Chapitre 8. La communion des Égaux
p. 225-260
Texte intégral
1Nous avons jusqu’ici approché les banquets dans une perspective restée essentiellement politique et sociale. Politique, même lorsqu’elle prenait en compte les dimensions sacrale et théâtrale du politique ; sociale, puisque nous les avons étudiés comme une forme ancrée dans les sociabilités du premier xixe siècle. Mais, au point où nous en sommes arrivés, il n’est pas possible d’ignorer une mutation fondamentale, qui s’est amorcée à la fin des années 1830, dont les premières manifestations concrètes sont sensibles dans l’actualité politique de l’année 1840, mais qui prit toute son ampleur à la veille de 1848 : loin de n’être qu’un simple moyen d’expression politique ou sociale, comme le sont aujourd’hui la réunion publique ou la manifestation de rue, le banquet se chargea en quelques années d’un imaginaire propre, au centre d’un foisonnement d’images et de débats, aussi bien historiques que religieux, économiques, voire culturels qui conférèrent à cette forme politique une prodigieuse puissance idéologique, qu’elle était loin de posséder au temps des Vendanges de Bourgogne. Les libéraux de 1830 savaient fort bien ce qu’ils faisaient lorsqu’ils mangeaient ensemble ; ils maîtrisaient à la perfection les codes symboliques et rhétoriques, et ils pratiquaient à table un certain nombre de vertus civiques. Mais pour eux, le fait de manger en commun ne symbolisait pas anticiper sur la solution des problèmes sociaux, économiques et politiques du temps. Le banquet n’était pas le modèle, ou une métaphore de la cité future ; or, en 1848, il l’était devenu pour un certain nombre d’intellectuels et, au-delà, pour une grande partie de la gauche française. De cet imaginaire, on ne connaît plus guère aujourd’hui qu’un témoignage singulier, un texte écrit par Michelet quelques années après la mort de la Deuxième République et l’écrasement des espoirs des quarante-huitards, qui avaient été aussi les siens. Ce livre, le seul que l’écrivain ait entamé mais jamais achevé, fascine et laisse encore perplexes ses admirateurs, d’autant qu’il n’a longtemps été connu que dans la version contestable qu’en donna la veuve de l’écrivain : il s’intitule comme on sait Le banquet. Texte superbe, qui n’est pourtant pas fondateur, bien plutôt réflexion crépusculaire. À relire Le peuple, que Michelet avait publié en 1846, on ne trouvera en effet aucune réflexion sur la table commune, sur le banquet des égaux : même s’il en avait pressenti très tôt la signification politique et anthropologique, ce sont d’autres que lui qui ont fait la fortune de ce thème. Des gens auxquels il rendit plus tard hommage en passant, mais qui étaient surtout pour lui des adversaires avant la révolution de Février : de ces socialistes auxquels on accorde encore trop souvent le qualificatif d’utopistes, au premier rang desquels l’un des plus méconnus, Pierre Leroux.
Une intuition de Michelet : la « communauté du présent divin »
« Sainteté de la table. Là-dessous, pensée très haute et très profonde. Traces de cette pensée. Il y a un mystère. Cette uniformité chez toutes les nations n’est pas un caprice. Manger ensemble, c’est partager les dons de Dieu, prendre part à la communauté du présent divin. Si Dieu est père des hommes, tout festin est signe de fraternité. Pensée indistincte, mais réelle. »
2Les spécialistes de Michelet connaissent ces quelques lignes fulgurantes, sur lesquelles Paul Viallaneix attira naguère l’attention1. En dépit de leur caractère elliptique, de l’absence de développement des idées, comme de tout élément d’argumentation – toutes choses qui ne peuvent surprendre, s’agissant de notes prises par un auditeur des « petites leçons » de l’École normale au printemps 1830 –, on reconnaît des thèmes chers au grand historien, et surtout l’amorce du Banquet inachevé de 1854. Mais il ne s’agit pas ici de lire ce paragraphe dans la perspective de ce que Michelet écrivit un quart de siècle plus tard, plutôt de déterminer pourquoi et comment, sous quelles influences ont jailli ces intuitions et ce qu’elles nous apprennent sur la manière dont les contemporains pouvaient penser le banquet.
3Il est impossible de le prouver, mais ce n’est sans doute pas un hasard si ces remarques viennent dans la bouche de Michelet au printemps 1830, à peu près au moment du banquet des Vendanges de Bourgogne. Pourtant, il ne s’agit pas d’un commentaire sur l’actualité politique, mais d’une digression, au détour d’un cours sur les barbares, dont Michelet ne semble pas avoir alors bien précisé le statut : « Pensée très haute et très profonde », « pensée indistincte, mais réelle ». Tâchons de gloser : pensée très haute, nous voyons bien pourquoi, parce qu’elle concerne le divin ; très profonde, parce que peut-être les apparences sont prosaïques, et que c’est l’uniformité de la pratique chez toutes les nations qui suggère de chercher « en dessous » la clé du « mystère ». « Indistincte, mais réelle » : indistincte, parce que l’idée n’est explicitement formulée nulle part, ni par personne, et qu’elle n’est peut-être même pas consciente. Et pourtant réelle : cette idée produit des effets sociaux observables, puisqu’elle est à l’origine, ou au principe de cérémonies réelles, qu’elle en exprime le sens.
4Il est évidemment dommage que nous ne sachions pas avec plus de précision ce que voulait dire alors le jeune historien, mais il faut observer que le caractère fragmentaire de cette réflexion n’est peut-être pas fortuit. Michelet était probablement arrivé aux limites de ce qui était pensable à son époque : il n’existait pas alors d’anthropologie religieuse, ni de réflexion générale sur les rites et sur leur signification, faute notamment de descriptions complètes et précises de rites antiques, ou relevant d’autres religions ou civilisations2. Au temps de la Restauration, pour des gens élevés dans la tradition des Lumières, se pencher sur le détail de superstitions anciennes ou dépassées ne présentait pas beaucoup d’intérêt : l’article « Culte » de l’Encyclopédie évoquait ainsi le temps des patriarches :
« Ce culte saint et dégagé des sens ne subsista pas longtemps dans sa pureté ; on y joignit des cérémonies et ce fut là l’époque de la décadence », car, ajoutait-il, « comme les lumières de la raison ne dictoient rien de précis sur la manière d’honorer Dieu intérieurement, chaque peuple se fit un culte à sa guise ; de ce partage naquit un affreux désordre, également contraire à la sainteté de la loi primitive et au bonheur de la société ; les différentes sectes que forma la diversité du culte conçurent les unes pour les autres du mépris, des animosités, de la haine ».
5Cultes et cérémonies divisent l’humanité, quand il faudrait la réunir. L’article « Cérémonie » précisait qu’il fallait « distribuer les cérémonies religieuses en deux classes, en cérémonies pieuses et saintes et en cérémonies superficielles et abominables ». Pieux et saint, « le culte naturel que les premiers hommes rendirent à Dieu en pleine nature », pieuses et saintes, « les cérémonies qu’il plut à Dieu de prescrire au peuple juif3 », ainsi que celles « de la religion chrétienne, que son divin instituteur a indiquées, que les apôtres et leurs successeurs ont instituées ». Quant aux cérémonies superstitieuses, il fallait les abandonner aux « disputes de la Philosophie », car elles n’étaient que des expressions de « la flatterie, de l’admiration, de la tendresse, de la crainte, de l’espérance mal entendues », et « variées selon l’intérêt, le caprice et la méchanceté des prêtres idolâtres ». Au surplus, l’Encyclopédie, s’étant posée la question de savoir si les cérémonies religieuses étaient réellement nécessaires, avait conclu qu’elles étaient parfaitement superflues pour des philosophes, mais que « de simples discours seraient insuffisants pour les ignorants et pour le peuple, c’est-à-dire pour la plus grande partie du genre humain ». Bref, il y a lieu de croire qu’au début du xixe siècle, dans l’esprit des tenants des Lumières, de toutes ces sortes de choses, superstitions, rites et cérémonies, il suffisait de connaître ce qui pouvait éventuellement aider à la compréhension des grandes œuvres littéraires ou philosophiques de l’Antiquité classique, ce pour quoi il existait désormais d’excellents ouvrages, les Voyages du jeune Anacharsis de l’abbé Barthélemy, par exemple. Quant à étudier sérieusement ce fatras de superstitions, même la génération, qui avait vécu la Révolution française, avait vu ses certitudes remises en cause par la violence des événements, et qui désormais prenait véritablement au sérieux les faits religieux n’y songeait pas : il y avait bien mieux à faire que de se perdre dans les détails ou l’interprétation de cérémonies, puisqu’il fallait restituer des croyances et leur sens, ce qu’avait fait par exemple le savant allemand Friedrich Creutzer, que Guignaut avait commencé de traduire et d’adapter en français dès 1825, ou bien tenter, comme Benjamin Constant, d’étudier le sentiment religieux en lui-même, tout en élaborant une théorie sociologique des religions, en insistant notamment sur l’opposition entre les religions cléricales et celles qui ne l’étaient pas.
6Par conséquent, face au mépris des tenants des Lumières, l’importance profonde des rituels religieux ne pouvait être défendue que par des gens qui en avaient une connaissance intime, de l’intérieur, des traditionalistes défenseurs de la Religion, la seule, catholique, apostolique et romaine ; mais leur point de vue était nécessairement apologétique.
7C’est justement d’un passage de Joseph de Maistre que Michelet a dû s’inspirer. Pour Paul Viallaneix, qui a recensé tout ce qu’avait lu le jeune historien, cette « petite leçon » de l’École normale fait songer à une page des Soirées de Saint-Pétersbourg, à propos de l’eucharistie : dans la mesure où ce texte est relativement peu connu, où il peut nous aider à préciser la pluralité des interprétations possibles du repas en commun, ainsi que l’originalité de Michelet, je pense utile de le citer in extenso.
« [Le sénateur] Vous disiez l’autre jour, M. le comte, qu’il n’y avait pas de dogme chrétien qui ne fût appuyé sur quelque tradition universelle et aussi ancienne que l’homme, ou sur quelque sentiment inné qui nous appartient comme notre propre existence. Rien n’est plus vrai. N’avez-vous jamais réfléchi à l’importance que les hommes ont toujours attachée aux repas en commun ? La table, dit un ancien proverbe grec, est l’entremetteuse de l’amitié. Point de traité, point d’accords, point de fêtes, point de cérémonies d’aucune espèce, même lugubres, sans repas. Pourquoi l’invitation adressée à un homme qui dînera tout aussi bien chez lui est-elle une politesse ? Pourquoi est-il plus honorable d’être assis à la table d’un prince que d’être assis ailleurs à ses côtés ? Descendez depuis le palais du monarque européen jusqu’à la hutte du cacique ; passez de la plus haute civilisation aux rudimens de la société ; examinez tous les rangs, toutes les conditions, tous les caractères, partout vous trouverez les repas placés comme une espèce de religion, comme une théorie d’égards, de bienveillance, d’étiquette, souvent de politique ; théorie qui a ses lois, ses observances, ses délicatesses très remarquables. Les hommes n’ont pas trouvé de signe d’union plus expressif que celui de se rassembler pour prendre, ainsi rapprochés, une nourriture commune. Ce signe a paru exalter l’union jusqu’à l’unité. Ce sentiment étant donc universel, la religion l’a choisi pour en faire la base de son principal mystère, et comme tout repas, suivant l’instinct universel, était une communion à la même coupe, elle a voulu, à son tour, que sa communion fût un repas. Pour la vie spirituelle, comme pour la vie corporelle, une nourriture était nécessaire. Le même organe matériel sert à l’un et à l’autre. À ce banquet, tous les hommes deviennent UN en se rassasiant d’une nourriture qui est une, et qui est toute dans tous. Les anciens pères, pour rendre sensible jusqu’à un certain point cette transformation dans l’unité, tirent volontiers leurs comparaisons de l’épi et de la grappe qui sont les matériaux du mystère. Car tout ainsi que plusieurs grains de blé ou de raisin ne font qu’un pain et une boisson, de même ce pain et ce vin mystique qui nous sont présentés à la table sainte, brisent le MOI et nous absorbent dans leur inconcevable unité4. »
8Les perspectives de Michelet et de Joseph Maistre diffèrent sensiblement, on le voit. Au soir de sa vie, Maistre était devenu l’un des hérauts mystiques du traditionalisme et de la contre-révolution ; pour lui, la religion catholique était l’aboutissement de toute l’histoire de l’humanité, et il ne concevait de régime politique légitime que la monarchie, de droit divin naturellement et de préférence absolue. Ce qui nous intéresse le moins ici est l’interprétation mystique, tout ancrée dans la tradition, qu’il donne de l’eucharistie, du symbolisme de la grappe et de l’épi, du pain et du vin ; il reconnaît volontiers qu’elle n’est pas originale. Beaucoup plus neuve, me semble-t-il, l’importance qu’il donne à la table, au repas en commun ne doit pas masquer à quel point sa vision de la société et de la civilisation est clairement hiérarchique ; on descend depuis le palais du monarque européen jusqu’à la cabane du chef indien. Il ne fait pas de doute non plus que la table n’est pas pour lui d’abord le lieu où s’assemblent des égaux, mais un instrument de distinction sociale et politique : le prince admet qui il veut à sa table, mais pas tout à fait de façon arbitraire puisque interviennent dans des proportions variables « égards », bienveillance, étiquette et politique. Tout repas pris en commun est un honneur ou une marque d’amitié, dit Maistre : il ne vit pas dans le même monde que Michelet pour qui « tout festin est signe de fraternité ». Les différences sont donc éclatantes, entre le vieil aristocrate savoyard réactionnaire et le jeune historien tardivement baptisé, infiniment moins marqué par son catholicisme de convenances que par l’héritage de la sans-culotterie parisienne, et la fidélité aux valeurs égalitaires de la Révolution.
9Mais Michelet a sans doute vibré à la lecture de ce passage sur la table sainte, qui « exalte l’union jusqu’à l’unité », car il s’agit d’un thème qui lui fut cher par la suite. Et surtout, il en a retenu quelque chose de fondamental, que de Maistre, qui, insistons-y, avait été franc-maçon dans une existence antérieure, et avait donc été amené à réfléchir sur la signification des banquets rituels, mettait au jour : l’ancienneté et l’universalité de la pratique du repas en commun, et donc son importance majeure d’un point de vue que nous qualifierions, nous, d’anthropologique ; et l’idée qu’il y a là non seulement un objet d’étude possible (« théorie qui a ses lois, ses observances, ses délicatesses très remarquables »), mais peut-être une des clefs de la compréhension des différentes sociétés humaines, quel que soit leur degré de civilisation, dans leur organisation interne comme dans leurs rapports avec la divinité.
10Résumons-nous. La digression de Michelet sur la sainteté de la table témoigne qu’à la fin de la Restauration, il devenait possible aux esprits les plus novateurs, quand ils s’exprimaient devant un auditoire tout à fait choisi, de risquer des hypothèses sur le sens anthropologique du banquet et sur son importance possible pour une compréhension religieuse de l’humanité. Ce n’était plus simplement un élément d’apologie du christianisme, qui chercherait des traces d’une révélation originelle dans les législations religieuses des Anciens. Mais pas davantage : c’était sans doute une hypothèse brillante, mais pas une idée répandue, encore moins une conviction partagée ne fût-ce que parce qu’elle n’a pas été écrite, ni publiée ; seulement formulée dans un cénacle, comme on disait alors ; dans un séminaire de chercheurs, dirions-nous. Et surtout, ce n’est pas une revendication de l’égalité. Cela c’est la marque, l’œuvre propre de Pierre Leroux.
Pierre Leroux, la communauté des Égaux
« Il n’est personne, en effet, qui n’avoue que l’Eucharistie est le résumé du christianisme. Eh bien, je dis que l’Eucharistie est le REPAS DES ÉGAUX de Sparte et de toutes les cités antiques, étendu à tous les hommes.
Ce repas des égaux était, je vais le démontrer, la base de toutes les anciennes législations. Voilà donc la racine de la législation de Jésus. En un sens, Jésus n’a fait que reproduire les législateurs qui l’avaient précédé. Mais lui, et après lui ses apôtres, et en particulier S. Paul, ont étendu ce repas à tous les hommes : voilà la gloire et la nouveauté de Jésus.
Je vais d’abord prouver ma première proposition, à savoir que les REPAS COMMUNS étaient la base SPIRITUELLE aussi bien que TEMPORELLE de toutes les anciennes législations de l’Occident. Je prouverai ensuite la seconde, c’est-à-dire l’analogie de l’institution de Jésus avec les institutions de ses prédécesseurs. »
11Loin de ne constituer qu’une contribution érudite à l’histoire des religions et des origines du christianisme, ce texte visionnaire, extrait du long article « Égalité » de l’Encyclopédie nouvelle, marque à ma connaissance le moment précis où le thème du banquet prend forme dans l’imaginaire d’une époque et s’inscrit pleinement au cœur d’une idéologie que l’on a proposé d’appeler le socialisme romantique (plutôt qu’utopique), dont nous méconnaissons encore le rayonnement et l’attraction pour bien des contemporains. Une équivoque pèse sur cet écrit, comme sur beaucoup d’autres de Pierre Leroux : nous sommes tenté de nous fier à la date tardive où il a été publié en volume et complété, et d’en faire un texte théorique à l’usage des démocrates socialistes de 1848. Qu’il ait été encore d’actualité à ce moment n’est pas douteux, mais il est plus ancien de dix ans. Et en le publiant dans une livraison du tome IV de l’Encyclopédie nouvelle, vraisemblablement au début de 1839, Leroux accomplit un acte politique majeur5.
12Il faut pour en prendre la mesure d’abord évoquer où et comment ce texte fut publié pour la première fois. L’Encyclopédie nouvelle fut une aventure collective gigantesque, mais, nous le verrons, à la différence de son modèle, elle avait des concurrentes, et surtout elle resta inachevée ; raison de plus pour que cette entreprise, que Heinrich Heine citait avec les plus grands éloges, fût complètement engloutie après le 2 décembre, et pour que la place reste nette, aux yeux des historiens, pour le si précieux Grand Dictionnaire universel du xixe siècle, l’œuvre titanesque de Pierre Larousse, à la génération suivante. Les fondateurs étaient Jean Reynaud et Pierre Leroux, deux anciens saint-simoniens qui avaient tôt rompu avec ce qui devenait une secte à la dévotion d’Enfantin. Le premier était polytechnicien, méthodique et travailleur ; ce fut lui qui porta le projet à bout de bras, pendant des années et des années. Quant au second, qui, comme on sait, avait été le fondateur et la cheville ouvrière du Globe, il apportait son savoir, son immense intelligence et enfin sa curiosité pour tout ce qui tenait à l’histoire des religions, science alors en plein essor non seulement, comme on le sait en général, en Allemagne, mais aussi en France, avec la multiplication des découvertes de textes exotiques, la traduction de livres saints écrits dans des langues jusqu’alors inconnues... Ils envisageaient au départ une Encyclopédie en huit volumes, qui devait paraître rapidement et mettrait à la portée de ce que nous appellerions le grand public cultivé de l’époque une somme des connaissances nouvelles dont le besoin se faisait chaque jour sentir au vu des progrès constants des sciences. Ils n’étaient pas les seuls à tenter l’entreprise : le prodigieux succès du Journal des connaissances utiles lancé par Émile de Girardin quelque temps auparavant, qui, grâce à un coût très modeste, avait su attirer instantanément des dizaines de milliers de souscripteurs, avait montré qu’il existait dans le pays une faim de lecture et d’instruction, qui restait largement frustrée en raison du coût alors extrêmement élevé des livres pour des budgets modestes. C’est pour cela que leur projet était au départ une « encyclopédie à deux sous », et que d’autres groupes de jeunes gens, animés du même esprit de vulgarisation démocratique, les proches de Bûchez par exemple, s’attelaient à des entreprises rivales, comme l’Encyclopédie du xixe siècle ; pour cela aussi que l’éditeur républicain Pagnerre lança quelques années après son Dictionnaire politique, encyclopédie du langage et de la science politique. Et, pour que ces ouvrages volumineux fussent à peu près accessibles à toutes les bourses, on les publiait par fascicules séparés, ce qui permettait aux lecteurs d’étaler leurs paiements, et aux éditeurs de planifier la rédaction des articles. Malheureusement pour l’Encyclopédie nouvelle, ce travail ne s’improvisait pas, et coordonner les efforts d’une centaine de collaborateurs, quand le principal d’entre eux, Pierre Leroux, était rigoureusement incapable de tenir des délais et de déterminer à l’avance le volume qu’occuperait un de ses articles, était une tâche qui aurait sans doute rapidement épuisé des personnalités moins énergiques que Jean Reynaud. Ajoutons que Leroux et lui finirent par se brouiller, dans des circonstances pittoresques, une discussion sur la vie future et l’immortalité de l’âme, sur laquelle nous reviendrons, et l’on comprendra l’échec final de l’entreprise.
13Ce qu’ils avaient accompli dans les premières années était pourtant considérable : Leroux à lui seul avait écrit des dizaines d’articles, représentant au total l’équivalent de plus de deux mille pages. Cette œuvre immense n’était pas simple compilation : elle ouvrait en permanence des perspectives radicalement neuves, sur l’histoire de l’Église (« Concile » par exemple) et sur la connaissance des dogmes (« Confession »), si bien que Leroux gagna rapidement le respect de tous les esprits cultivés de ce temps. C’est avant tout un théologien, et le plus puissant de notre temps, dit de lui son ami le docteur Guépin, l’infatigable animateur de la gauche républicaine à Nantes. C’était en effet quelqu’un que les théologiens catholiques prenaient très au sérieux : l’abbé Maret, par exemple, quand il entreprenait de réfuter les thèses de Leroux dans son ouvrage sur le panthéisme, lui marquait une véritable estime6. Au témoignage de Renan, alors au grand séminaire, il était en 1842 au centre des discussions entre les futurs prêtres du diocèse de Paris : « M. Cousin nous enchantait. Cependant Pierre Leroux, par son accent de conviction et le sentiment profond qu’il avait des grands problèmes, nous frappait plus vivement encore. Nous ne voyions pas bien, ajoute Renan trente-cinq ans plus tard, parvenu au sommet de sa gloire, l’insuffisance de ses études et la fausseté de son esprit7. » La marque de Leroux, et plus généralement de l’Encyclopédie nouvelle sur d’autres milieux a priori moins prévenus contre lui que n’auraient dû l’être des séminaristes, est difficile à établir, mais elle semble avoir été considérable : ainsi Armand Barbés, qui était plus un homme d’action qu’un intellectuel, faisait-il expressément référence à la triade de Leroux (« sensation, sentiment, connaissance ») dans l’écrit que, condamné à mort après l’affaire de 1839, il rédigeait en prison dans l’attente de son exécution. Et pour citer une autre anecdote moins connue encore, on se demande d’où, si ce n’est de l’Encyclopédie nouvelle, un ouvrier lyonnais anonyme, arrêté le 10 août 1843 par la police après une réunion pour fêter l’anniversaire de la chute de la monarchie, aurait bien pu puiser ses références érudites à Savonarole, Jean Huss et Jérôme de Prague, victimes de l’Inquisition8.
14Quelle est donc la nouveauté de la thèse soutenue par Leroux ? C’est, d’une part, qu’il y a continuité et progression entre les différentes religions qui fondent la tradition culturelle de l’Occident, ce qui était hardi, mais pouvait se soutenir : somme toute, c’est une version laïcisée, ou plutôt détéléologisée de Joseph de Maistre et des traditionalistes défenseurs de l’Église catholique. Que, d’autre part, la continuité n’est pas, ou secondairement, dans le contenu des croyances ou des formules de prière, dans les idées exprimées par les mots, mais dans les valeurs dont une forme cérémonielle, celle du banquet commun, est porteuse. Le banquet est signe d’égalité, et il en a toujours été ainsi, depuis les cités grecques – toutes les cités grecques, ce que Leroux avait pu retenir de la lecture du livre de Georg Friedrich Creutzer, Symbolik und Mythologie der alten Völker, que Guignaut venait de traduire et adapter sous le titre Les religions de l’Antiquité9 – jusqu’au christianisme, en passant par les Esséniens, récemment redécouverts, dont il livrait une vision largement spéculative, mais assez exacte semble-t-il en définitive. Que ce qui importait vraiment n’était donc pas le sacrifice, comme on avait pu le penser, même dans le cas de la Sainte Cène, et donc pas ce que l’on mangeait (les viandes sacrifiées dans l’Antiquité grecque, l’hostie dans le christianisme), mais le fait d’admettre un certain nombre de personnes au banquet commun ; et enfin, que la tendance historique de l’humanité était l’élargissement du cercle des convives. Seuls les hommes libres, dotés du statut de citoyens, étaient admis au banquet des cités grecques, ce qui marquait déjà un progrès par rapport aux simples banquets familiaux ou tribaux ; le christianisme avait étendu la participation au banquet à tous les hommes, abolissant ainsi ce que Leroux appelait les castes de patrie, et c’était sa gloire historique. Mais, avait-il démontré dans sa première partie, nous sommes encore dans un monde d’inégalité, puisque, après la suppression de ces castes de naissance, il reste encore dans la France d’après la Révolution des castes de propriété, héritage, disait-il, de la féodalité : quoique l’égalité devant la loi soit proclamée, qu’elle soit reconnue comme le principe de notre civilisation, riches et pauvres n’ont pas les mêmes droits. Que reste-t-il donc à faire alors ? Leroux ne le dit pas explicitement ; car, comme sa disciple George Sand l’écrivit un peu plus tard dans le grand discours prophétique qu’elle prête à son héros Albert, à la fin de La comtesse de Rudolstadt10 : « Maintenant vous connaissez le passé et le présent ; ai-je besoin de vous faire connaître l’avenir ? »
15La conclusion qu’il faut en tirer est simple et révolutionnaire : si tous les progrès spirituels de l’humanité ont pris jusqu’ici la forme d’un banquet commun, si ce banquet commun a bien été la « base spirituelle aussi bien que temporelle de toutes les anciennes législations de l’Occident », comme il pense l’avoir établi (et l’on notera au passage la façon dont il se tire admirablement de la difficulté que semblait présenter la Pâque juive, avec un renversement des catégories de l’espace dans celles du temps, par la redistribution périodique des richesses grâce à l’année sabbatique et au jubilé), l’Égalité future passera par le banquet, sera fondée sur le banquet. En d’autres termes, Leroux fonde la comparaison entre différentes périodes et différentes civilisations sur une analyse, que l’on pourrait qualifier de préstructuraliste, des rapports sociaux et politiques, autour de la forme du cercle ou du banquet commun, et en même temps il désigne dans le banquet le mode d’accès à l’Égalité pleine et entière, qui est la logique du développement historique de l’humanité.
16Leroux n’a guère été compris de la postérité, comme on l’a déjà deviné à la remarque de Renan. Il a d’abord été victime de la propagande antisocialiste des temps de la Deuxième République, qui s’est beaucoup moquée de lui, de sa propension à voir partout des triades, de sa chevelure, aussi embrouillée que ses idées, et réciproquement, disait-on ; enfin ses années d’exil à Jersey après le 2 Décembre, sa brouille retentissante avec Hugo, son dernier texte, la Grève de Samarez, poème philosophique en même temps qu’autobiographie, et beaucoup d’autres choses encore n’ont pas contribué à faire prendre son œuvre antérieure très au sérieux, même si son influence souterraine peut être repérée dans le socialisme français jusqu’à la Grande Guerre, comme l’a montré Jacques Viard. Mais que la postérité l’ait longtemps négligé et qu’on ait jugé sa pensée confuse ne signifie ni que celle-ci n’a pas été comprise de ses contemporains, ou du moins d’une grande partie d’entre eux, ni que lui-même ait été sans influence sur le mouvement social de son temps, qu’il n’ait été qu’un intellectuel marginal, bien au contraire.
17Pour comprendre son originalité profonde, je crois qu’il n’est pas inutile de revenir non pas sur sa biographie intellectuelle, sur laquelle il y a beaucoup d’excellents travaux, mais sur son insertion dans des milieux et des cercles intellectuels et politiques, qui nous permettront peut-être de comprendre par quel cheminement il en est venu à attribuer au banquet une importance fondamentale dans le devenir de l’humanité.
18Né à Paris en 1797, Pierre Leroux était, comme Michelet, d’un an son cadet, issu d’une famille modeste : son père était limonadier, sa mère modiste. Mais, à la différence du futur historien, cet élève brillant perdit son père très tôt et ne put envisager une scolarité secondaire que grâce à une bourse du gouvernement impérial. Il fut donc six ans interne au lycée de Rennes, de 1808 à 1814 ; il y acquit les bases d’une solide culture classique et il noua des amitiés précieuses, dont nous reparlerons. Mais ses études s’arrêtèrent là : il dut renoncer à passer le concours de l’École polytechnique, car il lui fallait gagner sa vie et subvenir aux besoins de sa famille. Après une brève expérience chez un agent de change (qui lui laissa une aversion prononcée pour la finance et les financiers), il se fit ouvrier imprimeur. Choix logique, à cette époque, pour un enfant du peuple instruit et intelligent. Son frère Jules fit de même peu après, mais il en est d’autres exemples : qu’on pense au jeune Proudhon, à Besançon, quelques années plus tard, ou encore à Jules Vallès, à la génération suivante. On peut raisonnablement penser que le jeune Michelet, fils d’imprimeur, n’aurait pas fait un autre choix s’il avait été privé de soutien familial avant d’avoir achevé ses études. Leroux resta ouvrier imprimeur, très exactement prote, chargé de superviser l’impression, pendant une dizaine d’années
19Ce double ancrage, cette double expérience font de lui une figure singulière dans sa génération. Il fut à la fois l’héritier critique d’une culture classique inachevée et le catalyseur des valeurs républicaines, puis socialistes, d’un milieu extrêmement particulier, celui des ouvriers imprimeurs de la capitale, milieu qui se sentait, se pensait et se voulut à l’avant-garde du progrès social et de la classe ouvrière.
20En dépit de l’interruption de ses études et des lacunes dans sa formation supérieure, il lisait le latin, comme tous ceux qui étaient passés par les lycées impériaux, il savait le grec et il avait sans doute d’assez bonnes notions d’allemand (selon les normes de l’époque, peu exigeantes il est vrai : en dépit de son séjour à Heidelberg et de son mariage avec une Allemande, Quinet n’en savait sans doute pas beaucoup plus que lui, ce qui ne l’empêchait pas, comme Leroux, de publier des traductions-adaptations de l’allemand). À partir de 1824 et de la fondation du Globe, il était donc en mesure de profiter très vite et très efficacement des conseils de lecture que lui donnaient les autres membres de la rédaction, qui lui signalèrent, par exemple, les écrits de Benjamin Constant sur la religion, ou ceux de Creutzer. Mais, à la différence des autres rédacteurs du journal, universitaires ou grands-bourgeois, qui ne connaissaient pas le peuple de Paris, Leroux avait partagé sa vie, et savait ce qu’était la misère ; contrairement à Michelet, toute sa vie fasciné par ce peuple dont il était issu, mais dont sa carrière l’avait éloigné, jamais Leroux ne rompit avec le milieu des typographes, des disciples de Gutenberg, comme ils se qualifiaient fièrement.
21Les ouvriers imprimeurs parisiens constituaient alors un groupe numériquement restreint (trois mille salariés environ en 1822), mais certainement beaucoup plus important que celui de leurs collègues de province11. Lyon, qui était à cette époque la deuxième ville de France en typographie, ne comptait guère plus de deux ou trois cents ouvriers dans cette branche ; dans toutes les autres villes de quelque importance, il y en avait au mieux cent ou cent cinquante, et le plus souvent sans doute quelques dizaines. Ces ouvriers étaient extrêmement qualifiés : presque seuls parmi les travailleurs manuels du début du xixe siècle, ils savaient quasiment tous lire, écrire et compter. En outre, bon nombre savaient composer en latin, en grec, et quelques-uns même en hébreu, ou pouvaient imprimer des ouvrages scientifiques. Ils étaient sensibles aux possibilités qu’ouvrait le progrès technique – Leroux lui-même s’efforça de mettre au point une machine à composer automatique, l’ancêtre de la linotype – mais surtout ils mettaient beaucoup d’espoir, collectivement, dans le développement de l’instruction, de la presse et de la culture écrite en général. Plus le peuple serait instruit, plus la presse serait libre et variée, moins la censure sévirait et mieux ils seraient en mesure de faire valoir auprès des patrons leurs compétences, plus ils trouveraient facilement à placer leurs fils dans le même métier, métier dont ils étaient très fiers. Ils étaient donc, collectivement, des alliés naturels des libéraux, et le retrait de la loi dite « de justice et d’amour », en 1827, doit beaucoup à leur mobilisation.
22Ils étaient relativement bien payés. Mais, à la différence d’autres ouvriers très qualifiés (par exemple les ouvriers bijoutiers, ou les horlogers, ou les facteurs d’instruments de musique), il leur était à peu près impossible d’envisager une ascension sociale individuelle, vu qu’ils ne pouvaient pas se mettre à leur compte. La création d’une imprimerie était subordonnée à l’achat auprès du gouvernement d’un brevet, et même la Restauration, pourtant désireuse de lâcher un peu la bride après les sévères restrictions de la tyrannie impériale (qui avaient ruiné le père de Michelet), ne tenait pas à multiplier les imprimeries. Les ouvriers imprimeurs ne pouvaient donc envisager d’avenir que collectif, et, dès les premières années de la Restauration, ils avaient mis sur pied des sociétés de secours mutuels. Il y en avait plusieurs, elles n’étaient pas exclusivement réservées aux ouvriers de cette branche – le pouvoir ne l’aurait pas toléré, car elles seraient devenues ipso facto et presque officiellement des sociétés de résistance ; mais leurs liens semblent avoir été étroits, elles avaient la même fête patronale et pouvaient également avoir un local commun12. On peut donc supposer que Leroux, dont le frère Jules demeura plus longtemps que lui encore ouvrier typographe, avait eu l’occasion de comprendre concrètement la valeur et les avantages de l’association, et de partager leurs activités ; et, quoi qu’il en soit, il était parmi les mieux préparés à comprendre, presque de l’intérieur, tout ce qu’à la fin des années 1830 Agricol Perdiguier révélait des coutumes et du symbolisme du compagnonnage. L’insistance sur les triades, si caractéristique de Leroux, qui pense systématiquement les relations entre les notions, les valeurs ou les éléments, sous la forme du triangle13, se retrouve dans les cérémonies de levage d’acquit des compagnons : avant de partir poursuivre son tour de France, le compagnon, le maître qu’il quitte et le « rouleur », qui est intermédiaire entre les deux autres et le garant de l’équilibre de leur relation économique, doivent se placer en triangle pour apurer les comptes. Les compagnons connaissaient aussi fort bien, par exemple, la valeur figurative égalitaire du cercle. L’importance, la valeur vécue (tout autant que constitutive d’un ordre social) du symbolisme rituel des sociétés ouvrières, voilà une des origines possibles de la pensée de Leroux sur le banquet, que les intellectuels de son temps, comme ses amis et collaborateurs Jean Reynaud et Barthélemy Hauréau, n’arrivaient pas à comprendre14. Mais, en conséquence et en contrepartie, cette pensée pouvait être assimilée beaucoup plus aisément par des milieux plus populaires, elle pouvait donner lieu à des exploitations romanesques, elle pouvait irriguer en silence le tissu social.
23Comment Leroux en est-il arrivé à donner au banquet commun la valeur politique qu’il lui attribue dans De l’égalité ? Il faut, je pense, revenir sur les deux grandes expériences qui ont marqué profondément sa formation politique, à savoir la Charbonnerie et le saint-simonisme. Vis-à-vis de la Charbonnerie, où il entra tout jeune, avec ses amis rennais, il se montra par la suite extrêmement critique : « Il ne fallait qu’assister à une ou deux séances de la Charbonnerie pour voir tous les défauts qui ont perdu cette organisation. D’abord, la lutte des principes et des ambitions ; ensuite, un esprit de légèreté et d’imprudence incroyable. […] » Pour la sauver, il aurait donc fallu la transformer de conspiration à main armée en conspiration pacifique « ayant pour objet de propager les idées libérales qui en étaient l’âme ». Et, disent les biographes, ce fut la fondation du Globe, grande entreprise intellectuelle dans lequel son rôle fut beaucoup plus important qu’on ne l’a longtemps cru, et sur laquelle nous savons tout ou presque, surtout depuis la thèse de Jean-Jacques Goblot. Mais, note-t-on parfois incidemment, et sans établir de relation, « tout en s’occupant de son journal, Pierre Leroux avait réussi à grouper autour de lui les Bretons qui habitaient Paris et à organiser entre eux, de 1824 à 1829, de grands banquets démocratiques15 ». Il ne s’agit évidemment pas de conclure que Leroux, en tant qu’organisateur du banquet breton, dont nous avons déjà vu l’importance, a été le stratège politique de la société Aide-toi, le Ciel t’aidera, mais il avait été fort bien placé pour apprécier le rôle que pouvaient jouer les banquets dans la lutte pour la liberté, ferment de sociabilité libérale publique et moyen de propagande parfaitement légal.
24La deuxième expérience déterminante, on le sait, a été son passage dans le saint-simonisme, où, comme beaucoup d’autres, il avait été attiré par le souci que manifestaient les disciples du maître disparu du bien-être de la « classe la plus nombreuse et la plus pauvre ». Le saint-simonisme se pensait, se voulait religion nouvelle, qui devait supplanter le catholicisme. Il avait son clergé, ses cérémonies, ses costumes et ses rites, ses prédicateurs : Leroux, recrue précieuse puisque, avec Le Globe dont il était resté le maître après l’exode des jeunes doctrinaires vers les responsabilités gouvernementales, il fournissait au mouvement un journal, élément essentiel pour la diffusion des idées nouvelles, fut un de ces prédicateurs. Il fut, avec Jean Reynaud, l’animateur de la mission saint-simonienne de Lyon, au printemps 1831. À son retour à Paris, à l’automne, avec Jean Reynaud et d’autres saint-simoniens républicains, voire déjà démocrates, il rompit brutalement avec le père Enfantin, auquel il reprochait bien des choses, ses tendances autoritaires et théocratiques, l’immoralité sexuelle qu’Enfantin paraissait sciemment encourager, mais aussi la confession publique, dont il ne voulait pas et qui nous apparaît évidemment, à nous qui connaissons mieux les logiques sectaires que les gens du xixe siècle, comme un instrument de contrôle absolu des esprits et de la vie privée des adeptes. Voici en quels termes il prit congé du père Enfantin : « Je vous déclare donc que je ne reconnais plus votre autorité, que je me retire de votre communion, j’examinerai à part moi les idées nouvelles. » Et, conclut Bruno Viard, « on peut dater de 1832 l’acquisition définitive d’une maturité politique, construite en faisant la synthèse des deux expériences politiques qu’il venait de traverser16 ».
25Avec ses amis, Hippolyte Carnot, Jean Reynaud, il se consacra donc à la tâche qu’il s’était donnée, examiner et approfondir les idées nouvelles, dans l’esprit de Saint-Simon lui-même plutôt que dans celui du père Enfantin et de ses fidèles, et surtout les diffuser : ce fut, d’abord, la Revue encyclopédique, qui avait été reprise par les saint-simoniens à l’automne 1831, et dont, à la différence du Globe, Leroux parvint à garder le contrôle ; mais elle périclita après deux années, faute d’avoir trouvé son public. Puis l’Encyclopédie nouvelle, qui donna d’abord beaucoup d’espérances avant de s’enliser, comme nous l’avons vu. Tout cela est bien connu. Mais, si l’on pousse plus loin la comparaison entre les deux expériences, les deux entreprises vouées finalement à l’échec que Leroux avait traversé, on peut se demander si les leçons qu’il a tirées de l’une comme de l’autre n’ont pas été à peu près les mêmes. Pour renouveler radicalement le vieux libéralisme, il avait, avec d’autres jeunes gens de sa génération, fondé Le Globe et, ancien élève du lycée de Rennes, il avait été l’un des promoteurs des banquets bretons, dont nous avons vu l’importance. Pour sortir des ornières du saint-simonisme, ou de ce qu’en avait fait Enfantin, pour fonder réellement le « nouveau christianisme », que faire ? Une encyclopédie nouvelle, qui serait en mesure, espérait-on, de toucher le peuple, bien sûr. Mais peut-être aussi, faute d’être désormais inséré dans des réseaux sociaux de notabilités, faute de pouvoir se livrer à la propagande directe dans un parti républicain décimé par la répression, tombant sous le coup de la loi sur les associations, peut-être aussi fallait-il réfléchir sur les possibilités pleinement démocratiques du banquet. Et en faire la théorie, en en montrant les origines et la valeur historique, ce pour quoi Leroux disposait dorénavant de la culture et de l’érudition nécessaires : tout ceci pourrait expliquer la genèse de De l’égalité.
26Le thème était d’ailleurs particulièrement intéressant, parce qu’il permettait sans doute aussi d’expliquer l’échec du saint-simonisme, comparé à la relative bonne santé, en 1835-1840, d’une secte directement issue du catholicisme, l’Église catholique française de l’abbé Chatel, née dans les jours qui suivirent la révolution de Juillet 1830. Les contemporains se sont beaucoup moqués de Chatel, des innovations qu’il avait introduites dans le culte, notamment une messe dite en français (ce en quoi il reprenait les traditions de l’Église constitutionnelle de Grégoire, dans les années qui précédèrent le concordat), et de l’immoralité supposée de son clergé. Mais, dans une trentaine de départements, l’Église de l’abbé Chatel avait fondé des communautés – plus ou moins durables – de fidèles d’origine populaire, qui n’entendaient pas rompre avec la religion, mais certainement avec un clergé nostalgique de l’Ancien Régime. À Nantes, que Leroux pouvait connaître par ses liens anciens avec le docteur Guépin, la secte s’était implantée assez tardivement, à la fin de 1834, après l’échec final des missions saint-simoniennes17. Contre le clergé catholique local considéré comme réactionnaire, elle avait bénéficié à ses débuts de l’appui ouvert de L’Ami de la Charte, le grand journal patriote, de son imprimeur et rédacteur Victor Mangin, et du docteur Guépin ; elle avait eu d’abord un grand succès, les compagnons nantais, par exemple, faisant appel à elle pour leurs fêtes patronales. Quoiqu’elle y eût assez vite – dès la fin de 1838 – perdu ses appuis politiques, l’Église catholique française a pu subsister à Nantes jusqu’au début des années 1840. Or, les prêtres de Chatel ne se contentaient pas de baptiser et d’enterrer leurs adeptes – ce que faisaient aussi les saint-simoniens – mais ils célébraient périodiquement l’eucharistie, et, à Nantes au moins, ils assistaient à des banquets patriotiques, ce que semblent n’avoir jamais fait les disciples de Saint-Simon. Pour autant que je sache, chez ces derniers, le repas en commun n’était lié qu’à la communauté de vie qui s’était établie d’abord rue Montsigny, puis dans le refuge de Ménilmontant. Il semble bien qu’il n’y avait pas de communion18.
27On comprend dès lors mieux pourquoi le banquet des égaux devint, dans les années suivantes, un des thèmes de prédilection du groupe restreint, mais influent, qui s’était formé autour de Pierre Leroux, de George Sand, de leur Revue indépendante (fondée en 1841 pour faire pièce à La Revue des Deux-Mondes, décidément trop conservatrice). Placée au centre de la propagande républicaine et socialiste, l’image de la communion des égaux pouvait rayonner immensément, alors même que, semble-t-il, l’Église catholique l’avait un peu délaissée (ainsi les représentations de la Sainte Cène dans la peinture religieuse de ce demi-siècle, pourtant en plein renouveau, se comptent presque sur les doigts d’une seule main19 ; à Paris, il n’y en eut pas avant 1850). Tout lecteur de Consuelo et de La comtesse de Rudolstadt sait ainsi comment le cycle se termine : l’héroïne ayant retrouvé Liverani – Albert de Rudolstadt, épousé à l’article de la mort sans qu’elle en fût vraiment amoureuse, et dont elle se croyait veuve – et ayant été admise enfin dans l’ordre des Invisibles (dont Sand a trouvé le modèle dans la secte maçonnique des Illuminés, fondée par Adam Weishaupt en Bavière à la fin du xviiie siècle), ils peuvent célébrer leurs véritables noces. Relisons ce passage, en nous souvenant que l’on a longtemps cru, à tort, que la fin de la Comtesse de Rudolstadt était l’œuvre même de Leroux, tant l’influence de ses idées y est forte20.
« Après la cérémonie du mariage, et bien que la nuit fût fort avancée, on procéda aux cérémonies de l’initiation définitive de Consuelo à l’ordre des Invisibles ; et ensuite, les membres du tribunal ayant disparu, on se répandit sous les ombrages du bois sacré, pour revenir bientôt s’assoir autour du banquet de communion fraternelle. Le prince (frère orateur) le présida, et se chargea d’expliquer à Consuelo les symboles profonds et touchants. Ce repas fut servi par de fidèles domestiques affiliés à un certain grade de l’ordre. Karl présenta Matteus à Consuelo, et elle vit enfin à découvert son honnête et douce figure ; mais elle remarqua avec admiration que ces estimables valets n’étaient point traités en inférieurs par leurs frères des autres grades. Aucune distinction ne régnait entre eux, les personnages éminents de l’ordre, quel que fût leur rang dans le monde. Les frères servants, comme on les appelait, remplissaient de bon gré et avec plaisir les fonctions dechansons et de maîtres d’hôtel ; ils vaquaient à l’ordonnance de service, comme aides compétents dans l’art de préparer un festin, qu’ils considéraient d’ailleurs comme une sorte de pâque eucharistique. Ils n’étaient donc pas plus abaissés par cette fonction que les lévites d’un temple présidant aux détails des sacrifices. Chaque fois qu’ils avaient garni la table, ils venaient s’y asseoir eux-mêmes, non à des places marquées et isolées des autres, mais dans des intervalles réservés pour eux parmi les convives. C’était à qui les appellerait, et se ferait un devoir de remplir leur coupe et leur assiette. Comme dans les banquets maçonniques, on ne portait jamais la coupe aux lèvres sans invoquer quelque noble idée, quelque généreux sentiment ou quelque auguste patronage. Mais les bruits cadencés, les gestes puérils des francs-maçons, le maillet, l’argot des toasts, et le vocabulaire des ustensiles étaient exclus de ce festin à la fois expansif et grave. Les frères servants y gardaient un maintien respectueux sans bassesse et modeste sans contrainte. Karl fut assis pendant un service entre Albert et Consuelo. […] »
28Si l’on tient compte qu’il s’agit, très profondément, d’un roman historique, d’une sorte de portrait du xviiie siècle vu par le xive, on comprend qu’il ne puisse encore s’agir tout à fait d’un banquet de l’Égalité. Mais c’est déjà un banquet fraternel, et c’est plus qu’un banquet maçonnique. Pour Sand et pour Leroux, les Illuminés du xviiie siècle étaient, comme eux, deux générations avant eux, en route, en chemin dans la voie de l’Égalité. Les Illuminés étaient encore loin du but, mais dans les dernières pages du roman, Sand fait saluer la Révolution française par Albert, errant doté du don de prophétie :
« Entendez-vous ce cri : Vive la République ? Entendez-vous cette foule innombrable qui proclame la liberté, la fraternité, l’égalité…? Ah ! C’était la formule qui, dans nos mystères, était prononcée à voix basse, et que les adeptes des hauts grades se communiquaient seuls les uns aux autres. Il n’y a donc plus lieu au secret. Les sacrements sont pour tout le monde. La coupe à tout le monde, comme disaient nos pères les hussites21. »
29Nos pères les hussites. Pour le lecteur du roman, à qui l’histoire de la Bohême médiévale n’est guère plus familière aujourd’hui qu’elle ne l’était à sa parution, cette référence a acquis un sens au fil des pages. Dans toute la première partie de Consuelo, la bizarrerie du comportement du comte Albert et de son fidèle serviteur Zdenko, qui fascinait et repoussait tant l’héroïne, se manifestait par la dévotion particulière qu’ils témoignaient au souvenir des hussites. Patriotes tchèques du xve siècle, finalement écrasés par les croisés germaniques, avant que la Bohême soit intégrée dans l’Empire des Habsbourg, les hussites sont, pour des Français de 1841, des frères des Polonais retombés quelques années plus tôt sous le joug russe. Mais ce sont aussi, et c’est ce qui a amené Pierre Leroux et George Sand à les redécouvrir, des hérétiques et des martyrs. Sand elle-même leur a consacré deux petits livres, Jean Ziska et Procope le grand, fruit des recherches érudites qu’elle a dû mener pour intégrer ce motif essentiel à son roman. Or les hussites, qui contestaient un siècle avant Luther le caractère hiérarchique et la richesse de l’Église catholique, communiaient tous sous les deux espèces, le pain et le vin, d’où leur surnom d’utraquistes. Et leur slogan, leur cri de guerre, qui devient aussi dans ces années-là celui des républicains français d’extrême gauche, surtout lorsqu’ils ont rompu avec l’Église, était La coupe au peuple !
30George Sand ne cache rien dans son roman ni dans ses petits livres de la sau vagerie de ces guerres, des massacres de religieux commis sous les ordres des grands chefs hussites. Mais elle signale aussi une des particularités de paysans de Bohême révoltés, par quoi ils se rattachent aux grandes utopies millénaristes de la fin du Moyen Âge, à l’« évangile éternel » de Joachim de Flore, puis à la guerre des paysans allemands insurgés à l’appel du réformateur Thomas Münzer (une jacquerie que Luther conseilla aux seigneurs d’écraser sans faiblesse) : les taborites, ceux qui suivirent Jean Ziska et Procope le grand, pratiquaient aussi la vie en commun, et donc aussi le repas commun, égalitaire, dans leur forteresse inexpugnable du Thabor. Et les hussites, et leur devise dont jusque-là personne n’avait entendu parler dans le public français (et même peut-être tchèque) devinrent en quelques années presque célèbres. On sait ainsi qu’un des chapitres du Banquet, le livre inachevé de Michelet, a pour titre « La coupe au peuple ! » On sait moins que l’Histoire de la Révolution française, de Louis Blanc, dont le premier volume parut au printemps 1847, faisait aux hussites une place privilégiée : car l’auteur fait précéder l’exposé des événements de la Révolution par une sorte de généalogie de l’esprit révolutionnaire dans l’Europe moderne, de la Réforme aux Lumières. Aussi le tome I traite-t-il des origines de la Révolution française, son livre premier s’intitule « Protestantisme », et le premier chapitre n’en est pas consacré à Luther, mais à Jean Huss et à ses disciples. Le ton est épique, mais l’auteur tient à citer ses sources, et il développe, plus que Sand elle-même, l’évocation du banquet des Hussites comme préfiguration de la vie et de la société futures.
« L’égalité du laïque et du prêtre était proclamée par la Bohême se levant en armes à ce cri LA COUPE AU PEUPLE ! Alors se réunirent, à la voix de Ziska, les trente mille guerriers qui, faisant de la montagne de Tabor leur camp et leur ville, réalisèrent la vie de famille sur un champ de bataille. […] Après des expéditions […] les Taborites revenaient sur la montagne du campement, s’assoir à de fraternels banquets, écouter la voix du prêtre, et s’essayer à cette vie pleine de paix, de poésie et d’amour que l’espérance leur montrait à l’horizon22. »
La Réforme et le brouet noir (1840)
« Cette innovation est une conquête dont il faut s’applaudir, car le banquet est un excellent moyen d’agitation, comme on dit en Angleterre, et de propagande, comme nous disons en France. Sous l’influence des sentiments d’amour et d’égalité fraternelle que toute grande réunion fait naître et réchauffe, des milliers de citoyens sont bientôt animés d’une pensée commune, toujours pleins d’expansion et d’enthousiasme, les aspérités s’effacent, les petites divergences s’harmonisent, et l’assemblée acclame, d’une seule voix, à la formule des toasts et au développement des discours. Toute idée qui a passé dans les banquets passe par cela même dans le vœu national et ne tarde pas à passer dans la loi. »
31Encore quelques lignes d’un article d’encyclopédie, beaucoup moins long que celui de Leroux, il est vrai, et dont l’auteur, un publiciste républicain du nom d’Altaroche, est plus obscur : il s’agit de la fin de l’article « Banquet » du Dictionnaire politique de Garnier-Pagès et Duclerc, gros volume publié par l’éditeur républicain Pagnerre en 1841. Mais c’était tout autant une intervention dans le débat public, car au printemps de l’année précédente, quand le fascicule avait paru, l’idée qui passait dans les banquets et qui allait, espéraient les radicaux, bientôt passer dans la loi, était celle de la réforme électorale, de la démocratisation du suffrage.
32Il ne fait aucun doute qu’il n’y a pas d’épisode de la vie politique sous la monarchie de Juillet qui ait été aussi complètement oublié et si peu étudié que le mouvement pour la réforme électorale de 1838-1841. C’est ce que constatait déjà, il y a presque un siècle, l’auteur de la première étude d’ensemble du sujet, l’historien américain A. Gourvitch. Nous avons d’ailleurs bien de la chance que son travail, plus de deux cents pages au total, ait été solide, complet et précis, parce que, en définitive, il n’a pas été remplacé depuis. Dans les histoires de la monarchie de Juillet, le mouvement pour la réforme électorale a vraisemblablement été victime du primat de la politique extérieure, puisque son acmé correspond également au plus fort de la crise internationale : pendant l’été et l’automne 1840, comme on le sait, les initiatives aventurées de Thiers en Méditerranée amenèrent la France au bord de la guerre contre l’Europe coalisée. Tout au plus commence-t-on ces dernières années à redécouvrir son importance, dans le cadre du renouveau d’une histoire politique et de la réflexion sur les origines intellectuelles du suffrage universel masculin23. Faute de place, nous n’entreprendrons pas d’en retracer l’histoire, ni même de recenser tous les banquets auxquels ce mouvement donna lieu. Nous nous contenterons de rappeler les faits essentiels, en replaçant les analyses de Gourvitch dans un contexte général sur lequel nos connaissances ont progressé. Mais nous mettrons l’accent sur les aspects les plus singuliers ou les plus neufs qui caractérisent la véritable campagne de banquets qui eut lieu cet été et cet automne-là, et singulièrement un problème inattendu auquel les dirigeants du mouvement réformiste, presque tous républicains à ce moment, se trouvèrent confrontés.
33La nouveauté du mouvement pour la réforme électorale, comme l’avait noté A. Gourvitch, consistait en ce que, pour la première fois, l’opposition républicaine extraparlementaire, au lieu de tenter d’abattre le régime sans rien attendre des Chambres, choisissait de renouer avec les traditions du libéralisme d’avant 1830, de se rapprocher de la gauche dynastique et de s’adresser au parlement par des pétitions demandant la Réforme électorale, un peu comme les Britanniques l’avaient fait avec succès, et sans violence, en 1830-1832. Le contexte était relativement favorable : après les élections de l’automne 1837, qu’il avait gagné sans trop lésiner sur les pressions administratives, le second ministère Molé apparaissait comme trop évidemment l’expression de la volonté royale, et l’esprit, sinon la lettre, des institutions représentatives semblait faussé. Aussi s’était-il formé à la Chambre une grande « coalition » des opposants, qui regroupait tous ceux qui, dans la classe politique, étaient attachés à un véritable régime parlementaire, de Guizot à Odilon Barrot en passant par Dupin et Thiers. Mais l’agitation avait dépassé les cercles parlementaires, la crise politique couvait, et en effet, au printemps 1839, Molé dut se résoudre à provoquer des élections anticipées, qu’il perdit après une campagne électorale très animée. C’est donc dans un contexte d’incertitude, propre à nourrir des espoirs de changement, que des gardes nationaux parisiens proches de l’opposition dynastique avaient lancé, à la fin d’août 1838, la première pétition pour la réforme électorale. Reproduite par les journaux de gauche, Le Courrier français, Le Temps, Le Journal du commerce, Le National, et surtout Le Siècle, devenu deux ans après sa fondation l’un des plus forts tirages de la presse française, cette pétition fut rapidement imitée dans tout le pays, et il est probable que la victoire de la coalition au printemps renforça les espoirs qu’elle portait : on pouvait espérer que la nouvelle majorité (qui, à dire vrai, n’allait pas tarder à se diviser) ne rechignerait pas à élargir le corps électoral. Cette pétition ne demandait pas le suffrage universel, mais seulement que tout garde national devînt électeur. Logiquement, c’était dans le cadre des gardes nationales locales qu’elle était répandue et signée, parfois à l’occasion d’un banquet de corps, en général avec la permission des officiers (élus, rappelons-le), voire sur leur initiative. Les pétitions ne furent pas plus centralisées qu’identiques : certaines adressées à un député, d’autres aux journaux qui s’en étaient montrés les plus fermes soutiens, en particulier Le National. D’après celui-ci, en l’espace d’une année, cent cinquante mille personnes à peu près les auraient signées au total. Mais la fin de la session parlementaire était arrivée, et la chambre n’avait pas encore pu discuter le sujet. Tout était donc à recommencer.
34À dire vrai, les députés de la gauche dynastique, doutant de l’intérêt d’un trop grand élargissement du corps électoral (les gardes nationales, notamment celles de l’Ouest ou du Midi, étaient-elles vraiment éclairées ?), ne semblent pas avoir été très enthousiastes devant cette fièvre pétitionnaire. En définitive, leur projet de réforme publié dans l’été ne prévit qu’un doublement du corps électoral. Ce n’était pas négligeable, mais très en deçà de ce qu’avaient espéré bon nombre de signataires, qui voulaient que tout garde national soit électeur ; certaines pétitions émanant de grandes villes, où souvent la milice citoyenne avait été dissoute (Lyon, par exemple), souhaitaient donner le droit de vote à la réserve de la garde nationale (les citoyens domiciliés les plus pauvres, que leur incapacité de s’équiper à leurs frais écartait du service actif), ce qui équivalait pratiquement au suffrage universel. C’est pourquoi les radicaux n’eurent aucune peine à récupérer le mouvement des gardes nationaux, en fondant à l’automne 1839 le comité Laffitte, composé de parlementaires d’extrême gauche, comité qui se chargeait de coordonner l’effort des pétitionnaires et de couvrir, autant que faire se pourrait, l’ensemble du territoire national. L’ambiguïté était toujours savamment entretenue sur ce que signifierait la formule, « tout garde national doit être électeur » (s’agissait-il des gardes en service actif ou inclurait-on la réserve ?), mais quoi qu’il en soit, la réforme devait être beaucoup plus large que celle proposée par les dynastiques. Le flou des propositions radicales permettait aussi, le cas échéant, de relancer la campagne de signatures, en démarchant désormais des citoyens qui n’étaient ni électeurs, ni gardes nationaux en activité. À ce prix, on parvint à surmonter les difficultés consistant à faire ressigner des localités où la campagne avait déjà été très active l’année précédente, et à réunir davantage de signatures ; le 16 mai 1840, le jour où les pétitions devaient être discutées à la Chambre des députés, Le National avait la satisfaction d’annoncer que 240000 citoyens réclamaient la réforme électorale, presque cent mille de plus que l’année précédente. Évidemment, si on compare ces chiffres avec les grandes pétitions chartistes britanniques de la même époque, ce n’est pas grand-chose. Mais en France, c’était une nouveauté et, surtout, le mouvement pétitionnaire avait été l’occasion de créer des comités locaux dans tout le pays, ou presque : 81 chefs-lieux de département, la quasi-totalité, avaient envoyé des pétitions, et 180 sous-préfectures, la moitié à peu près.
35Le 16 mai 1840, deux mois donc après la nomination du ministère Thiers-Rémusat, le débat s’ouvrit à la Chambre. Thiers refusa nettement toute concession à l’agitation réformiste, en dépit d’un grand discours de l’astronome François Arago, député radical, qui lui valut instantanément une grande popularité dans le pays. En effet, sans se prononcer explicitement pour le suffrage universel, l’élu des Pyrénées-Orientales affirmait que l’élargissement du suffrage était le seul moyen d’opérer, par des voies législatives et pacifiques, les réformes sociales dont le pays avait besoin, en particulier, disait-il en reprenant le titre de la brochure récente de Louis Blanc, de résoudre les problèmes de l’organisation du travail. Quelques jours plus tard, des délégations séparées d’ouvriers parisiens, réunissant au total huit cents à mille membres, venaient le féliciter à l’Observatoire. Puis l’agitation réformiste reprit de plus belle, à Paris d’abord, avant de gagner peu à peu l’ensemble du pays ; mais cette fois-ci, les pétitions passèrent au second plan, au profit des banquets.
36Il ne m’a pas été possible de combler toutes les lacunes de l’article de Gourvitch par une recherche systématique dans la presse locale, ni par un tri soigneux entre les différents types de réunions. Au surplus, nous ne possédons que rarement un double compte rendu, émanant des deux parties, du pouvoir et des organisateurs, si bien qu’il est difficile d’avoir une image précise de l’ensemble du mouvement. Mais il ne fait aucun doute qu’il prit une ampleur considérable, et que, s’il frappa moins l’opinion parisienne que la grande vague de grèves du mois de septembre, qu’il a sans doute contribué à déclencher, il fut ressenti dans les départements avec beaucoup d’inquiétude par les notables et les responsables de l’ordre public. On n’avait jamais vu pareille chose.
37L’ampleur géographique du mouvement n’est pas négligeable : outre Paris et sa banlieue, une trentaine de départements furent touchés (carte 2). C’est plutôt moins qu’en 1829-1830, mais cela suffit à parler d’amplitude nationale. Globalement, la répartition est assez différente : certaines régions très actives en 1829- 1830, comme l’Est de la France, apparaissent extrêmement peu représentées, la Normandie et le Nord de la France, qui étaient relativement en retrait à la fin de la Restauration, disparaissent pratiquement de la carte ; à l’inverse, le Midi languedocien et la Provence, qui ne se signalaient guère sous le ministère Polignac, prennent une part importante au mouvement de 1840. Enfin, on retrouve une vaste zone médiane déjà en effervescence dix années auparavant, du Poitou au Jura et aux Alpes, en passant par la Bourgogne, l’Auvergne et le Lyonnais. En somme, une répartition qui ne pose pas de problèmes majeurs d’interprétation, les changements pouvant s’expliquer de façon assez simple. Ainsi, l’abstention des villes patriotes de l’Est de la France peut procéder d’un sentiment plus vif et plus concret de la tension internationale, dont l’épicentre se situe sur le Rhin. La place nouvelle du Midi tient à l’action personnelle de François Arago (qui, après Tours et Blois, parla à Perpignan, Toulouse, Montpellier, Marseille et Toulon) ; et, au-delà, par le passage à l’option démocratique et républicaine des classes populaires des villes méridionales, phénomène connu des historiens depuis longtemps, et qu’on a mis en parallèle avec le développement, dans ces régions, d’un légitimisme échappant partiellement à la tutelle nobiliaire et revendiquant le suffrage universel.

Carte 2 – La campagne des banquets de l’été et de l’automne 1 840
38Ce qui semble plus intéressant, c’est que cette campagne présente un caractère nettement plus urbain que la précédente, et que les villes où se produisent non pas un seul, mais deux banquets, voire trois, ne sont pas rares. À Rouen comme à Marseille, un premier banquet le 14 Juillet, et un deuxième, ouvrier, au mois d’août ; dans la cité phocéenne, il y en eut encore un troisième, le plus grand, début septembre ; à Clermont, deux, fin août et début septembre ; à Grenoble, deux aussi, le 13 septembre et le 18 octobre ; enfin, à Lyon-Villeurbanne, deux banquets : dans la ville même, un petit, de deux cents convives en présence d’Arago, le 20 octobre à Lyon, et le grand sans lui, en banlieue, cinq jours plus tard. Cela peut s’expliquer de plusieurs manières, mais contentons-nous pour le moment de noter que cela confirme l’intensité de l’agitation, puisque, au moins dans de grandes cités ou dans des villes à forte tradition militante, un seul banquet ne suffit pas et l’on remobilisa sans peine les participants quelques semaines plus tard.
39La vraie nouveauté est cependant ailleurs. Pour la première fois en France, il s’est tenu un certain nombre de banquets gigantesques, qui dépassent, et parfois de beaucoup, le millier de convives. D’abord le banquet de Belleville, le 1er juillet, sur lequel nous reviendrons ; celui prévu pour le 14 du même mois à Saint-Mandé devait le surpasser, mais il fut interdit par l’administration ; ce netait que partie remise, puisque le banquet de Chatillon, le 31 août, fut le plus nombreux qu’on ait jamais vu en France, avec, au bas mot, trois à quatre mille personnes, et peut-être davantage. Il y en eut un de taille au moins comparable, et probablement supérieure à Villeurbanne, le 25 octobre, à l’apogée du mouvement (on a parlé de six mille personnes). Mais il y avait eu aussi plus de mille personnes à Toulouse, début octobre ; quinze cents à deux mille à Marseille, quelques jours avant, et encore que les évaluations du second banquet du Puy-Montaudoux soient extrêmement divergentes, il n’est pas impossible que cette réunion ait atteint les trois mille participants. On peut mentionner encore les neuf cents souscripteurs d’Auxerre, les sept à huit cents de Montpellier, à peu près autant au deuxième banquet de Grenoble le 18 octobre (au premier, cinq semaines auparavant, on attendait trois mille convives ; mais il n’y eut que quatre à cinq cents courageux pour braver la pluie diluvienne qui tomba dès le matin). Quelques autres performances remarquables, compte tenu de la petite taille des villes où ils eurent lieu : quatre cent cinquante convives au banquet de Carcassonne, deux cent cinquante à Gramat (Lot) ou à Seurre (Côte-d’Or)… Pour toute une série de raisons, que nous évoquerons ultérieurement, il est difficile de présenter une estimation d’ensemble, mais on peut risquer un ordre de grandeur grossier : cinq à sept mille personnes à Paris et en banlieue, le double au moins en province, une bonne vingtaine de milliers au total. C’est le triple de la campagne de 1829-1830 ; encore celle-ci s’était-elle étalée sur neuf mois, alors qu’ici presque tout s’est joué en deux mois, de la fin août à la fin octobre. Une sorte de vague gigantesque, au moment de la tension internationale maximale.
40Entendons-nous. Une fois encore, le chiffre doit être relativisé : par rapport à ce qui se passait en Grande-Bretagne dans ces mêmes années, au fort du mouvement chartiste, ce n’est rien ; de la même manière que les deux cent cinquante mille signatures au bas des pétitions pour la réforme électorale dont pouvait se targuer Le National étaient bien peu de chose comparées au nombre de signataires de la Charte du peuple, lorsqu’elle avait été présentée pour la première fois aux Communes, deux ans plus tôt (environ 1 250 000, pour une population britannique nettement inférieure). Mais les traditions étaient très différentes, le droit de se réunir dans des meetings n’avait pratiquement jamais été contesté aux Britanniques, et si la population d’outre-Manche était moins nombreuse, elle était beaucoup plus dense et beaucoup plus urbaine. Pour la France, c’était considérable, et l’on sent nettement l’inquiétude sous la plume des préfets ou des responsables de l’ordre public, qui n’avaient jamais imaginé être confrontés à cela... Un point commun cependant avec ce qui se passa en Angleterre, et qui n’a jamais été souligné, probablement même pas par celui qui aurait eu le plus de raisons de s’en enorgueillir, c’est-à-dire le ministre de l’Intérieur, Charles de Rémusat (il est vrai que, dans ses Mémoires, il semble plus soucieux de taire l’ampleur de l’agitation provinciale que de se vanter de l’avoir canalisée) : c’est qu’il n’y eut absolument aucun incident sérieux, nulle part, et que toute cette agitation ne déboucha pas sur des affrontements entre les forces de l’ordre et les participants. Quand on sait le très lourd bilan, en termes de vies humaines, de son successeur, les dizaines de victimes de Toulouse et de Clermont l’été suivant, et quand on se rappelle que la ville de Foix avait connu, quelques semaines avant son arrivée au ministère, une échauffourée sanglante où avaient péri une douzaine de paysans, on peut douter qu’il s’agisse d’un hasard. Faut-il l’attribuer à la modération des consignes données par Thiers et Rémusat aux préfets ou bien à la discipline des participants, ou à la forme que prit l’agitation ? Un peu de tout sans doute.
41Bien que cette agitation n’ait pas été animée par des hommes politiques de premier plan et qu’elle n’ait guère laissé de traces dans les mémoires des contemporains et les histoires anciennes de la monarchie de Juillet (lesquels, en définitive, s’intéressaient presque exclusivement aux grands notables), on peut se faire une idée assez nette de ses caractéristiques et de ses nouveautés grâce à plusieurs témoignages provenant d’anonymes, administrateurs locaux ou organisateurs, voire, fait exceptionnel, d’un simple convive. C’est par celui-ci que nous commencerons.
42Nous disposons en effet sur l’un de ces banquets, celui de Marseille, le 27 septembre 1840, de la relation savoureuse, pittoresque et précise qu’en a donné le chansonnier et plus tard romancier Victor Gelu24. Le banquet se tint le dernier dimanche de septembre, en banlieue, dans l’enclos d’une ancienne guinguette nommée le Cheval Marin, déjà sur le déclin, semble-t-il, et à quoi on avait ajouté un jeu de paume, pas beaucoup plus fréquenté. Il fallait de l’espace pour ce banquet colossal, qui réunissait deux mille souscripteurs à deux francs par tête, sans compter « les innombrables curieux, leurs parents, leurs amis ou leurs coreligionnaires en politique, qui s’étaient perchés sur les toits des maisons voisines, sur les murailles de l’enclos, sur des palissades aiguës même pour jouir gratuitement de ce spectacle démocratique ». Une fois encore, le récit des faits n’a pas été rédigé sur le moment même, mais une vingtaine d’années plus tard, sous l’Empire autoritaire que Gelu déteste viscéralement, et après une République qui l’a beaucoup déçu : cet éloignement se marque par un certain nombre de commentaires nostalgiques vis-à-vis du régime de Juillet et de Louis-Philippe, et des notations très critiques à l’égard des orateurs de ce banquet, surtout ceux du cru (Imbert, qui était une personnalité en vue du mouvement républicain à Marseille, et « un petit rageur de Corse, nommé Casavecchia ou peut-être Casablanca, plus pétulant que les chevaux nains de son pays ») mais aussi un des hôtes, le citoyen Emmanuel Arago. En revanche, Gelu a beaucoup apprécié la personnalité et le bref discours de son père, l’astronome François Arago, le héros de la réforme électorale, en tournée de propagande. Et, s’il note qu’il n’y avait pas beaucoup d’authentiques Marseillais comme lui dans l’assistance, « les huit dixièmes d’ouvriers étrangers à notre ville », dit-il, il ne tarit pas d’éloges pour les simples souscripteurs, gens simples, prolétaires comme ceux qu’il aime à fréquenter, à qui sa poésie et ses chansons en provençal doivent leur extraordinaire succès de l’époque ; il les voit arriver « endimanchés comme une noce, mais sérieux et compassés comme des cardinaux en conclave. Ces hommes au maintien si grave étaient surtout des prolétaires incultes, des puritains de conviction profonde, des croyants de la République ». Témoin intelligent, cultivé et profondément démocrate, doté d’une mémoire précise mais écrivant pour lui-même, spectateur plus qu’engagé sans doute, que pourrions-nous demander de plus ?
43Il n’a pas été choqué du caractère sommaire des tables communes.
« D’une simplicité toute rustique, [elles] se composaient de trois planches brutes de bois du Nord, clouées sur des ais grossiers de pin à brûler fichés en terre. Ni nappes, ni serviettes, ni couverts, ni couteaux. » Ce « service de paradis terrestre ou de sauvages de l’Océanie » ne semble avoir gêné personne : « D’ailleurs, à la guerre comme à la guerre. Tout bon sans-culotte doit avoir le luxe en horreur. On remarqua pourtant que le héros de la fête et tout l’état-major républicain qui l’entourait, faisant de l’aristocratie dans la démocratie, du privilège au milieu de l’égalité fraternelle, s’étaient fait dresser à part du commun des martyrs, sur une estrade très élevée qui dominait toute l’assemblée, une table couverte et servie avec un luxe de vrais sybarites. »
44De la même manière, alors qu’il suffit aux robustes estomacs des plébéiens un quart d’heure au plus pour engloutir solides et liquides, « la table d’honneur y mit plus de temps et plus de façons. Il est vrai que leur menu était beaucoup moins laconique que le nôtre ». Tout se passa très bien cependant.
45L’expression d’une extrême sensibilité à tout ce qui paraîtrait marquer une distinction sociale, à l’intérieur d’un banquet pensé comme une communion d’égaux (on aura remarqué que le langage de Gélu est saturé de religiosité) – que ce soit sous la forme de disposition, du luxe de la table ou des mets –, me paraît être une nouveauté de la campagne des banquets de 1840 et un signe très sûr des effets de la démocratisation de cette pratique. Elle peut être repérée par ailleurs, en particulier dans un certain nombre de manifestations parisiennes du début de l’été, et elle a eu des conséquences politiques. Je m’appuirai ici d’abord sur un témoignage indirect, une analyse des dissensions qui se manifestèrent dans le parti radical, proposée par un correspondant parisien d’un journal de province, qui cite un intéressant article paru à la mi-juin dans Le Journal du peuple, l’hebdomadaire radical parisien qui joue dans le mouvement républicain d’alors le rôle qui fut assumé quelques années plus tard par le quotidien de Ledru-Rollin et Louis Blanc, La Réforme.
« Peut-être aurait-on de petits reproches de forme à faire à certains détails où nous n’avons vu, nous, qu’une suite de l’habitude que nous n’avons que trop, tous tant que nous sommes, de mêler, sans un discernement assez fin, le culte des personnes au culte des principes. Pourquoi, par exemple, ont remarqué les puritains, ne pas faire placer comme tout le monde MM. Arago et Laffitte, invités comme tout le monde, au lieu de les introduire après tous, et au son de la musique ? Pourquoi, de la part de quelques-uns, ces prétentions de crier pendant que ces messieurs parlaient Chapeau bas ! à des concitoyens qu’on avait laissés tranquillement couverts suivant leur commodité pendant les autres discours ? Pourquoi ces quelques toasts et ces quelques vivats personnels ? Si, comme tous les autres patriotes, ces messieurs font ce qu’ils peuvent, ne font-ils pas ce qu’ils doivent ? »
46Le célèbre banquet communiste de Belleville, le 1er juillet 1840, doit être replacé dans ce contexte. Célèbre, n’exagérons rien : sur le moment, il fit parler de lui, et ses organisateurs, Jean-Jacques Pillot, Théodore Dézamy, prirent soin de diffuser une brochure de compte rendu, qui commençait modestement par ces mots : « Une ère nouvelle vient de commencer pour le monde. » Depuis, seuls les historiens de l’extrême gauche ouvrière, de filiation babouviste, savent avec précision de quoi il s’agit25. Onze ou douze cents personnes rassemblées dans un banquet au Grand Saint Martin, à Belleville alors hors barrières, c’est-à-dire en banlieue : la place ne manquait pas, le vin et la nourriture étaient meilleur marché, et la police moins tracassière. À six heures du soir, une allocution solennelle du citoyen Pillot ouvrit la séance ; un repas qualifié de modeste et frugal ; puis les toasts, une bonne vingtaine, émanant de publicistes communistes, et de militants ouvriers assez obscurs pour la plupart26. Pillot lève la séance vers dix heures, après deux collectes, qui rapportent près de quatre cents francs, et un dernier discours.
47En dépit des différences évidentes entre leurs participants respectifs, il semble bien que les organisateurs du banquet de Belleville, comme ceux de l’Arc-en-Ciel vingt-deux ans plus tôt, pensaient faire d’une pierre deux coups : ce devait être à la fois une manifestation éclatante et une sorte de congrès de fondation27. « Nous avons levé notre drapeau », dit Pillot. Douze cents personnes rassemblées, c’était d’abord une des plus grandes réunions jamais tenues à Paris, davantage qu’au dernier banquet réformiste, celui du 9 juin, qui venait de rassembler barrière du Montparnasse sept à huit cents gardes nationaux et un certain nombre d’autres convives. Or, c’est un lieu commun de tous les organisateurs de banquets de cette époque, qu’ils appartiennent au groupe du National comme Altaroche, à la rédaction du Journal du peuple ou encore à l’ultragauche communiste, comme Pillot et Dézamy : les banquets ont pour vertu d’unir les participants, d’aplanir les divergences qui pourraient surgir entre eux :
« Là disparaissent […] ces mesquines rivalités qui prennent leur source dans l’isolement et l’amour-propre. […] Ce qu’il y a de divergent dans les nuances socialistes relatives à l’organisation du lendemain et surtout du siècle ou des siècles à venir, cède le pas à ce qu’il y a de commun dans le but politique le plus immédiat, dans ce but qui n’est beau que parce qu’il est lui-même un moyen28. »
48Un banquet réussi, c’est l’assurance que les convives ont senti leurs coeurs battre à l’unisson, et Pillot, dans sa logique partisane, voire sectaire, en conclut que les communistes se sont désormais séparés des autres réformistes, des tièdes. Il n’en est pas revenu, et il vibre d’enthousiasme. Pourquoi ? Parce que, dit-il, cette réunion est inattendue, parce que jusque-là les communistes étaient uniquement des individus isolés, à qui l’on pouvait rétorquer que leurs idées n’étaient que des élucubrations personnelles. Ils ne se connaissaient pas. Pour la première fois, ils apparaissent comme une force, qu’il faudra prendre au sérieux.
49Par quel processus avaient-ils été amenés à se rassembler alors ? Cela tient presque du miracle, à en croire l’allocution finale de Pillot : « La France saura bientôt qu’un jour douze cents citoyens, pris pour ainsi dire au hasard, furent convoqués à un rendez-vous auquel chacun fut fidèle, sans savoir précisément ce qui l’attendait. » En fin de brochure, Dezamy et Pillot reviennent sur les origines de ce banquet, et ils les trouvent dans les incidents des banquets précédents, organisés par les républicains du National, en particulier ceux des gardes nationaux du dixième arrondissement, le 1er juin, et surtout celui du 9 juin, à l’initiative des gardes nationaux du douzième arrondissement, avec Laffitte et Arago.
« Plus d’un bon citoyen se trouva scandalisé en remarquant parmi les convives certains démocrates d’antichambre, gens soi-disant de bonne compagnie, étaler à leurs yeux, dans une fête de l’Égalité, leurs poitrines chamarrées des cordons monarchistes du 7 août ; mais l’étonnement redoubla lorsqu’à l’arrivée de deux députés réformistes, on put juger de l’extrême servilité de quelques gros bonnets du parti, continuateurs du vieux libéralisme, qui dans leur enthousiasme de commande se seraient plus longtemps épuisés à crier Chapeau bas !, s’ils n’avaient été aussitôt été énergiquement rappelés à la pudeur par l’assemblée presque entière. […] En résumé, que résulta-t-il de cette comédie ? Les bons citoyens furent indignés ; à chacun il vint simultanément cette même pensée : Eh ! nous aussi, pourquoi n’organiserions-nous pas notre banquet ? Et voilà l’origine de notre grande solennité. On se voit, on s’assemble, l’enthousiasme active chaque citoyen, tous les obstacles sont aplanis. »
50En d’autres termes, ce qui a réuni les participants, c’est une réaction égalitaire viscérale, le refus des hommes du vieux libéralisme, refus de la tutelle de la bourgeoisie censitaire, fût-elle de gauche ou d’extrême gauche, refus qui prend cette vigueur, vraisemblablement, parce que, au printemps 1840, c’est la première fois qu’à Paris des prolétaires, ou des gens qui se sentent tels, ont été invités à prendre part à ce type de réunions. Il fallait faire nombre, pour appuyer la réforme électorale ; on a ouvert l’arène aux prolétaires, à des « puritains », comme dit Le Journal du peuple, et on n’avait pas songé qu’eux prenaient l’égalité infiniment au sérieux, qu’un certain nombre étaient hostiles à toute forme de distinction sociale.
51C’est pourquoi le banquet en question pouvait être une réussite, mais pas fonder une organisation communiste solide : ce mérite revint à Cabet, dans les années suivantes, parce que lui était un organisateur hors pair, et qu’il sut faire un journal adapté à ses lecteurs, et surtout durable, ce que ni Dezamy ni Pillot ne réussirent. C’est pourquoi aussi ce premier banquet communiste fut marqué par un soin quasiment maniaque, de la part des organisateurs, de respecter les formes de l’égalité. Il y avait eu évidemment une commission d’organisation, et une cinquantaine de commissaires assuraient l’ordre dans la salle. Mais, à l’ouverture de la séance, contrairement à toutes les habitudes, il n’y avait pas de président : Pillot, l’un des deux « assesseurs » de la commission d’organisation, voulait le faire élire par la salle. Ce fut un peu compliqué, apparemment, parce qu’il avait aussi été décidé qu’aucun des membres de la commission d’organisation ne pourrait se porter candidat : l’assemblée, interloquée, voulait passer outre ; la commission persistait dans son refus et suggérait même des candidats, parmi les simples souscripteurs ; ceux-ci déclinaient l’invitation à se présenter, en alléguant qu’ils n’étaient pas préparés. On finit par se mettre d’accord sur un nom, on procéda au scrutin (les trois quarts des assistants s’abstinrent), avant de voir l’élu décliner la nomination... En désespoir de cause, et « vu l’heure avancée, le bureau décida que la présidence demeurerait vacante, et que les assesseurs y suppléeraient ». Pillot et Dezamy en concluent que cela prouve le profond attachement des convives à l’égalité fraternelle et la vanité des distinctions honorifiques. Disons que cela paraît une vision optimiste des événements29.
52Beaucoup des particularités, des nouveautés et des faiblesses de la campagne de banquets de 1840 s’expliquent par cette irruption brutale des milieux populaires dans le mouvement pour la réforme, entrée en scène qui avait été voulue sans doute, mais mal contrôlée par les gens du comité réformiste30 : l’existence de banquets spécifiquement ouvriers à Marseille, à Rouen, à Perpignan et peut-être à Carcassonne31 ; l’élan imprévu donné aux grèves dans la capitale par le grand banquet de Châtillon, le 31 août ; puis la reculade d’Arago, à Lyon, fin octobre. Au départ il devait présider ce qui aurait été l’une des plus grandes manifestations réformistes, le banquet de Villeurbanne, où l’on attendait six mille participants. Il se décommanda et partit précipitamment pour Paris, non sans avoir pourtant accepté l’hommage improvisé d’un banquet de deux cents souscripteurs (seulement). Enfin, sans doute une des caractéristiques les plus neuves, qui est cette propension du mouvement réformiste à la démocratie directe : le banquet communiste en exagérait le souci, mais, dans les départements, si l’on n’élit pas habituellement le président du banquet, qui est une personnalité du mouvement démocratique local, les membres de la commission d’organisation ou, plus tard, du comité réformiste qui devait prendre en charge la poursuite de l’agitation étaient souvent élus. Parfois, comme à Montpellier ou Marseille, dans une réunion préparatoire32 ; parfois, comme on le verra à propos du banquet du Puy-Montaudoux, à l’issue de la réunion. Tout s’est bien passé, encore que de façon un peu houleuse, mais on semble bien sorti de l’ère des supériorités naturellement reconnues : le banquet de 1840 est décidément un banquet des égaux.
53Or, parmi ces banquets réformistes de l’automne 1840, il y en eut un qui inquiéta particulièrement les autorités, et l’avoir laissé se dérouler semble avoir été, pour le procureur général de Riom, une faute à imputer au préfet du Puy-de-Dôme, et au sous-secrétaire d’État à l’Intérieur, Léon de Malleville ; il est vrai qu’il formule ses reproches à mi-voix, et dans une lettre adressée au garde des Sceaux du gouvernement Soult-Guizot. Il s’agit du grand banquet du Puy-Montaudoux, « à un quart de lieue » de Clermont, qui se tint le dimanche 13 septembre 1840. Circonstance aggravante, ce n’était pas le premier banquet qu’y organisaient les réformistes du Puy-de-Dôme, en fait, il faut bien le dire, les républicains, qui se souvenaient encore de l’apostolat efficace, quelques années plus tôt, du docteur Ulysse Trélat. Le 23 août précédent, en effet, s’étaient réunis là cinq cents individus, d’après le procureur général33, « en grande partie des habitants de Beaumont, Aubière et Ceyrat qui s’étaient séparés après quelques toasts portés à la liberté et à la réforme ». Le magistrat avait espéré que cette sagesse avait été « le fruit des conseils de quelques personnes prudentes [qui en] avaient montré le danger et l’inopportunité à la veille d’une guerre dont la gravité réclamait le concours et l’union de tous les bons citoyens » ; et que par conséquent, tout s’apaiserait. Las ! « Demain, sur le même lieu, un banquet réformiste doit appeler un grand nombre de paysans crédules, ou mal intentionnés, et parmi lesquels plusieurs traduisent le mot réforme par les mots abolition des impôts, partage des biens et république. Les meneurs sont connus, ce sont quelques hommes obscurs dont j’ordonnerai immédiatement l’arrestation si leurs discours ou leurs actions provoquaient au désordre, ou à la désobéissance aux lois. » Il y joignait la lettre de convocation qu’il déplorait n’avoir reçue « qu’hier seulement, malgré la profusion avec laquelle cet imprimé avait été répandu ».
54Cet imprimé, émanant du Comité réformiste du Puy-de-Dôme, parfois signé à la main, « pour le comité provisoire, Vimal Lajarrige », spécifiait d’abord le lieu, la date et l’heure ; puis que :
- Chaque commune est invitée à y envoyer des délégués.
- Tous les amis de la DÉMOCRATIE y sont appelés.
- Chacun apportera ses vivres.
- Des mesures sont prises pour le maintien de l’ordre le plus rigoureux.
- Un COMITÉ RÉFORMISTE sera nommé par la réunion.
55On ajoutait en outre qu’« en cas de difficulté de la part de l’autorité, ou de mauvais temps, un local particulier, à proximité de Montaudoux, servira de lieu de réunion. » Trois jours plus tard, le procureur général envoyait au garde des Sceaux un long compte rendu de « ce banquet annoncé avec tant d’éclat, et qui devait régénérer la population de l’Auvergne ». Il vaut, je crois, la peine de le citer longuement :
« Six cents individus, parmi lesquels il faut compter un grand nombre d’enfants, de femmes et de curieux, s’étaient rendus à cette folle invitation de l’opinion radicale. Clermont et Riom avaient fourni un faible contingent. Ce sont les habitants des villages d’Aubière, de Romagnat, de Beaumont et de Ceyrat qui ont témoigné le plus d’empressement. Quelques discours sur l’union des peuples contre l’oppression, des cris de vive la Réforme, des toasts portés à Trélat, à Béranger, et au peuple représenté dans cette digne assemblée par une centaine de paysans stupides ou ennemis du travail, surtout du vin et des comestibles, telle a été la nourriture morale et substantielle distribuée aux membres de cette burlesque réunion. Les réformistes portaient trois drapeaux tricolores. Arrivés sur le pic de Montaudoux, ils ont élu pour président Couthon, fils du conventionnel. Ce nom est significatif. Avant d’accepter le titre, le nouvel élu a cru devoir justifier la mémoire de son père, puis ensuite il a prononcé un discours sur la nécessité de l’union des peuples contre la tyrannie. Le sr Vimal Lajarrige, avocat sans cause et sans talent, a paraphrasé sur le même sujet. » [Une quinzaine d’orateurs, dont il donne les noms] « ont développé les mêmes lieux communs de liberté et de réforme électorale ; les deux officiers polonais et italien ont particulièrement invoqué la protection et le secours de la France pour la résurrection de l’Italie et de la Pologne. Le sr Monteillet d’Aubière attaquait dans son discours le gouvernement, mais la lecture en a été interrompue par le président. Cette circonstance est importante, elle prouve que le roi et le gouvernement n’ont pas été insultés, et que la grande majorité des assistants n’aurait pas toléré ces outrages. Après ces interminables discours l’assemblée a nommé pour ses délégués réformistes. […] » [Suivent les noms de vingt-six personnes, de Clermont, de Riom, et de six bourgs ou villages] : « Tous ces noms sans valeur appartiennent pour la plupart à des artisans ou à des cultivateurs. À six heures du soir, la réunion s’est dissoute au chant de la Marseillaise et les paysans des communes environnantes ont regagné leur domicile sans passer par Clermont. »
56Conclusion politique :
« Jusqu’à ce jour, le ridicule a fait justice de ces banquets, mais une plus longue tolérance amènerait de fâcheux résultats. Leur principal danger est de placer continuellement les hommes ignorans et crédules sous l’influence des mauvaises passions et d’affaiblir en eux le sentiment du devoir et de l’obéissance aux lois. Si Paris ne peut pas toujours se défendre de cette influence pernicieuse, doit-on espérer que des paysans pauvres auxquels la réforme électorale est présentée comme une ère nouvelle qui les rendra heureux et riches pourront s’en préserver ? D’un autre côté, il y a dans ces rassemblements aujourd’hui peu inquiétants la pensée et le principe d’une organisation fatale à nos institutions. Je pense donc, Monsieur le garde des Sceaux, qu’il serait convenable d’empêcher à l’avenir la formation de ces clubs en plein air, appelés maintenant banquets réformistes, et qu’il faudrait plutôt qualifier de banquets révolutionnaires. »
57Ce n’est pas la première fois que nous donnons à lire les réactions d’administrateurs locaux confrontés à un banquet. Connaissant désormais les lieux communs du genre, nous savons qu’il faut savoir lire entre les lignes ; l’administrateur se soucie beaucoup de ce qu’il pense que le ministère veut entendre, et rédige en conséquence. En outre, la situation se prête particulièrement à un contrôle de l’information de la part de l’autorité : il n’y a pas de feuille réformiste locale, et L’Ami de la Charte, le journal de Clermont, est ce qu’on appelait à l’époque une feuille de préfecture, à l’indépendance réduite. Aucun risque donc que l’évaluation officielle du nombre de participants soit mise en doute ; le préfet a parlé, lui aussi, de cinq à six cents participants, les autorités militaires d’un peu plus. Disons qu’une estimation basse est particulièrement facile : il suffit de ne pas compter les femmes et les enfants, ou les spectateurs éventuels (dont le procureur général nie avec tant d’énergie la présence, en disant que les habitants de Clermont ont, ce dimanche-là, préféré les joies de la famille, les braves gens !). Au surplus, comme cette réunion semble avoir pris la forme d’un pique-nique plus que d’un véritable banquet, on ne peut compter les tables, selon la méthode habituelle et aisée. Aussi ne sera-t-on pas surpris que les comptes rendus émanant des républicains parlent, eux, de trois mille personnes34.
58L’écart est considérable, mais on aurait tort de penser que seuls les organisateurs d’une réunion publique peuvent déformer la réalité. Quand un administrateur qualifie une manifestation de « ridicule », c’est en général pour dissimuler quelques aspects désagréables, qui pourraient inquiéter ou déplaire en haut lieu. Ici, par exemple, le caractère absolument massif de la réunion. On a vu aussi l’insistance qu’il met à observer que le président a interrompu une attaque contre le gouvernement, que certainement les assistants n’auraient pas tolérée : la supposition est optimiste. Et les autorités militaires, elles, qui n’avaient pas nécessairement le même point de vue sur la conduite à tenir face à de tels rassemblements, ont entendu des choses beaucoup plus inquiétantes, ou du moins elles disent les avoir lues dans les brochures répandues et commentées dans les campagnes du Puy-de-Dôme après le banquet, et jusque « dans la montagne, où les mœurs sont encore sauvages, et où l’emploi d’une force brutale et aveugle est encore regardé comme un titre au respect de la population ». Échantillon fourni par le lieutenant général Brun de Villeret, commandant la dix-neuvième division militaire35 :
« Celui qui consomme sans produire est un larron. […] Les fruits du travail doivent être le partage de tous ceux qui concourent à la production. […] Pour rétablir l’ordre social tel que la nature l’a fait, le meilleur moyen est la réforme électorale. […] La société n’est-elle pas divisée en deux camps ? N’est-ce pas l’association des abeilles et des frelons ? […] Sachons vouloir et nous aurons. Les travailleurs sont les puissants de la terre. […] Savez-vous ce qu’on nous réserve à vous, peuple [sic] ? Chair à boulet quand vous serez tombés en défendant le pays, vous aurez un grabat de l’hôpital, et un morceau de toile d’emballage pour cercueil. »
59On comprend pourquoi le procureur général, prudent, s’était contenté d’expliquer au ministre de la Justice précédent que ces écrits pauvrement rédigés ne méritaient ni son attention ni poursuites...
60On comprend aussi l’extraordinaire brutalité de la répression de l’année suivante, après le soulèvement de Clermont et des communes rurales voisines à l ’occasion du recensement Humann36. Car, en dépit de son caractère absolument pacifique, les notables ne pouvaient voir dans cette réunion qu’une seule chose, proprement abominable : la résurrection de l’égalitarisme paysan de l’An II, l’apologie de la Montagne et de Couthon par son propre fils, le communisme enfin. Et la nature même de la réunion permettait, engendrait ces fantasmes. Pas de souscription, puisque qui voulait participer apportait ses vivres ; aucun contrôle donc, même sommaire, sur la moralité des participants (les paysans d’Aubière ou de Beaumont s’en passaient à dire vrai fort bien, de ce contrôle : ils se connaissaient tous depuis longtemps). Une réunion de paysans stupides (par définition ou presque, aux yeux du procureur général), que les citadins, certainement incomparablement plus éclairés, avaient boudée (la chose est moins certaine qu’il ne voulait le croire, comme le montrèrent les événements de l’été suivant). Des femmes et des enfants, alors que jamais ni les unes ni les autres n’avaient été admis à un banquet politique. C’était à proprement parler la marque de la barbarie car, comme chacun sait, l’humanité civilisée ne peut se composer que de citoyens, en aucun cas de citoyennes : rappelons que cela avait été, quelques mois plus tôt, l’un des grands arguments de Thiers dans sa réponse à Arago. Si vous admettez tous les hommes adultes au droit de suffrage au nom de la logique, pourquoi donc ne le demandez-vous pas aussi pour les femmes et les mineurs ? Tout ceci est absurde, ridicule... mais pourrait être fort dangereux.
61De telles réunions ne furent en effet plus guère tolérées à la fin de l’automne, après l’attentat de Quénisset contre Louis-Philippe, et après le renvoi de Thiers37. Les autorités du Puy-de-Dôme, un des épicentres de l’agitation, furent manifestement soulagées. Mais il importait aussi de déconsidérer les banquets démocratiques en général, et non point seulement celui du Puy-Montaudoux, en y montrant le communisme à l’œuvre. C’était assez facile, parce que pour toutes les personnes qui faisaient l’opinion éclairée, ces banquets à deux francs, voire à trente sous, où l’on mangeait forcément très mal, tous la même chose, sans pouvoir choisir, évoquaient un souvenir scolaire précis, tout à fait à l’opposé, fussent-elles sincèrement démocrates, des visions qu’elles avaient de l’avenir38. Que dit par exemple l’économiste Michel Chevalier, ancien saint-simonien, lorsqu’il prend la peine de réfuter, dans les colonnes du Journal des débats, les solutions envisagées par Louis Blanc dans L’organisation du travail ?
« L’idée de soumettre à la même existence matérielle tous les hommes sans exception, les magistrats suprêmes comme le plus humble des manouvriers est une de ces chimères qui sont permises à peine au collégien naïf dont l’imagination exaltée rêve le brouet noir des Spartiates, hors du réfectoire pourtant, alors qu’il n’a plus faim. Ce ne serait pas de l’égalité, ce serait de l’inégalité brutale, de la tyrannie la plus odieuse. Imaginez-vous dans une de ces casernes où les travailleurs, c’est-à-dire tous les citoyens, auraient la vie en commun que leur offre M. Louis Blanc, le prince ou le premier magistrat, les ministres, les juges des plus hauts tribunaux, les chefs des travaux de la société, ceux dont la pensée coordonne et règle les efforts de leurs semblables, mangeant à la gamelle de tout le monde la pitance universelle, se délaissant de leurs grands soucis dans le préau universel, aux mêmes jeux que le vulgaire, méditant sur les destinées de la patrie, sur les intérêts généraux de la société, dans leur chambre numérotée, pareille à celle du dernier des citoyens, ayant pour s’inspirer autour d’eux, de même que lui, les ustensiles de ménage et les cris des enfants. Cela n’est pas sérieux39. »
62On remarquera cependant que cette vision casernée de l’avenir correspond beaucoup plus aux rêveries des disciples de Cabet qu’au socialisme de Louis Blanc. Mais nous sommes ici dans la polémique, et le brouet noir des Spartiates y apparaissait très régulièrement : « Quand, se moquait Le Courrier de Lyon en septembre 1832, peu avant le banquet démocratique donné à Garnier-Pagès40, quand viendra le temps fortuné où toutes les aristocraties auront disparu, même celle du petit écu, et où la frugalité des repas républicains sera telle que tous les patriotismes indistinctement pourront prendre part au brouet noir de nos modernes Spartiates ? » La comparaison lacédémonienne pouvait être utilisée tout autrement : il arrivait aux exclus du suffrage censitaire de qualifier leur situation d’« ilotisme politique ». En 1841, parlant du banquet de Lisieux, Le National n’hésita pas à retourner l’image du banquet des Spartiates pour faire de l’esprit aux dépens des souscripteurs, « ces trois cents amis (du ministre) bien chauds, et dans cette heureuse disposition d’esprit et de corps qui permet de tout applaudir », les « trois cents des Thermopyles de la Halle aux Toiles », les trois cents Spartiates de Lisieux41. Quoi qu’il en soit, l’usage ironique de l’antiphrase, côté radical, ne suffisait certainement pas à annihiler l’effet polémique dévastateur de la comparaison et à empêcher que les banquets réformistes soient assimilés à ceux des Égaux de Lacédémone. Car si les lecteurs de Pierre Leroux pouvaient rétorquer à juste titre qu’il y avait eu des banquets publics absolument dans toutes les cités grecques42, et donc à Athènes aussi, la lecture de l’Encyclopédie nouvelle, pour importante qu’elle puisse être dans les milieux de la petite bourgeoisie radicale, ne pouvait absolument pas contrebalancer dans le public cultivé l’effet produit par l’évocation de Sparte. Tous ceux qui étaient passés par le collège avaient lu ou feuilleté les Voyages du jeune Anacharsis de l’abbé Barthélemy, ou l’un de ses imitateurs, parce que, qu’on le veuille ou non, ces lectures-là étaient indispensables pour les exercices scolaires les plus fréquents. Or, les rares vertus dont, peu avant la Révolution, les banquets communs des Spartiates étaient crédités par l’abbé Barthélemy43 avaient été annihilées par l’usage que les Montagnards de l’An II avaient fait de la référence lacédémonienne. On ne lutte pas contre un mythe politique par une discussion érudite.
63Sans renoncer à l’image, ni aux valeurs du banquet commun, il fallait donc en faire autre chose, une arme polémique d’une efficacité comparable. Or, à condition de recourir à une autre série d’images que suscitait le mot même de banquet, ce n’était pas impossible.
Notes de bas de page
1 P. Viallaneix, La voie royale. Essai sur l’idée de peuple…, p. 404. Texte également cité par E. Fauquet, dans sa présentation du Banquet dans J. Michelet, Œuvres complètes, XVI, 1851-1854, p. 578. Ces notes prises par un normalien anonyme au cours de Michelet sont conservées à la bibliothèque de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm.
2 Pour se faire une idée précise de l’état des sciences religieuses vers 1830, on utilisera avec profit l’ouvrage de M. Despland, L’émergence des sciences de la religion. La monarchie de Juillet, un moment fondateur.
3 Vertueux commentaire de l’Encyclopédie, destiné probablement à désarmer la censure, tout en signalant des auteurs intéressants : « Loin de nous les idées de Marsham et de Spencer : c’est presque un blasphème que de déduire les cérémonies du Lévitique du culte égyptien. » Marsham et Spencer, contemporains de Hobbes, étaient deux libertins britanniques.
4 J. de Maistre, Soirées de Saint-Pétersbourg, dixième entretien, t. II, p. 207. La note appelée dans le texte (1) est la suivante : In segno délia communione e participazione a’sagrifizj essendo la mensa in se stessa sacra, et non essendo altri i conviti che sagrifizj (Antichità di Ercolano, Napoli, 1779, in fol., tom. VII, tav. IX, p. 42).
5 Se pose ici un problème de datation, que je n’ai pas la prétention de résoudre définitivement. B. Viard, excellent connaisseur de l’œuvre de Leroux, place la publication de la première version de De l’égalité en 1838. Or, fin 1838, Leroux écrit à Béranger (lettre citée par D.A. Griffith dans sa biographie de J. Reynaud, p. 180) être encore « dans l’accouchement d’un article sur l’Égalité, article long comme un livre, et le plus important que j’aie fait jusqu’ici ». Au plus tard, il est paru en 1843, puisque Reynaud et Hauréau discutent par lettre du banquet commun au printemps de cette année-là (ibid., p. 228). Probablement la publication intervint-elle dans le premier quart du tome IV de l’Encyclopédie nouvelle, sorti au début 1839. C’est ce qu’écrit J. Viard, P. Leroux et les socialistes européens (p. 35), et cette datation haute expliquerait l’enthousiasme des réactions, en particulier celle du jeune Marx, qui parlait alors du « génial » Leroux.
6 H. Maret, Essai sur le panthéisme dans les sociétés modernes, p. 70 : « Nous ne croyons pas qu’elle [la religion] ait aujourd’hui de plus dignes ni de plus habiles adversaires que MM. P. Leroux et ses amis. » J. Viard, Pierre Leroux et les socialistes européens, p. 15, note que les premiers numéros de la Revue catholique, en 1845, commencèrent par réfuter la « philosophie de P. Leroux ».
7 E. Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, p. 170.
8 AN BB 18 1414, procureur général de Lyon, 16.08.1843.
9 Note de Guignaut dans l’introduction des Religions de l’Antiquité, I, p. 89 : « Aux sacrifices, soit publics, soit privés, se rattachaient des banquets obligés. […] »
10 G. Sand, La comtesse de Rudolstadt, éd. Bouquins, p. 1153. Fin du superbe discours conclusif d’Albert alias Trismégiste, qui peut être aussi lu comme une sorte de portrait de Leroux.
11 Je recours ici largement aux informations contenues dans le livre de P. Chauvet, Les ouvriers du livre en France, de 1789 à la Constitution…, ainsi qu’aux Carnets de J. Mairet, réinterprétés à partir de ce que nous savons, notamment depuis W. Sewell et C. Truant, sur les sociétés ouvrières et le compagnonnage.
12 Comme le montre un rapport de 1821, émanant d’un philanthrope parisien, cité par C. Duprat, Usages et pratiques de la philanthropie, p. 793.
13 A. Le Bras-Choppard a relevé cette particularité : les penseurs de cette époque se réfèrent souvent à des trinités, mais aucun ne pense aussi systématiquement par triades.
14 Lettre de J. Reynaud à B. Hauréau, chargé de l’article « Eucharistie », juin 1843, dans D.A. Griffiths, Jean Reynaud…, p. 230. « Je suis parfaitement de votre avis sur la manière dont il convient d’envisager principalement la question. Il est évident, quoi qu’en ait dit Leroux sur la question, que le côté humain de la question, le caractère de banquet commun, n’a jamais été que secondaire en face du côté divin et mystique. Qu’est-ce que ce détail de dîner ensemble quand il s’agit de dîner en ayant le corps de Dieu, l’essence même du sacrifice, pour aliment ? D’ailleurs, a-t-on jamais prétendu que l’eucharistie perdit quoi que ce soit de sa vertu pour être administrée isolément ? »
15 P.-F. Thomas, Pierre Leroux, sa vie, son œuvre, p. 22. « Démocratique » est évidemment un peu prématuré.
16 B. Viard, À la source perdue du socialisme français, p. 351.
17 L’Église catholique française, longtemps très mal connue, l’est beaucoup mieux depuis les travaux de I. Prothero, Religion and Radicalism in July Monarchy, et de Ph. Boutry (« Théologie de l’air du temps et ecclésiologie de circonstance... », dans P. Harismendy (dir.), La France des années 1830…) Voir également l’intéressant chapitre que lui consacre M. Aussel, Nantes sous la monarchie de Juillet, p. 139-157.
18 Il s’agit d’une hypothèse, parce que les travaux sur les saint-simoniens, même les plus récents, n’attachent en général à leurs rites qu’une importance anecdotique. L’absence de toute mention d’une cérémonie eucharistique, d’une communion saint-simonienne autre que métaphorique me semble pouvoir être inférée de la lecture du livre ancien, très descriptif, de H. d’Allemagne.
19 D’après les inventaires réalisés par B. Foucart, Le renouveau de la peinture religieuse… (annexes). En revanche, des Annonciations et des Christ au jardin des oliviers (grand thème de poésie romantique d’après F. Bowman), tant qu’on voudra.
20 G. Sand, La comtesse de Rudolstadt, éd. Bouquins, p. 1102.
21 G. Sand, ibid., p. 1158.
22 L. Blanc, Histoire de la Révolution française, t. I, p. 10-11. Il ne consulte pas seulement les sources de G. Sand (Jacques Lenfant, un historien du début du xviiie siècle), mais également des auteurs plus anciens (renvoi après le mot « Banquet » : Theobaldus, Bellum hussiticum, p. 71, Francfort, 1621).
23 P. Rosanvallon, Le sacre du citoyen, p. 275-279.
24 V. Gelu, Marseille au xixe siècle, p. 269-274.
25 En dernier lieu, A. Maillart, La communauté des égaux. Le texte de la brochure de compte rendu (BN Lb 513096) est cependant facilement accessible, puisqu’il a été reproduit par G.-M. Bravo, Les socialistes avant Marx, t. II, p. 210-232.
26 Un ouvrier imprimeur et un compositeur typographe, deux relieurs, un tailleur, un bottier, trois coiffeurs, un horloger et un limonadier.
27 De la même manière, c’est d’un double banquet, parisien et lyonnais, que J. Benoît, militant de l’extrême gauche lyonnaise, date la fondation, en 1838, de la Société des familles : « Chose singulière, le jour où, au nombre de quatre-vingts, nous étions réunis dans un banquet fraternel pour communier au nom de l’idée nouvelle, le même fait se passait à Paris où plusieurs centaines de citoyens avaient, de même que nous, arboré la bannière socialiste de la communauté des biens » (Confessions d’un prolétaire, p. 61).
28 Le Journal du peuple, 30.08.1840, cité par A. Gourvitch, art. cité, p. 287. Altaroche dit à peu près la même chose dans son article du Dictionnaire politique, de Pagnerre et Duclerc, paru cette année-là. Quant à Pillot et Dézamy, écoutons-les : « De tous côtés, du reste on rend hommage à cet esprit d’harmonie, peu ordinaire dans les grandes réunions, qui a aussi caractérisé notre manifestation communiste. On s’abordait joyeux, on se félicitait […] Le mot d’union était dans toutes les bouches, l’esprit de fraternité dans tous les cœurs ; les citoyens qui avaient pu avoir antérieurement quelques torts à se reprocher, comprirent instantanément que toute individualité devait s’effacer devant l’intérêt commun et que chacun devait déposer sur l’autel de l’Égalité tout sentiment contraire à la grande unité. Aussi tous, sans arrière-pensée, et pénétrés des plus louables motifs, oublièrent-ils complètement quelques divergences. […] »
29 Sans les accuser de couardise, on ne voit vraiment pas pourquoi de simples convives auraient accepté, en tant que président, de couvrir de leur responsabilité personnelle n’importe quels propos extrémistes, tenus par des gens qu’ils ne connaissaient pas vraiment : comme nous l’avons vu plus haut, beaucoup des assistants ne savaient pas exactement ce qui allait être dit !
30 En tout cas dans les grandes villes ; dans les petites (par ex. à Bayonne, le 4 octobre, cf. Le National, 10.10.1840), tout se passe bien, dans un esprit de touchante fraternité entre les classes.
31 Le banquet offert par deux cents ouvriers à Arago à Perpignan (Le National, 6.10.1840) est une manifestation de reconnaissance émanant de ceux qui étaient jusque-là des parias politiques envers le patron de la réforme électorale ; le cas de Carcassonne est assez complexe et le rapport contenu aux Archives nationales me laisse perplexe. Ce qui est certain, c’est qu’il y a eu de fortes tensions à l’intérieur de la commission d’organisation. AN BB 18 1386, avocat gén. Montpellier, 21.10.1840.
32 Le National du 12.08.1840, à propos d’une réunion à Marseille, le 2 ; AN BB 18 1386, proc. gén. Montpellier, 23.10.1840.
33 AN BB 18 1386. Dossier très complet, où manquent malheureusement les brochures de compte rendu éditées par les républicains, qui, ne disposant pas d’un journal pour exprimer leurs idées en Auvergne, ne pouvaient néanmoins laisser sans réponse les articles de L’Ami de la Charte, devenu depuis 1830 une feuille gouvernementale.
34 Le National du 25.09.1840, cité par A. Gourvitch, art. cité, p. 116.
35 AN BB 18 1386, lettre de Clermont du lt gal. Brun de Villeret au ministre de la Guerre, 30.10.1840.
36 J.-C. Caron, L’été rouge, p. 287.
37 AN BB 18 1386, proc. gén. de Riom, 12.11.1840. « Je reçois de Moulins la nouvelle d’un banquet réformiste arrêté par le parti radical. J’espère que le préfet de l’Allier aura reçu les instructions du gouvernement à cet égard. […] J’invite mon substitut, dans le cas où le banquet serait toléré, ce que je ne puis croire. […] » Un banquet réformiste qui devait se tenir à Paris fut interdit (A. Gourvitch, art. cité, p. 117).
38 À Lyon, un commissaire de police : « La souscription étant de 1 fr. 50 par personne, et le repas devant se composer de pain, de vin et de jambon, les préparatifs seront bientôt terminés » ; la veille, un autre parle de repas « qui doit, dit-on, être pris sans couverts ni même de couteaux sur table » (ADR, 4M 84, 23.10.1840).
39 M. Chevalier, Le Journal des débats, 21 août 1844. Article reproduit par L. Blanc dans la cinquième édition – celle de 1848 – de son livre de 1839, L’organisation du travail.
40 Le Courrier de Lyon, 28.09.1832.
41 Le National des 25 et 26.08.1841.
42 Et non seulement à Sparte et en Crète, selon ce que l’on pouvait lire chez l’abbé Barthélemy, Voyages du jeune Anacharsis, t. IV, p. 170-175 ; celui-ci évoque bien un repas chez un riche Athénien (t. II, p. 427 et suiv.), mais comme prétexte à la description des mœurs de table dans une cité civilisée. Il ne fait absolument pas la relation avec les sacrifices publics. Sur ces repas publics des cités grecques, on se reportera évidemment à l’ouvrage de P. Schmitt Pantel, La cité au banquet.
43 Abbé Barthélemy, ibid., p. 174-175. Les banquets publics « produisent dans un petit État des effets merveilleux pour le maintien des lois : pendant la paix, l’union, la tempérance, l’égalité ; pendant la guerre, un nouveau motif de voler au secours d’un citoyen avec lequel on est en communauté de sacrifice ou de libations ».
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