Chapitre 9. Le grand banquet de la nature
p. 261-292
Texte intégral
1Le mot « banquet » avait au xixe siècle un sens figuré qu’il a depuis perdu et qui semble embarrasser les lexicographes actuels. La première édition du Grand Dictionnaire universel du xixe siècle citait ainsi une femme de lettres du temps, une certaine madame Romieu, qui avait écrit : « En France, le banquet offert à l’appétit du savoir est immense. » Le sens est tout à fait clair, mais on n’écrirait plus cette phrase aujourd’hui telle quelle ; on emploierait plutôt le terme de festin. Quoi qu’il en soit, le mot banquet renvoie ici à l’idée d’abondance, de profusion naturelle, et Pierre Larousse glosait ainsi cet emploi : « Ensemble de ressources propres à satisfaire un besoin, à donner un plaisir auquel on est porté par une sorte d’appétit naturel. » Parler de banquet, ce n’est donc pas seulement évoquer les convives, et les reconnaître égaux en dignité ou en droit, comme Pierre Leroux, nous l’avons vu, et plus tard Michelet ; mais c’est aussi envisager la part des biens de ce monde qui doit leur revenir. Car si on pouvait bien croire les théologiens qui assuraient que les félicités de l’autre monde, celles du banquet des justes, étaient nécessairement infinies, il fallait aussi admettre, avec les économistes, que les richesses disponibles en ce bas monde ne l’étaient pas, ou du moins pas encore, et même peut-être envisager que les ressources de la Terre ne le fussent pas. De la question de l’égalité politique, que nous avons déjà abordée, on passait donc à celle de l’égalité sociale, question non moins ardue, et qui devait susciter des affrontements plus âpres encore, dans ces temps où le spectre de la famine ressurgissait dans toute l’Europe.
2L’archaïsme des termes dans lesquels ce débat était alors posé, les constantes références à des œuvres ou à des auteurs aujourd’hui oubliés ne doivent faire méconnaître ni son caractère fondamental, au cœur de ce qu’on appelle encore communément, bien qu’à tort, le socialisme utopique, ni son intérêt pour notre temps. Mais on ne peut lui donner toute son importance qu’à la condition de restituer précisément les horizons intellectuels de ces années-là, d’être très attentif à la chronologie de ce débat entre socialistes et libéraux, parce qu’il s’insère dans une conjoncture politique et économique particulière, et d’envisager enfin les modalités de sa diffusion dans la société française. Car ce ne fut pas une tempête dans un verre d’eau, un affrontement entre purs spécialistes de l’économie politique : à peu près inconnue en France jusqu’au milieu des années 1840, la parabole malthusienne du grand banquet de la nature, où il n’y a pas de couvert mis pour tout le monde, devint en quelques années si célèbre que Pierre Larousse n’a pu que la citer dans son dictionnaire vingt ans plus tard. Et les démocrates socialistes de 1849 ne connaissaient pas de pire injure à l’égard de leurs adversaires politiques que de les traiter de « malthusiens ».
Malthus et le grand banquet de la nature
« Un homme qui naît dans un monde déjà occupé, si sa famille ne peut pas le nourrir, n’a pas le moindre droit à réclamer une portion quelconque de nourriture, et il est réellement de trop sur la terre. Au grand banquet de la nature, il n’y a point de couvert mis pour lui. La nature lui commande de s’en aller, et elle ne tarde pas à mettre elle-même cet ordre à exécution. »
3Lorsque, au printemps 1845, parut une nouvelle édition de l’Essai sur le principe de population, beaucoup plus commode et accessible que les précédentes, peu de gens avaient en France entendu parler du pasteur Thomas Robert Malthus, mort depuis dix ans à cette date. C’est pourquoi l’économiste Joseph Garnier avait jugé bon de la préfacer et d’y adjoindre la « Notice sur la vie et les travaux de Malthus », que Louis-François Comte, gendre de Jean-Baptiste Say, avait lue dans une séance publique de l’Académie des sciences morales et politiques quelque temps après son décès. Or, quatre années plus tard, l’épithète de malthusien était utilisée jusque dans les campagnes de l’Ain pour disqualifier un candidat conservateur aux élections législatives1, et, avec une génération de retard sur leurs homologues britanniques, Malthus apparaissait aux yeux des démocrates et socialistes français comme une sorte de figure monstrueuse, symbole de la malfaisance des économistes et du cynisme des libéraux2. Que cette réputation soit largement infondée, qu’elle repose sur une méconnaissance à peu près totale d’une œuvre beaucoup plus riche et complexe que les invectives qui l’ont accueillie, et qui, dans sa partie proprement économique, était au fond assez éloignée de la vulgate économique libérale du xixe siècle, tout ceci importe fort peu ici. Car, au milieu du xixe siècle, Malthus a été essentiellement connu comme l’auteur de ce que son vieil adversaire radical William Godwin qualifiait « de plus épouvantable morceau que jamais un malheureux imprimeur ait été forcé de composer », à savoir la parabole, ou l’apologue du banquet.
4Ce passage sulfureux a une histoire compliquée qu’il faut cependant restituer si l’on veut s’expliquer comment il n’est devenu soudainement célèbre en France que dans les deux ou trois années qui précédèrent la révolution de 1848. Les différentes traductions en langue française, plus ou moins fidèles et complètes, de l’Essai sur le principe de population, ainsi que leur relation aux éditions anglaises successives ont été remarquablement étudiées par Jacqueline Hecht, que nous suivrons ici3. On rappellera tout d’abord que l’apologue du banquet n’a jamais figuré que dans la deuxième édition anglaise de l’Essai, celle de 1803, in-folio. Elle a disparu de toutes les éditions ultérieures, pour des raisons que nous envisagerons brièvement un peu plus loin. Or, si l’apologue figurait parmi les larges extraits de cette deuxième édition que traduisit dès 1805 Pierre Prévost, l’un des maîtres du tout jeune Guizot, il ne fut accessible qu’aux rares lecteurs de La Bibliothèque britannique, périodique genevois qui cherchait à faire connaître les œuvres contemporaines majeures d’outre-Manche. Avec l’aval de Malthus, le même traducteur fit paraître en 1809 une version en trois tomes, beaucoup plus complète (mais fondée sur la quatrième édition anglaise, d’où le passage scandaleux avait disparu) puis, en 1823, avec son fils, une traduction enfin exhaustive, d’après la cinquième édition britannique. C’est cette version qui fut ensuite rééditée en 1836 et surtout en 1845. La parabole du banquet n’y figurait donc pas.
5Comment, alors, fut-elle tout de même connue en France ? Il faut d’abord rendre hommage à Joseph Garnier, qui, dans son zèle d’éditeur et d’apologiste, n’a pas craint d’insérer en note l’essentiel de la parabole du banquet, sous la forme assez brutale que j’ai donnée en introduction de ce chapitre. Il y fallait un certain courage, tant ce texte, nous le verrons, était de nature à scandaliser l’opinion : c’est probablement une des raisons pour lesquelles Malthus ne l’avait pas conservé. Mais, en France, ceux que l’on appelait encore la « secte des économistes », et Joseph Garnier en était l’un des principaux représentants4, partageaient la conviction d’être dans la science, dans le vrai, celui-ci dût-il choquer et aller à contre-courant des opinions courantes. Au surplus, à l’encontre de ce que venait d’écrire un jeune économiste socialiste dans La Revue indépendante, l’éditeur entendait bien fixer le sens de la parabole, en expliquant que Malthus ne faisait qu’y constater un fait, et que, contrairement à ce que certains prétendaient, il ne faisait pas l’apologie de la castration, du meurtre et de la famine comme moyen de régulation des populations. À vrai dire, l’éditeur y perdait sa peine : car nombre de lecteurs y virent immédiatement l’expression d’un cynisme monstrueux, tant de la part du pasteur que de son éditeur, et quelques-uns cherchèrent à en savoir plus, en consultant les œuvres des adversaires de Malthus5. C’est là qu’ils trouvèrent le texte complet de la parabole, dans les Recherches sur la population et la faculté d’accroissement de l’espèce humaine…, de William Godwin, traduites en français en 1821. Le voici.
« Celui qui naît dans un monde déjà occupé, s’il ne peut obtenir de quoi subsister de ses parents à qui il est en droit de le demander, et si la société n’a pas besoin de son travail, n’a pas le droit de prétendre à la plus petite portion de nourriture ; et, dans le fait, il est de trop sur la terre. Au grand banquet de la nature, il n’y a point de couvert pour lui. La nature lui signifie de s’en aller, et elle ne tardera pas à lui signifier son propre commandement, s’il ne parvient pas à intéresser en sa faveur la pitié des convives. S’ils se lèvent et lui font place, bientôt d’autres intrus se présenteront pour demander la même faveur. Dès que la nouvelle se répandra que l’on accorde des secours à tout venant, la salle sera bientôt remplie d une multitude qui en demandera. L’ordre et l’harmonie de la fête seront troublés, l’abondance se changera en disette, et le bonheur des convives sera détruit par le spectacle de la misère et de l’humiliation qui s’offre de toutes parts dans la salle, et par les clameurs importunes de ceux qui enragent avec raison de ne point trouver les secours qu’on leur avait fait espérer. Les convives reconnaissent trop tard leur erreur, de s’être opposés à l’exécution des ordres stricts que la grande maîtresse de la fête leur avait donnés contre l’admission de tout intrus ; car, voulant que l’abondance régnât parmi tous ses convives, et connaissant l’impossibilité de traiter un nombre illimité d’individus, elle avait, par humanité, refusé d’admettre de nouveaux venus à sa table déjà pleine6. »
6On sait que Malthus n’a pas inventé l’image du grand banquet de la nature, en fait assez commune au xviiie siècle. À l’article « Banquet » de son Grand Dictionnaire universel du xixe siècle, Pierre Larousse cite ainsi Buffon : « Dans ce grand banquet de la nature, l’abondance du lendemain est égale à la profusion de la veille. » Jacqueline Hecht donne deux emplois assez comparables : le premier est pris dans les Élémens de la politique ou recherche des vrais principes de l’économie sociale du comte Louis-Gabriel du Buat-Nançay (1773) ; le second, un peu plus ancien (1755), provient du Code de la nature, ou le véritable esprit de ses loix… de l’abbé Morelly, théoricien d’un communisme utopique qui inspira Babeuf, puis ses continuateurs jusqu’au milieu du xixe siècle7. Mais, un peu comme Mandeville affirmant un siècle et demi plus tôt, dans la Fable des abeilles, que « les vices privés font les vertus publiques », Malthus inversait l’image de façon provocante : le monde, affirmait-il, n’est pas une table suffisamment garnie pour tous les convives, et il faut donc agir en conséquence. La thèse était si évidemment scandaleuse qu’en France, la plupart des adversaires de Malthus ne crurent absolument pas nécessaire d’aller beaucoup plus loin et d’étudier les remèdes proposés.
7Pourquoi cette parabole apparaissait-elle si épouvantable ? Je crois que si l’on veut bien comprendre le scandale, il faut distinguer plusieurs choses. La thèse que soutenait Malthus prenait d’abord le contre-pied de toutes les idées généralement reçues sur la population, tout particulièrement en France ; mais la forme même de la parabole, et surtout ses implications théologiques ou idéologiques étaient également matière à scandale. À proprement parler, ce texte était blasphématoire.
8Le seul fait d’affirmer que la Terre ne pouvait pas nourrir une population bien plus importante que celle qui y vivait sonnait déjà comme un défi à toutes les idées reçues. On pourrait certes contester cette assertion, en rappelant que, les premiers en Europe, les Français du xixe siècle avaient adopté un comportement que nous qualifierions aujourd’hui de « malthusien », en réduisant leur descendance. Les historiens de la population française l’ont depuis longtemps démontré, la diffusion généralisée des pratiques contraceptives a été en France extraordinairement précoce puisqu’elle remonte à la deuxième moitié du xviiie siècle. Mais il faut distinguer la logique des comportements individuels et familiaux, qui portait à ne pas multiplier les héritiers potentiels, surtout après que la Révolution française eut aboli le droit d’aînesse et institué le partage égal entre tous les descendants directs, et les idées dominantes sur la population : or, on n’était pas encore sorti des conceptions mercantilistes et physiocratiques, qui liaient la puissance d’un État à l’abondance de la population. Ces conceptions n’étaient pas seulement celles d’un tout petit cercle d’économistes et d’individus férus de statistiques, peut-être consultés en tant qu’experts par les gouvernements, mais sans vocation particulière à diffuser leurs idées dans la part instruite de la société tout entière, ou du moins sans moyens pour le faire. L’enseignement de l’économie politique était alors embryonnaire, pratiquement limité à une chaire au Collège de France et une au Conservatoire national des arts et métiers... Quant à la démographie, elle n’était enseignée nulle part. Les conceptions des Français dans ces matières venaient donc d’ailleurs, et de très loin. Pour les plus humbles, et pour les femmes, de la Bible, par l’enseignement de l’Église (« Croissez et multipliez... ») ; pour ceux qui étaient passés par l’enseignement secondaire, d’un livre aujourd’hui complètement oublié, et d’ailleurs pour nous difficilement lisible, Les aventures de Télémaque, de Fénelon8.
9Comme le constate Jacques Le Brun, « le Télémaque de Fénelon a été pendant deux siècles, de 1699 à 1914, un des livres les plus réédités, les plus lus de toute la littérature : les éditions, luxueuses ou populaires, les réimpressions, les traductions en toutes les langues, même les plus exotiques, dépassent de beaucoup le millier, au point qu’aucune bibliographie exhaustive n’a pu encore en être dressée ». Essayons de préciser davantage ce succès, à partir des travaux de Martyn Lyons sur les meilleures ventes de l’édition en langue française dans la première moitié du xixe siècle9 : pour la période qui s’étend de 1811 à 1850, il a dénombré au minimum 251 éditions du Télémaque, tout en estimant probable qu’il y en ait eu en réalité quatre cent cinquante, et possible que le chiffre se soit élevé à près de six cents... Quant aux tirages, il les estime à un minimum de 258000 exemplaires, qu’on peut porter à quatre cent cinquante mille, voire à six cent mille exemplaires. De tels tirages peuvent paraître modestes à nos yeux, mais pour des éditeurs du xixe siècle, il s’agissait là de chiffres proprement phénoménaux. En effet, quelle que soit la marge d’incertitude, il ne fait aucun doute que, pour l’ensemble de la période retenue, le Télémaque n’a été surpassé que par un seul titre, lui aussi d’usage scolaire, les Fables de La Fontaine ; et de toute manière, de 1811 à 1846, par les tirages comme par le nombre d’éditions, l’ouvrage de Fénelon a toujours occupé un des trois premiers rangs de la liste. Ce n’est qu’à partir du succès de librairie des premiers grands romans-feuilletons, ceux d’Alexandre Dumas ou d’Eugène Sue, que la faveur du public a commencé de le quitter... En d’autres termes, tout le monde avait lu le Télémaque, ce qui constitue un destin bien singulier pour un livre initialement destiné à l’instruction d’un seul élève, le duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV dont Fénelon était le précepteur.
10Quel usage les lecteurs du xixe siècle faisaient-ils de ce livre ? Aussi décevant que cela puisse paraître, il est plus que probable que c’était d’abord et avant tout un ouvrage scolaire. C’était un moyen de mettre à la portée de latinistes ou d’hellénistes débutants l’essentiel de ce qu’ils devaient connaître de la culture classique, de la mythologie gréco-romaine et des mœurs et coutumes des anciens grecs et romains10. C’était ensuite un modèle de composition rhétorique, avec quantité de fort beaux discours (mortellement ennuyeux, il faut bien le dire, pour des lecteurs d’aujourd’hui) sur des sujets assez semblables à ceux que leurs professeurs leur proposaient régulièrement, en composition française ou latine. Enfin, si le Télémaque était à l’origine une sorte de miroir des princes, destiné à l’édification d’un futur souverain, il était devenu par sa publication, par son succès, et par ce qu’on savait des critiques voilées qu’il adressait au Roi Soleil et, plus généralement, à tout monarque absolu, une sorte de manuel du bon gouvernement. Le livre contient ainsi une part d’utopie, avec la description d’une cité radieuse, Salente, fondée par le roi de Crète Idoménée, mais reprise en main et réformée par Mentor, figure de Minerve, ou de la sagesse divine. Écoutons-le : après avoir expliqué au roi comment mettre en culture la campagne désolée qui entoure la ville, il conclut11 :
« Heureux ces hommes [les agriculteurs] sans ambition, sans défiance, sans artifice, pourvu que les dieux leur donnent un bon roi, qui ne trouble point leur joie innocente ! […] La nature seule tirerait de son sein fécond tout ce qu’il faudrait pour un nombre infini d’hommes modérés et laborieux. Mais c’est l’orgueil et la mollesse de certains hommes qui en mettent tant d’autres dans une affreuse pauvreté. »
11À ma connaissance, Fénelon ne parle nulle part du grand banquet de la nature. Mais si l’expression est absente, l’idée est bien là : un pays bien gouverné doit pouvoir nourrir une population innombrable. C’est le credo commun des économistes avant Malthus, des mercantilistes comme des physiocrates : si l’on faisait ce qu’il fallait pour l’agriculture, disait en substance Mirabeau père, les hommes pourraient se multiplier comme souris dans une grange. Les hommes des Lumières ne pensaient pas autrement ; et les doctrines libérales d’Adam Smith, les raisonnements économiques qui rendaient envisageable une réflexion critique sur la croissance de la population et ses liens éventuels avec le progrès social, n’étaient pas encore bien connues dans la France de la Restauration et de la monarchie de Juillet en dépit des efforts de Jean-Baptiste Say et de quelques pionniers de l’économie politique, comme Comte et Dunoyer, que nous avons vu animer Le Censeur européen, un périodique d’extrême gauche... en 1818. À la différence de ce qui s’était passé en Angleterre, les premiers recensements n’avaient pas mis en évidence une croissance très rapide, voire inquiétante, de la population. La France n’apparaissait à personne comme surpeuplée, et très peu de Français ressentaient la nécessité d’émigrer outre-Atlantique ; il n’en était pas de même en Grande-Bretagne et en Irlande, le fait est bien connu. De plus, chacun savait confusément que c’était à l’importance de sa population que la France révolutionnaire, puis impériale, devait d’avoir pu tenir tête, un quart de siècle durant, à l’ensemble de l’Europe coalisée. Rappelons que la population française n’était dépassée alors en Europe que par celle de l’Empire russe.
12Dans ces conditions, la réflexion de Malthus, dans son Essai sur le principe de population, était tout simplement inaudible pour la plus grande partie du très petit nombre de Français qui s’intéressaient à la question. Pour les Français, le problème n’existait pas12 ; si bien qu’ils ne pouvaient guère connaître Malthus que comme l’auteur de théories paradoxales, voire scandaleuses, sur la charité, lesquelles avaient animé dès la fin de la Restauration les débats sur la prévoyance nécessaire aux pauvres, entre des élites philanthropes de la capitale, beaucoup plus divisées sur ce sujet qu’on ne pourrait le croire vu la similitude du vocabulaire employé. Nous y reviendrons. On taxait donc Malthus ordinairement de pessimisme, ou de fatalisme (ce qui était fort mal considéré), et on le soupçonnait, bien à tort, d’encourager les populations, contre l’intérêt de la nation et même du genre humain, à « tromper la nature », en utilisant dans le mariage les procédés contraceptifs rudimentaires alors en usage13. Il n’était pas très difficile non plus d’en dresser un portrait monstrueux, celui de l’homme qui rit dans les cimetières : l’auteur du Principe de la population paraissait faire l’apologie du massacre des innocents qu’opéraient auparavant la misère et les épidémies sur les populations de l’Europe préindustrielle. Or, vers 1840, près d’un demi-siècle après la première parution de l’ouvrage, les contemporains pouvaient raisonnablement avoir le sentiment que les progrès de la civilisation commençaient à faire reculer la fatalité. Il n’y avait plus eu de grande guerre européenne depuis 1815. Le choléra de 1832 avait été une épouvantable épreuve, mais pas une hécatombe ; et l’on conservait encore un souvenir des grandes pestes du passé, bien pires : celle de 1720, pourtant limitée à Marseille, ou celle de Milan, au siècle précédent, à laquelle Alessandro Manzoni consacrait des pages célèbres de son grand roman Les fiancés. Depuis la disette de 1816-1817, les crises frumentaires semblaient s’espacer, la mortalité générale commençait à diminuer, grâce au progrès de l’agriculture et des échanges commerciaux, grâce aussi à la diffusion des premiers préceptes de l’hygiène et à la vaccination. Dans ces conditions, le Principe de population semblait bien moins l’explication d’un fait que l’apologie d’un ordre social injuste qui maintenait artificiellement la misère.
13Mais si l’apologue du banquet provoquait autant de répulsion, c’est que pour la plupart des contemporains, il s’agissait tout simplement d’un blasphème. C’est d’ailleurs vraisemblablement pourquoi Malthus lui-même fit rapidement disparaître ce passage de son livre. Même dans la très tolérante Angleterre, il y avait des choses qu’on ne pouvait pas écrire, sans s’attirer les foudres des théologiens et des autorités de l’Église anglicane, à plus forte raison si l’on était pasteur14. Car, même sous une forme euphémisée, il n’était pas possible de présenter le massacre des innocents comme le résultat de la sagesse divine. La « grande maîtresse du festin », la nature, c’est le nom que les esprits qui avaient rompu, ou du moins pris leurs distances avec les croyances religieuses traditionnelles, sanctionnées par les autorités, donnaient à la divinité. Deus sive natura, disait Spinoza. Les réformateurs sociaux du milieu du xixe siècle étaient encore, très profondément, des croyants, même lorsqu’ils encouraient les foudres de l’Église ; nous l’avons vu de Pierre Leroux et de George Sand, que les théologiens catholiques taxaient de panthéisme. Voici maintenant les premières lignes du Credo communiste, de Cabet, petit livre bon marché paru au printemps 1841. Il y définit successivement la Nature et le Bonheur (les mots soulignés le sont tous dans le texte original, Cabet étant, comme nous l’avons dit, fondamentalement pédagogue15).
« Je ne crois pas que l’Univers soit l’effet du hasard ; mais je crois à une Cause première que j’appelle Nature […] infiniment intelligente, infiniment prévoyante, infiniment sage, infiniment juste, infiniment bonne et bienfaisante.
Je crois que la Nature a voulu que l’Homme fût heureux sur la terre. […] Je crois que si l’Homme est malheureux, ce n’est pas l’effet de la volonté de la Nature, mais l’effet de l’ignorance du Genre humain à sa naissance, de son inexpérience et de ses premières erreurs, l’effet des mauvaises institutions imaginées par lui, l’effet de la mauvaise organisation sociale et politique, commencée dans des temps de barbarie. »
14Cabet était avocat ; bien que d’origine populaire, il avait fait des études supérieures. Mais prenons un artisan bottier tout à fait obscur, un de ceux qui prirent la parole au premier banquet communiste16 : le dénommé Villy lève son verre « À l’égalité réelle, don de la nature, dicté par la nature elle-même ! » et conclut dans un grand envol messianique : « Que le jour de l’égalité vienne consoler bientôt [les prolétaires] de toutes leurs souffrances passées ! »
15Nier, comme apparemment Malthus, la providence divine, imaginer la nature comme à la fois sage et cruelle... Pour la plupart des contemporains, il n’y avait rien de plus épouvantable. Pour eux, Malthus était un monstre.
Lacordaire, Pierre Leroux, François Vidal
« Ce pays a bien des plaies ; mais la plus grande est peut-être la plaie économique, cette fureur de bien-être matériel qui précipite tout le monde sur cette maigre et chétive proie que nous appelons la terre. Retournez, retournez à l’infini ; lui seul est assez grand pour l’homme. Ni chemins de fer, ni longues cheminées à vapeur, ni aucune invention n’agrandiront la terre d’un pouce ; fût-elle aussi prodigue qu’elle est avare, aussi illimitée qu’elle est étroite, elle ne serait encore pour l’homme qu’un théâtre indigne de lui. L’âme seule a du pain pour tous et de la joie pour une éternité. Rentrez-y à pleines voiles ; rendez Jésus-Christ au pauvre, si vous voulez lui rendre son vrai patrimoine ; tout ce que vous ferez pour le pauvre sans Jésus-Christ ne fera qu’élargir ses convoitises, son orgueil et son malheur. »
16Est-ce bien ainsi que s’est exprimé le père Lacordaire, du haut de la chaire de Notre-Dame de Paris, le dernier dimanche de décembre 1845 ? Ou faut-il croire les sténographes du quotidien conservateur L’Époque, qui diffusa une version de cette conférence beaucoup plus brutale : « Partagée entre tous, [la terre] ne donnerait rien à personne. Il faut donc que la majorité n’ait rien, et c’est là le plus grand bonheur qui puisse lui arriver que de n’avoir rien que ses bras pour gagner son pain de chaque jour » ? Quoi qu’il en soit, à gauche, ces propos scandalisèrent immédiatement : le 1er janvier suivant, La Démocratie pacifique, l’organe des fouriéristes, commentait, horrifiée : « Nous ne pouvons croire qu’un aussi odieux blasphème de la providence soit tombé de la bouche d’un prêtre. » Pas n’importe quel prêtre, on le sait : Lacordaire était à cette époque une des personnalités les plus en vue de l’Église de France, et indiscutablement son plus grand orateur. Depuis que l’archevêque de Paris lui avait confié le soin de prêcher le Carême et l’Avent, le refondateur de l’ordre dominicain en France apparaissait comme la voix de l’Église, et ses conférences de Notre-Dame avaient attiré un public nouveau. On considérait alors qu’il était à l’origine du renouveau de l’éloquence sacrée, et même si son succès était pour partie mondain, il semblait ouvrir la voie à une reconquête catholique des classes dirigeantes, profondément marquées encore par le voltairianisme des libéraux de la Restauration.
17Nous ne saurons pas ce que Lacordaire a dit exactement. En dépit de ses ambitions affichées, aussi démesurées que son format, L’Époque avait la réputation d’être un journal à scandales, alimenté par les fonds secrets du ministère, et il n’est pas impossible que son directeur, Adolphe Granier de Cassagnac, ait extrapolé à partir des paroles de l’orateur. C’est ce que voulurent croire les fouriéristes, qui publièrent ensuite la version officielle de la conférence, revue par Lacordaire, telle qu’elle parut peu après dans L’Univers religieux : cette sorte de justification théologique de l’existence et de la misère du prolétariat n’y figurait pas, on l’a vu. Les journalistes fouriéristes passèrent l’éponge, et n’exploitèrent l’incident que contre le quotidien concurrent. Au contraire, Pierre Leroux décida de sonder la plaie jusqu’au fond, et lança à cette occasion, dans La Revue sociale, une virulente attaque contre Lacordaire et l’Église catholique, accusés d’être gravement infectés par le malthusianisme, promu au rang d’idéologie officieuse des classes dirigeantes, et par conséquent adversaire implacable des doctrines sociales nouvelles17.
18Pierre Leroux s’était installé depuis plus d’une année à Boussac, dans la Creuse, où il avait fondé une sorte de communauté, avec sa famille et un certain nombre de disciples et amis. Mais, comme ce n’était pas un utopiste, il n’avait évidemment pas l’intention de se limiter à expérimenter sa propre version du phalanstère. Ayant obtenu un brevet d’imprimeur, il entendait œuvrer à la diffusion de ses idées pour une transformation pacifique de la société, non seulement au niveau local, dans les régions avoisinantes (d’où la création de L’Éclaireur de l’Indre), mais dans l’ensemble du pays. Pour cela, la fondation d’un organe d’opinion, qui affirmerait les positions propres de son école face au Populaire de Cabet, et surtout face aux fouriéristes de La Démocratie pacifique, était indispensable. Rédigée, composée et imprimée à Boussac, sa Revue sociale. Solution pacifique au problème du prolétariat parut chaque premier dimanche du mois, à partir d’octobre 1845.
19Les débuts semblent avoir été décevants. Selon George Sand, qui pourtant n’avait pas marchandé son appui à l’entreprise, le deuxième numéro ne valait pas grand-chose, « à l’exception de certaines pages de lui qui ont douze ans de date ». Certes, Leroux avait été malade en octobre, mais, ajoutait-elle, « je crains qu’il ne mette pas plus de persévérance dans ce projet que dans les autres, hélas18 ». Pierre Leroux se remit cependant à l’ouvrage, et, sans renoncer tout à fait aux expédients, à la publication de textes plus ou moins anciens, il entreprit de définir son socialisme, face aux conceptions dominantes dans la société de son temps et dans les cercles officiels, par un premier ensemble d’articles qu’il intitula De la recherche des biens matériels, ou de l’individualisme et du socialisme, mais aussi dans un second temps, face aux théories phalanstériennes concurrentes, dont il examinait la genèse intellectuelle et les présupposés (on notera en passant que la première de ses Lettres sur le fouriérisme, en juin 1846, s’intitule Fénelon et son critique, Fourier évidemment). Les premiers articles furent laborieux, et peu à même de mériter une attention particulière parmi la petite minorité d’intellectuels et d’ouvriers qui se préoccupaient de réforme sociale : comme bien d’autres à la même époque, Louis Blanc, mais aussi Marx, il peinait à dégager la logique du système capitaliste, à définir l’esprit du capitalisme autrement que comme une conception « anglaise » ou un « esprit juif » (tout en rappelant que cela n’impliquait aucune animosité particulière vis-à-vis des individus de confession mosaïque, ce qui le rapprochait de La Démocratie pacifique, mais le différenciait nettement d’un Toussenel, par exemple).
20C’est pourquoi sans doute Leroux comprit immédiatement le profit qu’il y avait à exploiter, à ranimer la polémique sur la récente conférence de Lacordaire. Et dans La Revue sociale de février 1846, il entreprit de démontrer, sous le titre « L’économie politique et l’évangile. À propos d’une conférence du père Lacordaire », que le grand prédicateur dominicain, peut-être à son insu (car, concédait-il, « c’est un artiste, c’est le Victor Hugo ou le Berlioz de l’éloquence de la Chaire ; ce n’est pas un réformateur »), partageait les conceptions impies de Malthus : « En vérité, Monsieur, vous parlez de la propriété comme un juif, comme un éclectique, comme un économiste, comme le révérend Malthus, ou le révérend Chambers, ou comme leur disciple M. Duchâtel, notre ministre actuel de l’Intérieur. » Ce fut l’occasion de citer, non sans la tronquer quelque peu, la parabole du grand banquet de la nature19 ; et de la dénoncer comme exprimant la vérité ultime du monde, tel que le voyait la « secte des économistes ».
21Pour Leroux, la parabole du banquet était en totale contradiction avec les enseignements de la religion : « Avec de tels préceptes, que devient l’autorité de la Bible, que devient la parole de Dieu, Croissez et multipliez et remplissez la terre ? » Or, grâce à la diffusion de ce texte scandaleux, on pouvait rappeler bruyamment un fait depuis longtemps connu par les intellectuels proches des milieux philanthropiques de la Restauration, mais qu’il était sans doute bon de rappeler aux jeunes générations : l’hostilité des économistes officiels à la pratique de la charité chrétienne, et leur attachement aux doctrines malthusiennes sur la population. Les Rossi, longtemps titulaires de la chaire d’économie politique au Collège de France, les Comte, Dunoyer, Duchâtel, qui, pour leurs adversaires, plastronnaient depuis l’Académie des sciences morales et politiques, rétablie par le régime de Juillet, expliquaient gravement aux pauvres que s’ils étaient dans la misère, c’était de leur faute : ils n’avaient qu’à être prévoyants, ouvrir des livrets de caisse d’épargne, et limiter leur progéniture. À cette vision individualiste des choses, une partie des philanthropes que ne satisfaisait pas entièrement la simple pratique de la charité s’étaient inspirés d’un autre exemple britannique, celui des Friendly societies, des sociétés fraternelles20. Il s’agissait de prévenir les risques individuels par l’effort d’association, par la mise en commun d’une partie des ressources, par la constitution des sociétés de secours mutuels en un mot. Mais celles-ci, encouragées sous la Restauration, parce que les milieux officiels pensaient pouvoir ainsi ramener les classes ouvrières à la pratique de la religion et à la docilité envers les autorités établies par Dieu, avaient été largement délaissées par le nouveau régime, qui y avait très vite vu de dangereux germes d’insubordination sociale. Ce que proposaient donc les amis de Leroux, mais plus largement tous les socialistes et une bonne partie des républicains de ce temps-là, un Hippolyte Carnot, par exemple, un temps saint-simonien, devenu député radical certes, mais pas révolutionnaire, c’était de faire fond sur l’association, contre le modèle individualiste et concurrentiel des libéraux. On voit donc que les enjeux de la polémique lancée par Pierre Leroux n’étaient pas minces.
22Car, écrivait ce dernier, en modernisant la réponse de Godwin à Malthus21 :
« Cette nature bienfaisante qui tue, c’est l’industrie capitaliste. Vous dites que l’industrie ne tue pas ? Allez demander à l’Irlande si l’industrie de l’Angleterre ne fait pas mourir. […]
Oui, c’est l’industrie capitaliste qui tue ; ce n’est pas, comme le dit Malthus, la Nature. La Nature n’est malfaisante que par l’ignorance de l’homme et par son immoralité. La Nature n’est en elle-même ni bienfaisante, ni malfaisante, elle renferme d’infinis trésors, voilà tout. Et c’est à l’homme à les tirer de son sein et c’est pour cela qu’a été instituée la société humaine ; car l’homme seul ne peut pas vaincre la Nature, c’est l’association humaine qui peut la vaincre.
Je rougis, je l’avoue, je rougis pour mes contemporains, d’être obligé de démontrer une vérité évidente d’elle-même, telle que celle-ci : l’accaparement des richesses dans les mains de ceux qui possèdent le revenu net ou le capital, en leur donnant le privilège et le monopole de la production, est équivalent à la guerre, est la guerre.
Eh ! que voulez-vous que ce soit, puisqu’il est l’accaparement, et que la mort vient pour les peuples sous la forme multiple du manque de subsistance ! »
23On voit comment une analyse politique et sociale neuve, qui ne met pas en cause la seule concurrence, mais l’ensemble du système capitaliste et des pouvoirs qui l’étayent, peut ici reprendre des termes fort anciens qui pouvaient parler à tous, citadins et paysans pauvres (l’accaparement, le manque de subsistance), et faire appel, pour sa diffusion, à une image forte. Car au banquet égoïste des malthusiens s’opposait évidemment l’image du grand banquet social, présente dès 1840. Le citoyen Villy, bottier, développait ainsi son toast au premier banquet communiste : « Au banquet social, à quoi se réduit la part du peuple que daignent nous laisser nos doux maîtres ? Rien. Si le soleil était une matière exploitable, le prolétaire ne le verrait jamais. » Mais les proches de Pierre Leroux l’ont exploitée abondamment, parce qu’ils en savaient l’importance et en maîtrisaient parfaitement les implications de tous ordres : le poète attitré de La Revue sociale, un certain Edmond Tissier, écrivit en 1846 un long poème intitulé « Le banquet égalitaire », qui fut joint à une brochure très bon marché. Le thème était porteur, et il s’épanouit largement après la révolution de Février. Ainsi, à l’automne 1848, un poète et militant démocrate du Gard, nommé Pierre-Germain Encontre, chanta dans un banquet en l’honneur de Raspail et autres martyrs de la liberté un poème de sa composition, qu’il baptisa « Le banquet de la fraternité22 ».
24Revenons à la parabole du grand banquet de la nature. Deux mois plus tard, au printemps 1846, elle quitta les colonnes confidentielles de La Revue sociale, et ses quelques centaines de lecteurs, pour le feuilleton, la première page d’un quotidien, La Démocratie pacifique. Il ne s’agissait pas d’un journal à grand tirage : l’organe des fouriéristes n’atteignait pas alors les deux mille abonnés, et quoique respecté de ses confrères, n’était lu que par une fraction de la bourgeoisie préoccupée des problèmes nouveaux que posait la société industrielle. Mais la parabole figure au cœur de la recension par Alphonse Toussenel du livre de François Vidal, De la répartition des richesses, ou de la justice distributive en économie sociale, qui venait de paraître. Aujourd’hui oublié, cet auteur jouissait à l’époque d’une certaine réputation, qu’atteste sa nomination, en février 1848, au poste de secrétaire de la Commission du Luxembourg pour les travailleurs, commission présidée par Louis Blanc, comme on sait23. Vidal ne se rattachait à aucune école précise, mais s’efforçait depuis quelques années d’explorer les voies d’une économie politique socialiste, après avoir, pensait-il, ruiné les prétentions des économistes libéraux, disciples d’Adam Smith et de Jean-Baptiste Say. La Revue indépendante, où s’exprimaient les amis de George Sand, de Pierre Leroux et de Louis Blanc, la revue intellectuelle de l’extrême gauche radicale et socialisante, lui avait d’abord ouvert ses colonnes quelques années auparavant ; en 1844, il y avait donné dans plusieurs articles une première mouture de son livre24. Dans cette réfutation, la parabole du banquet, jusque-là peu connue, occupait naturellement une place importante, et Toussenel en avait été si évidemment frappé, sentant que l’on disposait avec ce passage d’une arme polémique redoutable, qu’il se faisait un devoir de la citer largement, puis de la commenter25 :
« Excellent homme ! qui ne reconnaît pas à l’enfant du pauvre le droit de vivre, qui refuse au pauvre le droit d’amour et de paternité, qui fait de ce droit réparti par Dieu à toutes ses créatures un privilège de la naissance et de la fortune, qui tue la charité au cœur du riche, qui consolide l’égoïsme au cœur de l’avare, qui légitime tout massacre et toute tyrannie. L’excellent homme ! L’excellent homme ! Et quelle morale commode pour ces élus du sort, et comme ces paroles devaient résonner douces aux oreilles de ces lords qui chassent leurs paysans de leurs domaines d’Écosse pour les remplacer par des moutons qui coûtent moins cher à entretenir. C’est le même philanthrope, vous savez, qui a inventé la théorie du luxe et prouvé que sans les riches, les travailleurs mourraient de faim. »
25L’ironie de Vidal, et de Toussenel, était dévastatrice. Il n’empêche : quels que soient le succès du livre du premier, la notoriété du second, le prestige même de La Démocratie pacifique, cette ironie ne pouvait toucher qu’une mince frange de la population. C’est à Eugène Sue, un des lecteurs de la revue de Leroux et du quotidien fouriériste, qu’il revint de populariser la parabole du banquet, de l’élever au rang des grands mythes politiques du temps, et en définitive de répandre dans l’opinion non seulement l’idée alors neuve que les solutions libérales au problème de la misère étaient inhumaines, mais que la réforme sociale et la réforme politique étaient liées. Sur le moment, il fut servi par la conjoncture économique désastreuse de ces années, mais aussi par son génie de romancier populaire et la prolixité de sa plume. Quelque temps après, son livre sombra dans l’oubli ; il est temps de l’en sortir26.
Eugène Sue et l’évangile du comte Duriveau
26On sait l’extraordinaire et soudaine popularité qu’avait value à Eugène Sue la parution des Mystères de Paris, en feuilleton, dans le très conservateur Journal des débats, à partir de juin 1842. Aux yeux de la direction du journal, soucieuse de relever le défi que lui portaient les nouveaux quotidiens meilleur marché, La Presse, d’Émile de Girardin, et Le Siècle de Dutacq, le succès commercial de l’entreprise justifiait amplement que l’on passe sur les conceptions de l’auteur en matière sociale, qui n’étaient pas, à dire vrai, des plus orthodoxes. Peu après, désireux de remettre à flot le vieux Constitutionnel, titre phare de la Restauration tombé semble-t-il à moins de quatre mille exemplaires, le docteur Véron sut, en y mettant le prix, attirer l’auteur à succès du moment. La stratégie fut également couronnée de succès : associée à la forte baisse du prix des abonnements, la publication du Juif errant, de juin 1844 à juillet 1845, permit au vieux quotidien libéral et anticlérical, dont Thiers continuait d’être l’oracle politique, de regagner le terrain perdu et de quintupler son tirage : en 1846, il était remonté au second rang de la presse parisienne, avec un peu moins de vingt-cinq mille exemplaires, nettement derrière Le Siècle, il est vrai, mais devant La Presse. Pour pérenniser cette situation enviable, le docteur Véron crut devoir offrir à Sue la somme pharamineuse de cent mille francs l’an en échange de la parution de dix volumes chaque année. Le contrat valait pour dix ans.
27Jamais Eugène Sue ne connut un succès populaire comparable à celui de ces deux premiers titres, et ses romans ultérieurs sont tombés dans un oubli à peu près complet. Mais bien évidemment, ni lui, qui était alors au sommet de sa gloire, ni le docteur Véron, ni les lecteurs du Constitutionnel ne le savaient lorsque dans l’été 1846 commença de paraître son grand roman rural, qui donnait de la vie paysanne, dans la Sologne qu’il connaissait bien, une image autrement noire que celle que George Sand proposait à la même époque du Berry voisin. Il a beaucoup hésité sur le choix du titre : serait-ce Les mémoires d’un valet de chambre, Martin l’enfant trouvé, ou bien Les misères des enfants trouvés ? Aucun ne paraît l’avoir convaincu durablement, ni ne possède le pouvoir d’évocation de ceux des deux œuvres précédentes, et cela a dû contribuer à son effacement critique ultérieur. Mais les lecteurs du temps semblent avoir fait bon accueil au nouveau feuilleton du Constitutionnel, qui fut publié en deux temps, de la fin juin au début octobre, puis, après deux mois d’interruption, de décembre aux premiers jours de mars 1847. À cette date, les quatre premiers tomes de l’édition en volume avaient déjà paru ; les autres suivirent avant la fin mai et le livre semble s’être bien vendu. Sue en tira d’ailleurs un drame en cinq actes, intitulé Martin et Bamboche ou les amis d’enfance, qui connut un certain succès lorsque, fin octobre 1847, il fut créé au théâtre de la Gaîté, à Paris27.
28Les lecteurs des Misères des enfants trouvés se comptaient donc au moins par dizaines, voire par centaines de milliers ; or non seulement la parabole du banquet y a été citée par Eugène Sue, mais elle occupe dans le roman une place absolument centrale, si bien que même le plus inattentif des lecteurs devait en être frappé. Elle est au cœur de son message politique, comme le comprirent tout aussitôt de clairvoyants critiques conservateurs. Et, ce qui est plus grave encore, elle ne tarda guère à apparaître comme une prémonition des événements dramatiques de l’hiver 1846-1847.
29La construction du récit est assez étrange, puisque le cœur du roman, l’autobiographie du héros, Martin l’enfant trouvé, est enchâssée dans un drame rural d’une extrême violence, qui évoque largement, aux yeux de l’historien, l’Irlande miséreuse de ces années tragiques, celles qui précédèrent immédiatement la grande famine. L’« introduction aux Mémoires de Martin », tel est le titre de la première partie, s’ouvre en effet sur une scène de traque en Sologne : le maréchal des logis Beaucadet et ses quatre gendarmes, qui poursuivent avec acharnement un braconnier surnommé Bête-puante, perdent sa trace aux abords de son repère, au milieu d’une clairière. Là, ils rencontrent une partie de chasse au renard, emmenée par le plus grand propriétaire de la région, le comte Duriveau ; l’exploration de ce qui a d’abord été pris pour la tanière de l’animal et qui s’avère le refuge de Bête-puante aboutit à la découverte du cadavre d’un nourrisson, enfant présumé d’une gardeuse de dindons, Bruyère, et du fils Duriveau, le vicomte Scipion. Bête-puante lui ayant décidément échappé, Beaucadet, inlassable représentant de la loi, se met en devoir de procéder à l’arrestation de Bruyère, soupçonnée d’infanticide. Dès lors, le romancier nous transporte à la métairie du Grand-Genévrier, propriété du comte, où vit habituellement la jeune fille.
30La peinture de la vie quotidienne des métayers vieillissants et de leurs domestiques est tout simplement effroyable. Eugène Sue semble avoir voulu faire prendre conscience à ses lecteurs, et peut-être aux pouvoirs publics, de l’abominable misère qui régnait dans certaines régions rurales et qui n’avait rien à envier aux horreurs engendrées par l’industrialisation. Villermé et quelques autres avaient fait connaître les caves de Lille, les faubourgs de Rouen, les taudis de Nantes ; Sue lui-même avait promené ses lecteurs dans les pires bouges de la capitale. À la tombée du jour, la métairie du Grand-Genévrier offre un tableau tout aussi sinistre. Les bâtiments de pisé menacent ruine, la toiture est effondrée par endroits ; et le métayer est sous le coup d’une expulsion pour n’avoir pu payer ce qu’il doit. Un homme geint dans l’étable, alité, en proie aux fièvres si communes dans cette région marécageuse et insalubre ; il suffirait pourtant, fait remarquer l’auteur, de faire effectuer des travaux de drainage aux frais des grands propriétaires pour que la situation s’améliore sensiblement (notons en passant que la leçon ne fut pas oubliée, quelques années plus tard, par l’auteur de l’Extinction du paupérisme devenu l’empereur Napoléon III). Garçons et filles de ferme partagent un repas infect, plongeant directement leur cuillère dans la terrine qui contient une chose sans nom, un mélange tout froid de caillé et de farine de sarrasin, et ils constatent sans même se révolter (« le sort, c’est le sort », dit la Robin28) que les chiens du comte Duriveau sont mieux nourris qu’eux, puisqu’on leur donne des abats et les viscères des bêtes tuées à la chasse. Tous apparaissent ignorants, grossiers, naïvement vicieux, haineux à l’égard du prochain, en un mot si parfaitement abrutis de misère qu’ils semblent des animaux plutôt que des hommes. Seul rayon d’espoir dans un si triste tableau, la figure de l’orpheline Bruyère, qu’ils entourent d’un respect superstitieux : couronnée de fleurs, protégée par deux énormes coqs d’Inde, une sorte de guérisseuse en possession des secrets de la terre-mère, prodiguant les conseils aux paysans pour réveiller la fertilité du sol. Mais à l’approche de Beaucadet venu l’incarcérer, la jeune fille se précipite dans l’étang proche de la métairie.
31Changement de décor. Nous sommes maintenant au château du Tremblay, propriété du comte Duriveau29. Comme celui-ci nourrit l’ambition de remplacer à la Chambre le député de l’arrondissement, il a décidé d’offrir à un certain nombre de ses électeurs et à leurs épouses (« bourgeois ignorants et égoïstes, adulateurs et vaniteux, sottement confits dans leur importance électorale », nous dit Eugène Sue) un grand dîner, qui, pense-t-il, ne manquera pas de les disposer favorablement à son égard. La description s’attarde sur le luxe des appartements, insistant sur le jardin d’hiver où l’on prendra le café tout à l’heure, puis revenant sur la salle à manger où le comte reçoit ses invités :
« Une somptueuse argenterie, en rapport avec cette splendide orfèvrerie, garnissait la table […] il est inutile de dire que les vins les plus choisis, les mets les plus excellents circulaient en profusion, et que le miroitement de l’argenterie, le par fum des fleurs, le reflet prismatique des cristaux étincelant de tous les feux des bougies donnaient un nouveau charme à ces réjouissances gastronomiques. […] »
32Le dénuement des pauvres affamés opposé à l’opulence, au luxe et aux repas somptueux des riches. Même traité par Eugène Sue de façon superbe, on ne peut pas dire que le thème soit spécialement original. Depuis bien longtemps, pour inciter les riches à la pratique de la charité, d’innombrables prédicateurs l’avaient développé en chaire, et il n’y a aucune raison de penser qu’ils n’y recouraient plus. Mais ils n’étaient plus les seuls : quinze ans auparavant, dans un banquet qui réunissait trois cents canuts lyonnais pour célébrer le premier anniversaire de leur journal, L’Écho de la fabrique, l’un des convives, conseiller prud’homme et chef d’atelier, avait porté un toast À l’émancipation des classes industrielles ! : « Quelle amère dérision, disait-il30, que celle avec laquelle on nous vante à nous les bienfaits de la civilisation ! Qu’a-t-elle fait pour la classe ouvrière et pour le pauvre qui, à l’aide d’un travail pénible et prolongé, arrache un peu de pain jeté avec regret de la table somptueuse de nos modernes Lucullus ! » Quelques années après, le chansonnier républicain Altaroche avait publié une chanson sur ce thème, la Fête à l’Hôtel de Ville (19 juin 1837), opposant le luxe d’une réception officielle, banquet, concert, bal, toutes choses que « le peuple va payer en gros sous », au « prolétaire qui meurt de faim à quelques pas de vous », au commerçant failli qui se brûle la cervelle, ou au mendiant qui chante une complainte et qu’il faudra faire embarquer par la police31. En 1844, le cordonnier Savinien Lapointe, l’un des nombreux poètes ouvriers qui fascinaient George Sand et beaucoup d’intellectuels et d’artistes de ce temps, avait fait paraître un recueil de poèmes sous le titre Une voix d’en bas. Eugène Sue lui-même l’avait longuement et chaleureusement préfacé. Une pièce intitulée « Entresol et grenier » y évoquait tour à tour « le taudis où un ouvrier grelotte avec sa famille affamée, puis l’appartement luxueux où un personnage opulent donne un grand dîner ; l’ouvrier désespéré descend chez son riche voisin, dit sa misère32 […] » (« Le jeûne nous dévore, ô grands, et vous soupez ! »). Il finit par crier aux convives : « La faim a sa logique, écrite avec du sang. » Pour toute réponse :
« Et le pauvre maçon, que la sueur inonde,
Est chassé du festin comme une bête immonde33. »
33L’originalité et la force d’Eugène Sue ne sont donc pas là, mais dans l’insertion de la parabole du banquet de la nature à l’intérieur du récit du dîner offert par le comte Duriveau à ses voisins. Le bon déroulement du repas est perturbé par l’attitude désagréable du vicomte Scipion, figure de roué qui ne trouve rien de mieux à faire que d’entreprendre de séduire l’épouse d’un des hôtes de son père.
« Aussi, voulant couper court à un persiflage qui pouvait lui aliéner un de ses principaux électeurs, et voyant heureusement le dîner tirer à sa fin, le comte s’écria : "Messieurs, puisque nous parlons des élections, sujet si grave pour des hommes sérieux, pour des hommes politiques comme nous le sommes, permettez-moi de porter un toast, qui sera, je l’espère, bien accueilli de vous.” »
34Une fois sonverre rempli devin de Chypre, nectar « couleur de topaze liquide » :
« “Messieurs, dit alors le comte en se levant, aux propriétaires !… les seuls vrais soutiens, les seuls vrais garants de l’ordre et de la paix, les seuls vrais représentants de notre belle France, puisqu’ils nomment ses législateurs."
Ces mots, prononcés par le comte d’une voix mâle et sonore, furent accueillis avec acclamation, au choc bruyant des verres. »
35On se lève de table, on passe prendre le café dans le jardin d’hiver, et le comte se met en devoir de développer, devant ses principaux électeurs (et devant son valet de chambre récemment engagé, Martin, le héros du roman, qui est en fait son fils illégitime et le demi-frère du vicomte Scipion), ses conceptions en matière d’ordre social. Quelle erreur n’avait pas été la sienne lorsque, dans sa jeunesse, « tout embâté de (ses) idées de philanthropie champêtre », il se mit en tête de prendre le contre-pied des conceptions de son père, propriétaire impitoyable vis-à-vis de ses tenanciers comme à l’égard des pauvres ! Six mois plus tard, son château était en permanence assiégé par une troupe de mendiants avinés, ses fermiers ne le payaient plus, « l’humble infortune coupait mes arbres sur pied et paissait ses vaches dans mes prés ». Tant et si bien que, poursuit-il, « revenu au bon sens, à la raison, c’est-à-dire au plus légitime mépris, à la plus légitime aversion pour cette race haineuse, corrompue et abrutie, j’ai fait, autant qu’il était en moi, peser sur elle une main de fer. Et alors, tout est rentré dans l’ordre ». Tirons-en donc la leçon : « Renfermons-nous dans notre droit légal. Tenons-nous bien, serrons nos rangs, nous qui possédons. Pas de concessions : c’est lâchement reconnaître ce tyrannique et insolent prétendu droit du pauvre à être secouru par le riche. Montrons-nous impitoyables, sans cela nous serons débordés, et, ma foi ! mieux vaut manger le loup que d’en être mangé ! » L’un des convives lui fait respectueusement observer que, dans certaines circonstances, s’il n’est pas du devoir du riche de nourrir le pauvre, ce peut néanmoins être de prudente politique, mais le comte tranche : « Non seulement la charité n’est pas un devoir pour le riche, mais la charité est chose stupide, dangereuse et détestable ! » ; et il poursuit devant ses auditeurs abasourdis :
« Ce n’est pas moi qui dis cela, messieurs... ce sont de grands esprits dont la science, dont le génie sont admirés de l’Europe entière ; et ce qu’ils disent, ils le prouvent par faits et chiffres inexorables. Ces génies-là sont mes saints à moi ; leurs écrits sont mon catéchisme et mon évangile ; et comme, en bon croyant, je sais mon évangile par cœur, voici ce que dit textuellement Malthus… saint Malthus, un des plus admirables économistes des temps modernes, écoutez bien, Messieurs : Un homme qui naît. […] »
36Après avoir encouragé les notables qui l’écoutent stupéfaits à lire et à méditer les leçons de Malthus (« J’aurai l’honneur de vous envoyer demain ses œuvres complètes, c’est une excellente lecture à l’usage des propriétaires »), le comte Duriveau pérore encore un moment, multipliant les citations de Jean-Baptiste Say, de Ricardo et attribuant au dénommé Marcus, prétendu disciple de Malthus et d’Adam Smith, la proposition « courageuse » de supprimer par asphyxie les enfants du pauvre... Mais, au moment où il s’apprêtait à boire avec ses invités « au musèlement indéfini de la bête », ce pour quoi il ambitionne d’être élu député, il essuie un coup de feu qui, grâce à l’intervention de Martin, le manque. Puis la confusion s’installe définitivement lorsque l’un des invités, inquiet de la disparition de son épouse, finit par la retrouver dans les bras du vicomte Scipion.
37Ce n’est cependant pas la dernière fois que la parabole du banquet est évoquée dans le roman : un peu plus tard, elle est rappelée dans une conversation animée entre Martin et le braconnier Bête-puante, son père adoptif : car c’est celui-ci qui, dissimulé dans le jardin d’hiver tout proche, a tiré sur le comte. D’accord pour constater le caractère insupportable de la misère du peuple, ils divergent sur les voies à emprunter pour y mettre fin : le braconnier (qui, on l’aura compris, n’est pas un personnage foncièrement antipathique) explique et justifie son attentat par l’exaspération qu’avaient fait naître en lui ces paroles :
« N’y a-t-il pas déjà trop de peuple ? Trop de convives ne se pressent-ils pas déjà au banquet de la vie ? ainsi que l’affirmait l’autre soir Duriveau en citant les exécrables maximes de ses évangélistes à lui... » […] « Eh bien, fermons les tours, se seront dit ces infanticides, ce sera toujours du populaire de moins34. […] »
38Encore une fois, donc, la parabole du banquet s’est vu attribuer le statut d’argument ultime, à la fois preuve et résumé des conclusions de l’économie politique libérale. On aura noté en passant que celle-ci est implicitement assimilée à une nouvelle foi, en contradiction avec l’ancienne (parmi les maximes que ridiculise le comte, « évidemment inventées par quelque gredin ne possédant ni sou ni maille, ni maison ni terre », celle-ci : « Soyez pour les petits enfants comme le bon Dieu pour les petits oiseaux ; la vendange faite, ils trouvent encore à picorer […] »). Cependant Eugène Sue, converti depuis quelques années à un socialisme encore alors assez vague, avait pu, en recourant à la fiction romanesque, atteindre un public incomparablement plus grand que le cercle des lecteurs de La Démocratie pacifique ; et il avait encore renforcé l’effet produit par la brutalité intrinsèque de la parabole en la mettant très habilement en situation. D’abord, elle est placée dans la bouche d’un personnage qui ne nous est apparu jusqu’ici que sous des traits odieux, et qu’on nous a montré largement responsable de l’effroyable misère des paysans solognots. Mais le banquet de notables que dépeint le romancier et la parabole de Malthus qui y est énoncée se font écho si bien qu’il est clair que les moyens par lesquels, paraît-il, dame Nature ordonne aux convives superflus de ne pas troubler la fête peuvent dans ce bas monde prendre l’aspect des « deux magnifiques et féroces chiens de Terre-Neuve » par lesquels le comte a remplacé les dogues de son père, et qui « reçoivent à grands coups de crocs cette vermine audacieuse et affamée ». La nature a bon dos ; la misère n’est pas un fait de nature, mais un fait social. Eugène Sue, qui se considérait sans doute autant comme un observateur social que comme un romancier, a voulu le démontrer doublement. Par la fiction, évidemment : quelques mois et quelques centaines de pages plus tard, la fin du roman montrera qu’une fois le richissime comte Duriveau converti à l’économie sociale par Martin, son fils naturel enfin reconnu, l’association des moyens que lui donne sa fortune au travail des paysans et aux connaissances des savants (les judicieux conseils agronomiques dissimulés par Bruyère sous l’apparence de la sagesse des simples étaient auparavant impuissants à soulager la misère des travailleurs, puisque la production supplémentaire obtenue était confisquée par le propriétaire ; ils bénéficient enfin à tous) peut transformer à brève échéance les terres désolées de la Sologne en Salente fénelonienne. Selon la formule phalanstérienne, l’association du capital, du travail et du talent doit faire des miracles.
39Mais Eugène Sue a également jugé nécessaire de commenter immédiatement la parabole dans une note de bas de page. Dès les Mystères de Paris, le romancier ne se privait pas de recourir à ce procédé pour mentionner tel ou tel ouvrage récent à l’appui de ses dires, ou pour suggérer une réforme. Il a pu contribuer ainsi à la diffusion des livres de Parent-Duchatelet sur la prostitution, ou d’Urbain Frégier, sur les classes dangereuses des grandes villes ; il a voulu attirer l’attention sur les défauts de l’organisation du Mont-de-piété que signalaient Esquiros ou Blaise35. Dans Martin l’enfant trouvé, il avait déjà recouru à la note de bas de page pour signaler les améliorations agronomiques envisageables, mais le commentaire qu’il fait de la parabole du banquet est d’une tout autre portée : il donne la réponse de Godwin à ce qu’il appelle l’« arrêt d’extermination du genre humain », puis il poursuit : « À la gloire de la France et de l’humanité, d’excellents esprits, de profonds penseurs protestent de toutes les forces de leur cœur et de leur intelligence contre l’école impitoyable des économistes qui admettent le mal comme fatal, comme un fait accompli et sans remède possible. » Suivent des noms, bien entendu, et des titres récents : François Vidal, de la Répartition des richesses, Pierre Leroux, du Capital et du travail, dans La Revue sociale, et les rédacteurs de La Démocratie pacifique... On ne peut pas parler plus clairement aux lecteurs du Constitutionnel. Si le socialisme de Sue a pu paraître ultérieurement douteux à Marx et à ses épigones, il ne pouvait l’être ni pour les rédacteurs du gouvernemental Journal des débats, ni dans les allées du pouvoir.
40Plaider le socialisme sous le couvert d’une œuvre de fiction diffusée auprès de dizaines de milliers de lecteurs était évidemment scandaleux. Comme tout l’atteste à la lecture du roman, Sue n’était pas révolutionnaire, et moins encore communiste ; mais aux yeux des conservateurs, le tableau qu’il faisait de la misère populaire et du faste des notables était en soi une dangereuse incitation à la haine de classes. Cependant, pour comprendre l’émotion suscitée par cette publication, on aurait tort de se limiter à une lecture sociale de la première partie de Martin l’enfant trouvé, celle qui nous est la plus évidente. Ce qui en faisait toute la force pour des lecteurs de 1846 était le lien établi avec la situation politique du pays, l’alliance étroite entre la critique sociale et la critique politique. C’est d’ailleurs à ce moment que le mouvement phalanstérien, derrière Victor Considérant, rompait définitivement avec le pouvoir et annonçait son ralliement à la cause de la Réforme.
41Les institutions politiques du pays sont aussi critiquables que les institutions sociales, puisque le droit de nommer les législateurs est réservé à des gens comme les convives du comte Duriveau, « bourgeois ignorants et égoïstes, adulateurs et vaniteux, sottement confits dans leur importance électorale ». À l’évidence, pour Eugène Sue, les électeurs censitaires de la monarchie de Juillet n’ont pas la culture nécessaire pour participer de façon éclairée à la vie politique. L’indépendance morale leur fait également défaut : que fait le comte si ce n’est les corrompre en leur offrant un banquet ? Depuis Decazes, depuis Béranger, chacun savait que la bonne chère pouvait être un puissant moyen d’influence politique ; seulement sous Louis-Philippe le cercle de la corruption s’était encore élargi. Ce n’étaient pas seulement les députés du centre que l’on pouvait qualifier de « ventrus », mais les électeurs indécis, spécialement dans ces bourgs pourris que constituent les petites circonscriptions à dominante rurale du Centre et du Sud de la France. Même parisiens, les lecteurs de la presse d’opposition savaient fort bien alors que les préfets, avec la bénédiction du ministre de l’Intérieur, recevaient beaucoup avant les élections ; pourquoi la fortune d’un très grand propriétaire comme le comte Duriveau ne lui permettrait-elle pas d’agir à titre privé de la même manière ? Dans le roman, la scène du banquet constitue donc un plaidoyer discret, mais sans équivoque, en faveur de la réforme électorale prônée alors par toute l’opposition, et dont le rejet par les députés au printemps suivant déclencha la fameuse campagne réformiste de l’automne.
42Mais l’attaque est plus féroce et plus précise encore qu’il n’y paraît, car les lecteurs du Constitutionnel, ou du moins une partie d’entre eux pouvaient fort bien identifier, sous les traits du comte Duriveau, un homme politique de tout premier plan, aujourd’hui peu connu, mais presque aussi détesté à l’époque que Guizot dont il était le ministre de l’Intérieur depuis six ans déjà, le comte Tanneguy Duchâtel36. Il va de soi que pour proposer cette identification, je ne m’appuie pas seulement sur l’identité des titres et la similitude des patronymes ; ni sur le fait que dans le roman, quelques chapitres plus loin, le vicomte Scipion mentionne au détour d’une conversation orageuse avec son père l’amitié de Guizot à l’égard de celui-ci. Faute d’une étude biographique de cette personnalité politique importante, comme de bien d’autres libéraux de cette époque, il n’y a pas moyen de savoir si les traits prêtés au personnage du roman, ses rapports d’opposition avec un père d’une avarice sordide et avec un fils trop aimé et totalement dévoyé renvoyaient à des faits réels et connus du tout-Paris37. C’est improbable, mais peu importe ; car il est certain que c’est en tant que spécialiste de l’économie politique, et en se faisant le héraut des thèses malthusiennes que Tanneguy Duchâtel s’était fait connaître à la fin de la Restauration. À peine âgé de vingt-deux ans, il avait fait sensation dès les premiers numéros du Globe, par sa défense des vérités de l’économie politique, dont il souhaitait faire connaître les tout derniers développements outre-Manche : la théorie de la rente foncière selon Ricardo (dont l’exposition n’avait rien d’évident mais présentait l’incontestable intérêt, comme en Angleterre, de s’en prendre au caractère parasitaire des grands propriétaires fonciers, donc de l’aristocratie), et surtout les assertions de Malthus sur l’assistance aux pauvres, considérée comme contre-productive, voire nuisible38. Apparemment ces idées avaient dès cette époque provoqué des tensions à l’intérieur même du journal : on peut imaginer la réaction de Pierre Leroux, déjà chargé d’enfants, à qui un fils de famille millionnaire venait expliquer comment le sort misérable des pauvres provenait principalement de leur incapacité à limiter leur progéniture. La publication en volume, en 1829, de son Traité de la charité dans son rapport avec l’économie sociale avait scandalisé un plus large public encore, puisqu’il entendait justement y démontrer le caractère néfaste de la charité. « La charité est néfaste, inutile et dangereuse » : propos que Sue prête à Duriveau, pour le plus grand ahurissement de ses auditeurs, dont la générosité n’est pourtant pas le trait dominant, et c’était exactement ce que l’on avait retenu du livre de Tanneguy Duchâtel. Dès après la révolution de Juillet, il succéda à son père comme député de la Charente. Vraisemblablement protégé de Comte et de Dunoyer, plus tard comme eux membre de l’Académie des sciences morales et politiques, il devint ministre du Commerce dès 1834, à peine trentenaire, et le resta deux ans ; il fut ensuite six mois ministre des Finances (1836-1837), puis il accéda au ministère de l’Intérieur en 1839 ; remplacé par Rémusat pendant le ministère Thiers (mars-octobre 1840), il retrouva son poste dans le cabinet du 29 octobre, dominé par la personnalité de Guizot. En tant que ministre de l’Intérieur, il jouissait d’une solide – et semble-t-il très justifiée – réputation d’expert en manipulations électorales, si bien que la victoire du gouvernement aux élections de l’été 1846 pouvait être tout aussi légitimement attribuée à ses manœuvres qu’à la « prospérité toujours croissante » dont se gargarisaient les discours du trône, et que Sue avait pris soin d’introduire narquoisement dans les conversations des convives du comte Duriveau.
43Dès lors, le grand discours politique prêté au comte peut être relu d’une manière assez différente. « Renfermons-nous dans notre droit légal » ; les propriétaires sont le pays légal, et rien d’autre n’a de véritable importance politique : ce fut jusqu’au bout la conviction de Louis-Philippe et de Guizot, on le sait, qui se jugeaient inexpugnables dès lors que, à la différence de Charles X, ils ne sortaient pas de la Charte. « Pas de concessions » : c’est la maxime qu’Eugène Sue prête à Duriveau alias Duchâtel avec beaucoup de vraisemblance. Mais c’est aussi, on s’en souvient peut-être, la maxime que l’opposition libérale attribuait à Charles X et à Polignac, et cela résonne donc comme un écho des Vendanges de Bourgogne. Probablement Duchâtel, avec beaucoup des rédacteurs du Globe, avait-il assisté à ce célèbre banquet seize ans auparavant, et avait-il entendu Barrot stigmatiser « ce ministère dont la religion politique est que nous ne vivons, ne respirons, ne jouissons de la dignité d’hommes que par concession !, et dont le premier cri a été Plus de concessions ! ». Il ne s’agit plus, il est vrai, des droits politiques de la nation, mais des droits de la misère. La nature des problèmes avait changé, décidément : ne comprenez-vous pas, disait aux conservateurs Tocqueville, dans son grand discours du 29 janvier 1848, que les passions, de politiques sont devenues sociales ? Faute de savoir faire à temps les concessions nécessaires, Louis-Philippe, Guizot, Duchâtel pourraient bien être emportés.
44La parution en feuilleton et le succès en volume des Misères des enfants trouvés, la place centrale qu’y tenait la parabole du banquet et la mise en scène du luxe et du cynisme brutal des classes dirigeantes étaient aux yeux des conservateurs un symptôme inquiétant de désordre moral. Mais le mal était pire encore, car les leçons que l’on pouvait tirer du roman prirent immédiatement un caractère de brûlante actualité. On peut bien sûr penser aux divers scandales impliquant des ministres de Guizot pendant la dernière année du règne, au meurtre commis par un duc et pair de France, le duc de Choiseul-Praslin, sur la personne de son épouse, et tout ceci a naturellement compté. Mais surtout, avec la crise économique qui frappe très durement le pays à ce moment-là et qui dément cruellement les propos satisfaits de Guizot et consorts sur la prospérité toujours croissante, le roman put apparaître comme prémonitoire, et la parabole du banquet, telle que l’avait mise en scène Eugène Sue, put devenir à la fois un repoussoir et une clef de lecture de l’actualité politique et sociale dans les milieux populaires et petits-bourgeois des villes. En quelques mois, il devint un texte prophétique, et je crois pouvoir avancer que son importance n’a pas été moindre dans la crise finale de la monarchie de Juillet que la publication d’autres ouvrages majeurs habituellement évoqués, l’Histoire des Girondins de Lamartine ou les premiers volumes des histoires de la Révolution de Louis Blanc et de Michelet.
45De tous les incidents et émeutes frumentaires de 1846-1847, les événements de Buzançais sont les seuls dont la mémoire ait été conservée, à cause de la gravité des faits et de la brutalité de la répression, à cause peut-être aussi d’un roman, Les blouses, qu’ils inspirèrent plus tard à Jules Vallès. Ce qui se passa dans cette petite ville de l’Indre est bien connu39 : le blocage par la foule de chariots chargés de grains, l’exigence populaire de taxation (vente à prix forcé et réduit), le refus initial des autorités locales rapidement débordées et contraintes de céder, la ville passant au pouvoir de la foule en dépit de la venue du préfet, insuffisamment appuyé de la force armée, les bandes d’ouvriers et de paysans visitant les demeures des riches pour vérifier s’il n’y avait pas de gain caché et exiger la charité... Une perquisition chez un notable qui pratiquait l’usure à ses moments perdus : elle tourne mal, un des assaillants est tué par le propriétaire, aussitôt massacré. Le gouvernement résolut de monter l’affaire en épingle, feignit d’y voir une véritable « jacquerie » et entendit faire un exemple, une fois la ville repassée sous le contrôle de l’autorité. Après un procès rondement mené, la cour d’assises prononça de nombreuses condamnations, dont trois à mort. La guillotine fut transportée à Buzançais et montée sur la grand-place, où la sentence fut exécutée le 16 avril 1847 devant une foule immense et muette.
46Buzançais n’est guère éloigné de Nohant, ce qui nous a valu de conserver la réaction de George Sand à ces événements tragiques : dans une lettre à l’un de ses proches, elle a insisté pour rétablir la vérité et rappeler que les paysans, poussés à bout par la misère et par la faim, avaient été pourtant généralement respectueux de personnes et des propriétés. Mais quoi qu’il en soit, il faut envisager l’effet que ces événements ont pu avoir sur la partie de l’opinion qui les lisait dans l’optique de Martin l’enfant trouvé. Sue avait situé le château du Tremblay non loin de Salbris, soit à quatre-vingts kilomètres de Buzançais. Pour un artisan ou un petit-bourgeois parisien, lecteur du Constitutionnel, le Berry et la Sologne, c’était tout un. Les émeutiers de Buzançais étaient donc peut-être des « Jacques » révoltés, mais on pouvait les comprendre et les excuser puisque rien n’avait été fait pour eux depuis longtemps, et que l’égoïsme des possédants comme le dogmatisme économique des autorités avaient mis le comble à leur misère dans cet hiver de crise.
47Or l’émeute de Buzançais n’était pas un fait isolé : en 1846-1847, les incidents sur les marchés furent innombrables, et dans le Bassin parisien beaucoup tournèrent à l’émeute ; mais il faut surtout noter que les villes de la France du Nord, grandes et moyennes, ne furent pas épargnées, ce qui semble un fait nouveau par rapport aux précédentes crises frumentaires d’importance40. Il ne se passa rien de sérieux à Paris, probablement parce que la municipalité parisienne, en majorité d’opposition, avait en octobre 1846 taxé le pain à 0,40 F le kilo..., ce à quoi le gouvernement ne semble curieusement rien avoir trouvé à redire, les considérations d’ordre public dans la capitale l’emportant sur les dogmes économiques, surtout après quelques jours d’agitation au faubourg Saint-Antoine. Mais Nancy avait connu une journée d’émeute frumentaire en juin 1846 et Saint-Omer, le 30 octobre ; Boulogne, une émeute des « pommes de terre » le 25 novembre 1846 ; les émeutes de Rennes au début de janvier 1847 furent suivies de celles d’Avesnes, de Cambrai, de Tourcoing ; il y eut encore des troubles à Nantes, au Mans, à Tours, à Nevers, à Chàteauroux… À Lille, le 13 mai au soir, une manifestation populaire sur la grand-place dégénère en pillage de boulangeries. Quelques semaines plus tard, le 26 juin 1847, Mulhouse connaît sa Baekefest, la « fête » des boulangers (il y eut cinq morts) ; des événements analogues, quoique de moindre gravité, se produisirent encore à Troyes au mois d’août. Dans tous les cas, l’ordre fut rétabli promptement par la troupe, et la répression judiciaire fut extrêmement brutale ; mais quand la garde nationale avait pu être mobilisée, elle avait amplement démontré, même à Lisieux, qu’elle netait pas un instrument adéquat de maintien de l’ordre. Une bonne partie des gardes nationaux n’appréciaient guère le rôle qu’on leur faisait jouer, parce qu’ils ne se trouvaient pas devant des fauteurs de troubles comme auraient pu l’être des ouvriers grévistes ou des paysans, des Jacques révoltés, mais devant des hommes, des femmes et des enfants, leurs concitoyens, qui mouraient évidemment de faim41. Ils le savaient d’autant mieux que la plupart n’avaient qu’une fortune modeste, et qu’ils étaient aussi affectés par la hausse du prix des subsistances42 ; quant aux plus aisés d’entre eux, souvent les officiers, ou les membres des compagnies d’élite, ils pouvaient craindre que le marasme des affaires et l’impéritie du gouvernement qui laissait faire leur fassent perdre leur privilège électoral, s’ils en venaient à repasser sous les deux cents francs d’impôt direct... En définitive, ils étaient attachés par des liens multiples à l’idée d’un contrat social des subsistances, pièce maîtresse de ce que l’historien britannique E.P. Thomson a appelé l’« économie morale de la foule ». L’idée d’une simple régulation par le marché, comme le voulait la politique officielle du gouvernement, comme y poussaient les préfets de la monarchie de Juillet, persuadés de servir la cause de la rationalité et que toute entorse aux dogmes ne ferait que retarder le progrès de l’économie et la sortie des difficultés, leur paraissait souvent criminelle. En période de crise, le devoir moral des élites locales, du moins de tous ceux qui n’étaient pas engagés dans l’agiotage, c’était de secourir les pauvres... Pas de cautionner les maximes du comte Duriveau, ou l’emprisonnement, voire la mise à mort de pauvres gens égarés par une misère affreuse.
48Or la montée des tensions sociales à partir de l’hiver 1846-1847 a provoqué une radicalisation des discours populaires, partiellement autonome, partiellement sous l’influence des publications socialistes, qui a beaucoup inquiété ceux qui étaient en mesure de la percevoir. La parabole malthusienne du banquet revient par exemple dans La Revue sociale, cet hiver-là, à propos, il est vrai, de l’Irlande, de l’Écosse, en proposant des réflexions désabusées de Robert Peel, dont la politique est inspirée par les économistes libéraux. On y évoque aussi la misère des paysans des Flandres, qui littéralement meurent de faim – mais les lecteurs savaient fort bien faire les comparaisons qui s’imposaient – et l’on cite un article de L’Avenir national : « Les pommes de terre vont disparaître, les châtaignes aussi, le sarrasin n’est pas suffisant. Que mangeront les Solognots ? » Et pour perspective d’avenir, s’opposant à l’organisation sociale actuelle, « à la vie actuelle, à la vie du Capital, si l’on peut parler ainsi », soumise au joug de la fatalité, La Revue sociale évoque la prise de conscience nécessaire :
« Homme, connais donc la vie, la vie qui t’est propre, la vie de l’Homme en un mot, et la Fatalité cessera de régner, la Nature redeviendra pour toi ce qu’elle est réellement, c’est-à-dire infiniment féconde, et l’Égalité t’y offrira un banquet où tous trouveront place, car c’est Dieu qui le présidera43. […] »
49Autre signe très révélateur, peut-être plus inquiétant parce qu’il émanait du périodique de Cabet, tout aussi attaché que les rédacteurs de La Revue sociale à donner une « solution pacifique au problème du prolétariat », mais qui avait déjà conquis une audience importante dans la population ouvrière. Pour la première fois Le Populaire proposait un feuilleton à ses lecteurs ; le 30 janvier 1847, il publie une nouvelle, d’ailleurs médiocre, due à la plume d’un certain Félix Lamb. Dans les difficultés du moment, aggravées par l’hiver, riches et pauvres ne sont pas logés à la même enseigne : « Un salon rempli de lumières, de parfums, de fleurs, d’harmonie ; puis, plus loin, une table chargée de mets abondants et exquis ; à côté c’était une mansarde nue, froide, obscure et remplie de sanglots. » Mais de plus, les propos prêtés aux riches sont tout entiers inspirés par un malthusianisme exterminateur, une lecture rageuse de la parabole du banquet et des théories des prétendus disciples de Malthus, Weinhold et « Marcus ». Un texte inspiré par une haine de classe à l’état chimiquement pur :
« Pourquoi permet-on que ces gens-là se marient ? – Qu’ils meurent ! qu’ils meurent ! disaient les femmes : ils sont trop jeunes pour être nos serviteurs et nos servantes ; leur misère nous dégoûte, la soulager serait diminuer les biens consacrés à nos plaisirs. […] – Qu’ils meurent ! qu’ils meurent ! disaient les hommes : les garçons sont trop petits pour être chair à canon ; les filles trop jeunes pour servir à nos caprices. »
50On s’étonne qu’il n’ait pas fait l’objet de poursuites, quand un imprimé colporté à Sedan, sur des thèmes semblables, au même moment, et qui ne l’égalait pas en violence, valait à son imprimeur un millier de francs d’amende44. Mais quoi qu’il en soit, on voit bien que, comme l’a dit Christopher Johnson, la décision de Cabet de partir pour l’Icarie, annoncée le 9 mai dans le journal du mouvement, était le seul dérivatif logique et pacifique qu’avait su trouver Cabet à la montée des impatiences révolutionnaires dans les rangs de ses fidèles.
51Trois mois plus tard, à la une du Populaire, un grand article, « Égalité sociale », confirme que la parabole du banquet est alors devenue le bien commun de tous les socialistes et de tous les communistes, la définition même d’un monde, d’une société et d’un régime politique qu’ils refusent. Sans citer Malthus, il est tout entier construit sur la réfutation de la parabole45.
« L’homme qui naît aujourd’hui dans une société quelconque trouve en naissant autour de lui des milliers et des millions d’inventions qu’il connaît naturellement sans effort, sans réfléchir que ces mêmes objets (les villes, les maisons, les meubles, les vêtements, les outils, les mécaniques, les voitures, les chemins de fer, tout) n’ont pas toujours existé. […] La Nature, ou la Divinité, ou Dieu (sans examiner ici leur essence) sont aux yeux de tout le monde une MÈRE, ou un PÈRE, et le meilleur des pères imaginables, ou la plus tendre et la plus parfaite des mères. »
52Le grand banquet de la nature, dans la version qu’en avait donné Malthus, est devenu en quelques mois un repoussoir, un contre mythe. En politique, il est souvent dangereux de jouer avec les paradoxes : Malthus l’avait sans doute rapidement saisi, mais ses disciples français l’ont compris trop tard, voire, comme Duchâtel, jamais.
Une brochure de Proudhon, Les malthusiens
53L’avènement de la République, en février 1848, permettait donc de rêver d’une France réconciliée, harmonieuse. Écoutons les paroles d’un provincial sorti pour un instant de l’obscurité, l’avocat Geisweiler, alors vice-président de la municipalité provisoire de Nuits-Saint-Georges, lors de la plantation d’un arbre de la liberté, en mars de la même année :
« La société désormais ne sera plus la lutte organisée entre des intérêts divers, elle ne sera plus que l’organisation de la fraternité. La France aura des consolations pour toutes les infortunes, des pardons pour toutes les erreurs, des bénédictions pour tous les services. Tous elle nous convie au banquet social, afin que toutes les familles françaises ne forment plus qu’une famille, comme toutes les nations bientôt ne formeront plus qu’une nation46. »
54Mais tout ceci, on le sait, ne dura guère. Moins de quatre mois plus tard, la guerre civile ensanglantait les rues de la capitale ; et George Sand commentait écœurée les journées de Juin, en confiant à son amie Charlotte Marliani qu’elle ne croyait plus à une République qui commençait par massacrer les prolétaires : « Voilà une étrange solution donnée au problème de la misère. C’est du Malthus tout pur », concluait-elle avant de se retirer définitivement de la vie publique47. « Silence aux pauvres ! » écrivait Lamennais à peu près à la même époque, dans le dernier numéro de son journal, Le Peuple constituant, qu’il fit tirer, bordé de noir, à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. Mais, dans cet été tragique, quelques-uns de ceux qui avaient mis leurs espoirs dans l’avènement d’une société plus juste n’étaient pas persuadés que tout était perdu. Proudhon, élu le 4 juin à la Constituante, avait vu son journal, Le Représentant du peuple, suspendu par décret gouvernemental le 10 juillet, peu après un article où il renvoyait dos à dos les deux camps qui venaient de s’affronter : inadmissible impartialité entre la civilisation et la barbarie. Confiant dans la valeur scienti fique de ses idées, il crut l’occasion venue d’exposer à l’assemblée l’ensemble de ses conceptions économiques, et le projet d’une banque d’échanges qui permettrait la transformation pacifique de la société et la reprise de l’activité économique en instaurant le crédit gratuit. Il ne fait pourtant pas de doute que le moment était vraiment mal choisi : son discours fut couvert par les huées et par les rires, Thiers jugea bon de lui répondre en se faisant le « prudhommesque apôtre de la propriété », et sa proposition fut rejetée par six cents voix contre deux, la sienne et celle du canut lyonnais Greppo48. L’épisode est célèbre, et, à s’en tenir là, on ne peut que conclure au manque absolu de sens politique du théoricien franc-comtois. La suite est beaucoup moins connue, quoiqu’elle ait instantanément jeté les bases du grand parti « rouge » de la Deuxième République, le parti démoc-soc, la nouvelle Montagne : dans les jours qui suivirent, Proudhon écrivit quelques pages qui parurent dans son journal sitôt la suspension levée, et qui connurent immédiatement un succès prodigieux. Ce pamphlet s’intitule Les malthusiens49.
55Texte polémique superbe, daté du 10 août, qui s’ouvre évidemment sur la parabole du grand banquet de la nature :
« Le docteur Malthus, un économiste, un Anglais, a écrit ces propres paroles : Un homme qui naît dans un monde déjà occupé...[...] En conséquence de ce grand principe, Malthus recommande, sous les menaces les plus terribles, à tout homme qui n’a pour vivre ni travail ni revenu, de s’en aller, surtout de ne pas faire d’enfants. La famille, c’est-à-dire l’amour comme le pain, sont, de par Malthus, interdits à cet homme-là. »
56Que Proudhon ait lu ou non William Cobbett, en grand polémiste, il s’attaque directement, comme trente ans plus tôt son homologue britannique, au point crucial pour ses lecteurs ; la seule chose qui reste au prolétaire, sa famille et ses enfants, Malthus et les malthusiens veulent le lui ôter. Les malthusiens sont les ennemis du peuple, de ce peuple « où la foi à la Providence est restée vive » et qui « dit, par manière de proverbe, […] Il faut que tout le monde vive ! ».
« Or, ce que le peuple dit en France, les économistes le nient, les gens de loi et les gens de lettres le nient, l’Église, qui se prétend chrétienne, et de plus gallicane, le nie, la presse le nie, la haute bourgeoisie le nie, le gouvernement, qui s’efforce de le représenter, le nie. […] En France, malgré le vœu du peuple, malgré la croyance nationale, le boire et le manger sont réputés privilège, le travail privilège, la famille privilège, la patrie privilège. »
57Malthusien, tel économiste, « défenseur zélé de la famille et de la morale : mais, observait-il avec Malthus, au banquet de la nature, il n’y a pas de place pour tout le monde. » Malthusien, monsieur Thiers, « ce n’est pas la faute du capital, si le travail chôme ; au banquet du crédit, il n’y a pas de place pour tout le monde ». Malthusiens, les promoteurs, Léon Faucher en tête, de la récente loi sur la presse, celle qui rétablissait le cautionnement : « Au banquet de la publicité, il n’y a pas de place pour tout le monde. » Malthusiens, Lacordaire et l’Église, selon qui « le pauvre est nécessaire à l’exercice de la charité évangélique : au banquet d’ici-bas, il ne saurait y avoir place pour tout le monde. » Malthusiens, ces parasites, « bohémiens de la littérature, aujourd’hui sbires du journalisme, calomniateurs à prix fixe, panégyristes de tous les vices » : « Faites des filles, nous les aimons, chantent ces infâmes, en parodiant le poète. Mais abstenez-vous de faire des garçons : au banquet de la volupté, il n’y a pas de place pour tout le monde. » Malthusiens, ceux qui ont saboté les ateliers nationaux, parce qu’ils ne voulaient pas « que l’industrie révolutionnaire fît concurrence à l’industrie du privilège : au chantier de la nation, il n’y a pas de place pour tout le monde ». Et Proudhon achève la démonstration :
« Bientôt la moitié du peuple dira à l’autre :
"La terre et ses produits sont ma propriété.
L’industrie et ses produits sont ma propriété.
Le commerce et les transports sont ma propriété.
L’État est ma propriété.
Vous qui ne possédez ni réserve ni propriété ; qui n’êtes point fonctionnaire public et dont le travail nous est inutile, ALLEZ-VOUS-EN !
Vous êtes réellement de trop sur la terre ; au soleil de la République, il n’y a pas de place pour tout le monde". »
58Puis il conclut :
« Qui viendra me dire que le droit de travailler et de vivre n’est pas toute la Révolution ?
Qui viendra me dire que le principe de Malthus n’est pas toute la contre-révolution ? »
59Pour Alfred Darimon, qui collaborait alors au Représentant du peuple, l’extraordinaire succès de cet article explique pour une large part que le journal ait été plusieurs fois saisi après sa reparution, avant d’être à nouveau suspendu le 21 août50.
« Le succès obtenu par l’article de Proudhon Les malthusiens a épouvanté le monde capitaliste. Il s’était passé, à propos de cet article, un fait qui ne s’était jamais vu jusque-là. Le numéro du journal qui contenait Les malthusiens ayant été épuisé, le public avait demandé que ce pamphlet fût reproduit dans le numéro suivant. On bissait l’article, comme à l’Opéra on bisse un air de bravoure. Cela n’avait point suffi. Il avait fallu faire un tirage à part de l’article, et il s’en était débité 300000 exemplaires. À l’heure qu’il est, on le redemande encore. Le mot malthusien a fait fortune ; il est entré tout de suite dans la langue politique courante. Le Représentant du peuple s’était trouvé ainsi avoir enrichi le Dictionnaire socialiste d’un vocable énergique qui résume tout un ensemble de sentiments et d’idées. On ne peut lui pardonner ce néologisme. »
60Néologisme meurtrier, en effet, diffusé par les démocrates socialistes, cet été-là, puis sous forme de brochure tirée à des dizaines de milliers d’exemplaires au printemps suivant, pendant la campagne pour les élections à l’Assemblée législative. Le temps de l’unanimité était bien passé, le temps des affrontements partisans revenait ; mais les adversaires des démocrates socialistes étaient clairement désignés, marqués au fer rouge. Le banquet était bien devenu la métaphore de la cité future, ce qu’avait voulu en faire Pierre Leroux, mais il était aussi ce que voulait désormais Proudhon, le critère qui permettait de distinguer le peuple de ses oppresseurs ; ceux que menaçait la loi de Malthus, les ouvriers bien sûr, mais aussi, vu que celle-ci était présentée comme la justification et la maxime de la concentration capitaliste, les petits industriels, petits commerçants, et paysans pauvres, de ceux qui s’enrichissaient au pouvoir et dans la crise économique. Et, comme il l’avait été avant 1848, le banquet restait pour quelque temps encore un extraordinaire outil concret de mobilisation partisane, car la révolution de Février avait sanctifié son usage politique, et le droit de réunion était désormais inscrit dans la Constitution. Cette révolution était née, comme on le sait, d’une campagne de banquets ; et sans doute s’agissait il de quelque chose de moins ridicule que ce qu’y virent Flaubert et Maxime Du Camp.
Notes de bas de page
1 Comme l’a noté avec surprise E. Le Roy Ladurie (introduction à l’Essai sur la statistique de la population française, d’Adolphe d’Angeville, p. XI).
2 Sur l’attitude hostile des radicaux britanniques, notamment W. Cobbett, voir par exemple la contribution d’Anne Digby, « Malthus and the Reform of the English Poor Law », dans M. Turner (éd.) Malthus and his Time… La Grande-Bretagne connut cependant bien avant la France un malthusianisme populaire, d’origine radicale.
3 Jacqueline Hecht. « Traduttore traditore ? Les traductions de l’Essai de Malthus en langue française » dans A. Fauve-Chamoux (éd.), Malthus hier et aujourd’hui, p. 74-91.
4 Secrétaire de la Société des économistes, il était rédacteur en chef du récent Journal des économistes.
5 On notera par exemple que Proudhon a lu attentivement Malthus et Godwin en 1844.
6 W. Godwin, Recherches sur la population…, t. II, p. 362 (livre sixième et dernier : Des maximes morales et politiques inculquées dans l’essai sur la population).
7 Abbé Morelly (1755), Code de la nature, ou le véritable esprit de ses loix de tout temps négligé et méconnu, p. 23 : « Le monde est une table suffisamment garnie pour tous les convives, dont tous les mets appartiennent tantôt à tous parce que tous ont faim, tantôt à quelques-uns parce que les autres sont rassasiés ; ainsi personne n’en est absolument le maître ni n’a le droit de prétendre l’être. » Comte L.-G. du Buat-Nançay, Éléments de la politique ou recherche des vrais principes de l’économie sociale, Londres, 1773 (composé vers 1765-1766), t. I, livre II, chapitre XIII, p. 187 : « Le Roi de cet univers, et de tous ceux qui peuvent exister, a préparé un spectacle magnifique, il a fait les frais d’un festin immense, et qui se reproduit sans cesse, qui s’accroît à mesure que le nombre des convives augmente. Il a voulu avoir des spectateurs de sa magnificence ; il a ordonné aux premiers convives, et en leurs personnes, à tous ceux qui devaient leur succéder, d’amener sur ce grand théâtre, à ce banquet inépuisable, autant de leurs semblables qu’il pouvoit en exister ; il leur a laissé à tous le soin, il leur a fait à tous un devoir d’achever, pour ainsi dire, son ouvrage, de lui donner sa perfection ; et une multitude d’hommes forme le projet affreux de n’avoir point de successeurs, de retenir dans le néant une longue suite de générations possibles, d’opposer une volonté humaine à la possibilité, qui est ici la volonté divine ! La terre est-elle donc trop étroite ? »
8 L’édition du Télémaque utilisée est celle de Jacques Le Brun, Paris, Gallimard, 1995. Sa présentation est extrêmement stimulante ; j’en cite les premières lignes, mais, on le constatera, ma dette à son égard ne s’arrête pas là.
9 Martyn Lyons, « Les best-sellers », dans H.-J. Martin et R. Chartier, Histoire de l’édition française, III, Le temps des éditeurs. Du romantisme à la Belle Époque, p. 373-379.
10 À condition toutefois de ne pas être trop regardant sur les détails : comme manuel d’histoire ancienne, le Télémaque était bourré d’erreurs, relevées par quelques savants dès sa parution. Le livre de l’abbé Barthélemy (Les voyages du jeune Anacharsis) auquel nous avons déjà fait allusion, paru peu avant la Révolution, mais également fréquemment réédité, était incomparablement plus fiable.
11 Fénelon, Les aventures de Télémaque, p. 224.
12 Bûchez écrivait ainsi en 1833 : « La France peut nourrir trois fois sa population actuelle et vous dites que la pauvreté est due à trop d’enfants ! » Exemple cité par L. Devance, « Malthus and Socialist Thought in France » (J. Dupaquier et A. Fauve-Chamoux, Malthus, Past and Present, p. 275-286).
13 C’était faux, car Malthus était partisan de la « contrainte morale », de la chasteté jusqu’au mariage, de préférence tardif (ce qu’il n’était plus en Angleterre, mais encore en France) ; mais c’était un des arguments majeurs à son encontre des néobabouvismes (L. Devance, art. cité). En revanche, d’après P. Vallin (J. Dupaquier et A. Fauve-Chamoux, Malthus, Past and Present), ce n’est qu’en 1851 que le Saint-Office condamna formellement toute pratique contraceptive dans le mariage ; auparavant la position des catholiques était donc beaucoup plus nuancée qu’aujourd’hui.
14 D’après A.M.C. Waterman (« Malthus théologien... », dans A. Fauve-Chamoux (éd.) Malthus hier et aujourd’hui, p. 323-336), son orthodoxie anglicane était assez douteuse ; de nombreux passages du premier Essai, suspects de procéder trop directement d’une théologie naturelle qui se passait fort bien de la révélation, ont disparu de la deuxième édition. Pourquoi n’en aurait-il pas été de même de la parabole du banquet dans la troisième ?
15 Et par conséquent un peu lourd. Je renvoie bien entendu principalement aux travaux de C. Johnson, Utopian Communism in France.
16 Premier banquet communiste, dans G.M. Bravo, Les socialistes avant Marx, II, p. 220.
17 La polémique entre Leroux et Lacordaire a été abordée par M. Leroy, Histoire des idées sociales en France, t. III, p. 76 et suiv. ; mais il la faisait porter principalement sur la question de la charité, importante certes, mais pas déterminante à notre point de vue.
18 Lettre à Charlotte Marliani, 7 novembre 1845, dans Correspondance, éd. Lubin, t. VII, p. 159.
19 Il oublie notamment « si sa famille n’a pas les moyens de le nourrir », et remplace « si la société n’a pas besoin de son travail […] » par « si les riches n’ont pas besoin […] ».
20 Voir la thèse de C. Duprat, Usages et pratiques de la philanthropie…, notamment le chapitre « Prévoyance et mutuellisme », p. 765-812.
21 Reproduit dans P. Leroux, Malthus et les économistes, ou y aura-t-il toujours des pauvres ?, p. 54.
22 Cf. R. Huart et Cl. Toreilles, Du protestantisme au socialisme, un quarante-huitard occitan..., p. 203-204.
23 Notices dans le Dictionnaire universel des contemporains, de Vapereau, et dans le Maîtron.
24 La Revue indépendante, 1844, t. XII, p. 433-465 et t. XIII, p. 208-227. La parabole du banquet y est citée dès l’introduction du premier article.
25 Au risque de déformer ce que disait Vidal, qui reconnaissait la rectitude morale de Malthus : « Un homme généreux, un philanthrope sincère » (De la répartition des richesses..., p. 35).
26 L’importance de ce roman, Martin l’enfant trouvé, a été pressentie dans la communication de Marcel Gillet et Maryse Rozat (« Malthus dans la littérature populaire du xixe siècle ») au Congrès international de démographie historique de 1980, Malthus hier et aujourd’hui. Mais on ne dispose que d’un résumé de leur texte, et leur approche apparaît beaucoup plus littéraire qu’historique.
27 E. Sue, Les misères des enfants trouvés, ou les mémoires d’un valet de chambre, cités dans la réédition Slatkine des Œuvres complètes d’E. Sue, t. 33-34 et 35-36. R. Guise, « Bibliographie chronologique d’E. Sue », p. 167 du numéro spécial de la revue Europe, 1982 ; J.-L. Borie, Eugène Sue, p. 312.
28 E. Sue, Les misères…, Œuvres complètes, t. 33, p. 77.
29 E. Sue, ibid., p. 171-190 (Le dîner) et 191-201 (Le café).
30 L’Écho de la fabrique, numéro spécial de compte rendu du banquet du 28 octobre 1832.
31 Texte cité par P. Brochon, La chanson française, Béranger et son temps, p. 166.
32 G. Weill, Histoire du parti républicain…, p. 172.
33 S. Lapointe, Voix d’en bas, p. 76-77.
34 Sue avait probablement lu, dans La Revue sociale, février 1846, (p. 69), une réflexion de Duchâtel dans l’ancien Globe que P. Leroux avait pris soin de reproduire : « On a attaqué le système de Malthus au nom des livres saints ; mais tout-puissants en religion, les livres saints n’ont pas en économie politique plus d’autorité qu’en physique ou en chimie. »
35 E. Sue, Les mystères de Paris, rééd. Bouquins, p. 88, 1091, 1192, et 1236.
36 Notices biographiques dans le Vapereau, bien sûr, dans le Dictionnaire des ministres dirigé par B. Yvert, mais surtout, copieux article nécrologique de son ami Ludovic Vitet, qui parut, plus de deux ans après son décès, dans La Revue des Deux-Mondes (avril 1870, p. 513-596).
37 C’est assez douteux, car Duchâtel s’est marié tard, et Rémusat ne lui évoque que des filles.
38 J.-J. Goblot, La jeune France libérale. Le Globe et son groupe littéraire, p. 313-316 et 321-322.
39 Ph. Vigier, La vie quotidienne en province et à Paris…, p. 34-53.
40 Cf. J. Dautry, 1848 et la Deuxième République, p. 35 ; P. Pierrard, Lille et les Lillois, p. 98 ; O. Voilliard, Nancy au xixe siècle, p. 182 ; A. Lottin, Histoire de Boulogne, p. 256 ; M.M. Kahan-Rabecq, « La crise des subsistances dans le Haut-Rhin… ». Sur les incidents de Saint-Omer, Le National, 5.10.1846.
41 La Réforme du 1.07.1847 cite ainsi le cas d’une ouvrière lilloise, Marie Langeain, sans travail et sans pain depuis plusieurs jours, jugée pour avoir ramassé un pain lors de l’émeute de Lille, et dont la cour d’appel de Douai, dans sa grande mansuétude, venait de réduire la peine initiale (deux ans d’emprisonnement et cinq ans de surveillance) à six mois de prison seulement.
42 La sensibilité de la petite et moyenne bourgeoisie à la hausse des subsistances a été démontrée par N. Bourguinat dans Les grains du désordre. L’État et les violences frumentaires. Les conclusions politiques et le lien avec l’attitude des gardes nationales sont de mon fait.
43 La Revue sociale, janvier 1847, p. 60-63.
44 N. Bourguinat, Les grains du désordre. L’État et les violences frumentaires, p. 304 : « Près d’une table bien servie, / Plongé dans un moelleux fauteuil, / Un heureux savourait la vie, / Lazare pleurait à son seuil / Le riche a vu son indigence / Et pour calmer son désespoir / Il dit au gueux : prends patience / On dansera pour toi ce soir. »
45 Le Populaire, 18.04.1847.
46 P. Lévêque (dir.) La Côte-d’Or de la préhistoire à nos jours…, p. 351.
47 G. Sand, Correspondance, éd. Lubin, t. VIII, p. 544.
48 M. Agulhon, 1848 ou l’apprentissage de la République, p. 76.
49 P.-J. Proudhon, Œuvres. Idées révolutionnaires (1848), p. 118-123.
50 A. Darimon, À travers une révolution, p. 58.
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