Introduction
Le territoire : une notion polysémique
p. 7-12
Texte intégral
1Le mot « territoire » est a priori facile à comprendre et conforme aux définitions proposées par un dictionnaire usuel comme le Petit Robert : « 1. Une étendue de la surface terrestre sur laquelle vit un groupe humain et spécialement une collectivité politique nationale. 2. Une étendue de pays sur laquelle s’exerce une autorité, une juridiction. 3. Une zone, une région précisément déterminée. 4. La zone qu’un animal se réserve et dont il interdit l’accès à ses congénères, ou l’endroit qu’une personne s’approprie en y mettant des objets personnels ». L’ensemble fait référence à un espace délimité géographiquement par l’autorité en place, qu’elle soit individuelle ou collective, un espace circonscrit que l’on occupe, dont on use en termes de ressources et que l’on défend vis-à-vis d’autrui. Cette appropriation implique une action sur les différents composants du milieu : minéraux (terre, pierre, eau pour les constructions domestiques, spécialisées ou monumentales – ces dernières faisant aussi office de marquage territorial – et pour des canalisations et des terrassements), faune (chassée, pêchée, élevée) et flore (collectée, cultivée, ou abattue pour le chauffage afin de transformer des minéraux en céramique, métal, verre et pour la construction).
2Dès que l’on dépasse cette définition générale du territoire, on constate, toutefois, que cette notion prend des sens plus diversifiés d’un champ de connaissance à un autre : géographie, histoire, archéologie, sciences politiques, éthologie, etc. Il serait erroné d’en attribuer toute la responsabilité aux effets mécaniques de la spécialisation disciplinaire. Il ne faut, en effet, pas perdre de vue que derrière cette variabilité tendancielle, le terme possède un caractère fondamentalement polysémique. Il revêt une signification non seulement physique (une portion d’espace terrestre), mais aussi idéelle (l’idée que les gens s’en font et qui ne coïncide pas toujours exactement avec les limites concrètes) et, de surcroît, souvent variable selon l’échelle spatiale, temporelle et sociale considérée.
3La notion de territoire renvoie toujours, bien entendu, à une construction idéelle. Rares sont les circonscriptions qui s’imposent naturellement, hormis les îles. Les frontières sont, par conséquent, souvent contestées et chargées d’une lourde puissance symbolique. En faisant respecter ses limites territoriales, une communauté assure certes ses ressources vitales propres, mais conforte également le sentiment d’appartenance de ses membres. Elle matérialise l’élaboration identitaire individuelle et collective, renforce le lien social et stimule la solidarité interne (Barth, 1969). Ce ressort cognitif permet, d’ailleurs, de mieux comprendre la force des phénomènes irrationnels de bandes d’adolescents, ou de fièvres patriotiques et nationalistes. Ce véritable impératif identitaire imprègne d’ailleurs la plupart des créations matérielles de l’humanité. Le « décor » (qui n’est jamais purement décoratif) et même la forme des produits fabriqués et des constructions expriment à la fois l’adhésion à une communauté et la distinction par rapport aux autres, aux extraterritoriaux.
4Les entités culturelles changent au cours du temps. Elles se déplacent, se dilatent ou, au contraire, se contractent. Le plus surprenant est, par conséquent, leur durable résilience. Leur étonnante résistance, par-delà le cycle biologique du renouvellement générationnel, suppose une volonté de transmission de ces racines identitaires par l’éducation. Il s’agit de l’apprentissage de savoir-faire, de règles de savoir-vivre, de mythes fondateurs. Il s’agit aussi, pour les sociétés qui ont adopté une économie de production, d’exprimer combien elles font corps avec le sol qui les nourrit. Les constructions monumentales, destinées à résister au temps beaucoup plus longtemps que les bâtiments d’usage courant, marquent le territoire : son centre symbolique, ses lieux de mémoires et ses limites internes et externes. Ce sont souvent d’abord des sanctuaires ou des tombeaux, les deux catégories étant plus ou moins liées. Le territoire devient, de la sorte, un élément de médiation entre le monde des vivants et celui des ancêtres, ainsi que celui des êtres surnaturels. La croyance en des puissances surnaturelles plus ou moins abstraites est attestée dans toutes les sociétés traditionnelles. La référence à des ancêtres auxquels on rend un culte l’est dans toutes les sociétés agropastorales sans État.
5Dans toutes les sociétés agraires traditionnelles, avec ou sans État, le territoire est perçu comme le fruit du travail de plusieurs générations de personnes auxquelles les vivants sont redevables. Le sol nourricier est aussi celui dans lequel se dissolvent les dépouilles mortelles des ascendants, d’où l’idée répandue d’un cycle liant la mort des anciens à la prospérité des vivants. L’espace territorial n’est évidemment pas une simple étendue bornée, reçue en héritage. Il possède une épaisseur, une profondeur dans laquelle la communauté vivante trouve ses « racines » qui sont ressenties comme indispensables à sa survie, à l’exemple d’un arbre. Ainsi, paradoxalement, bien que les humains se soient souvent approprié ces espaces par la force, cette appropriation fait ensuite place dans leur imaginaire à la conviction qu’il s’agit de leur lieu d’origine. Dans cette profondeur résident, de plus, pour de nombreuses sociétés traditionnelles, des divinités souterraines que l’on croit pouvoir amadouer par des offrandes, souvent sacrificielles, déposées dans des anfractuosités, des sources, des marais, des fosses, des fossés, etc.
6Beaucoup sous-estiment aujourd’hui l’épaisseur idéelle de la notion de territoire, mais plus encore le caractère polysémique engendré par l’échelle d’observation des entités territoriales. À ce propos, les définitions du dictionnaire courant restent vagues. Elles évoquent l’espace de vie d’un groupe humain, mais ne se montrent précises que dans le cas d’une collectivité politique nationale, sous-entendu du type de l’État-nation. Or, il existe d’autres échelles territoriales, même dans les sociétés sans État, et qu’il convient de distinguer avec netteté pour être plus pertinent.
7En deçà de l’unité politiquement autonome, comme la chefferie (communauté de quelques milliers à quelques dizaines de milliers de personnes unies sous le pouvoir coercitif d’un individu ou d’un conseil), ou le groupe local acéphale, qu’il soit clanique ou villageois (Johnson & Earl, 1987), il importe de bien distinguer du territoire, le terroir, le finage et la communauté d’intermariage, pour ne retenir que les principaux. Le terroir regroupe les terres cultivées et les prairies d’une simple ferme ou d’un village. Le finage (terme d’abord utilisé par les médiévistes et généralisé par les géographes) réunit, outre le terroir, les espaces plus sauvages concourant à l’approvisionnement direct de la communauté de résidence en question : marécages et bois où l’on procède à la collecte, la pêche, la chasse, mais aussi à l’abattage du bois de chauffe et de construction (Claval, 1980). La communauté d’intermariage concerne l’ensemble démographique nécessaire à la reproduction biologique humaine d’une communauté naturelle qui est relativement exogame dans la plupart des sociétés traditionnelles. Elle doit être forte de deux cents à quatre cents personnes pour demeurer viable, compte tenu des risques sanitaires et des conflits intercommunautaires (Hassan, 1981). Seule cette dernière peut se confondre, dans le cas des sociétés de petit module, à un territoire politiquement autonome. Une certaine autonomie en matière d’organisation politique, au sens où l’entend l’africaniste Georges Balandier (1967) pour qui il y a du pouvoir, donc du politique, dans toute société, apparaît bien ainsi comme un critère déterminant de la notion de territoire. Au-delà de l’unité politiquement autonome, peuvent se former des ensembles territoriaux correspondant à des fédérations ou confédérations plus ou moins – en général moins – durables.
8Il n’est pas indifférent de souligner ici que l’archéologie est mieux outillée que d’autres sciences humaines pour décortiquer cette polysémie, en raison de l’exceptionnelle profondeur de temps que ses méthodes lui permettent d’appréhender. Elle seule se trouve en mesure de documenter les modes d’expression identitaires des sociétés sans écriture ou qui n’ont laissé que des sources textuelles peu nombreuses et d’interprétation difficile. Elle seule permet ainsi de suivre l’évolution des entités territoriales sur la longue durée. Leur suivi, sur une durée suffisamment longue, est en effet nécessaire pour faire la part des changements réguliers de la culture matérielle, de génération en génération, et des changements plus profonds, susceptibles de modifier dans leur forme et leur dimension les ensembles territoriaux. Ajoutons que l’archéologie seule a les moyens de hiérarchiser et caractériser la nature de ces changements, c’est-à-dire de reconnaître les différentes échelles de temps propres aux territoires étudiés.
9La notion de territoire fait, en somme, référence à des espaces-temps de différentes dimensions dont le degré d’autonomie politique est un critère majeur. Il convient, là aussi, de ne pas se laisser leurrer par des différences d’échelle d’observation afin d’interpréter correctement les entités territoriales. La nature du pouvoir est un élément fondamental de ce point de vue. Sa détermination repose sur la hiérarchie fonctionnelle des sites et les configurations spatiales qu’ils dessinent dans l’espace. Ce n’est que partiellement vrai pour les lieux funéraires et cultuels dont la hiérarchie peut avoir été volontairement masquée par certaines sociétés pour des raisons idéologiques. L’organisation spatiale des établissements, à travers leur taille, leur monumentalité et les fonctions qu’ils regroupent, représente, pour sa part, un bon révélateur de l’organisation sociale. Elle permet seule de savoir à quel type de société et à quel type de territoire nous avons affaire.
10La polysémie de la notion de territoire est, en définitive, présente à plusieurs niveaux. Nous voyons bien que différentes significations lui sont données ; par l’usage courant, qui en admet une définition très large, et par les usages plus spécialisés. Nous constatons aussi que, même après avoir écarté les entités spatiales qui ne méritent pas le terme de territoire, différents types d’ensembles territoriaux doivent être distingués. Cela exige, du point de vue méthodologique, d’étudier les phénomènes en question à plusieurs focales. C’est à ce prix qu’une notion aussi fondamentale est susceptible de restituer, dans toute sa richesse et sa complexité, la dynamique historique des sociétés humaines.
Bibliographie
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Balandier G. (1967) – Anthropologie politique, Presses universitaires de France, Paris.
10.3917/puf.baland.2013.01 :Barth F. (éd.) (1969) – Ethnic groups and boundaries. The social organization of culture difference, Allen & Unwin, Londres.
Claval P. (1980) – Éléments de géographie humaine, Librairies techniques, Paris.
Hassan F. A. (1981) – Demographic Archaeology, Academic Press, New York.
10.1016/B978-0-12-003101-6.50009-3 :Johnson A. W. et Earle T. (1987) – The Evolution of Human Societies, Stanford University Press, Stanford.
10.1515/9780804764513 :Auteur
Professeur de protohistoire européenne, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne – UMR 7041 : Archéologie et sciences de l’Antiquité.
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