fusionnant leurs opi nions sous la puissance de la loi d’attraction qui doit un jour fonder l’unité de la famille humaine se sont assis avec nous dans ce banquet véritablement fraternel et ont communié ensemble26. »
34On devine que le banquet fouriériste, qui vise toujours à rassembler à la même table des adeptes de plus ou moins longue date et de simples sympathi sants, est par nature destiné à étendre son cercle, à mêler les rangs et les âges, et à se multiplier. Après l’échec des premières expériences de phalanstères, Consi derant avait persuadé la plupart des adhérents de leur vanité dans l’immédiat et de la nécessité de conquérir l’opinion. Or, l’activité éditoriale de l’École sociétaire coûtait cher, et le quotidien fouriériste ne faisait pas ses frais, loin de là : la fortune personnelle de quelques-uns des disciples de Fourier risquait de ne plus y suffire. D’où l’initiative prise par l’état-major fouriériste, lancer un appel aux bonnes volontés éclairées afin qu’elles souscrivent à la « rente phalanstérienne », que nous appellerions, nous, une cotisation : les sympathisants du mouvement s’engageant à verser régulièrement une somme d’argent non négligeable, en sus de l’abonnement au journal et à la revue. Cela ne pouvait se faire qu’en s’appuyant sur le réseau des groupes locaux qui s’étaient constitués les années antérieures, et dont la principale manifestation publique, depuis la mort du maître, était justement la tenue d’un banquet, à l’occasion de l’anniversaire de la naissance de Fourier. Les premiers avaient eu lieu à Paris et à Besançon, le 7 avril 1838. Au départ, dans la capitale, il semble s’être agi d’une solennité assez mondaine, ce qui ne surprend pas si l’on songe au milieu social, indiscutablement bourgeois, et aux gages de respectabilité que Considérant voulait donner à la bonne société ; dans les années suivantes cependant, on y avait adjoint un banquet ouvrier, en général en banlieue. Et puis, le prosélytisme des phalanstériens avait été suffisamment actif pour qu’à la dixième célébration, en 1847, une trentaine de villes françaises aient eu leur banquet commémoratif, dont treize pour la première fois. La Démocratie pacifique n’a pas publié le nombre de souscripteurs de tous les banquets, mais nous savons qu’il y eut quelque neuf cents personnes à Paris, cent trente à Lyon, une centaine à Besançon, de cinquante à quatre-vingts à Montpellier, à Orléans, à Colmar, Cahors, Chalon-sur-Saône et Dijon. Moins ailleurs, mais c’était la première fois, ou bien, nous dit-on, on avait été nettement plus nombreux – le double, ou le triple de l’année précédente. Indéniablement, on pouvait y voir un signe de bonne santé, autant et plus que dans la progression de la rente phalanstérienne celle des abonnés au quotidien, ou à la revue théorique du mouvement (La Phalange).
35Mais, de la même manière que la parution d’un quotidien, seul moyen de peser sur l’actualité selon Considérant, avait en définitive poussé les fouriéristes à s’insérer dans le jeu politique, on peut se demander si ces banquets ouverts, dans des salles décorées aux couleurs symboliques, ne soumettaient pas le mouvement à une double pression. Face aux attaques des icariens, dénonçant inlassablement la répartition des richesses prônée par les disciples de Fourier (un tiers au capital, un quart au talent, et cinq douzièmes seulement pour le travail), ce qui ne laisserait aux prolétaires que les miettes du festin de la bourgeoisie, il fallait peut-être en rabattre sur l’hédonisme du maître. Au banquet phalanstérien ouvrier de la Chapelle-Saint-Denis : « Après le repas, fort peu luxueux, mais animé par la sympathie qui animait tous les convives, le président, M. Boissy, a donné la parole à M. Paulin qui a fort bien indiqué le but de ces fêtes modestes, but de propagande et nullement de satisfaction égoïste. M. Eugène Stourm a dénoncé les affreuses misères de l’Irlande27 », où comme on sait, on mourait littéralement de faim cet hiver-là. De la même manière, alors que Considérant avait positivement refusé à Flora Tristan, en raison de son sexe, l’entrée au premier banquet anniversaire28, la nouveauté majeure de la dixième célébration parisienne, salle Valentino, n’était pas l’inauguration d’un buste de Fourier, mais la présence des femmes et des enfants, à l’initiative des premières. Plus de cent femmes de tous rangs, de l’aristocratie, de la bourgeoisie et du peuple étaient venues s’asseoir à ces fraternelles agapes. Un tabou essentiel avait donc été brisé publiquement, et en cela aussi les fêtes phalanstériennes commençaient à ressembler à des festins populaires icariens, ou au banquet du Puy-Montaudoux. La respectabilité bourgeoise s’écaillait.
36C’est pourquoi, dans la dernière semaine de la crise ouverte par l’interdiction du banquet du douzième arrondissement, les hésitations de la gauche dynastique à consacrer solennellement le droit de réunion par une grande manifestation, comme le voudrait La Démocratie pacifique, sont impitoyablement analysées et dénoncées par le quotidien fouriériste, qui se retrouve en définitive sur des positions très proches de celles de La Réforme, sans pouvoir être suspecté, lui, de menées insurrectionnelles29. « Gardes nationaux, demain le peuple peut se présenter pour défendre avec vous le droit de réunion. Soyez donc à votre poste pour protéger vos frères, pour maintenir la paix dans la cité, pour prévenir un coup de violence qui profiterait au parti de la réaction ! » De la même manière, la plus petite et tout aussi pacifique communauté parisienne des adeptes de Pierre Leroux fut amenée dans la crise à adopter une position proprement politique tranchée, au lieu de faire le gros dos et de se replier dans la certitude de son triomphe final, comme semble l’avoir souhaité Leroux. Déjà, celui-ci n’était pas venu au grand banquet que ses disciples avaient organisé début janvier à Limoges. Les assistants avaient été un peu déçus, même si tout s’était très bien passé. Officiellement, c’était parce que ce banquet avait commencé de prendre un tour politique, et non social et religieux comme lui l’aurait voulu ; en fait, il semble avoir été averti par Jean Reynaud que Duchâtel, après avoir engagé des poursuites contre les icariens (« Il est temps d’agir contre ces doctrines, aurait-il dit, autrement nous aurons bientôt douze millions de communistes »), comptait mettre à profit sa présence pour dissoudre la réunion, emprisonner les militants et présenter le procès qui suivrait comme une victoire décisive sur le communisme. Devant les derniers développements de la situation, Leroux vint donc tout exprès de Boussac dans la capitale à la mi-février, pour déterminer la position à adopter collectivement. Dans la réunion discrète des sympathisants, il se trouva mis en minorité par l’éloquence d’un jeune militant qui ne l’avait pas reconnu dans la pénombre30 : « Comment former des associations, si on ne peut même pas s’entendre sur le choix d’un député ? Quelle propagande possible, si on ne peut s’éclairer, se soutenir mutuellement ? S’il suffit au pouvoir, pour obtenir le silence de la résignation, de supprimer un droit consacré par la charte, et d’opposer la force brutale, la force armée à une protestation pacifique ? » Comme le montre l’épisode, même Pierre Leroux, même les socialistes, personne n’en était peut-être alors pleinement conscient, mais la force du banquet était donc d être tout à la fois la forme élémentaire d’une liberté sociale fondamentale, un moyen d’action politique valorisé tant par son caractère pacifique que par les valeurs de fraternité et d’union qu’il incarne, une métaphore enfin de la souveraineté du peuple, voire de la cité future. Interdire un banquet, c’est déclencher la révolution.
Notes de bas de page
1 Les feuilles d’opposition, même La Presse, qui s’était montrée plutôt hostile non à la Réforme, mais aux banquets, se faisaient un plaisir de rappeler aux gouvernants leurs positions antérieures. Le Siècle du 19.11.1847 cite ainsi Guizot défendant la liberté d’association devant la Chambre des députés, le 31 mars 1831.
2 Mémoires de ma vie, t. IV, p. 183 : Duchâtel « se laissa entraîner sur le terrain de la question de droit qui lui parut moins irritante. Il soutint qu’aux termes des lois, il pouvait empêcher les banquets, même dans un lieu non public. C’était chose assez difficile à démontrer sans réplique en droit écrit. »
3 La Démocratie pacifique du 11.02.1848 reproduit ce passage de l’oraison funèbre, contribution de Lacordaire au débat en cours : « Dans les pays libres et chrétiens, il est cinq instruments, cinq garanties qui appartiennent à tous les citoyens, la parole, la presse, la pétition, l’association et l’élection. Avec ces cinq droits politiques, il n’est jamais besoin de recourir à la violence ; le progrès s’accomplit pacifiquement, le progrès se fait de lui-même. »
4 Ma source principale est le témoignage de L. Roinville, Histoire du banquet réformiste du douzième arrondissement depuis sa fondation..., à confronter cependant, comme l’avait noté A. Crémieux, aux dépositions de l’Instruction judiciaire sur les journées de Février (AN BB 30 296).
5 Sa thèse – malheureusement non publiée – et ses articles, en particulier « Ainsi paradait le roi des barricades. Les grandes revues de la garde nationale à Paris sous la monarchie de Juillet », Mouvement social, 179, p. 9-31.
6 Je reprends les chiffres donnés par Ph. Vigier, Paris pendant la monarchie de Juillet, p. 134 et 386.
7 Mémoires posthumes d’O. Barrot, t. I, p. 510.
8 M. Aussel, Nantes sous la monarchie de Juillet, p. 47-53, et X. Aurain, Histoire du plus ancien syndicat ouvrier français..., p. 18-33.
9 J. Mairet, Carnets, p. 55. « Il fallut voir le geste d’effroi de celui-ci, qui, tendant les bras en avant et agitant les mains comme pour repousser un affreux cauchemar s’écria : – Non, non, gardez-le, je ne veux même pas le toucher ! »
10 Cf. la chanson composée après les incidents du banquet de 1847 (J. Mairet, Carnets, p. 85-87).
11 L’Illustration, 11.10.1845, p. 89, sous le titre Banquet typographique. « Il est consolant de voir, en regard des luttes désespérées entre le salaire et le capital, le pacifique tableau de la concorde qui doit unir les maîtres et les ouvriers. » Rappelons que, quoique fondée par d’anciens républicains ou saint-simoniens, L’Illustration n’était pas un journal politique.
12 Les Carnets de J. Mairet sont la source principale pour ces banquets, d’autant que l’éditeur les a fait suivre de la reproduction des brochures de compte rendu éditées pour ces occasions.
13 J. Mairet, Carnets, p. 84.
14 La Réforme, 20.09.1847 ; Le Siècle du surlendemain.
15 La Réforme, 14.01.1848.
16 Ibid., 23.11.1847.
17 Ibid., 9.02.1848.
18 J. Mairet, Carnets, p. 25. L’existence de ce comité est attestée par diverses autres sources, notamment l’Almanach des corporations nouvelles pour 1852, p. 21 et 115 (réimpression EDHIS, 1848, la révolution démocratique et sociale, t. V).
19 Mémoires posthumes, t. I, p. 508.
20 Quitte à citer des anecdotes, rappelons, après G. Weill, que, début février, une réunion tenue chez Goudchaux dressa la liste d’un gouvernement provisoire ; prévenu qu’il figurait sur cette liste, Marie (républicain du National des plus modéré) étonné demanda s’il y avait des projets de révolution. « Non, je n’en connais pas, reprit M. Martin de Strasbourg, mais tout est possible dans le mouvement qui se prépare, et il faut nous mettre en garde contre toutes les éventualités. » Ce qui n’empêchait pas le futur membre du gouvernement provisoire de dire, le soir du 23 encore, que la République serait pour la génération suivante. A. Cherest, La vie et les œuvres de A.T. Marie, p. 95 et 98.
21 Cité par J. Dautry, Histoire de la révolution de 1848 en France, p. 44, qui malheureusement n’indique pas sa source.
22 De la même manière, il faut aussi rappeler que la reculade de la plus grande partie des députés réformistes, la veille du banquet, peut s’expliquer autrement que par leur prétendue pleutrerie, par exemple par un sentiment de responsabilité vis-à-vis du sang qui risquait de couler. Seulement, il était beaucoup trop tard pour décommander la manifestation, et s’ils voulaient effectivement empêcher le sang de couler, il fallait au contraire qu’ils se mettent à la tête des manifestants.
23 Voir à ce sujet le livre de C. Johnson, Utopian Communism in France.
24 Le Populaire, 27.04.1847, évoque de petits banquets fraternels, qu’il faudra bien permettre aussi aux icariens, puisque les phalanstériens peuvent en organiser.
25 Le Populaire, 1.08.1847 (fête communiste à Reims, le 18 juillet) ; 17.10 (banquet icarien des Alpes).
26 La Démocratie pacifique, 6 et 27.06.1847.
27 La Démocratie pacifique, 31.01.1847.
28 Lettre du 5.04.1838, publiée par S. Michaud, « Flora Tristan, trente-cinq lettres », International Review of Social History, 24 (1979), p. 83.
29 La Démocratie pacifique, 19 et 21-22.02.1848.
30 Ph. Faure, Journal d’un combattant de février, p. 109.
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