Chapitre 2. Le temps du silence (1818-1820)
p. 33-58
Texte intégral
1À relire les vieilles histoires libérales de la Restauration, celles de Vaulabelle et de Duvergier de Hauranne en particulier, on relève en passant quelques banquets politiques dans les départements. Mais il n’y en a guère que deux, organisés à Paris, qui aient mérité une description un tant soit peu précise et quelques commentaires. Le premier est de douze années antérieur aux Vendanges de Bourgogne : il s’agit du dîner (de la réunion, ou du banquet, les textes de l’époque utilisent indifféremment l’un ou l’autre de ces termes) au lieu-dit de l’Arc-en-Ciel, boulevard de l’Hôpital, le mardi 5 mai 1818. Le second, un peu moins de deux ans plus tard, est le banquet dit du Mont-Thabor, le 5 février 1820. Tous deux présentent une caractéristique singulière, qui scandalisa une partie des contemporains, mais qui n’a jamais été relevée par les historiens de la Restauration : il n’y fut porté aucun toast, il n’y eut que des conversations particulières entre les convives, aucun discours, aucune prise de parole publique. Ce silence que les journaux royalistes du temps trouvaient « incongru » consti tue un curieux début pour une forme politique que, au vu de son évolution ultérieure, on pourrait croire vouée aux torrents d’éloquence. Il demandera évidemment à être expliqué, en observant dans quelles circonstances, au printemps 1820, les libéraux sortirent enfin de ce mutisme, mais il nous oblige à poser d’autres questions, et en premier lieu celles-ci : à quoi bon se réunir si c’était pour ne rien dire ? Quelle signification attribuer à des réunions politiques où l’on ne parlait pas ?
Le dîner de l’Arc-en-Ciel et ses suites provinciales
2Voici ce qu’en écrivit le lendemain Le Journal du commerce, l’un des deux seuls quotidiens publiés à Paris qui développât des vues proches de celles des indépendants, l’extrême gauche libérale de l’époque :
« – La session de 1817 étant sur le point de finir, trois cents citoyens de Paris, presque tous électeurs, se sont réunis aujourd’hui pour offrir un dîner d’adieu à quelques-uns des députés dont le talent et le patriotisme ont si souvent éclaté à la tribune nationale. Le banquet a eu lieu à l’Arc-en-Ciel, boulevard de l’Hôpital. On remarquait parmi les invités MM. Grammont, Tréhu de Monthierry, Chauvelin, Dupont (de l’Eure), Bignon, d’Argenson, Martin (de Gray), Savoye-Rollin, Saulnier, Tronchon, Casimir Perrier et Auguste Perrier.
Cette imposante réunion offrait quatre cents convives à la même table, l’ordre le plus parfait et la gaîté la plus franche ont régné pendant le repas. On a réservé sur la souscription ouverte pour cette espèce de fête patriotique une somme destinée à délivrer trois prisonniers pour dettes.
Chacun s’est retiré en faisant des vœux pour la patrie, pour le monarque constitutionnel et pour la liberté.
– Plusieurs députés ont déjà quitté Paris, notamment MM. Belley, Néel, Caumartin, Ernoux, Jobez, Ponsard, Paccard, Rupérou et Revoir. »
3Un seul indice peut faire soupçonner anguille sous roche dans cette relation anodine : la place que ce petit article occupe dans le journal qui le publia. Il figure tout à fait à la fin, en quatrième page, mais il faut préciser que tout le reste du quotidien – soumis à la censure, comme tous les autres, au printemps 1818 – ne traite que d’un seul et unique sujet : le procès en appel des assassins du juge Fualdès, à Albi, fait divers qui passionnait les contemporains par ses éventuelles implications politiques1. La quinzaine de lignes que nous avons reproduitent représentes donc, pour la rédaction du quotidien libéral, la seule autre nouvelle digne d’intérêt ce jour-là ; on peut logiquement supposer qu’elle sort quelque peu de l’ordinaire. Pourtant, le compte rendu paru quelques jours plus tard dans La Minerve française, le grand semi-périodique libéral des premières années de la Restauration2, qui n’était pas, lui, soumis à la censure, paraît à peu près aussi anodin. Il porte à quatre cents le nombre des convives, et ajoute quelques noms à la liste des députés excusés ; relevons seulement une pointe polémique, qui semble destinée à justifier la tenue de ce banquet, à l’encontre de « MM. les maires et adjoints de Paris », lesquels « ont donné, il y a quelques jours, un grand dîner aux ministres, aux préfets, aux présidens, aux procureurs généraux, et à un grand nombre de fonctionnaires publics », alors que, comme le note ironiquement Étienne, l’hommage aux députés patriotes ne provient que de simples « propriétaires, négocians, hommes de loi ou gens de lettres ».
4En quoi cette paisible réunion de quelque quatre cents citoyens pouvait-elle constituer un événement, pour les libéraux, et un objet de scandale, pour leurs adversaires ? À en croire le numéro suivant de La Minerve, ce dîner donné à plusieurs députés « est, depuis quelques jours, le sujet de toutes les conversations ». Nous ne sommes pas obligés de la croire sur parole ; mais dans les colonnes des journaux, c’est certain, la polémique se déchaîna. Quinze jours plus tard, le 19 mai, Le Journal du commerce se crut obligé de défendre ce « banquet civique » contre les attaques des journaux royalistes, du Jounal des débats et de La Quotidienne notamment, par un grand article en première page (en « Premier-Paris », disait-on alors), ainsi qu’en publiant une lettre d’un de ses lecteurs qui était aussi l’un des organisateurs de la réunion. Au total, la controverse semble avoir duré près de deux mois : Léon Thiessé, le rédacteur des Lettres normandes, autre feuille proche des indépendants, l’extrême gauche libérale du temps, espérait la clore le 25 juin3. Elle n’est pas facile à reconstituer, car la censure de la presse quotidienne alors en vigueur faisait emprunter des voies détournées assez étranges ; chacun des courants d’opinion qui ne pouvaient pas s’exprimer librement en France disposait d’un relais dans la presse britannique, qui était reçue et lue à Paris4 : les ultras avaient le Morning Chronicle ou le New Times, les ministériels le Courier, le Times et le Star, et les plus libéraux le Sun. Deux points toutefois étaient au centre des débats. Le premier, sur lequel nous reviendrons ultérieurement, était ce qui s’y était dit, ou plutôt, paradoxalement, ce qui ne s’y était pas dit ; le second était la réunion elle-même, le simple fait qu’elle ait pu avoir lieu.
5Le dîner de l’Arc-en-Ciel était en effet une innovation. C’était la toute première fois, au sortir des années de la Terreur blanche, que plusieurs centaines de sympathisants de l’opposition libérale se trouvaient réunis en un lieu public, pour rendre hommage aux députés « indépendants », à ceux que La Minerve appelle les défenseurs de la Charte, en d’autres termes ceux qui dissimulent à peine le peu d’estime dans laquelle ils tiennent la dynastie des Bourbons. Aujourd’hui complètement oubliés, certains mêmes des spécialistes de cette période, la vingtaine de noms que citent Le Journal du commerce, Étienne, dans La Minerve, ou Thiessé, dans ses Lettres normandes, étaient bien connus de leurs lecteurs. Ne manquait que le banquier Laffitte, pour des raisons obscures, peut-être liées à la réputation d’extrémisme que son apologie à la tribune de la révolution anglaise de 1688 lui valait depuis l’année précédente5. En offrant à ces députés un banquet par souscription, les électeurs libéraux entendaient d’abord les remercier de leur conduite dans la session de la chambre qui s’achevait, les féliciter de leurs discours et de leurs votes, en faveur de la liberté de la presse notamment, et bien sûr les encourager à persévérer. Mais l’effet produit par cette réunion sur les participants eux-mêmes était au moins aussi important. Car, comme le rappelait La Minerve, deux ans auparavant encore, « à peine l’ami osait-il […] épancher son secret dans le sein de son ami, une réunion de trois personnes était un rassemblement, et un tête-à-tête était suspect ; aujourd’hui quatre cents personnes se convoquent et se parlent sans crainte » ; et lorsque Vaulabelle évoque ce banquet trente ans après, il insiste sur l’extraordinaire impression qu’aurait produite sur les électeurs libéraux la révélation de leur nombre : « Bien que la plupart des convives ne se connussent pas personnellement, ils savaient que chacun d’eux appartenait à la même opinion : animés par le contact, enhardis par leur nombre, certains de leur force, tous accueillirent facilement la pensée d’unir leurs efforts dans un but commun de résistance aux prétentions des poursuivants d’ancien régime6. » Cette fête civique et patriotique était donc bien un événement en soi.
6C’est pourquoi il importait aux royalistes de la déconsidérer dans l’opinion. La réunion de l’Arc-en-Ciel ne pouvait pas, ne devait pas être mise sur le même plan que des banquets officiels, comme celui donné par les maires et adjoints de Paris, tous bons royalistes, à des fonctionnaires éminents et zélés de la monarchie, qu’évoquait ironiquement Étienne, afin de s’en faire une sorte de caution. Elle devait au contraire évoquer soit l’anarchie des temps révolutionnaires, où les citoyens en étaient venus à s’assembler régulièrement sans le moindre contrôle de l’autorité, soit les aspects les plus inquiétants du radicalisme britannique contemporain : les grandes démonstrations populaires, tumultueuses, qui avaient rassemblé un an et demi auparavant des dizaines de milliers d’artisans et ouvriers londoniens, marins et soldats à Spa-Fields, et qui avaient manqué de tourner à l’insurrection. À quoi les libéraux rétorquaient ironiquement que la ressemblance avec l’Arc-en-Ciel était en effet parfaite, tant il était vrai que « les millionnaires n’y étaient pas rares, et que la canaille y arri vait en équipages ». Au nombre des convives, outre quelques pairs de France, figuraient « la plupart des hommes dont s’honorent les arts et la littérature, le commerce et le barreau, la banque et l’armée », « une foule de gens de lettres distingués, et de jeunes écrivains qui sont l’espoir de la cause indépendante ». Autant que la qualité des participants, leur tenue et le bon déroulement de la réunion avaient apporté la preuve qu’on pouvait être « ami de la liberté et de l’égalité sans avoir cette grossière âpreté de mœurs, ces formes rudes et sauvages qu’on vit trop souvent à une époque où la révolution s’était résolue en anarchie civile et morale ».
7Cette polémique sur la composition de l’assemblée réunie pour banqueter en annonce bien d’autres ; on la retrouve maintes fois sous la Restauration, et encore à l’époque de la monarchie de Juillet et même sous la Deuxième République, ce qui prouve qu’il y a là quelque chose d’important. Mais l’essentiel pour les libéraux réunis à l’ Arc-en-Ciel était que l’on avait pour la première fois réuni plusieurs centaines de personnes, qui ne se connaissaient pas forcément et qui ne savaient pas auparavant qu’elles partageaient les mêmes opinions, celles qu’exprimaient à la Chambre, le seul lieu où la parole publique soit absolument libre, en ce temps-là, les discours des rares députés indépendants. Pour la première fois, la communauté jusque-là invisible des abonnés parisiens aux semi-périodiques ou quotidiens libéraux, notamment à La Minerve, à La Bibliothèque historique, aux Lettres normandes, au Journal du commerce, se manifestait publiquement. Il fallait donc absolument que tout se passe bien, sous peine de compromettre l’image politique des indépendants, dans la perspective des élections partielles de l’automne (car c’était bien là un des objectifs de la réunion : comme le dit Le Journal du commerce, « en remerciant les députés, [les participants] faisaient des vœux pour que les prochaines élections leur donnassent de généreux collègues7 »). Mais comme les convives ne se connaissaient pas jusque-là, il n’y avait à ce moment aucune garantie que des agents provocateurs ne se soient pas glissés parmi eux : « Savez-vous de quoi les écrivains ultraministériels font un crime aux libéraux ? De leur calme, de leur sagesse ! Ils s’attendaient à du bruit, ils s’étaient peut-être arrangés pour qu’il y en eût », dit Étienne. Le silence du banquet apparaît donc comme la seule garantie possible de sa réussite pour ceux qui l’organisèrent. « Nous avons préféré nous taire […] et nous braverons ainsi tous les provocateurs apostés, et tous les interprètes salariés de la pensée », conclut-il.
8Dans quelles conditions le scandale aurait-il pu se produire ? Après le banquet, les publicistes royalistes aux gages, ceux que les libéraux désignaient comme des « interprètes salariés de la pensée », auraient de toute façon trouvé à redire à n’importe quel toast8.
« Eh quoi, disent-ils, pas un toast, pas un couplet ; ils n’avaient donc pas un vœu à former ? Il est des vœux qui sont dans tous les cœurs des amis de la monarchie constitutionnelle et du système représentatif, et si nous en sommes réduits à ne pas les faire éclater, c’est que vous êtes gens à trouver dans leur expression même de coupables arrière-pensées. […] Si par exemple nous eussions porté un toast à l’armée, vous vous fussiez écriés que c’était à l’ancienne, et que in petto nous ne buvions pas à la nouvelle ; au compagnon de Washington, vous nous auriez accusés sur-le-champ de provocations indirectes au gouvernement républicain ; au retour des bannis ! Oh ! pour le coup, nous étions des factieux, nous attaquions toujours indirectement une mesure sanctionnée par le monarque, et c’était une santé à dénoncer à la police correctionnelle pour le moins. »
9Aucun toast porté par les convives de l’Arc-en-Ciel n’aurait fait ensuite l’unanimité dans la presse, cela est certain. Mais je crois qu’Étienne dissimule un problème plus grave encore : aucun toast n’était assuré de faire l’unanimité des convives, parce qu’il était toujours possible qu’il y eût des faux frères parmi eux, et surtout parce que, même en l’absence d’agents provocateurs, l’harmonie de la fête avait toutes chances de se briser sur le toast qui, selon les habitudes du temps, devait être porté le premier, le toast au roi. Les indépendants savaient fort bien ce dont ils ne voulaient à aucun prix, un retour à la Terreur blanche ou à l’Ancien Régime, mais ils étaient loin d’être d’accord sur les solutions envisageables. Certains pensaient que l’on pouvait envisager le maintien de la dynastie restaurée, à condition qu’elle manifestât l’intention de respecter la Charte et l’expression de la volonté nationale : c’est ce qu’on lisait, parce qu’on pouvait l’écrire sans crainte de la censure, dans les colonnes du Journal du commerce. D’autres, qui savaient le comte d’Artois tout près du trône, ne croyaient pas à la vraisemblance de cette hypothèse et envisageaient toutes sortes de solutions de rechange : soit un prince d’Orange, ou le duc d’Orléans, sur le patriotisme constitutionnel de qui l’on pensait pouvoir compter ; soit une République modérée, présidée par un Lafayette ; soit encore un rétablissement de l’Empire sous une forme et dans des conditions à déterminer. Comment être sûrs que tout se passerait bien, dans une assemblée si nombreuse ? Il n’y eut donc pas de toast du tout, pas même de toast au roi. On a remarqué cependant que le compte rendu du Journal du commerce s’est efforcé de dissimuler que la santé du sou verain n’avait pas été portée, car on savait bien que ce « silence incongru » était profondément scandaleux. La presse royaliste poussa les hauts cris mais, pour les indépendants, c’était somme toute un moindre mal.
10Fait important, que seul parmi les historiens anciens de la Restauration Duvergier de Hauranne a relevé, la réunion de l’Arc-en-Ciel fit rapidement école en province9. Le 3 juin, une lettre émanant de la police ou du bureau du préfet de la Côte-d’Or au commissaire de police de Beaune le prévenait « que vous aurez à Beaune, le 10 de ce mois, une seconde édition du dîner de l’Arc-en-Ciel. Nos députés, auxquels on donne ici des sérénades, doivent se trouver à cette réunion qui sera, dit-on, de quatre-vingts personnes et qui aura lieu chez Boulée10 ». Puis, ayant appris la présence du député Voyer d’Argenson sur sa terre des Ormes, proche de leur ville, les « principaux habitans de Poitiers » lui offrirent un dîner, le dimanche 21 juin ; le dimanche suivant, quatre-vingts citoyens notables de Châtellerault les imitèrent. Le lendemain, à Rennes, un banquet de cent quarante couverts était donné à Charles Dunoyer, l’un des rédacteurs du Censeur européen, autre semi-périodique d’extrême gauche, à l’occasion de sa mise en liberté par la cour de Rennes, devant laquelle il avait été traîné pour diffamation par un noble de Vitré. Regagnant la capitale, il semble avoir reçu un hommage comparable à son passage dans cette petite ville, le lendemain soir. Le 6 juillet, les libéraux de Grenoble se réunirent en un banquet dans la banlieue de la ville, à l’auberge du Roi de Cocagne, ce qui semble avoir causé beaucoup de soucis aux autorités locales, nous y reviendrons. Puis, début septembre, pendant que Voyer d’Argenson était fêté par les habitants de la Haute-Alsace, les députés normands Bignon et Dupont de l’Eure se voyaient offrir deux banquets, le premier de cent couverts aux Andelys le 10 septembre ; le second huit jours après réunit à Rouen plus de trois cents convives. Enfin, le 18 novembre, « un grand nombre d’électeurs de l’arrondissement de Dijon, auxquels s’étaient réunis beaucoup de citoyens de la ville, ont offert à MM. les députés de la Côte-d’Or, avant leur départ pour l’assemblée, un banquet qu’ils ont accepté ». Deux cent trente personnes s’étaient donc réunies à l’hôtel du Chapeau rouge. Selon le rédacteur de la feuille libérale locale, en dépit de la taille de l’établissement, il avait fallu refuser des souscripteurs désireux de rendre hommage aux trois députés indépendants du département, Caumartin, Hernoux et Chauvelin11.
Le député et ses électeurs
11À cette demi-douzaine de banquets provinciaux, peut-être des recherches plus approfondies ajouteraient-elles quelques manifestations isolées du même type. À dire vrai, je n’y crois guère, tant la géographie esquissée correspond à ce que l’on peut savoir par ailleurs des zones de force du libéralisme en ces toutes premières années de la Restauration. En comptant large, une dizaine de banquets « civiques » ou « patriotiques ». Que peuvent-ils nous apprendre, en quoi peuvent-ils être considérés comme fondateurs d’une tradition, alors même qu’ils ne semblent pas avoir été beaucoup plus nombreux l’année suivante ?
12Ces banquets libéraux de 1818 présentent déjà trois caractéristiques majeures de la forme politique du banquet, caractéristiques qui ne relèvent pas des catégories habituelles des sciences politiques, mais plutôt de l’analyse anthropologique. Un banquet est d’abord une fête, qu’organisent des notables d’une ville, le plus souvent en l’honneur d’un, ou de plusieurs individus, en général leur(s) député(s), mais aussi parfois pour célébrer ou pour commémorer un événement. Nous y reviendrons dans le chapitre suivant. Mais, et ce deuxième critère est ici décisif, cette fête est organisée par souscription. Un certain nombre de citoyens, plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines sous la Restauration, versent à l’avance une certaine somme, la même pour tous, à quelques-uns d’entre eux (appelés ordinairement les « commissaires » du banquet) qui se chargent de l’organisation matérielle des festivités. En revanche, il est à peu près hors de question que la ou les personnes à qui il est rendu hommage contribuent en quoi que ce soit : le banquet est un don, offert en témoignage de reconnaissance. Enfin, étant donné que la plupart des banquets politiques, ou du moins ceux qui reviennent le plus régulièrement, sont offerts à des parlementaires, leur calendrier est très étroitement lié à la session parlementaire : dans une très large mesure, les banquets sont saisonniers. Voyons d’abord ce dernier point.
13Jusqu’en 1848, sous les monarchies constitutionnelles, la session parlementaire durait normalement de quatre à sept mois. Elle s’ouvrait en général à la fin de l’automne, ou au début de l’hiver, par la discussion et le vote de l’adresse au souverain, et elle se terminait au début de l’été, après le vote du budget. Ce rythme correspondait à peu près à la saison mondaine : on sait que les grands notables parisiens quittaient la ville pour leurs châteaux, manoirs ou simples propriétés de province à la fin du printemps, pour ne revenir qu’en automne12. S’ils le pouvaient, les étudiants provinciaux montés à Paris retournaient également dans leurs familles pendant l’été. La ville était désertée, les grands théâtres faisaient relâche, la vie intellectuelle et politique s’assoupissait, et même les revues peinaient à trouver des abonnés et de quoi remplir leurs colonnes. Il est donc tout à fait logique que les électeurs et les simples citoyens des départements, comme on disait alors, choisissent cette période-là pour fêter leur député, à son retour le plus souvent, ou juste avant son départ pour Paris. En revanche, les banquets parisiens ne pouvaient guère avoir lieu pendant cette morte-saison parlementaire, sauf cas absolument improbable où un député parisien et les plus influents de ses électeurs n’auraient pas quitté Paris pendant cette saison étouffante. Au vrai, le calendrier des banquets parisiens était plus étroit encore que celui des provinciaux, parce que, en principe, un représentant de la nation doit agir au parlement librement, en son âme et conscience, et que tout banquet offert pendant le cours de la session parlementaire risquait d’être assimilé à une pression indirecte sur le député, et donc une atteinte à son honorabilité. Tant que la session n’est pas sur le point de se terminer, tant qu’il reste des débats importants, on ne peut pas songer à fêter des députés, qui, après tout, n’ont pas encore complètement démontré leur fidélité à leur mandat ; et ceux-ci ne sauraient accepter : c’est ainsi par exemple que les députés libéraux justifièrent leur absence, à quelques exceptions près, au banquet du Mont-Thabor, le 5 février 1820. L’occasion en était pourtant l’anniversaire de la loi Laîné sur les élections, qu’ils s’efforçaient de défendre à la Chambre contre un ministère déterminé à la réformer dans un sens restrictif, mais ils auraient pensé disqualifier leur action à la Chambre en assistant au banquet donné par de simples citoyens13. Ensuite, le temps dont on dispose est compté, car Lafayette aspire à gagner au plus vite sa terre de Lagrange (Seine-et-Marne), Casimir Perier ses propriétés dans l’Aube, Voyer d’Argenson son château poitevin des Ormes (Vienne) ou ses forges d’Oberbruck en Alsace... Il faut donc se hâter, à plus forte raison si l’on veut associer dans l’hommage rendu aux députés libéraux de la capitale quelques-uns de ceux qui représentent les départements et qui aspirent très légitimement à retrouver au plus vite leur famille, leurs amis et leurs électeurs.
14Les banquets offerts aux députés libéraux après la session devaient être considérés comme l’expression de la reconnaissance. « Nous remplissons, vous et moi, des fonctions gratuites. Leur seule récompense est dans la manifestation de l’opinion publique ; mais nous devons soigneusement nous défendre de tout mécompte à ce sujet14… » affirme Voyer d’Argenson dans une lettre en réponse au maire de Châtellerault, qui s’était efforcé d’ôter de l’importance au banquet que ses administrés avaient, à son grand déplaisir, offert au député libéral. Comme le maire, mais plus que lui, le député a donné gratuitement de sa personne, de son temps, de sa fortune : on rappellera que, jusqu’en 1848, il n’existait aucune indemnité parlementaire, et que le mandat de député revenait assez cher, puisqu’il fallait prévoir de résider de cinq à sept mois à Paris. Se loger convenablement dans la capitale était onéreux, et un mandat parlementaire était à peu près incompatible avec une gestion personnelle précise de ses affaires, surtout pour les provinciaux. C’était même une des raisons censées justifier un cens d’éligibilité extrêmement élevé qui réduisait le nombre d’élus potentiels à moins de vingt mille personnes sous la Restauration. Les députés Voyer d’Argenson, Chauvelin, Hernoux, Bignon, Dupont de l’Eure ont donc beaucoup donné, et, en tant qu’« indépendants », il est peu probable qu’ils aient beaucoup reçu du pouvoir royal : c’est aux électeurs de leur témoigner, en retour, leur reconnaissance. Or, comme on le sentait à l’époque, mais comme nous, qui étudions ces phénomènes à près de deux siècles de distance, en sommes pleinement conscients depuis Marcel Mauss, tout don oblige et en même temps tout don appelle un contre-don.
15Mais ce contre-don oblige à son tour, et les personnes qui l’acceptent le ressentent bien ainsi. C’est pourquoi, à la fin des banquets silencieux de Rouen et des Andelys en septembre 1818, les honorables députés Bignon et Dupont de l’Eure prirent quand même brièvement la parole, pour adresser leurs remerciements à l’assemblée, et l’« assurer de leur zèle à répondre à leurs vœux, en continuant à défendre les intérêts de leur pays et à réclamer la complète exécution de la Charte constitutionnelle ». Il est logique d’imaginer la suite : l’année suivante, à la fin de la session, Bignon et Dupont, mais aussi Hernoux, Caumartin et Chauvelin, ayant rempli les attentes de leurs mandants normands ou bourguignons, devaient être à nouveau fêtés par eux, ce qui se produisit effectivement15. En dernier ressort, à la fin de leur mandat, la satisfaction des électeurs vis-à-vis des représentants de la circonscription, des fidèles défenseurs de leurs intérêts, devrait se traduire par la réélection. En revanche, vu qu’ils étaient nommés par le roi, et qu’en définitive le dernier mot ne pouvait pas revenir aux électeurs, à la nation, les membres de la Chambre haute, ne se voyaient normalement pas offrir de banquets, même les quelques pairs franchement libéraux comme le duc de Broglie16.
16Voyer d’Argenson étant incomparablement plus riche que les citoyens qui le fêtaient lui offrir un banquet ne pouvait être interprété en effet que comme l’expression de la reconnaissance, et non pas comme une tentative de corruption. Mais tous les députés n’avaient pas sa fortune ni son désintéressement, et tous n’avaient pas des convictions aussi fermes que les siennes. Si la coutume de donner un banquet aux députés venait à se généraliser, les libéraux risquaient de prêter le flanc à une accusation globale, et dévastatrice bien qu’à peu près infondée, de corruption des députés par leurs mandants. Le risque était d’autant plus grand que ces années d’apprentissage de la vie politique parlementaire, avec un personnel encore novice, virent se multiplier des festins contre lesquels les libéraux, au départ indifférents17, n’eurent pas de mots assez durs dès qu’ils se rendirent compte du danger qu’ils représentaient : les dîners offerts par les ministres, et Decazes le tout premier, aux députés qui constituaient la majorité et surtout, sans doute, à ceux que des convictions trop affirmées ne rendaient pas insensibles aux largesses dispensées par le pouvoir : des députés du centre gauche essentiellement, dont le vote risquait d’être crucial dans cette période où chaque nouvelle élection voyait se renforcer le camp des indépendants, sans affaiblir vraiment le camp des ultras. Decazes recourut donc abondamment à ce moyen peu élégant, mais certainement efficace, comme s’en plaignait encore Le Constitutionnel en février 1820 : « Les ministres connaissent bien le pouvoir irrésistible de la table18. » Ces dîners étaient somptueux, et le cuisinier du collaborateur de Decazes qui les organisait était réputé l’un des meilleurs de Paris.
17C’est à cette situation que nous devons une des chansons politiques les plus fameuses des temps de la Restauration, celle de Béranger, intitulée : Le ventru, ou compte rendu de la session de 1818 aux électeurs du département de... par M. ***
Électeurs de ma province,
Il faut que vous sachiez tous
Ce que j’ai fait pour le prince
Pour la patrie et pour vous.
L’État n’a point dépéri, Je reviens gras et fleuri.
Quels dînés,
Quels dînés,
Les ministres m’ont donnés
Oh ! que j’ai fait de bons dînés. [bis]
18Cette chanson a été interprétée comme une « contribution éclatante à l’anthologie de l’antiparlementarisme primaire19 », car « sa description peut s’appliquer à tous les députés, quelle que soit leur tendance ». Rien n’est plus faux. Il ne s’agit absolument pas de tous les députés, mais de certains députés aux opinions peu prononcées, ministériels, à la session de 1818 (et à celle de 1819). De ces gens qui siégaient « à dix pas de Villèle, et à quinze de d’Argenson », donc loin de l’extrême droite ultra, mais plus loin encore de l’extrême gauche libérale, au centre, ou dans le ventre mou de l’Assemblée. Il existe au moins une autre chanson, venant de l’autre bord, qui s’en prend, sur des thèmes analogues, à ces députés-là : L’optimiste, chanson ministérielle, due à la plume d’un certain de Cazenove et publiée en février 1819 dans Le Drapeau blanc20 :
Vieille et nouvelle cuisine,
Tout m’accommode en effet
Et le ministre parfait
Est le ministre où l’on dîne
Eh ! Qu’est qu’ça m’fait à moi
Qu’on souffre ailleurs la famine ?
Eh ! Qu’est qu’ça m’fait à moi
Quand je mange et quand je boi ?
19Que ces chansons puissent avoir été ultérieurement comprises comme une expression d’antiparlementarisme primaire et utilisées dans ce sens n’est pas douteux. Mais ce n’était pas leur sens originel : le ventru, qui dans une autre chanson de Béranger explique à ses électeurs :
On met la table au ministère
Renommez-moi je suis pressé
20est tout l’opposé du « député fidèle », cher aux électeurs indépendants (et il n’y a aucune raison que Béranger, ami personnel de Manuel, fasse exception), redoutable aux ministres dans l’enceinte de la Chambre, et qui ne craint pas, lui, de rendre compte de son action devant ses mandants. Ou plutôt, qui n’a pas besoin d’expliquer son action, parce que ses électeurs ont déjà pu lire dans la presse ses interventions pendant la session, que son attitude les a satisfaits et qu’ils veulent l’en féliciter en lui offrant un banquet. Il est clair cependant que le risque de confusion existe. Dans les dernières années de la Restauration, lorsque, nous le verrons, la pratique du banquet offert par les électeurs aux députés libéraux du département se généralisa, les feuilles royalistes eurent beau jeu d’insinuer qu’une partie des personnalités ainsi honorées, notamment tous les élus qui n’étaient pas propriétaires terriens, mais avocats ou publicistes, cherchaient en fait à se faire nourrir et héberger aux frais des électeurs de province21. Certains libéraux, qui connaissaient bien les usages britanniques, semblent avoir vu le péril et manifesté de fortes réticences22. En Grande-Bretagne en effet, les banquets politiques préélectoraux étaient fréquents et constituaient une forme patente de corruption des électeurs par les candidats ; et comme il pouvait aussi arriver que les électeurs d’une circonscription en offrent un à leur représentant, la confusion risquait d’être complète et d’entériner l’assimilation entre banquet politique et corruption. On trouve encore un curieux, et tardif, témoignage de cette réticence vis-à-vis des banquets dans une des raisons avancées par Alphonse de Lamartine, en 1847, pour expliquer à ses proches pourquoi, après l’extraordinaire succès de Mâcon, il se refusait à accepter les innombrables invitations que lui adressaient les organisateurs de banquets réformistes : le rôle de parasite national ne lui disait guère, et peut-être craignait-il aussi d’aliéner sa liberté23. Mais les attaques ne semblent pas avoir porté et les réticences restèrent discrètes : d’une part, à l’évidence, sous la Restauration, la corruption de la vie politique française n’a jamais atteint au degré des îles Britanniques à la même époque. Si l’absence de scrutin nominal à la Chambre des députés (on votait encore par boules blanches et noires) permettait l’achat discret de votes par des ministres en difficulté, le vote des électeurs dans les circonscriptions n’était pas non plus public, et l’argent de la corruption risquait d’avoir été dépensé en pure perte. D’autre part, si l’achat du vote d’un ou de plusieurs députés par un ministre est une transaction plausible, portant sur des objets précis, on a peine à imaginer l’achat d’un député par ses électeurs : son rôle n’est-il pas justement de les représenter à la Chambre et de défendre leurs intérêts généraux, qui se confondent, dans la pratique politique de ce temps, avec ceux de la nation ?
21La pratique des banquets ne souffrit donc pas de la comparaison avec la vie politique britannique, car les contextes, comme le savaient les meilleurs observateurs, étaient assez différents24. Les préfets comme les candidats ministériels pouvaient bien avoir table ouverte à l’approche des élections, comme s’en plai gnait à juste titre La Minerve25 ; les dîners des ministres pouvaient corrompre des députés en session ; mais on voit mal comment ç’aurait été le cas de l’argent des souscripteurs, émanation de la nation, lorsque, une fois la session terminée, ils offraient un banquet à leurs « bons et loyaux » mandataires. Contrairement à ce que prétendirent les soutiens de Polignac en 1830, soit par incompréhension, soit par mauvaise foi, le critère majeur n’était pas que la politique se fît à table, ou qu’elle ne s’y fît pas ; que « le royalisme [ait] conservé ses mœurs, et la démagogie les siennes » ; que « cette dernière [ait] toujours été bruyante, chantante et surtout buvante26 » : mais qui décidait du festin et qui en assumait les frais. Le pouvoir ou les citoyens.
Interpréter les silences
22Revenons donc au « silence incongru » qui caractérisait les banquets libéraux entre celui de l’Arc-en-Ciel (5 mai 1818) et celui du Mont-Thabor (5 février 1820). Quel pouvait être le sens de ces manifestations, si celui-ci n’était pas expli cité par les toasts portés par les convives ? Sans prétendre donner une réponse à toutes les questions envisageables, il faut, je crois, partir du principe que ces manifestations avaient un sens implicite, tout à fait clair pour une partie au moins des contemporains, qu’il importe de chercher dans les rares informations données par les comptes rendus, même si celles-ci semblent ne porter que sur des détails. Dans un contexte de liberté fragile, tous les éléments d’un banquet sont potentiellement porteurs d’un sens. Peut-être objectera-t-on qu’à procéder ainsi, l’historien court le risque de surinterpréter les indications qui lui sont fournies. Le risque est pris consciemment, car il me paraît moins important que celui de considérer que tout cela était insignifiant, que les polémiques entre libéraux et ultras portaient sur des vétilles, et de passer complètement à côté de la culture politique de ce temps-là. Comment par exemple interpréter cette phrase de La Renommée, rendant compte du banquet du Mont-Thabor, destiné à commémorer le « jour où la loi des élections a été rendue », et caractérisé par « la cordialité la plus franche, la politesse la plus exquise, et la décence la plus scrupuleuse » : « Aussi toutes les fois qu’entre les airs insignifians l’orchestre faisait entendre cet air devenu national, Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille, des applaudissements unanimes témoignaient combien chacun était animé des mêmes sentimens, pénétré des mêmes principes » ? Cet air, alors extrêmement célèbre, était celui du quatuor de Lucile, une comédie en un acte déjà ancienne (1769) de Grétry, sur des paroles de Marmontel. À en croire Pierre Larousse, ce touchant quatuor aurait suffi à assurer le succès de la pièce. Mais il avait aussi un sens politique précis pour les contemporains. Il avait en effet fait figure de chant national dès 1814, parce qu’il était une sorte de traduction musicale de la phrase attribuée au comte d’Artois à sa rentrée dans Paris : « Rien n’est changé en France, il n’y a qu’un Français de plus. » Il symbolisait alors le retour des émigrés, et des premiers d’entre eux, la famille royale, dans la patrie réconciliée. Jouer ou chanter cet air, dans un banquet ultra ou dans une cérémonie officielle en 1816, signifiait qu’en dépit de tout et de l’épisode des Cent-Jours qui avait à nouveau contraint les Bourbons à l’exil, on était revenu à une situation normale et que le souverain légitime était à nouveau au milieu de sa famille, de ses sujets (que l’on aimait à croire loyaux et fidèles). Mais en 1820, cet air applaudi dans un banquet libéral prenait en outre un sens tout différent : ceux dont on espérait le rappel n’étaient pas les Bourbons, mais les exilés politiques, les conventionnels régicides notamment, dont le retour en France était une des grandes revendications libérales. Maintenant que le territoire avait été libéré, que tous les occupants étrangers étaient partis, comment ne pas souhaiter que la réconciliation nationale s’accomplisse par le retour au sein de la grande famille française de ceux qu’avait bannis après Waterloo une loi dite d’« amnistie » ? Les applaudissements unanimes des huit cents ou mille convives du banquet du Mont-Thabor ont donc exactement le même sens politique que le toast sulfureux « Au retour des bannis ! » qui n’avait pas été porté. Et les royalistes ne pouvaient y trouver à redire, puisque eux aussi avaient fait leur cet air national...
23Le sens d’un banquet peut donc passer par la musique qui y est jouée, et l’on pourrait en donner bien d’autres preuves. Mais, en l’absence de toast, il peut emprunter aussi beaucoup d’autres voies. Le décor, certainement, mais nous sommes très mal renseignés sur ce point pour les banquets de ces toutes premières années de la Restauration ; en revanche, on peut être attentif à d’autres choses : la personnalité de celui à qui l’on rend hommage, la date retenue pour le banquet, et même le menu servi aux convives peuvent être porteurs de sens et faire l’objet d’interprétations, convergentes ou non.
L’hommage à un député
24Le premier député qui fut l’objet d’une réception enthousiaste et se vit offrir un banquet fut un personnage singulier, issu de la plus haute et de la plus vieille noblesse d’Ancien Régime, Marc-René-Marie de Voyer, marquis d’Argenson. Tout comme Lafayette, sa haute naissance, ses alliances aristocratiques (il était le beau-père du jeune duc de Broglie, un des deux pairs de France qui avaient figuré parmi les convives de Arc-en-Ciel) lui garantissaient aux yeux des gouvernants comme des administrateurs locaux une considération déférente, qui confinait à l’impunité personnelle. Ceux qui fêtèrent Voyer d’Argenson, les citoyens de Poitiers et de Châtellerault en juin 1818, puis, en septembre, la population de la Haute-Alsace, pouvaient donc légitimement penser bénéficier de sa protection, au moins à court terme, et que l’irritation des préfets ne se traduirait que par des gestes de mauvaise humeur, dans le pire des cas des rebuffades individuelles, mais rien de plus grave. En même temps, ils honoraient en sa personne non certes le grand orateur que d’Argenson ne fut jamais, mais quelqu’un à qui l’on reconnaissait une rectitude personnelle absolue, quelqu’un qui, préfet du département des Bouches-de-l’Escaut quelques années auparavant, n’avait pas hésité à encourir les foudres de l’Empereur pour avoir pris le parti de ses administrés ; et surtout le seul qui, à l’automne 1815, dans la Chambre introuvable, avait eu le courage de dénoncer à la tribune le massacre de protestants du Midi par les bandes fanatisées de Trestaillons, avec la complicité passive des administrateurs locaux et dans le silence de la presse censurée. Aucun libéral et aucun protestant en France ne l’ignoraient. Il était le vivant symbole du refus de la Terreur blanche et de l’intolérance religieuse des ultras27.
25Apprenant sa présence sur sa terre des Ormes, les « principaux habitans de Poitiers » lui offrirent donc un dîner, le dimanche 21 juin, sur lequel nous manquons d’informations, à part le fait qu’y « éclatèrent à l’envi les sentiments les plus honorables, le patriotisme le plus pur et la plus parfaite union », et que les pauvres, à qui l’on distribua le lendemain quatre mille livres de pain, ne furent pas oubliés. Le dimanche suivant, quatre-vingts citoyens notables de Châtellerault firent de même. On en sait un peu plus long grâce à la réaction du maire de la ville : celui-ci, protestant lui-même, nommé par le préfet, était à l’évidence soucieux de démontrer qu’il n’était pour rien dans ces honneurs incongrus décernés à un député d’opposition. Dans une lettre au Journal des débats, il fit valoir qu’il avait refusé aux organisateurs de disposer d’une salle municipale et s’attacha à réduire le nombre d’électeurs – de protestants – parmi les convives (il lui était difficile d’en rabattre sur leur nombre total, vu que le dîner avait finalement eu lieu sur une promenade publique). Enfin, concluait-il, « il n’y a eu ni illumination, ni enthousiasme de la part du peuple, dont la partie honnête a vu cette réunion avec un vif sentiment d’improbation ». L’expression était évidemment malheureuse, et lui valut une réplique foudroyante d’ironie de la part de Voyer d’Argenson28.
26Deux autres grands banquets civiques sont décrits dans la presse libérale de cette année-là : ils furent offerts à deux députés normands, Bignon et Dupont de l’Eure, aux Andelys le 10 septembre, et à Rouen huit jours plus tard29. Bignon avait pris la parole à la Chambre quelques mois auparavant pour demander le retour des bannis de la Terreur blanche : à la veille du départ des derniers occupants étrangers, c’était une des revendications majeures des indépendants. Dupont de l’Eure avait, lui, réclamé la fin de la censure et le rétablissement de la liberté de la presse. Tout le monde le savait à l’époque ; pas plus qu’à Poitiers ou à Châtellerault, il n’était donc besoin de porter le moindre toast pendant ces dîners. Tout au plus, à la fin du repas, les honorables députés prenaient-ils brièvement la parole, pour adresser leurs remerciements à l’assemblée et assurer leurs mandants « de leur zèle à répondre à leurs vœux, en continuant à défendre les intérêts de leur pays et à réclamer la complète exécution de la Charte constitutionnelle ».
Du choix des dates
27La date à laquelle se tient un banquet ne doit jamais, a priori, être considérée comme indifférente. C’est en effet un trait marquant de la culture du premier xixe siècle que cette extrême sensibilité aux dates et aux anniversaires significatifs, et cela dans tous les milieux. Dans son étude sur la protestation populaire en France de 1789 à 1820, Richard Cobb a fait remarquer incidemment que les émeutes et les massacres des temps de la Révolution ne se produisaient pas à n’importe quel moment de l’année, mais à certaines dates précises : tout bon policier devait donc connaître les éphémérides politiques nationales et locales, afin de parer aux conséquences prévisibles de l’appel à venger le sang autrefois répandu30. Mais les milieux cultivés attachaient tout autant d’importance aux dates : Bordeaux était ainsi pour tous les contemporains la « ville du 12 mars » (sous-entendu 1814, entrée triomphale du duc d’Angoulême dans un port décidément brouillé avec Napoléon par les effets du blocus continental). De façon similaire, il faut rappeler que jusqu’à la Deuxième République au moins, en l’absence d’un chef de gouvernement clairement désigné, les différents cabinets n’étaient pas identifiés par le nom du principal ministre, mais plutôt par la date de leur nomination : le cabinet Polignac était ainsi le ministère du 8 août (1829), le ministère Casimir Perier, celui du 13 mars (1831). Quant aux deux derniers gouvernements de la monarchie de Juillet, ceux de Thiers et de Guizot, publi cistes et historiens du milieu du xixe siècle s’y référaient comme aux cabinets du « 1er mars » (1840), et du « 29 octobre » (de la même année).
28Dans la mesure où, comme nous le montrerons plus loin, les convives d’un banquet étaient toujours sous la Restauration des notables, grands ou petits, c’est-à-dire des gens qui étaient absolument maîtres de leur temps, réunir cent ou cent cinquante personnes un jour quelconque, et pas forcément un dimanche, ne présentait aucune difficulté particulière. Que le 5 février 1820, jour anniversaire de la loi Laîné, ait été cette année-là un samedi permettait peut-être à quelques provinciaux de plus de se rendre dans la capitale pour appuyer de leur présence la revendication libérale du maintien de cette loi, mais on n’a pas l’impression que vingt et un mois plus tôt l’assistance au banquet de l’Arc-en-Ciel aurait été sensiblement plus nombreuse si le 5 mai n’avait pas été un mardi. De toute façon, à en croire les journaux libéraux, dans tous les grands banquets, on avait dû refuser du monde à cause de l’exiguïté des locaux disponibles. Comme le montrera l’analyse de deux exemples, le choix d’une date précise dépendait donc bien moins de l’assistance qu’on pouvait escompter un jour donné que du sens qu’il y avait à banqueter ce jour-là en particulier.
29Revenons pour commencer au banquet de l’Arc-en-Ciel. Pourquoi a-t-il eu lieu le 5 mai précisément ? Les journaux libéraux n’en soufflent mot : La Minerve se contente, on l’a dit, de présenter ce banquet comme une sorte de réponse à un banquet officiel, offert quelques jours plus tôt par les magistrats municipaux de la capitale à un certain nombre de hauts fonctionnaires royalistes. En fait, ce banquet était bien une réplique, mais à une tout autre cérémonie : comme put le souligner trente ans plus tard Vaulabelle31, la réunion avait eu heu « à la même heure où Louis XVIII, aux Tuileries, recevait les félicitations de tous les corps de l’État, à l’occasion de ce quatrième anniversaire de sa première entrée à Paris ». Pour les organisateurs du banquet, entre les Tuileries et l’Arc-en-Ciel, entre la Cour et la Ville, entre l’hommage à un roi qui ne devait sa couronne, selon les indépendants, qu’à l’appui des armées étrangères, et celui rendu aux députés fidèles à la Nation, il n’y avait pas de transaction possible, il fallait choisir.
30L’exemple du premier banquet de Grenoble, le 6 juillet 1818, montrera mieux encore le pouvoir mobilisateur d’un anniversaire et l’intérêt de connaître les éphémérides même locales avant de conclure à l’insignifiance d’une date. Il nous est connu par un ensemble de lettres adressées au ministère de l’Intérieur par les autorités de l’Isère, notamment par le préfet Chopin d’Arnouville32. Celui-ci était visiblement assez embarrassé, car, proche de Decazes, il avait été nommé pour tenter de faire oublier aux habitants la brutalité de la répression menée contre le complot de Grenoble, deux années auparavant, et il était donc tenu de ménager l’opinion libérale33. Il explique donc dans sa première lettre, le 1er juillet 1818, que, contrairement à ce que prétendaient les ultras du Dauphiné, les jeunes gens qui ont pris l’initiative de ce banquet ne se proposent aucunement de « singer le banquet de l’Arc-en-Ciel » mais simplement de célébrer un événement tout à fait local : la résistance glorieuse opposée aux troupes sardes par la garde nationale de Grenoble, le 6 juillet 1815. Mais, ajoute-t-il, « je vois cependant avec regret une espèce de fête locale qui donnera lieu à des interprétations d’autant plus amères que le 8 [juillet] est l’anniversaire de la rentrée de Sa Majesté dans la capitale de son royaume, et que l’esprit de parti, qui envenime tout, ne manquera pas de remarquer que les libéraux ont solennisé leur résistance aux alliés du Roi, et donné par là la preuve qu’ils étaient loin de désirer leur retour ». Il conclut donc que « comme il n’a ni le droit, ni le pouvoir » d’empêcher cette réunion, et que « ce serait outrager gratuitement ceux qui la compose [sic] que d’employer la force pour la dissoudre », il s’est efforcé, sans succès à dire vrai, de faire pression sur les organisateurs et sur les souscripteurs pour que, sentant l’inconvenance de cette célébration, ils consentent soit à y renoncer, soit (ce qui aurait été beaucoup mieux) à la remettre... par exemple au 8 juillet. Cinq jours plus tard, le préfet de l’Isère crut bon de tenir Paris au courant des derniers développements de l’affaire. Les jeunes commissaires du banquet se refusaient à l’annuler, en prétextant que reculer maintenant serait une honte, et que ce serait donner raison au « parti royaliste exagéré ». « Si nous renonçons à notre banquet, disent ces jeunes gens, on ne manquera pas de dire que nos intentions ont été découvertes, que l’autorité a agi sur nous par ces motifs, et notre dislocation nous donnera dans l’opinion publique une couleur qui n’est pas la nôtre ; nous voulons prouver par la sagesse de notre conduite que notre intention n’est nullement celle que nos antagonistes nous prêtent. » Le raisonnement était subtil, mais le préfet n’insiste pas (et pour cause) sur la raison pour laquelle les organisateurs s’étaient entêtés à ce que le banquet ait bien lieu le 6 juillet, et pas deux jours plus tard. Il n’y a pas de doute qu’effectivement les jeunes libéraux célébraient la résistance des Grenoblois, sous le drapeau tricolore, à des Sardes qu’accompagnaient quelques royalistes de la région porteurs du drapeau blanc. Que pouvaient donc faire les autorités ? Interdire le banquet aurait accrédité l’idée que les royalistes constitutionnels avaient, comme les ultras, désiré le succès de l’ennemi. Puisqu’il avait fallu se résigner à l’événement, le préfet tentait de relativiser les choses en disant que ce n’était qu’un banquet, qu’il avait reçu l’assurance « qu’il ne s’y passera rien, qu’il ne s’y dira pas un mot qui soit répréhensible », d’autant plus que, comme à l’Arc-en-Ciel et à Beaune, aucun toast ne serait prononcé. De toute manière, il s’était mis en devoir de faire pression sur les principaux souscripteurs pour qu’ils se décommandent, ce que plusieurs de ces « hommes sages » avaient déjà fait ; un certain nombre d’autres ne réclameraient pas le remboursement de leur souscription, mais ils n’iraient pas : on pouvait donc espérer que ce banquet ne réunirait que quelques dizaines de personnes et n’aurait aucun retentissement. À dire vrai, là encore, ses espérances furent trompées : d’après lui, le banquet s’était déroulé « dans un silence fort triste » mais il avait quand même réuni cent quarante personnes à table34. Pour ne pas effrayer les plus timides, disaient les libéraux, « on n’a même pas bu à la suppression des cours prévôtales et des mises en surveillance, mais l’accord des esprits pour le maintien des principes constitutionnels netait ni moins complet ni moins touchant qu’il ne l’était il y a trois ans pour la défense du territoire. Cette grande fête de famille s’est passée de telle manière qu’on espère l’année prochaine avoir un dîner beaucoup plus nombreux et l’on y chantera à la gloire et à la liberté de la France ». C’est ce qu’il advint en effet : l’anniversaire du 6 juillet fut célébré les années suivantes avec un succès croissant et comme, en dépit des tracasseries de l’administration, ce « banquet des fédérés » avait pris les dimensions d’une véritable fête populaire dans les derniers temps du règne de Louis XVIII, il fut en fin de compte interdit35.
Du choix d’un menu
31Dès 1818, ce banquet commémoratif avait scandalisé. Nous avons la chance d’avoir dans le même dossier des témoignages beaucoup moins lénifiants que les rapports du préfet de l’Isère, en particulier une lettre du colonel de la 18e légion de la gendarmerie royale, datée du 19 juillet.
« Des lettres écrites sur différens points de la division et adressées surtout aux familles de ceux qui ont marché contre Grenoble à l’affaire du 4 mai 1816 pour augmenter le nombre des convives ressemblent plutôt à un projet de fédération qu’à un simple banquet ; des alégories [sic] aussi grossières qu’indécentes pour tout ce que nous avons de plus auguste et de plus respectable et qui n’ont échappé à personne ont eu heu à ce repas parmi les mets que l’on a affecté de servir. »
32L’indignation explique sans doute pour une part la très relative correction grammaticale de la fin de la phrase ; mais à dire vrai, le motif du scandale demeure un peu obscur. On aurait donc servi exprès (avec affectation) des mets qui auraient donné lieu à des plaisanteries attentatoires à la majesté royale (« ce que nous avons de plus auguste et de plus respectable », la personne royale). Le menu lui-même du banquet, sur lequel nous ne savons et ne saurons vraisemblablement jamais rien, aurait été scandaleux.
33Comment cela peut-il être possible ? Je crois que pour comprendre cette allusion outrée, il faut la rapprocher de deux aspects mineurs d’un fait récent de l’histoire régionale, ou plus exactement lyonnaise (mais les patriotes de Grenoble étaient en rapports constants avec la métropole rhodanienne, tout comme les polices du Rhône et de l’Isère). Le premier épisode marquant de la Terreur blanche à Lyon avait été, on le sait, le procès et la condamnation à mort du général Mouton-Duvernet. Procès inique, soit dit en passant, puisqu’on ne pouvait lui reprocher que des faits postérieurs au 31 mars 1815, donc en principe couverts par l’amnistie royale, mais peu importe ici. Quoi qu’il en soit, à la nouvelle de la condamnation, le 19 juillet 1816, toutes les places de Lyon se couvrirent de placards, d’affiches manuscrites portant ces mots Si l’on tue Mouton, nous éventrerons le cochon. Quatre jours plus tard, le général fut exécuté. Après qu’il eut été fusillé, le bruit courut que des ultras auraient fêté cette « délivrance » par un banquet, auquel auraient participé un certain nombre de dames de la bonne société, et où, « pour compléter cette parodie des festins ordinaires, des convives demandèrent qu’un foie de mouton leur fût servi, et ce foie aussitôt présenté fut percé de coups de couteau36 ». La véracité de l’anecdote est totalement invérifiable, mais on peut en inférer que les mentalités populaires n’avaient pas beaucoup changé depuis les temps de la Révolution, où, Richard Cobb entre autres l’a montré, le phantasme du cannibalisme poli tique était au minimum dans toutes les têtes et pouvait peut-être parfois, dans certaines situations paroxystiques, être accompagné d’un passage à l’acte plus ou moins rituel. Or, la réaction du colonel de gendarmerie comme la présence de l’horrible histoire du foie de mouton dans les colonnes de La Minerve prouvent que les milieux populaires n’étaient pas les seuls à entendre ce langage, voire à l’utiliser : on peut en effet formuler une hypothèse, à propos de l’allégorie « aussi grossière qu’indécente » du banquet de Grenoble. Pour que le crime de cannibalisme politique, même purement symbolique, puisse être en retour imputé aux libéraux, il suffisait que les royalistes soient en mesure d’insinuer par exemple que l’on avait servi à ce repas du rôti de porc et des pommes de terre37. Car le cochon que beaucoup de Lyonnais auraient voulu voir éventré en représailles, celui qui était censé avoir pris goût pendant son séjour forcé en Angleterre à cette nourriture infecte qu’étaient encore les pommes de terre pour beaucoup de Français, c’était évidemment le roi Louis XVIII.
Retrouver la parole
« Mille de ces factieux qui couvrent le sol de la France et qui conspirent pour le maintien des institutions fondamentales de l’État, de ces révolutionnaires qui ne cessent de faire des vœux pour que la France se repose enfin à l’ombre des lois, de la paix et de la liberté se sont réunis aujourd’hui 5 février, afin de célébrer dans un banquet patriotique l’anniversaire de la loi des élections38. »
34Deuxième et dernier banquet parisien avant celui des Vendanges de Bourgogne qui ait laissé une trace dans l’historiographie, le dîner du Mont-Thabor présente plusieurs points communs, mais aussi des différences significatives avec le modèle du banquet politique par souscription que nous avons vu s’esquisser en 1818 à Paris et dans les départements39.
35Moins d’une semaine avant l’assassinat du duc de Berry, ce fut le dernier grand banquet muet de la Restauration. « Les conversations particulières n’ont pas été bruyantes, et il n’y a point été prononcé un seul mot public. » La police affecta donc de le prendre peu au sérieux : « Il n’y a eu de remarquable dans ce banquet que le banquet lui-même, son motif et la modération qui a été observée dans un concours aussi nombreux, et que l’on peut croire affectée. » Et encore : « Le dédain de l’autorité vis-à-vis de ces gens qui se donnent beaucoup de mouvement pour être importants et pour que l’on s’occupe d’eux était le parti le plus sage à adopter40. » Mais, bien que la police ait refusé de mettre quelques agents à la disposition des organisateurs, toutes les précautions avaient été discrètement prises « pour pouvoir réprimer tout désordre si les individus de cette réunion osaient sortir des bornes de la modération ».
36Le sens politique était cependant clair. Nous ne savons pas exactement comment le banquet fut organisé, ni par qui, mais il fut annoncé quelques jours à l’avance dans les journaux libéraux, et la date choisie était explicite. Le 5 février était le troisième anniversaire du vote de la loi Laîné sur les élections, et se réunir ce jour-là signifiait prendre publiquement et personnellement position en faveur du maintien de cette loi, dans laquelle les libéraux voyaient la garantie d’une représentation nationale éclairée et indépendante des pressions du pouvoir, comme l’attestaient leurs succès électoraux répétés. Depuis l’automne justement, depuis la « scandaleuse » élection du « régicide » Grégoire à Grenoble, le pouvoir ne cachait plus sa volonté d’amender cette loi qui paraissait excessivement démocratique, et donnait trop d’influence à des individus enrichis par le commerce et l’industrie, au lieu de se contenter de jouir de leurs propriétés foncières ancestrales. Pour en exiger le maintien, les libéraux lancèrent une vaste campagne de pétitions dans tout le pays et réunirent en quelques semaines plusieurs dizaines de milliers de signatures, collectées dans plus de la moitié des départements ; ces signatures provenaient pour une part d’électeurs, mais aussi de citoyens qui ne bénéficiaient pas de la capacité électorale. Mais il a dû sembler bon aux dirigeants libéraux, lorsque c’était possible, d’accompagner ces signatures (que l’on pouvait toujours prétendre plus ou moins extorquées sous la pression de l’opinion) par des manifestations qui auraient valeur de témoignage public d’attachement à la loi Laîné. On signale ainsi quelques banquets en Alsace41 ; le principal eut cependant lieu à Paris.
37La logique de la pétition – droit reconnu par la Charte à tous les citoyens français – est celle du nombre ; plus les signataires sont nombreux, plus on peut penser que la pétition correspond au vœu de l’ensemble des intéressés, et ici de la nation. Il était donc parfaitement logique que le banquet préparé à Paris aspirât à regrouper beaucoup de citoyens. Le principal problème qui se posait était le choix de la salle, surtout au mois de février. D’après Le Journal des débats, qui ne cachait pas son hostilité aux participants, les organisateurs auraient d’abord essayé de louer le nouveau cirque équestre Franconi, qui aurait pu abriter quinze cents convives ; mais, « MM. Franconi ayant refusé de leur céder leur écurie, il a fallu chercher un autre local, et réduire le nombre des amis de 1500 à 800 ». Il fallut donc se rabattre sur l’ancien cirque, rue du Mont-Thabor, un peu moins vaste ; mais, quoi qu’il en soit, la participation fut considérable. Les estimations varient de huit cents à mille convives, et la police elle-même avoue 960 participants : jamais pareil chiffre n’avait été atteint, et, s’il fut sans doute égalé, il ne fut jamais dépassé avant les Trois Glorieuses42.
38Qui étaient les participants ? « Un millier de misérables », selon la presse ultraroyaliste. À quoi Le Constitutionnel rétorquait que, selon les calculs des organisateurs, ce millier de personnes représentaient plus de deux cents millions de propriétés ! Encore une fois, nous n’avons pas les moyens de trancher : mais on peut considérer qu’il n’y a pas de contradiction majeure entre les observations de la police, qui, outre la présence de quelques personnalités marquantes (« MM. de Lafayette, d’Argenson, Chauvelin et Caumartin ») avait noté qu’on y avait vu « beaucoup de jeunes gens, particulièrement de l’école de droit », et celles des libéraux, qui signalaient la présence des quelques vénérables vieillards, venus en dépit du poids des ans, et prétendaient, comme le quotidien La Renommée, qu’« à ce banquet se trouvait rassemblée l’élite de la société de Paris, non de cette société frivole des salons, mais de la société utile, industrieuse, éclairée ». Prosper Duvergier de Hauranne, trente-cinq ans après, y insiste également : « Un grand nombre de négociants, d’industriels, de banquiers, de jurisconsultes n’en avaient pas moins manifesté, sans désordre, leur ferme volonté de combattre toute modification à la Charte et à la loi électorale. » Un point gênant cependant : comme l’avaient fait les journaux libéraux contemporains, pour donner cette vision lénifiante et constitutionnaliste – pas nécessairement fausse, il faut le souligner – du banquet du Mont-Thabor, l’historien et homme politique oublie, vraisemblablement à dessein, quelques détails qui ne sont pas rétrospectivement sans importance. Il ne dit rien de l’absence, relevée par les royalistes, de la plupart des députés indépendants, et ne signale pas non plus que le tout petit nombre de députés qui se mêlèrent aux convives représentaient alors l’extrême gauche du parti libéral. Car ce sont eux qui quelques mois plus tard, après la réaction politique qui suivit l’assassinat du duc de Berry, constituèrent l’état-major parlementaire du complot d’août 1820, puis de la Charbonnerie dans les années suivantes. Duvergier de Hauranne oublie également que Le Constitutionnel avait vu dans la salle, outre « un grand nombre d’électeurs ou d’éligibles de Paris, des environs et de diverses villes de la France, de négociants de banquiers, d’artistes et d’hommes de lettres, d’avocats […], une foule de généraux et d’officiers de l’ancienne armée française ».
39Ce fut le dernier grand banquet silencieux. Huit jours plus tard, l’ouvrier sellier Louvel assassinait le duc de Berry à la sortie de l’Opéra. Ce fut un cri d’horreur dans toute la presse et dans tous les milieux politiques. Les royalistes, qu’ils soient ultras ou constitutionnels, voyaient la dynastie frappée à mort : chacun, et Louvel tout le premier, savait que le duc de Berry était le seul à pouvoir donner une descendance à la branche aînée des Bourbons, le mariage de son frère aîné le duc d’Angoulême et de l’Orpheline du Temple étant depuis longtemps stérile. Quant aux libéraux, s’ils n’étaient pas tous consternés par cette perspective, ils étaient attachés à un gouvernement constitutionnel régulier, et cet assassinat leur paraissait rouvrir des temps sanglants qu’ils avaient espéré clore définitivement.
40Louvel n’avait pas de complices, et ses calculs furent en définitive déjoués par l’annonce de la grossesse de la duchesse de Berry, puis par la naissance en septembre de l’« enfant du miracle », le duc de Bordeaux. Mais les conséquences politiques de son acte furent considérables. Louis XVIII ne sut pas ou ne voulut pas résister à la pression des ultras et de la famille royale, qui exigeaient et qui obtinrent d’abord le renvoi de Decazes et le renoncement définitif à la politique d’ouverture en direction des indépendants, puis le vote d’une législation d’exception. À la Chambre, les députés libéraux luttèrent avec acharnement, mais en vain, d’abord contre la loi sur la sûreté individuelle, qui évoquait pour eux le retour à l’arbitraire des temps de la Terreur blanche, puis contre le rétablissement de la censure de la presse, et enfin contre la loi dite du double vote, auquel le ministère réfléchissait depuis les succès libéraux aux élections de l’automne précédent et qui fut adoptée en toute fin de session. Dans la rue, autour du Palais-Bourbon, la tension montait si bien que les heurts entre jeunes nobles et gardes royaux d’une part, manifestants libéraux de l’autre entraînèrent la mort de l’étudiant en droit Lallemand le 3 juin et de deux ouvriers les jours suivants. Mais on aurait tort de penser que l’opinion provinciale restait indifférente : il y eut çà et là des manifestations tumultueuses, à Grenoble, Nantes et Rennes notamment43. Et surtout, les banquets donnés aux députés libéraux se multiplièrent, en Bretagne particulièrement, où il n’est pas exagéré de parler de véritable campagne de banquets. « Je n’aurai bientôt plus assez de temps pour rendre compte à votre Grandeur des réceptions libérales faites aux députés bretons », écrivait le 9 août le procureur général de Rennes. Une semaine auparavant, il avait cru bon de préciser que « ces triomphes départementaux expriment beaucoup plus l’opposition et la censure du gouvernement qu’un intérêt populaire pour ceux qui en sont l’objet ». Quoi qu’il en soit, si Saint-Brieuc s’était contenté d’une simple sérénade en l’honneur du député Carré, Lorient avait offert un banquet à Villemain, Fougères à Tréhu de Monthierry, Dinan à Beslay, Morlaix s’apprêtait à le faire à Desbordes-Borgnis, Rennes à Legraverand, et surtout Brest, après Quimper, à Guilhem. Or, pour autant que nous le sachions, il y avait eu des toasts et des discours dans tous ces banquets, et notamment dans celui de Brest, le plus évidemment scandaleux puisqu’il avait été précédé d’un charivari donné à un député ministériel et d’une entrée triomphale du député libéral dans la ville. Et le procureur général Bourdeau, qui était aussi député ultraroyaliste, était bien obligé de reconnaître que le buste de Sa Majesté trônait dans la salle du banquet, que le premier toast avait été pour le roi et pour son auguste famille, et enfin que Guilhem, qu’il qualifiait pourtant avec indignation de « prince de Brest », avait « prononcé un discours très sentimental pour la Charte et le Roi ».
41Dans l’été 1820, le silence n’était plus possible : il ne suffisait pas de féliciter les députés libéraux, beaucoup plus nombreux que deux ans auparavant, et qui n’avaient pu tous prendre la parole à la Chambre. Il fallait mobiliser l’opinion, pour assurer leur réélection et pour essayer que les choix des collèges départementaux prévus par la loi du double vote ne soient pas trop favorables aux ultras. Cela ne pouvait se faire en recourant à des allusions codées, comprises des initiés, d’autant que les foules, dehors, celles qui avaient fait la haie à l’arrivée du député et qui se tenaient près de l’enceinte du banquet, étaient beaucoup moins contrôlables et qu’il était facile qu’y jaillissent des cris objectivement séditieux. Les libéraux devaient donc expliciter leurs discours, s’ils ne voulaient pas passer pour des complices de Louvel, des révolutionnaires, des terroristes. S’agissait-il de pure hypocrisie, comme le pensaient indignés les représentants de l’administration ? De la part de certains convives, c’est tout à fait probable. Il y a fort à parier que le jeune Armand Maufras du Chatellier, qui semble-t-il porta au banquet de Quimper un toast « aux braves de l’armée de la Loire » (et qui fut d’ailleurs sanctionné pour cela) ne portait pas la branche aînée dans son cœur44 ; on avait entendu en juin, dans les rues de Rennes ou de Nantes, des étudiants pousser le cri hautement séditieux de Vive la République ! Mais il n’est pas certain que ç’ait été le cas, ni des députés eux-mêmes, ni de la grande majorité des participants aux banquets qui, bourgeois paisibles, ne voulaient pas d’une nouvelle révolution. Eux voulaient le roi et la Charte, la Charte surtout, vraisemblablement, et savaient bien que personne de sensé, parmi les plus radicaux, ne prendrait à ce moment-là le risque de faire du scandale lors d’un toast au roi. L’unanimité devant l’opinion était chose beaucoup trop précieuse pour qu’on se risque à la briser : c’est pour cela que l’on s’était tu avant le 13 février 1820, et pour cela aussi que désormais, après l’assassinat du duc de Berry, mieux valait prendre les devants et porter en public la santé du souverain régnant. De toute façon, voyant les garanties constitutionnelles suspendues les unes après les autres, et anticipant un retour à l’arbitraire de la Terreur blanche, une partie des extrémistes avait déjà un pied dans la clandestinité.
Notes de bas de page
1 Dans l’affaire Fualdès – l’assassinat mystérieux d’un juge dans une maison suspecte de Rodez – certains soupçonnaient (non sans raison) des personnalités ultraroyalistes de couvrir les assassins. Sur ce sujet, voir le livre de P. Darmon, La rumeur de Rodez. Histoire d’un procès truqué.
2 La Minerve française, II bis, mai 1818, p. 41-42. Lettre sur Paris n° 10, signée E. (évidemment Étienne, l’un des directeurs de la publication). Post-scriptum daté du 5 mai. Pour éviter la censure, la périodicité des journaux politiques était en principe irrégulière : en fait ils paraissaient à peu près toutes les semaines.
3 Lettres normandes…, III, p. 37. « J’espérais n’être plus obligé de parler du dîner de l’Arc-en-Ciel […] Mais enfin, puisque les attaques continuent […] il me sera permis de répondre un dernier mot à nos agresseurs. »
4 La Minerve française, II, p. 580, et III, p. 19.
5 S. Charléty, La Restauration, p. 123.
6 A. de Vaulabelle, Histoire des deux Restaurations, t. V, p. 59.
7 Le Journal du commerce, 18.05.1818.
8 La Minerve française, II bis, mai 1818, p. 88. Lettre sur Paris n° 12, post-scriptum d’Étienne daté du 14 mai.
9 P. Duvergier de Hauranne, Histoire du gouvernement parlementaire…, t. IV, p. 461.
10 S. Fizaine, La vie politique dans la Côte-d’Or…, p. 163.
11 Journal d’annonces, de littérature, de sciences et arts du département de la Côte-d’Or, 22.11.1818.
12 A. Martin-Fugier, La vie élégante, p. 119.
13 Pour Le Journal des débats cependant, la volonté de montrer leur indépendance n’était pas la raison réelle de leur absence, et les députés pressentis auraient rechigné à côtoyer le tout-venant de leurs électeurs.
14 Lettre publiée dans Le Journal du commerce, 18.07.1818, reproduite dans les Discours et opinions de Voyer d’Argenson, t. 1, p. 352.
15 J. Vidalenc, Le département de l’Eure…, p. 196 (en 1819, banquet de 166 couverts au Neubourg, pour fêter les trois députés qui avaient voté contre la loi sur les délits de presse) et p. 204 (banquets des vacances parlementaires de 1820, avant les élections, où l’on chante des chansons de Béranger, notamment, Le trembleur, ou mes adieux à M. Dupont de l’Eure, ex-président à la cour royale de Rouen : « Dupont, Dupont, je ne vous connais plus... »). Pour Dijon, Journal d’annonces, de littérature..., 2.09.1819.
16 En 1827 cependant, après le retrait de la loi « de justice et d’amour » devant l’hostilité de la Chambre des pairs, le duc de Broglie se vit offrir un banquet, à Bernay, dans l’Eure, mais les députés ou ex-députés libéraux Dupont, Bignon et Dumeilet étaient également invités (J. Vidalenc, op. cit., p. 241).
17 Ils s’en servaient pour demander que l’on tolère leurs propres banquets : ainsi La Minerve, II, 30 mai 1818, 13e lettre sur Paris, p. 245, dit de Corvetto, ministre des Finances : « Il a donné un grand dîner aux députés qui sont encore à Paris, et les ministres qui donnent à dîner ne sont pas ordinairement sur le point de quitter leur ministère. Je suis au reste bien loin de trouver mauvais qu’ils invitent des hommes qui défendent leurs plans, mais je voudrais alors qu’on permît aux citoyens d’inviter ceux qui défendent leurs droits. »
18 Le Constitutionnel, 14.02.1820.
19 J. Touchard, La gloire de Béranger, t. 1, p. 217.
20 Le Drapeau blanc, I (cinquième livraison), p. 231-232.
21 Ainsi, Le Conservateur de la Restauration, à l’automne 1829 (VII, p. 159) : « Mais, dites-vous, à quoi servent ces fonds ? À quoi ? Plaisante question ! […] Ne faut-il pas que les libéraux dînent, et dînent bien, fût-ce aux dépens des niais du parti ? Et les dîners électoraux ? Et les voyages des gros bonnets de l’ordre ? Et l’enthousiasme de la canaille ? Et l’escorte obligée des honorables voyageurs ? Et les truffes de Périgord voyageant avec les toasts des meilleurs teinturiers ? Et les couplets exhumés des cartons de l’écrivain du coin ? Tout cela ne coûte-il donc rien ? Ou bien faudra-t-il qu’ils supportent tous ces frais ceux qui, par patriotisme, comme chacun sait, sacrifient leur humilité à ces bruyantes ovations, et exposent leur robuste estomac à de quotidiennes indigestions ? »
22 Le Drapeau blanc, reproduit ainsi le 3 avril 1830, après son compte rendu furibond du banquet des Vendanges de Bourgogne, un article récent paru dans Le Journal du Havre, titre qualifié de « tricolore » (d’ailleurs dirigé par l’ancien carbonaro Corbière) : « Qu’en Angleterre, pays de corruption politique, les candidats fassent manger les électeurs et qu’ensuite les électeurs offrent de temps à autre une orgie patriotique à leurs députés, cela se conçoit : les affaires de ce pays peuvent se traiter inter pocula. Mais c’est à jeun, mais c’est avec sobriété que doivent se faire les nôtres. Les fumets de la cuisine ministérielle nous ont été assez funestes et ont couvert ses partisans d’assez de ridicules pour que nous cherchions à soustraire nos députés à l’influence énervante des grands dîners et aux railleries que bravaient avec indolence ces hommes qui n’avaient d’entrailles que pour manger. »
23 A. Court, L’auteur des Girondins, ou les cent vingt jours de Lamartine..., p. 67.
24 La Gazette de France l’admet en passant le 5 avril 1830 : « Depuis les candidats de Rome qui sacrifiaient, pour obtenir les suffrages, des centaines d’éléphants et de lions et des milliers de gladiateurs, jusqu’aux candidats britanniques, qui sacrifient dans le même but toute la bière d’ale et tout le porto de leurs caves, les ambitions se sont de tout temps montrées le sourire sur la bouche et la corne d’abondance dans les mains. Il n’en est pas tout à fait de même en France. Au lieu d’être régalés, ce sont les électeurs qui régalent. Mais en revanche aussi, que de magnifiques promesses ils reçoivent ! »
25 H. Contamine (Metz et la Lorraine…, t. I, p. 333) cite une lettre de Serre à l’approche des élections de 1818 : « Que vous et vos amis tiennent table ouverte matin et soir, que le vin coule à flots… »
26 Article de L’Ami du Roi, reproduit dans La Gazette de France du 23.04.1830.
27 Discours du 23 octobre 1815, contre la loi de sûreté générale. Il prit la parole également contre le rétablissement des cours prévôtales.
28 Discours et opinions de Voyer d’Argenson, t. I, p. 355 : « Il a dû vous en coûter beaucoup, de faire injure au plus grand nombre de vos concitoyens, en appelant exclusivement partie honnête de la population ceux qui partagent votre improbation. Mais on sentira que vous n’avez été conduit à ce triste résultat que par l’impuissance d’employer, en votre faveur, ce mot de majorité éclairée, si respectable dans un gouvernement libre. »
29 La Minerve française, III, p. 332-334 (correspondance de Rouen) et p. 516-518 (réponse aux journaux ultras) ; Les Lettres normandes, III, p. 524-525, et IV, p. 24-29.
30 R. Cobb, La protestation populaire en France..., p. 40-41.
31 A. de Vaulabelle, Histoire des deux Restaurations, t. V, p. 59.
32 AN F7 6876. Le point de vue des libéraux locaux apparaît dans une lettre publiée par Le Censeur européen, VIII, p. 402.
33 En mai 1816 les paysans des alentours de Grenoble, ameutés par Didier, échouèrent à s’emparer de la ville ; un procès bâclé en quelques jours entraîna vingt-quatre condamnations à mort, exécutées séance tenante. Didier lui-même, ancien directeur de l’école de droit, fut capturé et exécuté quelques semaines plus tard. Rappelons, en outre, pour comprendre l’exaspération de la population, qu’à Grenoble la Terreur de 1793 avait été très peu sanglante.
34 AN F7 6876. Préfet à Intérieur, 7.07.1818 : « Mais ce n’étaient plus des habitants de Grenoble. On y voyait environ cinquante élèves de l’école de Droit, que l’on avait enrôlés, et d’autres jeunes gens de la ville qui à peine quittent les bancs du collège. Il y avait au plus cinquante souscripteurs », se consolait-il. Beaucoup des convives auraient été attirés par la perspective de manger gratis.
35 Très étonnante utilisation de la musique, réduite au seul rythme, pour préciser le sens politique d’une réunion fort surveillée, lors du banquet grenoblois du 6 juillet 1822 (AN F7 6876, 8 juillet 1822) : « Il y avait environ 550 convives à table, aucune chanson n’a été chantée, aucun toast n’a été prononcé. Ces messieurs ont seulement et pendant sept à huit fois répété un claquement de mains uniforme, fait alternativement, au signal qu’en donnait un ouvrier qui en avait indubitablement été chargé et que je ferai en sorte de savoir par qui [sic]. » Le soir, place Saint-André, une cinquantaine de jeunes gens viennent « répéter le même claquement ». Le policier n’est pas censé montrer qu’il a reconnu ce dont il s’agit, mais les convives le savaient très bien : probablement de la Marseillaise, ou du Chant du départ.
36 Ces anecdotes figurent dans le livre de G. Ribe, L’opinion publique et la vie politique à Lyon…, p. 232- 233, qui les emprunte à une biographie de Mouton-Duvernet publiée à Grenoble en 1844. Mais La Minerve française, VII, p. 478, avait déjà rapporté la deuxième en octobre 1819, avec une différence mineure (des cervelles au lieu du foie) en ajoutant : « Si ce fait était vrai, 1816 n’aurait rien à envier à 93. »
37 Anecdote semblable dans l’article ancien de L. Desternes et G. Galland, « La réaction royaliste en Touraine », p. 69 : les pensionnaires de la femme Boutifer à Tours furent soupçonnés « d’avoir promené sur la table un portrait de notre roi sous la figure d’un pourceau à qui ils ne font manger que des pommes de terre ».
38 Le Constitutionnel, 6.02.1820.
39 Curieusement, Vaulabelle n’en dit mot. Mais Duvergier de Hauranne lui consacre quelques lignes dans son Histoire du gouvernement parlementaire, t. V, p. 363. Il est en général encore mentionné dans les histoires de la Restauration.
40 AN F7 3874, Bulletin de Paris, 5, 6 et 7 février 1820.
41 La Renommée, 13.02.1820 : « Le jour anniversaire de la loi des élections, dit Le Patriote alsacien, plusieurs banquets ont eu lieu à Strasbourg et tous ont été composés en grande partie d’électeurs. L’unique toast qu’on ait porté, à plusieurs reprises, a été celui-ci : À la loi des élections ! »
42 Seule la réunion du jardin Beaujon, en juin 1822, aurait également atteint le millier de participants. Le Constitutionnel, 29.06.1822.
43 Rapports officiels, AN BB 30 238, juin 1820.
44 Ce tout jeune employé des douanes de Douarnenez, futur historien de la Révolution en Bretagne, était issu d’une famille noble ralliée à la Révolution et avait été le condisciple de Pierre Leroux au lycée de Rennes, pépinière de fédérés, de carbonari et autres républicains. Signalé à l’intention du ministre du Commerce par le procureur général Bourdeau, il fut déplacé dans les Ardennes.
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