Chapitre 3. Physiologie du banquet sous la Restauration
p. 59-91
Texte intégral
1Il faut bien le dire, les banquets libéraux des premières années de la Restauration n’ont jamais suscité dans la presse de leurs adversaires ultraroyalistes des débordements d’indignation comparables à ceux que provoqua, une dizaine d’années plus tard, le grand banquet des Vendanges de Bourgogne. Dans des correspondances officielles, on en relevait certains aspects avec réprobation ; à mi-voix, on pouvait subodorer les pires indécences politiques. Mais enfin la presse ultraroyaliste traitait ces « agapes libérales » par le ridicule – on se moqua beaucoup des « écuries », ou des « mangeoires de Franconi » à propos du banquet du Mont-Thabor – et surtout par le mépris. On ne se scandalisait même pas de la tolérance des autorités envers des individus si mal intentionnés à l’égard de la monarchie, parce que, au fond, il n’y avait pas grand-chose à craindre de gens qui donnaient d’aussi tristes fêtes. « Triste comme un dîner de l’Arc-en-Ciel », écrit encore Le Drapeau blanc en mars 1820, à propos d’une manifestation libérale pourtant tenue en temps de carnaval1. On ne saurait expliquer ce ton dédai gneux par les seules nécessités de la polémique quotidienne, car les journalistes de ce temps et de ce bord ne manquaient pas d’esprit, ils savaient être féroces et prenaient plaisir à l’être. Il faut donc que le mépris ait paru aux ultraroyalistes la tactique la plus efficace ; qu’ils aient pensé que les banquets libéraux n’étaient pas bien redoutables, parce que ridicules. Or, s’ils l’étaient aux yeux des royalistes, c’est qu’ils contrevenaient aux normes implicites de la sociabilité du temps. Mais ces normes, justement parce qu’elles étaient implicites, risquent de nous échapper à peu près complètement, à moins de reconstituer et d’analyser ce qu’étaient les banquets de cette époque. Nous ne pouvons pas porter de jugement sur la portée de ces banquets, leur influence éventuelle sur l’opinion et en définitive sur leur poids politique propre si nous ne pouvons apprécier l’écart aux normes culturelles du temps.
2Comment procéder ? Les contemporains nous sont de peu de secours, car s’ils savaient fort bien ce qu’ils faisaient et le sens de ce qu’ils avaient fait, ils n’éprouvaient guère le besoin de l’expliciter. Il nous faudrait un observateur extérieur, un ethnologue avant la lettre, qui aurait soigneusement décrit les coutumes des Français de ce temps, ou de certains Français, parce qu’il les aurait trouvées étranges et fascinantes. Or, la pratique du banquet était probablement d’une telle généralité dans l’Europe occidentale d’alors, et dans toutes les couches de la société française, que le sentiment de l’exotisme, ressort fondamental de la description ethnographique, faisait défaut. Nous devrons donc recourir à des méthodes indirectes. Dans un premier temps, on s’efforcera de reconstituer les caractères principaux de ce que les contemporains appelaient les banquets de « corps » : ils désignaient ainsi les corps de métier, les anciennes corporations, sous leurs formes anciennes ou nouvelles, mais aussi des groupes sociaux plus ou moins lâches, enseignants et élèves d’un même établissement scolaire, gardes nationaux... Nous nous appuierons pour cela sur les rares témoignages qui procurent des aperçus authentiques sur la sociabilité populaire et artisanale aux temps de la Restauration, puis nous les confronterons aux bribes d’informations disponibles sur d’autres cercles de sociabilité moins populaires.
3Quant aux banquets politiques, comme on l’a depuis longtemps compris et comme on pouvait s’y attendre, leur description parfaite émanant d’un observateur impartial, ou simplement non engagé, n’existe pas. Il n’y a pas non plus de source unique qui permettrait de répertorier tous les banquets politiques qui se sont tenus sous la Restauration au niveau national ou local. Pour écrire ce que les contemporains auraient appelé une « physiologie » du banquet sous la Restauration, il nous faudra donc partir des indications fragmentaires fournies dans les quelques dizaines de descriptions de banquets politiques, repérés dans les archives administratives, dans les quotidiens du temps, voire dans la littérature, afin d’établir ce qu’on pourrait appeler un modèle ethnologique du banquet des années 1818-1830. On s’expliquera mieux alors les particularités des agapes libérales que nous avons déjà rencontrées, et il deviendra possible ultérieurement de comprendre à la fois la tolérance obligée de l’autorité et les espérances que pouvaient placer les libéraux dans cette sorte de manifestation politique.
Banquet et sociabilité coutumière
4À quelle occasion banquette-t-on dans la première moitié du xixe siècle ? Un banquet n’est pas seulement, on s’en doute, un repas pris en commun ; les élèves des lycées et collèges de la Restauration le savaient bien, qui attendaient avec une véritable impatience le banquet de la Saint-Charlemagne, auquel tous n’étaient d’ailleurs pas admis, pour rompre avec le triste ordinaire du réfectoire. Il s’y ajoute l’idée d’une certaine solennité, d’un certain apparat, et donc d’une recherche dans la tenue des convives, comme dans le choix du décor, des mets et des boissons. Un banquet est un repas de fête. Maintenant, que pouvait-on fêter par un banquet ?
5Comme on l’avait toujours fait, quand on en avait la possibilité et les moyens, on fêtait bien entendu d’abord les événements marquants dans la vie d’un individu ou d’une famille. C’étaient évidemment les banquets les plus nombreux, mais aussi les moins souvent décrits dans nos sources ; au surplus, la plupart de ces festins qui réunissaient famille et amis, à l’occasion d’un heureux événement, des noces le plus souvent, ou pour célébrer un baptême, ne concernent pas vraiment notre sujet. On reste dans le domaine privé, et des réjouissances familiales n’ont pas vocation à déclencher l’allégresse générale. Il faut cependant relever quelques exceptions possibles : on sait que, fin septembre 1820, la naissance du duc de Bordeaux, l’« enfant du miracle », fut abondamment fêtée et célébrée dans toute la France, notamment par des banquets ; ces festivités se renouvelèrent au printemps suivant, lors de son baptême. Mais comme, dans l’opinion commune, le roi était considéré comme le père de la grande famille que constituait la nation française, il n’y avait là rien que de très normal. Les événements privés de la famille royale étaient ainsi par définition des événements publics. On observera pourtant que certains individus pouvaient, grâce à leur richesse et à leur influence locale, donner des fêtes privées qui prenaient des dimensions telles qu’elles appelaient nécessairement la vigilance des pouvoirs publics : le meilleur exemple, je crois, est celui des fêtes offertes par la famille Perier, au château de Vizille, en juillet 1825. Il est vrai que l’on célébrait ce jour-là les noces d’une nièce de Casimir Perier et d’un jeune libéral qui promettait beaucoup, et dont le nom reviendra dans cette histoire, Charles de Rémusat, et que pour l’occasion Casimir Perier revenait dans le berceau de sa famille, où il fut accueilli triomphalement. La fine fleur du libéralisme était donc là. En plus du banquet de « retour de noces » offert aux invités de marque à l’intérieur du château, les hôtes avaient fait dresser dans le parc des tables pour 1 800 couverts, habitants de la ville de Vizille, mais aussi ouvriers grenoblois... Il était évident pour le préfet de l’Isère, qui en fit le récit au ministre de l’Intérieur, que ces festivités se substituaient au « banquet fédéral » que les Grenoblois célébraient depuis 1818, pour l’anniversaire du 6 juillet, et qui avait été interdit les deux années précédentes2.
6Banquets de noces, banquets de baptême, voire repas de funérailles, étaient à l’évidence des actes importants, mais par nature assez irréguliers puisque leur chronologie était dictée par les aléas de l’existence individuelle ou familiale. D’une beaucoup plus rassurante régularité, car inscrites dans le calendrier traditionnel, les fêtes religieuses annuelles pouvaient donner lieu aussi à des banquets. Chaque paroisse urbaine ou rurale avait sa fête patronale, qu’elle célébrait par des sonneries de cloches ou des déflagrations de boîtes, un service religieux, des distributions aux pauvres, par des jeux l’après-midi, des illuminations et des bals en soirée. Il est clair qu’entre les différents épisodes les habitants prenaient le temps de manger, et sans doute un peu mieux qu’à l’ordinaire ; mais on n’a pas l’impression que les repas aient été nécessairement pris en commun. Une fête cependant était censée être célébrée par la totalité des habitants du royaume, la fête du souverain régnant, qui tenait lieu de fête nationale : sous l’Empire, ç’avait été la Saint-Napoléon, opportunément fixée au 15 août. Une fois la dynastie légitime restaurée, ce fut la Saint-Louis, le 27 août, de 1814 à 1824, puis les six années suivantes, la Saint-Charles, le 4 novembre. Outre des divertissements populaires, jeux, feux d’artifice, ainsi que des représentations théâtrales gratuites, il y avait distribution d’aliments aux pauvres, et des banquets officiels étaient donnés à cette occasion ; quelques corps de métier sur le bon esprit desquels on pensait pouvoir compter, comme à Paris les char bonniers et les dames de la Halle, étaient aussi invités à festoyer en l’honneur du souverain. Les royalistes fervents avaient à cœur de célébrer la fête du roi par des banquets entre amis. Voici, par exemple, ce qu’on pouvait lire dans un périodique ultra, Le Conservateur de la Restauration, à l’automne 1829 sous le titre « La Fête du Roi3 » : « Lors de la fête du père de famille, tout s’oublie de part et d’autre. On met de côté la mauvaise humeur et les sujets de mécontentements parce qu’ils troubleraient la douce joie à laquelle on se livre. […] Le libéralisme, qui n’aime pas le Roi, s’occupe peu de la Saint-Charles. […] C’est un enfant dénaturé qui n’aime pas son père et qui se fâche d’en être aimé. » Ce jour-là, l’allégresse des libéraux était en effet incomparablement plus discrète et virait parfois à la mauvaise humeur ostensible : « Hier, 27 août, une société de royalistes réunie sous le titre de l’amitié en une espèce de cercle littéraire célébrait dans un banquet de quarante personnes environ la Saint-Louis, fête du Roi. Sur les huit heures du soir, aux santés portées et aux cris de Vive le Roi ! quelques jeunes gens se sont rassemblés sous les fenêtres et y ont répondu par ceux de Vive la Charte ! À bas les ultras ! » au grand scandale, paraît-il, de la population rennaise et avant qu’une patrouille de police ne les disperse enfin4. Il est donc douteux que la Saint-Louis ou la Saint-Charles aient eu autant d’importance pour la plupart des habitants du royaume que la fête patronale de leur village ou de leur paroisse ; il ne l’est pas, en revanche, qu’elle en avait moins, beaucoup moins que celle du corps auquel ils se sentaient appartenir et qu’il leur revenait souvent d’organiser eux-mêmes. Nous avons déjà évoqué la Saint-Charlemagne ; mais il faut bien se rendre compte qu’outre les écoliers, à peu près tous les corps constitués, ainsi que les associations populaires, légales, comme les sociétés de secours mutuels, ou semi-clandestines, comme les compagnonnages, fêtaient leur saint patron, et banquetaient ce jour-là.
7Les témoignages directs qui nous permettent de nous faire une idée de l’usage et de la signification des banquets dans les milieux populaires dans la première moitié du xixe siècle sont assez rares, et plus encore si l’on se limite aux temps de la Restauration. On dispose en fait de deux témoins principaux, qui se complètent heureusement, puisque, alors que les ouvrages du menuisier Agricol Perdiguier, né en 1805, qui effectua son tour de France entre 1824 et 1828, nous renseignent sur le monde complexe, hautement ritualisé et semi-clandestin du compagnonnage, le tourneur parisien Jacques Étienne Bédé, né en 1775, retrace dans ses mémoires manuscrits (ils n’ont été publiés qu’il y a une vingtaine d’années) la fondation en 1819 de la Société de secours mutuels des ouvriers tourneurs en bois et refendeurs de la Ville de Paris, et le conflit avec les maîtres qui s’ensuivit, événements dans lesquels il joua un rôle de tout premier plan. Des indications éparses chez Perdiguier, valant pour tout l’espace géographique du tour de France, et probablement pour tous les métiers pourvus d’une organisation compagnonnique ; au contraire, chez Bédé, des développements extrêmement longs, dont le préfacier craignait qu’ils ne lassent le lecteur. La description des trois banquets de la corporation des tourneurs qui marquent les fêtes des 8 mai 1820, 1821 et 1822 n’occupe en effet pas moins d’une vingtaine de pages, sur les quelque deux cents consacrées à l’action mémorable des tourneurs et refendeurs parisiens5. Bédé est certes maladroit et souvent profus, mais c’est un signe évident que ces banquets sont quelque chose d’important, au moins subjectivement. Son témoignage est d’autant plus intéressant que, contrairement à celui de Perdiguier, dont les Mémoires d’un compagnon datent de son exil en Suisse après le 2 Décembre, il a été rédigé très peu de temps après les faits retracés (d’après Rémi Gossez, qui les a édités, la rédaction de ces mémoires a débuté pendant le séjour de Bédé à Sainte-Pélagie, en 1821, et s’est achevée entre 1826 et 1830). D’autre part, à la différence de Perdiguier, qui, dans ses mémoires et dans son Livre du compagnonnage, décrit des coutumes populaires à l’intention d’un public plus large et plus lettré, lui ne vise qu’à servir d’appui à une mémoire ouvrière. Son discours n’est donc pas critique mais naïf et apologétique : il n’a pas fréquenté d’intellectuels, n’a pris aucune distance ethnologique vis-à-vis de ce qu’il décrit, et il n’aspire pas à changer la coutume ouvrière, contrairement à Perdiguier qui voulait réformer le compagnonnage. Or l’historien William Sewell, le meilleur connaisseur du monde des associations ouvrières de la fin du xviiie siècle au milieu du xive, nous invite à ne pas exagérer les différences, si spectaculaires en apparence, entre le compagnonnage à demi-clandestin et les sociétés de secours mutuels, en général vues avec bienveillance6 : c’est donc Bédé que nous choisirons comme principale source d’informations sur ce que représentait le banquet dans la sociabilité populaire sous la Restauration.
8À le lire attentivement, donc, le lien entre l’association ouvrière qu’il a fondée, la Société de secours mutuels des ouvriers tourneurs en bois et refendeurs de la Ville de Paris, et son banquet annuel apparaît extrêmement étroit : « rendez-vous pour le banquet était à l’Arc-en-Ciel, barrière de Belleville, dans un salon très vaste ; cette fête qui ne devait pas avoir lieu, au dire de messieurs les maîtres de la rue de Cléry qui s’imaginaient que tous les ouvriers devaient abandonner et la fête et la société », nous dit-il. Après la condamnation de Bédé, prévenu de coalition, les maîtres tourneurs espéraient en avoir fini avec la résistance ouvrière ; or non seulement il a été gracié par les autorités peu avant la fête, mais celle-ci a été brillante, quoique pour partie improvisée. L’échec de la fête aurait été aussi l’échec de la société, et l’harmonie du banquet est le symptôme de la bonne entente entre les sociétaires et les autres convives, eux aussi ouvriers tourneurs.
9Le fait est d’autant plus remarquable que les statuts de la société, soigneusement rédigés par Bédé et quelques amis au cours de l’année 1819, objet de discussions régulières entre le délégué des tourneurs et le commissaire de police de son quartier, soumis ensuite à l’approbation des autorités supérieures, ne faisaient absolument pas mention d’une telle fête. Ce silence des statuts peut être expliqué par l’absence de telles dispositions dans le règlement modèle dont les tourneurs se sont certainement inspirés, celui proposé par la Société philanthropique, sous le patronage du duc d’Angoulême, neveu du roi : pour ceux qui, dans leur bienveillance, se préoccupent d’encourager la moralisation de la classe ouvrière, l’organisation d’une fête corporative n’est certainement pas un aspect essentiel. Mais côté ouvrier, le silence a vraisemblablement pour but principal de désamorcer les soupçons de l’autorité : car, une fois les statuts approuvés officiellement, les toutes premières choses dont est saisie l’assemblée des sociétaires sont le choix de la date de la fête corporative et l’organisation des festivités. Il y aura donc, le 8 mai, pour la fête de l’apparition de Saint-Michel, messe et banquet. Mais les deux ne sont pas d’importance équivalente. En dépit de l’existence d’un aumônier de la société (dont le nom est tu), la religiosité des tourneurs, et notamment de leur délégué à vie, semble assez conventionnelle et ne présente en tout cas aucun trait spécifiquement catholique : parlant de cet office à ses camarades, Bédé explique qu’il faut y voir une sorte d’action de grâces envers la divinité, comme le faisaient autrefois Grecs et Romains7. Une société de secours mutuels, ne rassemblant que des ouvriers d’une même profession, doit avoir sa fête patronale puisque, un quart de siècle après la loi Le Chapelier, elle n’est guère en fait qu’une confrérie laïcisée ; la date retenue, l’identité du saint patron sont tout aussi traditionnelles : Perdiguier nous rappelle que les compagnons charpentiers fêtent la Saint-Joseph, les menuisiers la Sainte-Anne, les serruriers la Saint-Pierre, les maréchaux-ferrants la Saint-Éloi d’été, les charrons la Saint-Éloi d’hiver... et les tourneurs sur bois l’apparition de saint Michel Archange. Il faut donc qu’une messe soit célébrée, et la société doit prendre ses dispositions, même en l’absence de son délégué emprisonné, pour qu’elle le soit coûte que coûte : mais à l’évidence, ce qui importe surtout, c’est la réussite du banquet. La cérémonie religieuse proprement dite est expédiée en quatre lignes dans la description que donne Bédé de la Saint-Michel de 1820 ; pour l’année suivante, il n’en souffle plus mot dès lors qu’il est sûr qu’elle aura bien lieu ; en 1822, il n’en parle plus du tout...
10Quelle prolixité, en revanche, pour le banquet lui-même ! Bédé, qui a insisté pour que la fête soit célébrée en 1821 à la date traditionnelle, même en son absence, est sensible à la marque d’attention que représente le vœu des sociétaires de ne pas festoyer s’il est toujours emprisonné à cette date8. Mais, comme l’année précédente, cette fête est son triomphe, et il s’y étend longuement. Les chansons composées pour l’occasion (« analogues à la circonstance », disaient les contemporains) et chantées à la fin du repas, soit par leurs auteurs, soit par d’autres sociétaires, voire par leurs épouses sont intégralement retranscrites et discrètement commentées : elles sont pourtant nombreuses (cinq différentes le 8 mai 1821) et parfois assez longues. On sait que c’est l’un des aspects majeurs de la sociabilité populaire de cette époque : dans le Paris de la Restauration, les réunions chantantes, caveaux, goguettes et sociétés diverses, qui avaient lieu régulièrement, étaient extrêmement fréquentées par les milieux ouvriers. Dans les fêtes compagnonniques, il en allait de même : pas de fête sans chants à la gloire du devoir auquel appartenaient les convives et à l’exécration des devoirs rivaux. Ce fut d’ailleurs l’un des points de départ de toute l’entreprise de réforme du compagnonnage par Perdiguier : choqué des appels au meurtre en musique qu’il avait entendus pendant son tour de France, il écrivit sa première chanson, résolument pacifique, en réponse à ceux qui le défiaient de mieux faire. Perdiguier ne s’en tint pas là : les deux brochures, destinées aux compagnons, qui précédèrent le Livre du compagnonnage, et cet ouvrage même contiennent un grand nombre de chansons, qu’il avait composées ou recueillies auprès d’amis animés des mêmes intentions que lui, et qui devaient être des moyens de populariser sa réforme du compagnonnage ; on notera sans trop de surprise qu’une de ces chansons s’appelle justement Le banquet. Nous y reviendrons, vu son intérêt ; mais quoi qu’il en soit, il faut d’ores et déjà souligner que l’importance considérable accordée à la chanson de fin de banquet, de circonstance ou non, transcende à l’évidence les classes sociales : on la retrouve dans les banquets de notables. La gloire universelle d’un Béranger, admiré par Rémusat comme par Perdiguier, cette gloire que l’on a eu tant de mal à s’expliquer un siècle après sa mort, ne tient pas seulement aux thèmes qu’il traitait, mais s’enracine aussi dans la communauté des pratiques culturelles : de compagnons, d’artisans, de bourgeois ou d’aristocrates, pas de banquet sans chansons. Ce fait fondamental ne doit pas être occulté par l’hétérogénéité des productions : les riches, en général passés par le collège, sont nourris d’humanités classiques, disposent d’autres références, ou du moins les maîtrisent mieux ; peut-être aussi seraient-ils plus sensibles à la poésie.
11Après le banquet, on danse, du moins chez les tourneurs en bois de la capitale. Mais il est clair que si l’organisation d’un bal ne gâte rien, bien au contraire, il s’agit là d’un élément secondaire. Bédé précise que le bal a été ajouté au programme initial de la fête : « Au reçu des lettres [par lesquelles la société annonçait à tous les ouvriers tourneurs de la capitale l’établissement de la fête corporative, avec office et banquet] […] les jeunes gens nous témoignèrent le désir d’établir un bal à la suite du banquet. Les désirs furent accomplis et des musiciens ont été prévenus pour composer l’orchestre9. » Le bal pose en effet plusieurs problèmes aux sociétés désireuses de célébrer une fête. Le premier est tout simplement la participation de femmes et de jeunes filles, toutes les sociétés ne comptant à cette époque que des hommes parmi leurs membres. Dans les milieux aisés, le recrutement était exclusivement masculin ; dans les sociétés implantées dans des couches plus populaires, l’exclusivité masculine peut tolérer une exception féminine : la cantinière dans les sociétés d’anciens soldats, la mère chez les compagnons sont des figures nourricières obligées10. Mais, quoi qu’il en soit, la présence d’une seule femme ne saurait suffire pour organiser un bal. Chez les compagnons qui sont normalement des jeunes gens célibataires et qui quittent la société par mariage ou établissement, il ne peut y avoir bal que si l’on peut inviter les maîtres, leurs épouses, leurs épouses, leurs fils et surtout leurs filles, ce qui se fait souvent ; ou le lendemain, lorsque les maîtres rendent leur invitation aux compagnons, dans un deuxième banquet. Dans le cas d’une société de secours mutuels, regroupant des salariés dont un certain nombre peuvent être mariés et pères de famille, la difficulté est moindre. Mais il faut inviter expressément les épouses des souscripteurs de la fête à participer au festin (ce que fit la société des tourneurs) et cela oblige les convives masculins à un effort de tenue morale : « Les dames étant le plus bel ornement de la Société, nous n’avons rien négligé pour que la fête soit agréable et que chacun se comporte avec le respect et la décence dus au beau sexe », rappelle Bédé à l’issue du repas, après les toasts11.
12L’essentiel est donc bien le banquet lui-même. Il a fallu trouver une salle, ce qui est sans doute un peu moins difficile que lorsque les convives sont d’un milieu plus raffiné, puisqu’une simple guinguette peut faire l’affaire (mais on notera que les tourneurs de Bédé, qui avaient choisi la première année l’« Île de la Grenade » aux prés Saint-Gervais, se réunissent en 1821 à l’Arc-en-Ciel). Il faut aussi la décorer, puis disposer les convives en un certain ordre : Bédé précise que la place de chacun, attribuée en fonction des sympathies et antipathies connues, a été indiquée par des étiquettes12. Des commissaires du banquet, choisis parmi les ouvriers, veillent à l’observation de cet ordre ainsi qu’à ce qu’aucune table ne manque de rien. Mais tout ceci, indispensable pour assurer le bon déroulement et l’harmonie de la fête, est subordonné à des choix d’ensemble, traduits dans la disposition des lieux.
« L’heure étant arrivée, l’on avertit de finir la danse (comme les musiciens étaient déjà là, on a commencé à danser pour " attendre avec plus d’agrément les préparatifs du banquet ") et d’entrer dans la salle du banquet qui était très bien décorée, une table en fer à cheval contenait les trois quarts de la salle, une autre table était placée au milieu du fer à cheval, des étiquettes sur chacun des couverts indiquaient la place de chacun des convives.
J’étais placé au centre du fer à cheval et à mes côtés les fondateurs et administrateurs de la Société ; sur les deux ailes étaient placés les sociétaires et les non-sociétaires mêlés ensemble, la table du centre était occupée par le Conseil de la Société et les amis des conseillers non sociétaires. »
13La hiérarchie de la Société est donc observée ici : Bédé, en tant que fondateur de la Société et son délégué à vie, préside l’ensemble, les autres administrateurs (le subdélégué, le trésorier et son adjoint, le secrétaire et son adjoint de part et d’autre). La table centrale a également valeur honorifique : y figurent les neuf membres du Conseil, élus par l’assemblée générale, ainsi que leurs amis non sociétaires (sur qui un peu de l’honneur qui est fait aux conseillers rejaillit, à moins qu’il ne s’agisse des membres honoraires prévus par les statuts). Mais il n’y a pas d’autre hiérarchie : non seulement les ouvriers tourneurs non sociétaires ont été invités par la Société (et tous ceux qui ont voulu souscrire ont pu venir), mais aucune différence de rang n’est faite entre sociétaires et non-sociétaires, ils sont mélangés. Or, cela ne va absolument pas de soi : il existe des obédiences compagnonniques qui ne permettent pas, lors de la fête patronale, aux simples affiliés d’être à la même table que les compagnons reçus ; et dans certaines sociétés particulièrement conservatrices et élitistes, les aspirants sont cantonnés dans une autre salle. Les obédiences les plus ouvertes, comme, aux dires de Perdiguier, les menuisiers du devoir de liberté considèrent cependant que, lors de la fête, les hiérarchies internes au devoir doivent s’effacer temporairement, et qu’aspirants, affiliés et compagnons reçus doivent se trouver côte à côte, à égalité. Nous n’avons sur ces questions que des bribes d’informations, parce que les témoignages de première main sur les formes de sociabilité populaire au xixe siècle n’abondent pas. Mais le peu que nous entrevoyons permet de penser que l’ordre du banquet était loin d’être anodin et qu’il définissait avec une très grande précision les hiérarchies et les valeurs propres à chaque société populaire, ainsi que les rapports qu’elle entretenait avec le milieu, ou le métier où elle recrutait. En dépit des dénégations de Bédé, il est parfaitement clair que la Société de secours mutuels qu’il venait de mettre sur pied n’a pas été étrangère au conflit social avec les maîtres tourneurs de la rue de Cléry, qui débute la semaine suivant immédiatement la première célébration de la fête de l’Archange-Saint-Michel, à laquelle eux n’ont pas daigné assister : elle ne la dirige peut-être pas, mais à l’évidence elle en est l’âme. De la même manière, dans ce conflit la demi-victoire que représente la grâce accordée à Bédé, à la veille du 8 mai 1821, est célébrée dans le banquet annuel de la Société.
14Dans les milieux populaires, le lien entre le groupe, formel ou informel, et la célébration annuelle d’un banquet le jour de la fête patronale apparaît donc particulièrement fort. Il l’est même sans doute davantage dans les formes de sociabilité les plus modernes, les sociétés de secours mutuels : à la différence des devoirs compagnonniques, elles ont peu d’autres occasions de mettre en scène l’unanimité du groupe, et les liens entre les membres restent fragiles. À chacune des étapes de leur tour de France, les compagnons d’un même devoir logent chez la Mère ; ils partagent aussi la même table et, semaine après semaine, ils versent leur écot. Ils se fréquentent donc tous quotidiennement, sans que cela les empêche de manifester régulièrement l’unité du groupe, lors des cérémonies d’adieux aux partants (les conduites), lors des bagarres avec les devoirs rivaux (les « fausses conduites ») et lors des funérailles. Cette unité, ils la célèbrent en outre périodiquement, dans des fêtes comportant parade en ville, messe et banquet (à la Noël et à la Sainte-Anne pour les menuisiers ; mais Perdiguier rappelle qu’autrefois il y avait quatre fêtes annuelles) ; ils y dépensaient des sommes importantes. Les réformateurs du compagnonnage les plus radicaux, Pierre Moreau et la Société de l’Union, critiquaient vivement ce qu’ils qualifiaient de gaspillage : à quoi Perdiguier objectait que les frais étaient bien un peu élevés (ils pouvaient atteindre dix francs, moitié pour le banquet, le reste pour les frais divers, messe et bal principalement) mais qu’il ne fallait pas être rigoriste, et qu’au surplus les compagnons, jeunes, qualifiés, vivaient de peu et n’avaient pas de famille à charge13. En revanche, les adhérents d’une société de secours mutuels ne vivent pas ensemble au quotidien, ils peuvent habiter le même quartier, mais rien ne les y oblige, et dans les grandes villes, comme Paris, ce n’est pas le cas. Beaucoup sont mariés ; leurs relations avec leurs employeurs ne passent pas par l’intermédiaire de la société... qu’ils sont plus libres de quitter, comme ils étaient libres d’y adhérer ou non. Dès lors, il n’y a que deux occasions où s’affiche publiquement l’unité de la société : les funérailles, qui avaient une importance fondamentale, mais sur lesquelles nous ne nous étendrons pas ici, et la fête patronale. Or le banquet était, nous l’avons vu, au centre de celle-ci.
15Il était une autre forme de sociabilité formelle dans laquelle des banquets célébrés périodiquement jouaient un rôle majeur. Quand, en février 1820, les agents de la police parisienne firent leur rapport sur le banquet du Mont-Thabor, ils le désignèrent sans autre forme de procès comme un banquet de « francs-maçons » ; et le cas n’est pas isolé. Dans les années suivantes, la confusion fut sans doute alimentée par le fait que les carbonari n’hésitèrent pas à se servir de la couverture imprudemment accordée à certaines de leurs loges, au demeurant d’une orthodoxie très relative, par le Grand-Orient. Quoi qu’il en soit, chacun savait que les francs-maçons se retrouvaient régulièrement dans des banquets qui n’étaient ouverts qu’aux seuls frères ; on savait aussi qu’ils devaient utiliser, dans ces occasions, un langage codé pittoresque et sans doute assez malcommode, dans lequel, par exemple, la cuiller était appelée « truelle », la fourchette « pioche », l’assiette « tuile », le verre « canon », l’eau « poudre faible », les liqueurs « poudres fulminantes », etc. Les historiens de la franc-maçonnerie se bornant à de simples allusions, on ne trouvera de description précise que dans des publications anciennes, d’ailleurs amplement diffusées en leur temps, dont les auteurs étaient eux-mêmes maçons : Bazot, qui écrivait à la fin de l’Empire et aux débuts de la Restauration, aussi bien que Bègue-Clavel sous la monarchie de Juillet ou Pierre Larousse, dont l’article « Banquet maçonnique » du Grand Dictionnaire universel du xixe siècle reste la meilleure synthèse sur le sujet14.
16Quoique les maçons du Second Empire paraissent plus graves que ceux de la génération précédente, dont l’épicurisme tranquille fait encore une fois penser à Béranger, on trouvera peu de différences entre les ordonnancements15. Deux banquets annuels sont obligatoires, aux jours de tenue les plus proches du solstice ; ils ont lieu dans le local ordinaire, et même les apprentis sont admis, au moins au milieu du siècle. La forme de la salle du banquet est un « carré long » ; il n’y a qu’une seule table, en fer à cheval. Au sommet, l’« orient », prend place le Vénérable ou président ; à ses côtés, l’orateur, le secrétaire et les autres officiers. Toutefois, il peut se faire que le vénérable ait invité et place à sa droite et à sa gauche « quelques frères étrangers à la loge, présidents ou dignitaires, qui viennent apporter leur concours sympathique à cette réunion de famille ». Seuls assis à l’intérieur du cercle, le maître des cérémonies et le grand expert ; à l’occident, les extrémités sont occupées par le premier et le second surveillants, les autres convives se placent librement. Une coupe circule entre les convives au début du banquet. À la fin sont portées des santés ; six sont d’obligation, la première pour le chef de l’État et sa famille (donc pour le « Roi et son auguste famille », sous la Restauration), les suivantes pour différents dignitaires de l’ordre, et la dernière, pour laquelle les maçons forment la chaîne d’union, pour tous les maçons répandus à la surface de la terre. C’est à ce moment que se transmet le « mot de semestre », communiqué par l’autorité maçonnique centrale à toutes les loges qu’elle reconnaît, et dont la connaissance est donc le signe de l’appartenance à la maçonnerie.
17L’exotisme du rituel, vis-à-vis duquel les contemporains oscillaient entre la perplexité, la franche hilarité et la suspicion de pratiques sataniques16, ne doit pas dissimuler que la plupart des traits décrits par Pierre Larousse ont leurs équivalents dans les banquets de sociétés parfaitement dépourvues de la moindre dimension mystique, comme celle de Bédé. On ne banquette pas n’importe quand, on n’admet pas n’importe qui, les convives se placent (au moins en partie) en fonction des hiérarchies propres à la société ; on porte des santés en commençant par celle du souverain et en terminant par l’ensemble des membres du même corps ; enfin, la chaîne d’union et le passage du « mot de semestre » ne font que conférer un caractère formel à ce qui est la caractéristique de tous les autres banquets de sociétés : proclamer l’unité du groupe en même temps qu’on le délimite. Aussi, les personnes qui avaient été amenées à connaître les deux mondes, celui des compagnonnages et sociétés populaires héritières des anciennes confréries, et celui de la franc-maçonnerie, affirmaient-elles vigoureusement leur parenté, et Perdiguier, par exemple, n’hésitait pas à proclamer que les rituels maçonniques étaient d’origine indiscutablement compagnonnique, ce que dénotait aussi l’utilisation commune d’un certain nombre de symboles, le compas et l’équerre étant les plus connus. Mais il est très peu probable que, sous la Restauration, beaucoup de personnes en aient été conscientes, parce que le recrutement des loges n’était pas populaire : elles n’accueillaient à peu près que des gens d’un certain niveau social, passés au moins par les collèges. On y rencontrait des nobles et des bourgeois, des magistrats, des officiers en activité ou en retraite, des fonctionnaires et des propriétaires, des banquiers, des négociants, parfois des docteurs en médecine ou des capitaines de vaisseau ; mais la petite bourgeoisie y était peu représentée, et les milieux de l’artisanat et de la boutique à peu près absents.
18Au-delà des apparences, la comparaison entre les banquets maçonniques et ceux des sociétés compagnonniques ou populaires suggère donc une profonde similitude, qui ne saurait s’expliquer par des emprunts conscients et par la fréquentation de ces fêtes par des mêmes individus. Par conséquent, si les usages et les formes extérieures du banquet étaient semblables dans des milieux non seulement différents, mais à peu près étanches, on peut avancer l’hypothèse que c’est la forme même du banquet, ses traits structurants, qui constituaient une sorte d’invariant. D’un milieu social à l’autre, les banquets n’étaient pas identiques, mais ils se ressemblaient pour l’essentiel. En décrivant maintenant les banquets des libéraux de la Restauration, il faudra le garder en mémoire.
Le banquet est une fête
19Il n’en va pas autrement des banquets politiques que des autres. Sous la Restauration, les participants à ces agapes libérales ne les définissaient jamais comme de simples réunions, ou comme des assemblées politiques ; mais d’abord et avant tout comme des fêtes17. Le mot revient dans tous les comptes rendus : « fête patriotique », « fête civique », et il est très rare que la relation ne se conclue pas par la phrase « ce banquet était une véritable fête de famille ». Leurs adversaires, préfets ou publicistes royalistes, prompts à y soupçonner des réunions de conspirateurs, avaient du mal à les définir autrement : en 1818, le préfet de l’Isère, Choppin d’Arnouville, évoquant la commémoration de la résistance de Grenoble aux armées piémontaises, parle de « cette sorte de fête ». Quant aux journaux ultras, qui ne pouvaient tout de même pas qualifier tous les banquets d’orgies, de fêtes crapuleuses, ils expliquaient fréquemment que ces prétendues fêtes libérales avaient été bien mornes, et que, les participants s’y étant beaucoup ennuyés, certainement on ne les y reprendrait plus... Le banquet est donc une fête : et au milieu des airs d’allégresse, « la cordialité la plus franche ne cesse d’y régner » ; avouons que nous avons bien du mal à ne pas penser, une fois encore, à Flaubert, lecteur assidu de la presse et grand pourfendeur d’idées reçues. Mais il faut aller plus loin et ne pas s’en tenir à la première impression : les relations parues dans la presse libérale ou dans les brochures que les organisateurs répandaient dans le public après la fête sont sans doute répétitives, et les réactions des adversaires tout aussi stéréotypées. Mais ces stéréotypes renvoient à une société dont les règles de fonctionnement diffèrent largement des nôtres, et lorsqu’on relit attentivement les relations qui nous sont parvenues, que l’on confronte les points de vue, on décèle des variations qui ne sont peut-être pas dépourvues de sens. Enfin, aussi conventionnels qu’ils puissent paraître à l’observateur, ces banquets de notables n’étaient généralement pas perçus par les participants comme appartenant à la routine : c’étaient des événements, certes locaux, mais qui constituaient quand même de véritables ruptures du quotidien.
Le temps de la fête
20Les fêtes qui sortent le plus facilement du cadre de la vie privée sont donc celles qui marquent une rupture de la temporalité personnelle ou coutumière, celles qui célèbrent un événement. Nous avons déjà vu l’importance des anniversaires, le 12 mars bordelais, le 6 juillet grenoblois. Ajoutons-y les événements eux-mêmes, lorsqu’ils étaient prévisibles et que l’on avait un peu de temps pour organiser l’allégresse : la libération complète du territoire français, avec le départ des dernières troupes étrangères stationnées dans les départements frontaliers, le 30 novembre 1818, fut ainsi célébrée par un certain nombre de fêtes patriotiques, où l’enthousiasme des libéraux éclatait d’autant plus volontiers que l’on savait que les ultras, eux, n’étaient pas sans inquiétude sur les suites du départ de leurs alliés. La plus brillante de ces fêtes fut donnée par le duc de La Rochefoucault-Liancourt, et Béranger composa pour l’occasion une de ses chansons les plus célèbres, La sainte alliance des peuples. Mais ce ne fut pas la seule : Benjamin Constant signale ainsi à Paris un « dîner patriotique dans lequel plus de cent électeurs de la 18e section ont célébré […] le départ des étrangers et la délivrance de la France18 ». À Auxonne, comme dans plusieurs autres villes de la Côte-d’Or, s’était formée une société « pour célébrer par des banquets la délivrance de la patrie », et l’on avait pris soin d’y associer la garnison. « On avait drapé avec beaucoup de goût la salle de spectacle destinée aux danses ; le buste du Roi y était placé entre les étendards des différents corps et des drapeaux de la garde nationale, et des devises disséminées dans la salle peignaient l’union qui règne entre les Auxonnois et la garnison et attestaient l’unanimité de leurs sentiments19. » À Aix-en-Provence, « le jour où la terre natale fut libre » fut célébré dans un banquet civique, « que pendant quelques jours il a été de bon ton de calomnier », « où l’on but à la patrie, dont c’était la fête, au roi et à la charte, que nous ne séparons jamais, à l’union des enfans de la France20 ». Autre événement éminemment prévisible et qui était censé déclencher l’allégresse générale, la venue dans une ville d’un membre de la famille royale. Louis XVIII, obèse, goutteux, incapable de monter à cheval, ne quittait pas la capitale. Mais sous son règne, son frère le comte d’Artois, ses neveux et nièces (le duc et la duchesse d’Angoulême surtout, mais aussi le duc de Berry et sa jeune épouse) voyageaient beaucoup. Toutes les villes où ils s’arrêtaient se devaient de leur offrir un banquet, aux frais du contribuable local, bien entendu ; en retour, on espérait que la chaleur de l’accueil disposerait favorablement le pouvoir royal à l’égard des élites municipales, voire des intérêts de la ville. Lorsque le comte d’Artois vint à Marseille en octobre 1814, une grande partie de la population manifesta son enthousiasme et il fut splendidement reçu par la municipalité, qui lui offrit deux banquets. Les arrière-pensées des élites phocéennes, qui espéraient retrouver à cette occasion le statut douanier privilégié dont la ville jouissait sous l’Ancien Régime, s’exprimèrent à cette occasion sous une forme bien curieuse à nos yeux : un poète local avait réussi le tour de force incongru d’introduire le mot franchise dans tous les couplets chantés au banquet21…
21Une génération après la Révolution, cependant, la venue d’un prince de la famille royale n’était plus le seul événement qui pouvait déchaîner l’enthousiasme. Depuis le siècle des Lumières, on avait pris l’habitude de célébrer les grands hommes, d’abord par la louange académique, puis par des honneurs funéraires et posthumes, allant jusqu’à envisager (c’est un sujet de débat aux premiers temps de la Restauration) de leur élever des statues en place publique, alors qu’au siècle précédent de tels hommages étaient réservés au seul monarque. Rien de surprenant, dès lors, à ce que ce culte des grands hommes commence à se traduire par des manifestations publiques que certains royalistes voyaient d’un œil chagrin, que d’autres s’efforçaient de ridiculiser, parce que tous sentaient fort bien la désacralisation de la monarchie sous-jacente : on en prendra deux exemples, l’un historique, le banquet offert à Rossini à son arrivée à Paris, l’autre romanesque, mais plus connu encore, celui qu’offre la ville d’Angoulême au poète Lucien de Rubempré, dans les Illusions perdues.
22Lorsque Rossini arriva à Paris, il jouissait déjà d’une renommée européenne : il était, aux yeux de beaucoup d’amateurs de théâtre lyrique, le plus grand compositeur vivant22. Ses œuvres majeures ayant été données dans toutes les capitales avec un grand succès, il aspirait à quitter Naples et l’Italie ; aussi des pourparlers avaient-ils été entamés avec le Théâtre italien, de Paris, et avec le King’s Theatre, de Londres, où sa femme, la cantatrice Isabella Colbran, avait été engagée pour la saison. Paris n’était en principe pour le compositeur qu’une halte sur le chemin de la capitale britannique. Comme cette halte dura un mois entier, on peut supposer que c’était aussi un moyen de faire monter les enchères, dans la négociation avec la Maison du Roi, dont dépendait son engagement comme compositeur ; et les partisans de la musique nouvelle, les dilettanti, comme on les appelait alors, entendaient sans doute tout faire pour essayer de retenir le maestro23. Son arrivée a été annoncée dans la presse, spécialement la presse libérale, La Pandore, qui ne tarit pas d’éloges et retraça en détail toutes les manifestations en l’honneur du grand homme, tandis que les journaux ultras, La Gazette de France, Le Journal des débats, jouaient les rabat-joie. Rossini fut reconnu et ovationné au théâtre, on lui offrit une sérénade, et enfin, le dimanche 16 novembre, un grand dîner par souscription, organisé en moins d’une semaine, qui eut lieu dans la grande salle du restaurant du Veau-qui-tette, place du Châtelet ; bien que situé à l’écart des beaux quartiers, cet établissement était en effet le seul qui pût alors accueillir près de deux cents convives dans un cadre confortable et élégant. « Cette fête, dit La Pandore, fera époque dans l’histoire des arts, et (son) souvenir restera comme un monument de l’hospitalité française. » La salle du banquet avait été « décorée avec goût par le plus habile de nos décorateurs. Des médaillons, entourés de guirlandes de fleurs, étaient placés de distance en distance, et sur chacun d’eux était écrit en lettres d’or le titre de l’un des ouvrages du héros de la fête […]. Au-dessus du fauteuil qui lui était destiné, on avait suspendu son chiffre ». Pour perpétuer le souvenir de l’événement, un jeune artiste grava une médaille à l’effigie de Rossini, qui fut ensuite distribuée aux participants.
23Le banquet que, dans les Illusions perdues, Balzac fait offrir par la ville d’Angoulême au plus illustre de ses enfants, le jeune poète, romancier et journaliste Lucien Chardon, dit de Rubempré, se situe, dans la chronologie fictive du roman, à l’automne 1822, soit un an avant le triomphe historique de Rossini dans la capitale. Bien évidemment, il serait vain d’y chercher la trace d’événements réels ; on ne saurait traiter ce banquet, ni d’ailleurs le reste du roman, comme un témoignage historique de première main. La dernière partie des Illusions perdues, les Souffrances de l’inventeur, a été rédigée en 1843, vingt ans après. L’insertion de l’intrigue dans une chronologie historique précise est à l’évidence imparfaite, et on ne se surprendra pas de voir se télescoper dans la description des fêtes données à Lucien de Rubempré des notations empruntées à des conjonctures historiques un peu différentes : à dire vrai, le banquet romanesque qui rassemble à la même table de jeunes libéraux, les anciens condisciples de Lucien et des représentants de l’administration me semble infiniment plus vraisemblable en 1828-1829 qu’en 1822, sous Martignac que dans les premiers mois du gouvernement de Villèle. Mais peu importe, car ce que nous recherchons ici n’est pas l’exactitude des faits, mais la description d’un modèle. Or, comme Balzac avait fréquenté les milieux de la petite presse parisienne dans sa jeunesse, au début des années 1820, et qu’il connaissait bien la province, ou du moins les petites villes du Bassin parisien et de l’Ouest atlantique, où il a situé les intrigues de ses romans, ce qu’il décrit est vraisemblable. Sa pénétration des ressorts de la sociabilité du temps est exceptionnelle : ce n’est pas un hasard s’il fait s’exprimer des réticences envers cette ovation dans la bouche de la mère et de la sœur de Lucien, surprises de cette innovation au regard des « mœurs immobiles de la province24 ». Pas un hasard non plus si l’organisateur du banquet est l’avoué Petit-Claud, digne fils de L’Houmeau, faubourg industrieux et négociant d’une ville dominée par l’aristocratie, que Balzac présente comme le « promoteur, l’âme et le conseil secret de l’Opposition de la basse ville » après que le parti libéral a renoncé « au moyen dangereux des conspirations » pour s’efforcer de se rendre « maître de la matière électorale25 ». Fêter un individu par un banquet n’est pas un acte banal : c’est une innovation, et typique de l’esprit du libéralisme, prompt à fêter des grands hommes là où la tradition voulait que les hommages ne soient rendus qu’à la majesté souveraine.
24L’épisode se situe à la toute fin du roman. Ruiné, désespéré après la mort de sa maîtresse, complètement discrédité comme journaliste depuis qu’il est passé de la petite presse libérale aux journaux gouvernementaux, Lucien revient incognito, presque en haillons, dans sa ville natale, d’où il était parti deux ans auparavant pour Paris conquérir la gloire et la fortune à la pointe de sa plume. Son retour coïncide d’ailleurs avec celui de son ancienne protectrice, madame de Bargeton, désormais comtesse du Châtelet, et épouse du nouveau préfet de la Charente. Les déboires personnels de notre « grand homme de province » n’étant pas encore connus, son arrivée fait événement. Fait exceptionnel, elle est annoncée dans la feuille locale ; le lendemain soir, une sérénade est donnée à Lucien par les « jeunes gens d’Angoulême », avec le concours des musiques de la ville et de la garnison, associées pour la circonstance. Enfin, le jour suivant, une délégation menée par l’avoué Petit-Claud se présente au domicile provisoire du poète et lui demande d’accepter, au nom de ses anciens condisciples du collège de la ville, le banquet par souscription qu’ils se proposent d’offrir au « grand homme sorti de leurs rangs ». Petit-Claud précise que le proviseur et les professeurs y assisteront, et ajoute qu’« à la manière où vont les choses, nous aurons sans doute les autorités ». Bien entendu, Lucien accepte la proposition, à la seule condition de repousser la date d’une dizaine de jours (le temps de faire venir, grâce à ses relations parisiennes, un costume qui lui permettrait de briller dans Angoulême).
25Tout se passe donc comme pour Rossini. Annonce dans la presse, ovation et sérénade, enfin souscription pour le banquet, point culminant des festivités, triomphe, apothéose, évidemment sans lendemain dans le cas de Lucien. Le banquet est un succès provincial : il a lieu un dimanche, chez le meilleur restaurateur de la ville, dans une salle décorée du mieux qu’on a pu (« avec des draps sur lesquels des couronnes de laurier entremêlées de bouquets faisaient un effet superbe ») ; « le colonel du régiment offrit sa musique ». Parmi les quarante convives, en habit de cérémonie, figurent « le préfet, le receveur général, le colonel, le directeur de la poudrerie, notre député, le maire, le proviseur, le directeur de la fonderie de Ruelle, le président, le procureur du Roi... » : toutes les autorités, tous les notables. « À huit heures un dessert de soixante-cinq plats, remarquable par un Olympe en sucreries surmonté de la France en chocolat, donna le signal des toasts. »« Au Roi ! », par le préfet ; « au jeune poète ! », par le proviseur ; « au royaliste ! », par le colonel (« car le héros de cette fête a eu le courage de défendre les bons principes ») ; « au proviseur du collège ! », par Petit-Claud ; et pour finir, Lucien que le vieux proviseur vient de couronner de laurier, répond par un toast « à la belle comtesse Sixte du Châtelet et à la noble ville d’Angoulême ! »« À dix heures, les convives s’en allèrent par groupes […]. À minuit, Petit-Claud reconduisit Lucien sur la place du Mûrier. Là Lucien dit à l’avoué : "Mon cher, entre nous, c’est à la vie à la mort." » Le caractère extraordinaire de la scène vient bien évidemment du contraste cruel entre les apparences et les enjeux réels, car cet accueil triomphal ne vise qu’à faire déguerpir Lucien au plus vite, et à mettre la main sur son beau-frère, la seule personne dont les sentiments auraient été sincères s’il avait pu se trouver au banquet26. Et, comme la Roche tarpéienne est près du Capitole, c’est bien ce qui se produit, cependant que Petit-Claud entame les manœuvres qui pourraient faire de lui un procureur du roi et un bon serviteur de la légitimité.
26Manifester son allégresse par des fêtes et des banquets était évidemment légitime. Mais cela ne pouvait se faire sans précautions, sans un minimum de tact : cette allégresse ne doit, ne devrait pas insulter à la tristesse et au deuil d’autres Français, elle ne doit pas non plus constituer une insulte à la misère. Les libéraux des débuts de la Restauration avaient été outrés de l’attitude de nombreux royalistes dans les mois et les années qui suivirent Waterloo. En effet, dans beaucoup d’endroits, les autorités locales des temps de la Terreur blanche avaient jugé bon de multiplier fêtes et de banquets, censés manifester de façon éclatante la satisfaction des Français à voir rétablie la monarchie légitime27. C’est peu dire que cela choqua, car pour toute l’opinion patriote on était alors en période de deuil national. En témoigne une extraordinaire chanson de Béranger, intitulée La cocarde blanche, qui lui valut d’ailleurs condamnation lors de sa publication en 1821. Ce chef-d’œuvre de dérision est présenté ainsi par son auteur : « Couplets censés faits pour un dîner où des royalistes célébraient l’anniversaire de la première entrée des Russes, des Autrichiens et des Prussiens à Paris (30 mars 1816). » Que ce dîner ait eu lieu ou non importe peu : les libéraux abhorraient les ultras, parce qu’ils s’étaient réjouis des défaites de l’armée française :
Jour de paix, jour de délivrance,
Qui des vaincus fit le bonheur ;
Beau jour, qui vint rendre à la France,
La cocarde blanche et l’honneur !
Chantons ce jour, cher à nos belles,
Où tant de rois, par leurs succès,
Ont puni les Français rebelles,
Et sauvé tous les bons Français,
Appuis de la noblesse antique,
Buvons après tant de dangers,
Dans ce repas patriotique
Au triomphe des étrangers.
27Un autre épisode, de quelques années postérieur, montre à quel point l’opinion était partagée, combien l’opposition des sensibilités était vive, et peut-être aussi combien l’exubérance des uns, ou l’attitude d’autorités locales, maladroites ou provocatrices, nourrissait les affrontements politiques. Arrêté à Toulon en janvier 1822, suspect, à juste titre d’ailleurs, d’avoir conspiré pour soulever la garnison contre l’autorité royale, le capitaine Vallé fut emprisonné, jugé et exécuté. Son courage devant ses juges, sa bravoure incontestable face à la mort en firent un héros et un martyr pour toute la population patriote de la ville, et au-delà, du Midi tout entier. Or, selon certaines sources, l’exaspération aurait été portée à son comble par l’attitude des « membres du jury et [de] ceux de la Cour », au total une vingtaine de personnes, qui, le soir de la condamnation à mort, fêtèrent l’heureuse (à leur sens) issue du procès par un banquet auquel ils se rendirent en corps, « paradant dans les rues de Toulon en habit à la française, et excitant l’indignation et le dégoût de tout ce qui avait quelque sentiment de l’honneur28 ». Sous la Restauration particulièrement, dans certaines circonstances politiques, dans certains lieux, des manifestations publiques d’allégresse avaient valeur de provocation. On en verra d’autres exemples.
28Les affrontements politiques étaient conjoncturels ; en revanche, selon les paroles de l’Évangile qui correspondaient à la réalité de l’époque, « il y a toujours des pauvres parmi vous ». On ne concevait pas donc pas de fête, ni de banquet, sans que l’on songe à ceux qui ne pouvaient partager l’allégresse générale. Il convenait que les convives fissent un geste en faveur des pauvres et des malheureux. Cet acte de bienfaisance pouvait prendre plusieurs formes, entre lesquelles le choix n’est pas tout à fait anodin. Ainsi, à propos du banquet du Mont-Thabor, Le Constitutionnel nous informe que « le tronc inaperçu par une grande partie des convives avait remplacé la quête, que réclamait le haut commerce pendant la durée du banquet. L’amour de l’ordre, porté peut-être à l’excès, n’a pas permis aux commissaires de déférer à un vœu auquel on n’aurait pu satisfaire sans s’exposer au risque d’un peu de confusion ». En clair, dans ce cas précis, le sort des pauvres de l’arrondissement, à qui était destinée la somme recueillie, importait moins aux organisateurs que l’harmonie de la fête, enjeu politique fondamental. Aussi la solution la plus fréquente est-elle encore différente : il est entendu à l’avance, au moment de la souscription, soit qu’une partie du montant versé ira aux pauvres (par exemple lors des banquets de Brest et de Morlaix dans l’été 1820), soit qu’une partie de l’excédent des recettes sur les dépenses leur sera affecté. Les destinataires de ces actes de générosité varient, et les modalités de la distribution peuvent faire l’objet de discussions : en province, il s’agit presque toujours des pauvres de la ville, si bien que la distribution des secours est confiée soit au curé, soit au bureau municipal – le choix n’est pas sans signification politique29. Mais on peut aussi affecter l’excédent à secourir des personnes précises : des prisonniers pour dettes, « sept personnes également réduites à la plus déplorable situation, et presque toutes par suite de quelque iniquité politique30 », « des prisonniers pour délits politiques31 » ou, comme après le banquet des Vendanges de Bourgogne, des réfugiés italiens, espagnols, portugais et sud-américains. Enfin, la générosité des convives peut revêtir des aspects plus proprement philanthropiques, sans bien entendu perdre toute dimension politique, comme lorsque la somme recueillie est destinée à la fondation ou à l’entretien d’une école mutuelle ; ce fut le cas à Rouen en septembre 1818.
Les apprêts du festin
29Puisque c’est d’une fête qu’il s’agit, les organisateurs, on dit alors les commissaires du banquet, se doivent de choisir au mieux le local, puis de le décorer. Ce n’est pas toujours facile : dans une petite ville, on n’avait souvent guère le choix. Le plus vaste établissement disponible était en général la salle de spectacle, et il fallait obtenir l’autorisation de la municipalité pour en disposer. Les maires de la Restauration, directement nommés par le pouvoir, étaient en général très peu enclins à l’accorder. De plus, même si la réponse avait été positive, rien ne garantissait que les pressions ultérieures de l’administration préfectorale, voire une menace de révocation pure et simple ne les amèneraient pas à changer d’avis ; ce qui se passa à Brest en 1820, où le maire avait d’abord accepté de prêter la salle de spectacle, et promis que, comme individu, il y assisterait, avant de se rétracter : le banquet se tint en définitive dans un jardin aux portes de la ville32. Dans ces conditions, il fallait parfois improviser, comme le firent par exemple les citoyens de Châtellerault qui voulurent fêter Voyer d’Argenson, le 28 juin 1818 : « Le repas a été donné en plein air, dans un jardin situé sur la promenade, dont le jardinier, fermier et cabaretier, avait loué une des allées pour cet objet. Ces messieurs ont été forcés de prendre ce local, n’ayant pu obtenir des autorités la disposition d’une salle publique33 » ; ou bien se contenter d’installations de fortune. Ainsi, en 1827, le député nouvellement élu André Dupin dut banqueter avec ses électeurs de la Sarthe, à qui il devait d’ailleurs annoncer qu’il optait pour la Nièvre, d’abord à La Ferté-Bernard, « dans le vaste local d’une manufacture récemment construite et non encore occupée », puis, le surlendemain, sous la halle aux toiles de la petite ville de Fresnay, qui avait été partiellement illuminée34. Quant au nouveau député de Vendée, Kératry, l’impatience de ses électeurs des Sables-d’Olonne était telle que le jour où, l’année suivante, il vint enfin les visiter, il y avait près de deux mois que la tente destinée à abriter le banquet qu’on lui préparait avait été dressée ; et le zèle des libéraux du lieu fut mis à rude épreuve lorsque, la veille, une tempête automnale jeta bas le fragile édifice, qu’il fallut réparer en catastrophe35.
30D’autres solutions s’offraient aux commissaires du banquet dans des villes d’une certaine importance : ce pouvaient être des hôtelleries, mais on les préférait de bonne réputation. Évitons de prêter le flanc à la critique en choisissant un établissement que les malveillants pourraient qualifier de taverne, d’auberge ou de cabaret36. L’hôtel du Nord, à Lyon, celui du Lion rouge à Mulhouse, celui du Chapeau rouge à Dijon, les Deux Clefs à Colmar étaient ceux où descen daient les notables de passage, quand ils n’avaient pas d’hôtes sur place ; le plus souvent, ils possédaient un jardin d’agrément, à tout le moins une vaste cour. Il arrivait aussi que l’établissement choisi ne soit pas un hôtel, mais une « campagne » à proximité de la ville ; il fallait persuader le propriétaire de la mettre à la disposition de l’assemblée. Ainsi à Angers, en 1821, « aucun lieu ne parut [aux commissaires] plus convenable que la magnifique orangerie de Mille-pieds, située à peu de distance de la ville, sur la route de Saumur ». Enfin, en dernier recours, lorsqu’il fallait accueillir un très grand nombre de souscripteurs, plus de deux cents, il fallait bien se résoudre à louer les plus grandes salles disponibles. Or, dans les grandes villes françaises de ce temps-là, en l’absence de grandes salles de bal public, ou d’établissement récréatifs (comme le jardin Beaujon, à Paris) c’étaient souvent des manèges, ou d’anciens manèges : on a déjà vu que le banquet parisien du Mont-Thabor s’était tenu dans un ancien cirque équestre (d’où les plaisanteries de la presse ultra sur les « mangeoires de Franconi »), mais c’était aussi le cas du banquet de Rouen en septembre 1818, ou de celui de Nantes en août 1829. Dans ce cas, il importait grandement que la décoration soit suffisamment soignée pour faire oublier le caractère originel du lieu.
31« La salle du banquet, malgré son étendue, fut élégamment décorée dans l’espace de quelques jours avec les plus beaux tissus qui se fabriquent dans le département. Grâce au zèle et aux soins de messieurs les commissaires, elle offrait un coup d’œil vraiment enchanteur. » Il ne suffisait pas que le local soit vaste, il fallait encore qu’il soit élégant. Le plus souvent, comme ici à Angers, les murs étaient ornés de tentures37 ; à défaut, l’auteur de la relation d’un banquet à Dijon prend soin de relever que les peintures avaient été rafraîchies pour l’occasion. Les descriptions insistent en général sur les devises et les inscriptions, sur les bustes et les portraits, les écussons et les guirlandes, voire les couronnes civiques qui ornent la salle du banquet ; on le comprend, puisqu’il s’agit d’éléments importants pour une lecture politique de la fête. En revanche, elles sont discrètes sur le luxe de la table et de la salle : les couverts et les plats ne sont jamais décrits, le menu et la boisson jamais non plus ; on ne sait rien des lustres ni de l’éclairage, les mentions de glaces aux murs de la salle sont exceptionnelles, la décoration florale est parfois mentionnée en passant. C’est que, comme l’observait finement en 1830 un correspondant sarcastique du journal ultra La Quotidienne, dans ces banquets civiques, il fallait que les tables soient « servies avec élégance, quoique sans luxe et sans recherche. Le libéralisme doit toujours affecter la simplicité et la tempérance […] cela lui conserve un petit air de république romaine38 ». En ce temps-là, le luxe est la marque de l’aristocratie, et la formule de Mandeville, selon laquelle les vices privés font les vertus publiques, apparaît encore comme un scandaleux paradoxe. Les vertus bourgeoises sont sobres, d’autant que la malveillance est à l’affût.
32Que mangeait-on dans ces banquets ? À vrai dire, nous n’en savons pas grand-chose. Je n’ai retrouvé dans la presse aucun compte rendu qui précise les plats servis aux participants, ce qui, nous l’avons vu, laissait libre cours à l’imagination des polémistes de l’époque. Mais il est probable que l’on y mangeait bien. D’une part, nous avons constaté qu’en province, les restaurants où l’on se réunissait ou ceux à qui l’on s’adressait pour préparer le repas, s’il devait être servi ailleurs que dans les salons de l’établissement, figuraient parmi les meilleurs de la localité. C’était un peu moins vrai des grands banquets parisiens, mais on n’allait tout de même pas manquer de respect aux députés que l’on fêtait en leur servant un repas médiocre39. Nous le savons parce que, alors que les préfets, sous-préfets, commissaires de police ou officiers de gendarmerie cherchaient très souvent à faire croire au ministre que le député ou les convives avaient été médiocrement satisfaits du festin, et que, espéraient-ils, on ne les y reprendrait pas de sitôt, jamais la mauvaise chère n’est invoquée pour expliquer ces prétendus échecs. L’appât de la table était même, aux dires d’observateurs plus malveillants que perspicaces, la seule raison qui aurait poussé un certain nombre de convives à participer à ces déplorables manifestations. D’autre part, au contraire de ce qui se produisit plus tard, sous la monarchie de Juillet, jamais non plus les feuilles des adversaires politiques n’évoquaient à propos de ces repas pris en commun le brouet noir des Spartiates. Jamais les journalistes ultraroyalistes de la Restauration n’affectaient de plaindre l’estomac des convives, au contraire : après s’être moqués de l’affectation de simplicité des libéraux dans le décor, ils faisaient mine de déplorer que les souscriptions de bons bourgeois de province, libéraux naïfs, voire carrément niais, servissent à traiter de manière somptueuse des avocats ou des journalistes aigris, mais aux vastes appétits. Il s’agissait de disqualifier les libéraux, surtout ceux qui n’étaient pas de bonne naissance, en les faisant passer pour des parasites au sens antique, des écornifleurs, des pique-assiette. « Ne faut-il pas que les libéraux dînent, et dînent bien, fût-ce aux dépens des niais du parti ? » interroge Le Conservateur de la Restauration, avant d’évoquer ces « dîners électoraux », qui n’auraient pu se passer de truffes du Périgord40.
33À cette époque enfin, aucune fête ne saurait être complète sans musique. Bien entendu, celle-ci est omniprésente au banquet du Veau-qui-tette, offert à Rossini : au moment où il pénètre dans la salle et se dirige vers la place d’honneur, « un excellent concert d’harmonie, conduit par M. Gambaro, a attaqué l’admirable ouverture de la Gazza » ; pendant le repas lui-même, « des fragmens tirés d’opéras qui étaient dans toutes les mémoires se succédaient de tems en tems ; ils étaient écoutés avec une attention presque sans exemple dans ces sortes de circonstances. C’était un digne hommage rendu à leur auteur ». Vient ensuite, au dessert, le moment des toasts : on lève son verre, d’abord en l’honneur du héros de la fête, puis à la mémoire de musiciens révérés, Gluck, Grétry, Mozart, Méhul, Paisiello, Cimarosa enfin. « Après chacun de ces toasts, dit La Pandore, l’orchestre faisait entendre un fragment du grand maître auquel il était adressé. » Mais la musique ne fait pas défaut non plus au banquet imaginé par Balzac en l’honneur de Lucien de Rubempré, poète et romancier, gloire d’Angoulême. Le colonel commandant la garnison locale a offert le concours de la musique militaire. Elle attire dans la cour de l’hôtel une petite foule de curieux, et il s’en faut de peu qu’elle n’amène David Séchard, le beau-frère de Lucien, qui se cache de ses créanciers, à se livrer à ses ennemis comme l’escomptait Petit-Claud, l’organisateur des festivités. Les banquets offerts à des députés ne se singularisent donc pas : L’Ami de la Charte, à Nantes, note ainsi que « pendant le banquet [offert à MM. de Saint-Aignan], des sons harmonieux se faisaient entendre ; les airs étaient choisis avec goût, cette douce mélodie n’a cessé qu’au moment du départ ». L’Annotateur boulonnais, après avoir décrit la salle décorée du cirque des Arts, où l’on a fêté le député Louis Fontaine, précise : « Des musiciens, placés dans un lieu où ils ne pouvaient être aperçus, ont exécuté, à l’arrivée de M. Fontaine, l’air de Vive Henri IV, et n’ont cessé, durant le repas, de faire entendre des morceaux d’harmonie choisis et analogues au sujet de la réunion41. » On avait besoin d’un orchestre, ou du moins de quelques musiciens, pour saluer l’entrée des principaux convives, puis, pendant le repas, exécuter des morceaux de musique soigneusement choisis en fonction des circonstances et du message que l’on souhaitait délivrer. Là encore, ce n’était pas forcément simple : en province, faute de musiciens professionnels comme l’orchestre de M. Collinet, dont parlent avec un certain mépris les journaux gouvernementaux pour le banquet des Vendanges de Bourgogne, il fallait faire avec ce que l’on pouvait trouver : au mieux, l’orchestre du grand théâtre local, sinon, la musique de la garde nationale, du corps des pompiers, ou des amateurs éclairés. Quoi qu’il en soit, cela pouvait être source d’innombrables querelles pichrocholines, qui font la saveur des archives, entre les autorités d’une part et, de l’autre, les organisateurs de festivités libérales ou les musiciens eux-mêmes.
34Résumons-nous. Louer la salle, la décorer ; puis la table, le menu, préparé par un des meilleurs cuisiniers de la ville (pensons au banquet offert à Lucien de Rubempré, chez un restaurateur de L’Houmeau « dont les expéditions de dindes truffées vont jusqu’en Chine et s’envoient dans les plus magnifiques porcelaines » et où le signal des toasts est donné par « un dessert de soixante-cinq plats, remarquable par un Olympe en sucreries surmonté de la France en chocolat42 ») ; la musique enfin. Tout ceci coûte cher, extrêmement cher même. Les organisateurs du banquet préfèrent ordinairement laisser cet aspect dans la pénombre parce que le coût de ces réjouissances est considérable, voire exorbitant pour de simples citadins ; et parce qu’il n’y a pas besoin d’en faire étalage : la souscription était rarement annoncée par voie de presse, les souscripteurs étaient avisés au moment où on leur présentait la liste à signer43. Nous avons donc peu d’informations directes. En revanche, la police et l’administration y attachent généralement de l’importance, et la plupart des indications qu’elles fournissent concordent. On se souvient que les convives des Vendanges de Bourgogne avaient dû débourser vingt francs. C’est aussi ce qu’avaient versé les souscripteurs du banquet préparé à Lyon pour de Corcelles, en août 1820 ; ou ceux du banquet de Meaux en l’honneur de Lafayette44, en septembre 1828 ; mais les convives de Rouen, en septembre 1818, ont dû en payer vingt-cinq ; même somme à Bernay, neuf ans plus tard, en l’honneur du duc de Broglie, de Bignon et de Dupont (de l’Eure) et à Chinon, en octobre 1829, pour fêter le député Girod de l’Ain45 ; quant aux libéraux de l’Aube, ils auraient déboursé jusqu’à trente francs en novembre 1829, pour faire honneur à leur député, Casimir Perier, et à deux autres de ses collègues, Pavée de Vandœuvre et Eusèbe Salverte46. Les participants aux banquets bretons de l’été 1820, que nous avons évoqués, semblent avoir dépensé un peu moins : à Morlaix comme à Brest, quinze francs, dont cinq pour les pauvres, précise le procureur général Bourdeau47. Même tarif à Lyon48, pour de Corcelles, en octobre 1821, et à Troyes, en juillet 1826, en l’honneur de Casimir Perier49… Participer à un banquet politique sous la Restauration coûtait donc normalement entre quinze et vingt-cinq francs. Il faut rappeler que c’étaient alors des sommes qui équivalaient à peu près à une semaine de travail d’un ouvrier de métier, et le double pour un journalier de province ; cela correspondait aussi, à peu près, au quart de l’abonnement annuel à un quotidien parisien (selon les époques, entre soixante-douze et quatre-vingts francs par an) : or, s’y abonner était encore un acte réservé à des élites de la fortune, et la plupart des citadins intéressés par la politique n’en avaient pas les moyens (d’où le recours à l’abonnement partagé, quatre ou cinq personnes prenant un abonnement en commun, la fréquentation des cafés ou des cabinets de lecture, voire, dans les milieux populaires, la sous-location à l’heure ou à la demi-journée). Pouvoir consacrer une telle somme à une seule fête, à un seul repas supposait chez la plupart des convives une véritable aisance, qui ne pouvait être partiellement compensée chez des petits-bourgeois, maîtres artisans, éventuellement clercs de notaire, commis de boutique ou étudiants, que par un vrai dévouement à la cause. Un indice supplémentaire est ce que les convives acceptent de débourser en plus lorsque l’on quête pendant le repas, ou lorsqu’on a disposé un tronc pour les pauvres ; calculé par tête, le produit est généralement maigre, à peine plus d’un franc, parfois moins50. Pure avarice des participants ? Peut-être. Mais on peut aussi avancer, à la décharge d’un certain nombre d’entre eux, que l’effort financier nécessaire pour le simple accès au banquet avait été déjà énorme.
35Par conséquent, il est manifeste que sous la Restauration, le banquet politique ne fut à aucun moment une pratique populaire, parce qu’il ne pouvait pas letre. Les fêtes compagnonniques, nous l’avons vu, coûtaient cher aux participants, si cher que c’était pour certains un argument à charge contre le compagnonnage : mais les compagnons n’étaient pas chargés de famille, et la somme qu’ils consacraient au seul banquet semble n’avoir jamais dépassé cinq francs. Le seul cas que je connaisse où un banquet politique ait pu être accessible à des milieux relativement modestes est celui du dîner parisien du jardin Beaujon, le 27 juin 1822, offert aux deux nouveaux élus libéraux de la capitale ; dans cette circonstance, et peut-être parce qu’il s’agissait de remplir une salle immense, le millier de convives ne dut débourser que six francs par tête51. Il ne faut donc pas se laisser égarer par les indications des préfets, procureurs généraux et autres commissaires de police : sans doute prétendaient-ils ne voir à table que des gens de peu, des personnes sans notoriété, mais c’est évidemment faux. Certes, les participants n’étaient pas tous électeurs, faute d’avoir atteint l’âge requis ou de payer le cens nécessaire (trente ans et trois cents francs d’impôts directs, rappelons-le). Mais jamais ce n’étaient des gens de rien : c’étaient des notables, grands ou petits.
36Les milieux véritablement populaires en sont donc exclus : un peu moins que l’électorat, le banquet est bien une pratique du temps où la participation à la vie politique était liée à un cens, à un niveau de fortune. Simplement, ce cens-là est un peu moins élevé et il est volontaire. Que peuvent faire alors ceux qui n’ont pas eu les moyens de participer à la fête, ou qui s’y sont pris trop tard ? Ils peuvent y assister, de l’extérieur. Les préfets s’attachent à prétendre que « cette réunion [n’a pas] causé la moindre sensation dans le public qui s’en est à peine aperçu52 » ou que « cette sorte de fête n’a opéré ici, dans toutes les classes de la population, aucune espèce de fermentation53 ». Mais de temps en temps, au détour d’un rapport moins politique, de gendarmerie par exemple, on peut apprendre qu’il y avait « beaucoup de curieux de toutes les classes pour chercher à voir et à entendre54 » ; ou encore que, dans la commune de Saint-Martin-les-Vignes, banlieue de Troyes, la maison où était descendu Casimir Perier et celle où se donnait le banquet avaient été décorées « d’arbres entrelacées de couronnes, et illuminées en verres de couleur. […] Un assez grand nombre d’individus sont allés voir l’illumination et ensuite chacun est rentré paisiblement chez soi55 ». Mieux, à propos de la même soirée, on trouve dans les archives une lettre anonyme adressée au ministère de l’Intérieur, de la part d’un courageux juriste qui parle, lui, de « foule de population » et de « rassemblement très nombreux », ce qui « pouvait donner lieu à quelque risque56 ». Il pouvait donc arriver que ces fêtes attirent des curieux, de simples badauds pour une part – il faut rappeler que ces festivités, même privées, constituaient une rupture du quotidien dans des villes de province un peu somnolentes –, mais aussi des sympathisants. Le risque que cela dégénère étant probablement très faible, les autorités pouvaient ensuite facilement nier l’affluence des citoyens dans leur rapport au ministre. Il n’empêche : rien ne prouve que ces fêtes laissaient la population totalement indifférente, et la présence des curieux était un des éléments du succès de la soirée. Relisons Balzac : « À cinq heures, quarante personnes étaient réunies là, toutes en habit de cérémonie. Une foule de cent et quelques habitants, attirés principalement par la présence des musiciens dans la cour, représentait les concitoyens57. »
Toasts et chansons
37L’insistance extrême des comptes rendus parus dans la presse sur l’harmonie, la cordialité, la bonne entente parmi les convives doit être soulignée, parce qu’elle est toujours la marque d’une inquiétude secrète et d’un soulagement que tout se soit bien passé. En revanche, les autorités mettent un soin jaloux à ne pas déférer au vœu de certains organisateurs, qui aimeraient qu’on mît à leur disposition quelques pompiers ou agents de police, pour prêter main forte aux commissaires au cas où il serait nécessaire d’expulser quelques trublions. Maintenir une excellente ambiance dans une réunion de plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de personnes n’est pas si simple. Certes, l’opinion générale veut que lors d’une fête, dans l’allégresse générale, les petits différends s’apaisent et que tout le monde se réconcilie, mais il est aussi envisageable que certains convives pris de boisson ne se contrôlent plus, et que leur allégresse soit à l’origine d’actes incongrus, voire de bagarres, qu’il sera extrêmement facile à l’adversaire politique d’exploiter. Le spectre de l’orgie plane sur la fête58.
38Dans un banquet, il faut boire et manger, mais modérément ; et il faut savoir se conduire. Les libéraux avaient d’autant plus intérêt à ce qu’on ne puisse pas les accuser de goinfrerie que c’était un des principaux reproches qu’ils adressaient à certains de leurs adversaires politiques, les députés ministériels que Béranger avait flétris sous le terme de ventrus. Quant à l’accusation d’ivrognerie, les premiers banquets libéraux ne s’y prêtaient guère, puisqu’on n’y avait porté aucun toast, et par conséquent pas sablé le champagne. D’après des indications fragmentaires, il semble que le nombre de bouteilles prévu par personne n’avait rien d’excessif au regard des habitudes de l’époque : une bouteille, guère plus. Lorsqu’on voulait être absolument sûr, vu l’importance politique de l’enjeu, que tous conserveraient leur dignité et le contrôle de leurs actes, on prévoyait aussi de ne servir qu’une seule sorte de vin, ainsi à Lyon en 1822. Les convives devaient en outre surveiller leur tenue : nous avons retrouvé une lettre de protestation indignée d’un député de Montauban, le comte de Preissac, à qui ses électeurs avaient offert un banquet, au printemps 1830. Un journal ultraroyaliste de Toulouse avait en effet osé prétendre que l’orateur et une partie des convives avaient fini la fête en chemise, avant sans doute de se livrer à d’autres turpitudes. Enfin, il était absolument hors de question que des femmes participent au banquet.
39Le banquet offert à Rossini, le 16 novembre 1823, par quelque cent soixante-dix souscripteurs parisiens ne constitue une exception qu’en apparence. Dans la grande salle du Veau-qui-tette : « M. Rossini était assis entre Mlle Mars et Mme Pasta. M. Lesueur, placé en face du héros de la fête, avait à sa droite Mme Rossini, et à sa gauche Mlle Georges. Mmes Grassani, Cinti et Demeri venaient ensuite […]. » Toutes les femmes présentes étaient en effet des comédiennes ou des cantatrices, donc des femmes qui se produisaient habituellement en public et que l’on ne saurait considérer ni traiter comme des femmes honnêtes. En France, comme l’a montré Anne Martin-Fugier, l’Église les considérait encore comme des pécheresses publiques, à peine plus convenables que des prostituées, et elle leur refusait la sépulture religieuse. Quels que soient leur célébrité et leur talent, elles n’étaient pas admises dans les salons de la bonne société et ne pouvaient fréquenter les honnêtes femmes. Qu’elles aient pu être conviées au banquet offert à Rossini ne prouve rien d’autre que le caractère exceptionnel du monde des artistes, où les limites strictes des espaces masculin et féminin étaient un peu brouillées. Normalement, aucune femme ne pouvait participer à un banquet, car les femmes de la bourgeoisie et de l’aristocratie n’avaient de rôle reconnu que dans l’espace domestique ; elles devaient se tenir à l’écart de l’espace et du débat publics, fondamentalement pensés comme masculins. D’une manière générale, d’ailleurs, après la Révolution, la table était devenue un lieu essentiellement masculin : on sait par exemple les réticences d’un Grimod de La Reynière vis-à-vis de toute présence féminine dans les dîners gastronomiques qu’il organisait59. Je n’ai trouvé qu’une seule exception, et encore les sources ne sont-elles pas absolument claires : le compte rendu d’un banquet offert à Casimir Perier, de passage à Troyes, précise qu’à la fin du repas les épouses des principaux notables furent admises à présenter leurs respects à madame Perier, ce qui semble indiquer que celle-ci, qui accompagnait son mari, a pu prendre place à la table du banquet ; mais elle jouissait d’une situation tout à fait exceptionnelle, étant l’épouse du héros de cette fête60. En revanche, il arrive que des dames et demoiselles soient invitées à venir jeter un coup d’œil dans la salle du festin, après les toasts et le dessert. En général, elles quêtent, ce qui correspond à un de leurs rôles sociaux traditionnels, dispensatrices de la charité. Mais les sources laissent entendre, de la part de certaines des dames et demoiselles, un véritable intérêt politique pour la fête à laquelle ont participé leurs époux ou leurs frères (on ne semble pas envisager qu’elles y pourraient être admises si elles n’en avaient pas dans l’assistance61) ; on peut aussi suggérer que certains des convives cherchaient à obtenir un brevet de bonne conduite et à désamorcer des commérages qui n’auraient pu manquer de se produire dans des petites villes et dans des sociétés bien étroites, si personne n’avait pu témoigner de visu du bon ordre et de l’excellente ambiance qui, à en croire les relations parues dans les feuilles locales, n’avaient cessé de régner62.
40À la fin du repas, au dessert, vient le moment des toasts, celui où on lève les verres, généralement remplis de vin de Champagne, à la santé du souverain d’abord, puis de la famille royale, du ou des héros de la fête. Mais on peut aussi porter un toast à la Charte, à la Chambre des pairs ou à celle des députés, à la garde nationale, voire au Commerce, à l’Agriculture, ou la prospérité de la ville d’Angoulême. Les toasts sont censés exprimer ce qui réunit les convives, ce pour quoi ils forment des vœux communs. C’est pourquoi les libéraux, par exemple, lorsqu’ils imaginent un banquet de leurs adversaires, membres de la Congrégation, peuvent le réduire parodiquement à « des toasts au pouvoir constituant, à l’interdiction de la France, au mépris des boules, à la majorité des pouvoirs et à l’extermination de ceux qui ne sont pas jésuites63 ». C’est aussi pour cela que, comme dans les banquets maçonniques, le premier toast devrait toujours être le toast au roi : il peut n’y en avoir pas d’autre, mais celui-ci doit obligatoirement être porté. La Gazette de France, qui en 1830 a oublié ou feint d’avoir oublié les banquets de l’Arc-en-Ciel et du Mont-Thabor, se scandalise du toast porté aux Vendanges de Bourgogne : « Le peuple avait cru jusque-là que quand la politique et le plaisir président à une réunion semblable, le premier devoir était de porter la santé du Roi. […] En Angleterre, trois citoyens ne sauraient se trouver ensemble à un repas commun sans consacrer une pensée et un vœu à celui qui est assis sur le trône ; c’est une sorte de culte extérieur rendu par les hommes de tous les rangs. Eh bien ! nos constitutionnels exclusifs n’ont même pas daigné se souvenir qu’il existait un Roi de France. […] Ils ont été moins courtois envers lui que ne le seraient des étrangers64. » L’usage est très ancien et quasi universel, qui veut que l’on ne porte les toasts qu’au dessert65 : dans la Grèce antique on ne buvait qu’après avoir mangé. Une des explications possibles avait été formulée par Grimod de La Reynière sous l’Empire, une vingtaine d’années plus tôt : au moment du dessert, la gaîté des convives est à son comble, tous sont parfaitement détendus et satisfaits, et, puisqu’il ne reste plus de plats à apporter et à servir, l’on peut enfin se passer complètement de la présence des domestiques (que des propos trop libres risqueraient de scandaliser et qui les colporteraient quels qu’ils fussent ou, pire encore, les rapporteraient sans délai aux autorités de police compétentes66). On comprend mieux, dans cette perspective, pourquoi les banquets libéraux muets de 1818-1820 scandalisaient : un banquet sans toasts peut-il être considéré comme un véritable banquet ? Mais aussi pourquoi les royalistes ne les prenaient pas trop au sérieux : comment prendre plaisir à des fêtes où la confiance règne si peu que les convives ne portent même pas de toasts ? Comment ne pas s’y être ennuyé mortellement, et qui pourrait avoir l’idée d’y revenir ? Quant aux banquets ordinaires, les toasts, quoique préparés à l’avance, tout comme les allocutions qui les explicitaient et leur répondaient, y étaient d’ordinaire assez nombreux, mais relativement brefs : les comptes rendus les plus complets – dans les brochures spécialement éditées pour relater l’événement – se contentant de quelques lignes, on peut penser qu’à cette époque le banquet n’était pas d’abord un prétexte à discours. Les seuls orateurs parfois contraints d’improviser étaient les héros de la fête, qui, comme Lucien de Rubempré, doivent à la fois remercier de l’honneur qui leur est fait et porter eux-mêmes un toast en réponse.
41D’ordinaire, on ne s’en tient pas là : une fête ne saurait être complète sans quelques vers, ni surtout sans quelques couplets « analogues à la circonstance », comme on dit alors. Un poète du cru déclame quelques strophes de sa composition en l’honneur de l’hôte du banquet, ou chante la chanson que l’actualité lui a inspirée. Poèmes et chansons sont le plus souvent d’une grande médiocrité, mais on aurait tort de n’y prêter qu’une attention distraite : d’abord parce que l’on a parfois des surprises et que l’on peut à cette époque dire en vers beaucoup plus, ou autre chose, que ce qui serait toléré en prose67. Et surtout, parce que justement les contemporains y attachaient énormément d’importance : les brochures auxquelles nous avons fait allusion reproduisaient ces productions inédites in extenso, quelle que fût leur longueur. On se condamne à ne rien comprendre à la popularité de Béranger, dans les milieux de la bourgeoisie libérale, si on oublie la place considérable que la chanson occupait alors dans la vie sociale, même parmi les élites : le public était attentif et connaisseur. Parmi les convives figuraient toujours un certain nombre d’autres faiseurs de vers ou de chansonniers, certes amateurs, mais dont les noms surprennent aujourd’hui. L’habitude de chanter à la fin des repas de cérémonie étant en effet passée de mode dans la bonne société dans le courant du xixe siècle, nous aurions tendance à penser qu’il s’agit d’une coutume réservée aux milieux populaires. Aussi est-ce avec quelque surprise que Jean Touchard avait relevé, sans d’ailleurs y insister, que, sous la Restauration, des hommes politiques de premier plan « ne dédaignaient pas » de composer des couplets de circonstance68. Passe encore que le jeune Charles de Rémusat, prince de la jeunesse libérale, riche de tous les dons, ait brillé dans cet exercice (il composa notamment, pour son banquet de noces, une jolie chanson intitulée Le revenant, allusion au retour, en cette occasion, de Casimir Perier au château de Vizille après des années d’absence69), mais Laîné, ministre de l’Intérieur en 1816-1817, mais Martignac, président du Conseil en 1828-1829 ! En France, disait-on, « tout finit par des chansons ». Ce n’est certainement plus vrai de nos jours, ce ne l’était déjà plus, comme le déplorait la baronne Staffe, à la fin du xixe siècle, mais cela l’était indubitablement sous la Restauration : composer une chanson et la chanter dans un grand banquet, comme Béranger avec La sainte alliance des peuples, à Liancourt lors de la fête donnée pour la libération du territoire, était un moyen de s’exprimer politiquement et une bonne manière aussi, pour un poète encore peu connu ou pour un jeune homme ambitieux, d’attirer l’attention sur sa personne ou son talent70. Bonne occasion également de briller, pour le héros de la fête, s’il était capable de répondre en vers et sur-le-champ, ou presque, aux couplets qui lui étaient adressés : ce que fit le député du Pas-de-Calais Degouve de Nuncques à Hesdin, en septembre 1828.
42Sachant la place que devaient occuper toasts et chansons dans tout banquet, on comprend mieux le scandale que représentaient les banquets muets des premières années de la Restauration. Une fête pouvait-elle être réussie sans cela ? Les libéraux avaient leurs raisons pour soutenir que oui, mais, comme nous l’avons vu, ils n’en ont pas moins renoué très vite avec toasts et chansons dès le printemps 1820 : on peut penser que leur propre argumentation ne les convainquait pas tout à fait, et surtout que les banquets muets étaient de piètres moyens de mobilisation de l’opinion, puisque ce que l’on exprimait par les dates, par la musique, par le décor appartenait à l’implicite, autrement dit devait être décodé. À de rarissimes exceptions près, les banquets libéraux ultérieurs ont comporté des toasts, généralement nombreux, même si le toast au roi, par lequel on devait débuter, n’y figura pas toujours. Le plus souvent, on y chantait aussi. C’étaient donc bien de « véritables fêtes de famille » : la respectabilité des convives, la décence de leur comportement permettaient l’accord des volontés, l’apaisement des différends, l’établissement de liens de confiance réciproques. Mais manifestement leur conception de la famille, comme celle de la société tout entière, n’était pas exactement celle de leurs adversaires royalistes.
Notes de bas de page
1 Le Drapeau blanc, I, 6e livraison, p. 270.
2 AN F7 6719, dossier Casimir Perier. Voir aussi le récit de la fête dans les mémoires du docteur Bonnardon, cité par P. Barrai, Les Perier dans l’Isère, texte XVI.
3 Le Conservateur de la Restauration, VII, p. 62.
4 AN BB 30 238, rapport procureur général Bourdeau à garde des Sceaux, 28 et 30.08.1820.
5 R. Gossez, Un ouvrier en 1820…, p. 210-214 (8 mai 1820) ; p. 344-355 (8 mai 1821) et p. 381-385 (8 mai 1822). On pourrait aussi ajouter les pages consacrées à la fête donnée à Maria Bicheux, l’« amie de la Société », les 14 et 15 août 1821.
6 W.H. Sewell, Gens de métier et révolutions…, p. 233-235.
7 R. Gossez, Un ouvrier en 1820… : « Nous avons imité les sages de la Grèce, les magistrats d’Athènes et les conquérants de Rome qui après avoir réussi dans leurs entreprises se rendaient aux temples pour remercier le dieu de la réussite de leurs exploits. Nos faits passeront de même à la postérité. » Se référer à la démocratie athénienne et à l’Empire romain a un sens politique évident : c’est une allusion à l’histoire récente, à la Révolution et à l’Empire (p. 211). Quant à la cérémonie religieuse proprement dite, Bédé, comme Perdiguier, insiste surtout sur « les deux pains bénits […] présentés par deux dames de sociétaires, portés par deux membres de la Société et distribués par eux à tous les assistants » – parmi lesquels un certain nombre de maîtres (p. 210).
8 R. Gossez, ibid., p. 332.
9 R. Gossez, ibid., p. 209.
10 Lorsque, en dépit des réticences de plusieurs de ses camarades, Bédé s’efforce de conférer à l’épouse de l’un des sociétaires, Maria Bicheux, aux démarches de qui il devait largement sa libération, un statut privilégié d’Amie de la Société, il ne s’écarte pas vraiment du modèle ethnologique ; mais en y ajoutant le titre de première dame honoraire, il signifiait que toutes les autres femmes de sociétaires faisaient effectivement partie de la société (ibid., p. 380). C’en était sans doute trop pour une bonne partie des tourneurs, qui y voyaient aussi un accès d’autoritarisme du délégué : ils obtinrent par des pressions diverses le renoncement de Mme Bicheux à ces deux fonctions.
11 R. Gossez, ibid., p. 212.
12 Inversement, lors du banquet de 1822, le nommé Chapuis, en mauvais termes avec le délégué général Bédé (pour les raisons invoquées note 10), conteste son autorité en refusant l’ordre envisagé par celui-ci, en lui faisant ranger les étiquettes pour que « chacun soit à côté de ses amis » : « Il se mit en devoir, ainsi que moi, d’ôter tous ceux qui étaient placés sans que personne s’oppose à cette insulte. Je passe encore ceci en silence, mais non sans peine » (ibid., p. 382).
13 A. Perdiguier, Le livre du compagnonnage, deuxième partie, p. 42, note en réponse à une lettre de Pierre Moreau, contre le « luxe effréné de vos fêtes ».
14 Le Manuel du franc-maçon d’Étienne-François Bazot connut sept éditions entre 1811 et 1845, dont quatre avant 1820 ; description d’une « tenue de table » aux p. 186-198 de la troisième édition. L’Histoire pittoresque de la franc-maçonnerie, de François-Timoléon Bègue-Clavel, a eu au moins trois éditions au xixe siècle et a été récemment rééditée : les banquets sont décrits aux p. 30-34.
15 Parmi les Cantiques publiés dans le Manuel de Bazot, figurent notamment un « Éloge maçonnique de Bacchus » (p. 360) et une chanson intitulée « La gaîté maçonnique » (p. 355) : « Ne craignez un ton lamentable/Dans un ami de la gaîté/Je ne viens point me metre à table/Pour vous prêcher l’humanité./À table j’aime à rire à boire, /Et me moquer du bel esprit... »
16 George Sand, dans la Comtesse de Rudolstadt (1844), p. 1102, note ainsi en évoquant le banquet des Invisibles, par lequel elle met un terme aux aventures de Consuelo : « Comme dans les banquets maçonniques, on ne portait jamais la coupe aux lèvres sans invoquer quelque noble idée, quelque généreux sentiment ou quelque auguste patronage. Mais les bruits cadencés, les gestes puérils des francs-maçons, le maillet, l’argot des toasts, et le vocabulaire des ustensiles étaient exclus de ce festin à la fois expansif et grave. »
17 Un exemple au hasard : dans la brochure intitulée Détails de la fête donnée à MM. les députés des arrondissements électoraux du département du Maine-et-Loire, le dimanche 21 aout 1821 (BN Lb 48 2169), il n’est question que du banquet.
18 La Minerve française, IV, 18.12.1818, p. 328. II aurait eu lieu le « quinze de ce mois ».
19 Journal d’annonces… du département de la Côte-d’Or, 26.11 et 3.12.1818.
20 La Minerve française, VI, p. 509 (15 juillet 1819). Ce banquet aurait été suivi d’un autre, par des officiers en retraite et à demi-solde, et « peu de temps après indignement parodié dans une orgie où des hommes, qui n’ont de Français que le nom, eurent l’infamie de boire au prompt retour des étrangers ».
21 A. Lardier, Histoire populaire de la Révolution en Provence, p. 102-103.
22 Le banquet du Veau-qui-tette m’a été signalé par Maïté Bouyssy, à qui je dois aussi la connaissance et la communication du catalogue de l’exposition Rossini à Paris (musée Carnavalet, 27 octobre-31 décembre 1992) rédigé par Patrick Bruson. Je l’en remercie vivement.
23 C’est à cette occasion que Stendhal publia sa Vie de Rossini, hommage exceptionnel, à la mesure de la célébrité du personnage, puisque c’était l’une des toutes premières, si ce n’est la première biographie d’un musicien de son vivant.
24 « Dans les pays dévorés par le sentiment d’insurbordination sociale caché sous le mot égalité, tout triomphe est un de ces miracles qui ne va pas, comme certains miracles d’ailleurs, sans la coopération d’adroits machinistes. Sur dix ovations obtenues par des hommes vivants et décernées au sein de la patrie, il y en a neuf dont les causes sont étrangères au glorieux couronné. […] En France, on ne peut triompher que quand tout le monde se couronne sur la tête du triomphateur », H. de Balzac, Illusions perdues, éd. Pléiade, p. 653.
25 H. de Balzac, ibid., p. 672.
26 H. de Balzac, ibid., p. 666-668.
27 Le fait a été relevé notamment par H. Contamine, Metz et la Moselle..., t. I, p. 322.
28 A. Lardier, Histoire populaire de la Révolution en Provence…, p. 438. H. Dutasta, Le capitaine Vallé…, précise le nombre des juges et des jurés.
29 Ainsi, après en avoir discuté à table, les jeunes libéraux de Bayonne décidèrent-ils de faire deux parts des 212 francs recueillis : l’une affectée à l’hospice de la ville, l’autre confiée aux deux curés. AN F7 6719, police à Intérieur, 8 mars 1824.
30 Le Constitutionnel, 13.02.1820 : par exemple, la fille d’un juge de paix de Nantes destitué en 1815, la veuve d’un officier tué à la Bérésina, un officier de marine destitué.
31 Le Constitutionnel, 29.06.1822. Banquet du jardin Beaujon.
32 AN BB 30 238. Procureur général Bourdeau au garde des Sceaux, 2 et 9 août 1820.
33 Discours et opinions de Voyer d’Argenson, t. I, p. 346. Extrait de la lettre du maire de Châtellerault, Creuzé, à la rédaction de La Minerve, en date du 18 juillet 1818.
34 AN F7 6719. Préfet de la Sarthe à Intérieur, 21 décembre 1827.
35 AN F7 6720. Secrétaire général de la préfecture de Vendée à Intérieur, 27.10.1828.
36 Lors de la réception donnée à Metz au député Marchal en août 1829, le préfet note malignement que la salle du banquet, dite du « concert des Juifs », se situe « à l’extrémité de la rue Saint-Nicolas, peuplée en grande partie d’artisans et fort éloignée du centre-ville » (AN F7 6720.).
37 La couleur de celles-ci est quelquefois précisée : blanches et cramoisies au banquet de Paimbœuf, en août 1829 (L’Ami de la Charte, 15.08.1829), également rouges et blanches pour B. Constant, à Strasbourg (gend. Bas-Rhin, 11.10.1829, AN F7 6719). On dispose de trop peu d’exemples pour en tirer des conclusions. Toutefois, le vert, couleur du comte d’Artois, semble exclu. Et si le bleu (couleur du ruban à la boutonnière des commissaires des Vendanges de Bourgogne, rappelons-le) n’était probablement pas rare, il est clair qu’il n’était pas mentionné dans les comptes rendus de presse.
38 La Quotidienne, 9.04.1830. Article intitulé « Le banquet modèle », signé l’« Ermite des Alpes ». Les mots soulignés sont dans l’original.
39 R. Spang, « La fronde des nappes », cite cependant en note le menu d’un dîner offert aux députés du Nord-Pas-de-Calais en février 1830, d’après une publication spécialisée, Le Gastronome (1.04.1830) : pieds de mouton truffés et pigeons aux pointes d’asperges...
40 Le Conservateur de la Restauration, VII, p. 159.
41 L’Ami de la Charte, Nantes, 21.08.1829, sur le banquet de la veille. L’Annotateur boulonnais, 8.04.1830.
42 H. de Balzac, Illusions perdues, p. 667.
43 La souscription pour le banquet des Vendanges de Bourgogne fait exception. À ma connaissance, un seul autre cas mentionne des lieux de souscription, à Paris également, et ce n’est pas fortuit : le banquet du jardin Beaujon, en 1822. Cf. Le Constitutionnel, 15.06.1822.
44 E. Charavay, Le général Lafayette, p. 458-459 et p. 591.
45 J. Vidalenc, Le département de l’Eure…, p. 241 ; AN F7 6920, d.3, lettre du préfet d’Indre-et-Loire, 18.09.1829.
46 AN F7 6719, dossier Casimir Perier. Préfet à Intérieur, 1er décembre 1829. Ce seul fait réduit à néant les allégations postérieures des gendarmes de l’Aube (3.12.1829), selon qui, « à l’exception d’une soixantaine de membres, les autres, non électeurs, n’étaient là que pour boire et manger et passer une soirée ». S’il ne s’était agi que de cela, ils auraient pu le faire pour trois fois moins cher.
47 AN BB 30 328, 10 août 1820.
48 AN F7 6719. Lieutenant de police, août 1820 ; lettre du 3.10.1821.
49 AN F7 6719, dossier Casimir Perier. Gend. Troyes, 20.07.1826.
50 Le Constitutionnel (13.02.1820) précise contrit qu’au banquet du Mont-Thabor, où il y avait près de mille personnes, « le tronc, inaperçu d’une grande partie des convives […] a cependant produit près de cinq cents francs ».
51 Le Constitutionnel, 15.06.1822.
52 AN F7 6720, dossier Degouve de Nuncques, à propos du banquet d’Arras, 6.01.1830.
53 AN F7 6719, dossier C. Perier, cabinet du préfet à Intérieur, 1.12.1829.
54 AN F7 6740, gendarmerie Aisne à Intérieur, 25.06.1830.
55 AN F7 6719, dossier C. Perier, gendarmerie 20.07.1826.
56 Il cite les textes (loi du 27 juillet 1791 et décret du 24 juin 1806) qui selon lui auraient permis d’interdire la réunion.
57 H. de Balzac, Illusions perdues, p. 667.
58 L’accusation a été utilisée des deux côtés. Les ultras y recouraient, mais les libéraux n’étaient pas en reste : un dénommé Jules Scandinave publia au début de 1830 une pochade intitulée Le comité directeur, dans laquelle figurait, selon le rapport du ministère de l’Intérieur transmis au garde des Sceaux en vue de poursuites, « une orgie de prêtres et de missionnaires (Lamennais, Forbin-Janson, de Rauzan…) qui dans un temps de jubilé s’enivrent avec des filles de joie et chantent en chœur une chanson obscène », AN BB 18 1180.
59 On notera encore que, d’après Catherine Pélissier, Loisirs et sociabilités des notables lyonnais…, p. 143, les notables lyonnais de la fin du xixe siècle mangeaient entre hommes, avec pour seule exception la présence de la maîtresse de maison.
60 AN F7 6719, dossier C. Perier, gendarmerie 20.07.1826.
61 AN F7 6719, dossier Benjamin Constant, préfet du Haut-Rhin, 18 octobre 1827, à propos du banquet de Colmar : « Vers la fin du repas, un sr Morel, médecin, a quitté la table et a introduit plusieurs dames qui ont fait le tour de la table pour jouir du coup d’œil du dîner. Ces dames étaient Mme Kiener, femme du fabricant de papiers peints, Mlles Alherlé, dont le père, ancien cultivateur, est maintenant un assez riche propriétaire, Schaërer, épicière, Schubart, fille d’un fabricant de Sainte-Marie-aux-Mines. Les maris ou les pères de toutes ces dames étaient au nombre des convives. »
62 AN F7 6719, banquet à Kératry, aux Sables-d’Olonne, octobre 1828, « quatre dames de la ville ont fait dans la salle une quête pour les pauvres ».
63 Le mémorial de la Scarpe, 26.12.1829. « Résurrection du système déplorable ». L’interdiction de la France pourrait signifier sa mise en interdit (?) ; les boules méprisées sont celles qui servent aux votes à la Chambre.
64 La Gazette de France, 5.04.1830.
65 Les rares cas où les premiers toasts, au roi et à la famille royale, sont portés au début du repas sont relevés avec étonnement par les observateurs comme un « usage nouveau en France ». Préfet des Ardennes à Intérieur, 24 août 1828, à propos du banquet offert au député Cunin-Gridaine (AN F7 6767). Voir aussi le banquet offert dans la ville de Hesdin à Degouve de Nuncques, le 14.09.1828 (AN F7 6720).
66 Grimaud de La Reynière, Manuel des amphytrions, notamment p. 222-223 : « C’est moment où la dilatation des cœurs et des esprits rend les témoins le plus incommodes. Il n’y a ni gaîté ni épanchement en présence des valets, et qu’est-ce qu’un dîner dont on a banni la première, et dans lequel on ne peut se livrer aux autres » ; en outre l’amphytrion est « toujours responsable auprès de l’Autorité de ce qui se dit à sa table » (p. 234), redoutable épée de Damoclès sous l’Empire !
67 Je pense par exemple à une chanson qui fut chantée dans un banquet à Lafayette, en octobre 1829, Laissez-nous fêter Lafayette, la Charte ne le défend pas.
68 J. Touchard, La gloire de Béranger, t. I, p. 210. Une citation de Jules Simon, probablement vers le milieu du siècle, évoque cette coutume comme désormais révolue.
69 Citée par P. Barral, Les Perier dans l’Isère, en annexe, texte XVII.
70 C’est ainsi que le jeune journaliste républicain Michel-Ange Perier, futur dirigeant des insurgés de Lyon, attire pour la première fois l’attention de la police, avec ses Stances à Lafayette, récitées lors du banquet offert à ce dernier par les Lyonnais en septembre 1829. AN F7 6919.
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