Images et représentations divines
Les bétyles et les enseignes religieuses au Proche-Orient à l’époque romaine
p. 133-150
Résumés
La religion occupe une place primordiale dans les sociétés antiques. Nous nous intéressons ici au rôle des images divines dans la pratique religieuse. Afin d’illustrer ce rôle dans la religion au Proche-Orient, nous traiterons deux catégories de représentations divines : les bétyles et les enseignes religieuses. Ces supports sont à la fois des images divines et des objets cultuels qui ont une fonction dans les cérémonies religieuses. Nous mettrons en évidence l’originalité de ces instruments de culte. Puis nous nous interrogerons sur les éléments qui déterminent le choix du type de représentation divine ; enfin nous chercherons à comprendre si ces choix sont liés à une pratique liturgique particulière.
The religion holds an essential place in ancient societies. We can then wonder which is the role of the divine images in the religious practice. To illustrate their place in the religion of the Middle East, we shall target two categories of divine representations : betyls and religious standards. These supports are both divine images and religious objects which play an important part in the religious rites. We shall bring to light the originality of these instruments of worship. Then we shall wonder about the elements which determine the choice of the type of divine representations and if these choices are connected to a particular religious practice.
Entrées d’index
Mots-clés : Bétyle, enseigne religieuse, religion, Proche-Orient, époque romaine
Keywords : Baetyl, religious standard, Near East, religion, Roman period
Texte intégral
Introduction
1Les civilisations antiques du Proche-Orient sont, à l’exception du judaïsme, des sociétés polythéistes dont le panthéon est composé de nombreux dieux. On connaît beaucoup de représentations de divinités sur des supports et sous des formes très divers. Pour l’historien des religions, si l’image n’est pas toujours nécessaire à la pratique religieuse, elle occupe dans son étude une place souvent centrale. L’image est une sorte de marqueur de l’identité culturelle et sociale et donc de l’identité religieuse. Il est alors évident que le choix des images, et du type de représentation divine, devient un élément important de l’étude du fait religieux. L’image permet de porter un regard sur le système des croyances.
2Les images sont des productions qui nous indiquent la manière dont les sociétés du passé perçoivent le monde qui les entoure et se perçoivent elles-mêmes. Tout le monde ne regarde pas les images de la même façon, ni avec les mêmes connaissances, ni avec la même mentalité, ni avec le même questionnement. Quels regards les Anciens eux-mêmes portaient-ils sur ces images ? Il n’est pas aisé de le savoir mais on peut avancer que les images divines étaient fondamentales dans l’exécution des rites religieux.
3Dans la religion gréco-romaine, les chercheurs sont habitués à des représentations de dieux sous la forme de statues divines qui donnent une image anthropomorphique, beaucoup plus rarement zoomorphique, des divinités. Mais certaines représentations montrent une image différente de ces dieux. Celles-ci marquent la présence du dieu sans le représenter directement.
4Nous allons tenter dans cette étude de montrer l’originalité de deux supports de représentations divines : les bétyles et les enseignes religieuses. Ces objets apportent une image originale du dieu mais ils sont aussi des objets cultuels qui étaient vénérés par les fidèles et donc utilisés au cours du culte. Nous allons donc nous demander quels sont les éléments qui déterminent le choix du type de représentation divine et si ces choix sont liés à une pratique liturgique particulière. Nous présenterons dans un premier temps les bétyles, puis nous nous intéresserons aux enseignes religieuses en mettant en évidence l’originalité des ces objets et leur utilisation dans le culte.
Les bétyles
5Le travail fondateur sur la question des bétyles est l’article de F. Lenormant, dans la Revue de l’histoire des religions, où cet auteur fait un large tour d’horizon sur la litholâtrie (Lenormant, 1881 : 31-53). Il offre dans cet article un long catalogue regroupant pêle-mêle les occurrences classiques en parallèle aux sources hébraïques et préislamiques. Son idée fondamentale est que la litholâtrie se retrouve dans « l’état de barbarie » chez tous les peuples.
6La représentation des divinités sous la forme de pierres rectangulaires ou cubiques, taillées, semi-taillées ou non taillées, remonte à une très haute antiquité dans tout le bassin oriental de la Méditerranée. En Grèce, l’adoration des pierres est très ancienne. Pausanias témoigne qu’autrefois les Grecs adoraient des pierres brutes non taillées à la place des statues (Pausanias : vii, 22, 4).
7La représentation des divinités sous forme de bétyles est attestée sur tout le territoire nabatéen — la région de Pétra — durant une longue période (Healey, 2001 ; Glueck, 1965). Les premières attestations sûrement datées sont du ier siècle av. J.-C. et les dernières de la première moitié du ive siècle apr. J.-C. Après l’annexion romaine, au cours des iie et iiie siècles apr. J.-C., on observe des représentations de bétyles sur les monnaies de différentes villes de Nabatène : Adraa, Bosra, Charachmoba, Madaba (Spijkerman, 1978). Au cours de cette période, l’art figuratif, images de divinités sous forme anthropomorphique, et l’art non-figuratif, images de divinités sous forme de bétyles, se côtoient.
8L’usage des pierres sacrées est commun aux divers groupes sémitiques d’origine arabe (Lammens, 1920 : 39-101). En Nabatène, l’objet de dévotion qui matérialise le dieu est le bétyle (Lenormant, 1881 : 31-53). Le terme français est dérivé du grec βαιτύλος/ βαιτύλια signifiant « pierre sacrée1». On reconnaît dans ce mot la racine sémitique BYT’L, qui désigne la « demeure du dieu ». En Nabatéen, le bétyle peut être désigné par les termes MSB/NSB construits sur la racine YSB qui désigne l’action de creuser, d’ériger (Tholbecq, 2003 : corpus d’inscriptions nabatéennes). Cette pierre sacrée est le plus souvent non figurative et non ornée. On peut distinguer deux catégories de bétyles : les bétyles transportables ou amovibles et les bétyles fixes. Seuls ces derniers restent attachés à l’emplacement qu’ils occupent.
9La description d’un bétyle dans La Souda, une compilation de textes datés du xe siècle, nous renseigne sur la forme, la taille et l’utilisation des bétyles : (Theus Arès : « celui-ci est le dieu Arès à Pétra d’Arabie. On vénère chez eux le dieu Arès, c’est lui qu’ils honorent le plus. L’image est une pierre noire, quadrangulaire, sans représentation, sa hauteur est de quatre pieds, sa largeur de deux. Elle est placée sur une base en or. Ils lui sacrifient et lui versent le sang des victimes. Telle est pour eux la libation. Le temple tout entier est abondant en or, et les offrandes sont nombreuses2 »).
10Ce texte peut être comparé aux représentations de bétyles qui nous sont parvenues. Sans être systématiques, les proportions – pierre deux fois plus haute que large – sont celles d’un grand nombre de bétyles amovibles et de représentations rupestres de bétyles. Ils sont plus rarement carrés ou hémisphériques. C’est sous forme de pain sucre qu’apparaît le bétyle d’Adraha, tant sur les parois du Siq de Pétra que sur certaines monnaies d’époque romaine de la cité d’Adraha elle-même (Spijkerman, 1978 : 60-62). Il faut en effet noter que des météorites rondes ou sphériques de couleur noire ou rouge ont été vénérées comme pierres sacrées dans l’Orient romain. Les deux exemples les plus fameux de ces bétyles sont la météorite de Cybèle à Pessinonte en Asie Mineure et l’omphalos d’Elagabal à Emèse.
Les bétyles rupestres
11La majorité des représentations rupestres de bétyles proviennent de Pétra en Jordanie (Wenning, 2001 : 79-95) et de Hégra en Arabie Saoudite. Ces représentations vont du minuscule (6 cm de haut) au monumental (1,20 m de haut). Elles sont gravées sur des parois verticales, à même le sol, ou exceptionnellement à l’horizontale. Généralement représentés de face, les bétyles peuvent apparaître de profil, placés dans les parois latérales des niches. Ils sont le plus souvent de forme rectangulaire, représentant donc une pierre taillée, régularisée, mais certains ont une forme plus ou moins hémisphérique, représentant peut-être des pierres naturelles, éventuellement des aérolithes. Les exemples les mieux connus de ces pierres hémisphériques sont les bétyles d’Adraha et de Bosra, représentés sur les monnaies d’époque romaine de ces villes et sur les parois du Siq à Pétra (fig. 1) (Bowersock, 1990 : 31-36).
12Le bétyle est soit isolé, soit associé à d’autres pierres cultuelles. Les bétyles rupestres peuvent être réunis par paires ou par triplets. Ils forment même parfois des groupes allant jusqu’à dix exemplaires. Dans les groupes de bétyles (paires, triplets, ou groupes plus importants), une des pierres se distingue généralement du groupe par sa grande taille (fig. 2). Les bétyles peuvent être accompagnés d’éléments qu’il est difficile d’identifier. Par exemple, le bétyle d’Allat à ‘Ayn ash-Shellāleh, au sud de la Jordanie, est décoré de cornes et d’une sphère placée au sommet du bétyle (?)3. Il existe de très nombreuses combinaisons possibles de bétyles, un grand bétyle central associé à deux petits de part et d’autre, un bétyle de forme rectangulaire associé à un bétyle aux yeux etc. L’interprétation de ces groupes d’idoles est loin d’être résolue. Il n’est pas aisé d’identifier les divinités représentées sous forme de bétyles, et chaque groupe doit être interprété dans son propre contexte. En effet, il faut tenir compte du cadre lié au bétyle, comme la niche dans laquelle il est inséré ou la base sur laquelle il est posé.
Les bétyles amovibles
13Lorsqu’ils n’ont pas été retrouvés hors contexte, les bétyles amovibles ont été découverts dans des temples, en contexte domestique et dans des sanctuaires désertiques4. Ce sont des pierres taillées ou brutes, fichées dans un support ad hoc ou posées sur une surface plane. Les bétyles sont parfois pourvus de tenons ou d’une base plus large que leurs corps. Il existe deux types de bétyles amovibles : des bétyles « simples », présentant la pierre, taillée ou non, sans aucun élément décoratif ; et des bétyles décorés qui comportent des signes anthropomorphiques stylisés représentant les yeux et parfois d’autres éléments d visage — on les appelle les « idoles aux yeux ».
14Divers bétyles « simples » ont été découverts en Nabatène. On peut prendre comme exemple un bétyle en calcaire retrouvé dans la maison V1 de Khirbet edh-Dharih, en Jordanie, de 37,2 cm de haut, 19,5 cm de large et 12 cm d’épaisseur. Il s’agit d’un bétyle amovible et aniconique de petite taille. On remarque sous sa base biseautée le tenon rectangulaire permettant de le fixer au sol (fig. 3) (Villeneuve et al., 2000 : 1533) (Villeneuve, 2002).
15Les bétyles « simples » découverts sont tous de forme rectangulaire ou carrée. Ces premières images n’ont aucun élément anthropomorphique et l’identité du dieu représenté est inconnue. On observe ici la « non représentation » : absence de toute représentation figurée, imagée. Ces pierres marquent la présence du dieu sans en apporter d’image. Peut-on assimiler ce type de représentation à la notion d’aniconisme ? Il est assez difficile de le dire (Patrich, 1990 : 185-196). L’aniconisme, c’est le refus d’adorer dieu à travers une image. Ici, on ne peut pas considérer que les bétyles sont des refus de l’image. Il s’agit du choix d’une représentation simple comme réceptacle de l’essence divine.
16À côté de ces bétyles « simples » sans représentation anthropomorphique, on trouve des bétyles amovibles avec quelques éléments anthropomorphiques, appelés des « idoles aux yeux ».
Les « idoles aux yeux »
17Les stèles sculptées ou gravées comportent parfois en Nabatène quelques ornements et des traits anthropomorphiques géométriquement stylisés : des yeux, un nez et plus rarement une bouche, ou des sourcils. Un bétyle retrouvé dans le temple dit « aux lions ailés » à Pétra, de 37 cm de haut, 18 cm de large et 8,8 cm de profondeur, illustre ces « idoles aux yeux ». Cette stèle monolithe, en pierre calcaire, est conçue verticale. Elle est creusée de deux grands yeux carrés, séparés par un étroit rectangle vertical qui représente le nez. Les cavités des yeux contiennent encore des incrustations en cuivre, ainsi que des crampons qui devaient servir à maintenir d’autres incrustations (fig. 4) (Homes-Fredericq, 1980 : 84-85).
18Intermédiaires entre la pierre brute et l’image figurée, ces « idoles aux yeux », que l’on connaît également en Arabie du Sud, forment une série assez importante, mais peu homogène (Nehme et Villeneuve, 1999). Il serait hasardeux d’en faire une étape chronologiquement marquée dans l’adaptation par les Nabatéens de l’iconographie et des modèles gréco-romains. On suppose que la tendance figurative s’est renforcée avec le temps et avec les influences grecques puis romaines, mais sans jamais détrôner, la tendance non figurative propre aux Nabatéens et plus largement aux Arabes. Mais on est loin chez les Sémites, de l’interdiction de la figuration du divin. Certains ont pensé que l’art non figuratif avait été remplacé progressivement par des représentations figuratives mais il s’agit d’un processus plus complexe. En effet, on peut trouver sur un même site l’emploi d’images figuratives des divinités et d’images non figuratives comme les bétyles : c’est le cas à Pétra. Sur un relief de Pétra, on voit une double représentation du dieu Dushara : un bétyle rectangulaire dans une niche surmonté de l’image de Dushara sous les traits de Dionysos dans un médaillon.
19Ces bétyles isolés ou en groupe représentent des divinités du panthéon. Mais quels sont les dieux dissimulés sous l’anonymat des formes schématisées ? Il est très difficile d’identifier les divinités qui sont honorées sous forme de bétyle. Le classement typologique des bétyles privilégiant la forme comme critère de classification n’a pas permis d’associer à un dieu particulier un type de bétyle. Quelques inscriptions découvertes à proximité des niches à bétyles ou bien sur le bétyle lui-même nous indiquent parfois le nom de la divinité mais le plus souvent aucun indice ne nous permet de connaître l’identité de la divinité ni même sa nature masculine / féminine. On peut faire référence ici aux mots de Maxime de Tyr qui déclarait au iie siècle apr. J.-C. : « Je ne sais pas qui vénèrent les Arabes, mais j’ai vu leur idole : c’est une pierre carrée » (Maximus Tyrius – Dissertations, viii, 8, 40)5.
20Il faut souligner que le bétyle n’est pas une spécificité proche-orientale : en effet, comme nous l’avons vu, on observe aussi un culte des pierres sacrées en Anatolie et en Grèce. En Orient, le culte des bétyles est apparu dès le iie millénaire avant notre ère et s’est prolongé jusqu’à son interdiction à l’époque islamique (Durand, 2005). À l’époque romaine, le culte des bétyles est néanmoins surtout associé à la religion nabatéenne, dans des zones peu influencées par la religion gréco-romaine. On peut aussi l’associer plus largement à une vaste zone arabe pratiquant le nomadisme. Encore plus largement, les bétyles semblent être un trait commun aux cultures sémitiques : on trouve en effet des bétyles en Palmyrène ou au Liban.
Outre ces bétyles, il existe un autre type de support particulier pour les images divines : les enseignes religieuses.
Les enseignes religieuses
21Les enseignes cultuelles ou semeia sont attestées dès les premiers siècles de notre ère dans une région allant de Carthage à Hatra. Différentes sources permettent de confirmer leur utilisation : des sources littéraires, numismatiques et iconographiques. Les diverses représentations de ces enseignes sur les monnaies, reliefs, tessères et autres supports permettent de comprendre comment étaient constituées ces enseignes. Il faut distinguer deux parties dans les enseignes religieuses : tout d’abord la hampe et la tête de l’étendard, qui ne font qu’un et forment la partie principale de l’enseigne, et d’autre part les accessoires, les parties d’étoffe, les médaillons et les anneaux qui sont pendus à la hampe. Ces enseignes religieuses du Proche-Orient ressemblent aux enseignes militaires romaines mais ont une fonction tout à fait différente.
22Le paragraphe 33 du De dea syria de Lucien de Samosate (iie siècle apr. J.-C.) décrit le semeion qui se trouve dans le sanctuaire de Hiérapolis en Syrie : « Entre ces deux statues, on en voit une troisième également d’or ; mais elle n’a rien de semblable aux deux autres. Elle n’a pas de forme propre, mais elle porte les figures d’autres dieux. Les Assyriens l’appellent le Sèmèion, sans autre désignation particulière. Ils ne disent ni son origine, ni ce quelle représente. Les uns croient que c’est Bacchus, les autres Deucalion, d’autres Sémiramis. Sur sa tête, en effet, elle porte une colombe d’or, emblème qui la fait prendre pour la statue de Sémiramis. On la fait descendre deux fois par an jusqu’à la mer, pour aller chercher l’eau, comme je l’ai raconté6 ».
23L’existence de ce semeion (Lightfoot, 2003) est confirmée par des représentations sur les monnaies de Hiérapolis, par une intaille du Cabinet des Médailles et par un relief provenant de Haute Mésopotamie (fig. 5) (Seyrig, 1972 : 104-108). Sur ce relief se détachent quatre figures : à gauche Hadad assis sur un trône flanqué de deux taureaux, à droite Atargatis assise sur un trône flanqué de deux lions. Tous deux sont vêtus d’une longue robe serrée à la taille par une ceinture. Leurs avant-bras ont disparu. Entre eux, l’idole portative, le semeion est posé sur deux protubérances rectangulaires, surmontées de bustes entre lesquels se tient probablement une petite Tyché. On distingue de haut en bas sur le semeion : un buste très érodé, peut-être un oiseau, une tablette et cinq médaillons. Quatre paires de lanières attachées au sommet de l’enseigne et ornées de petits rectangles retombent de part et d’autre de la hampe. Un quatrième personnage vêtu d’une cuirasse dont subsistent les lambrequins apparaît à l’extrême-gauche du bas-relief. Une figure humaine vêtue de long, un genou à terre, est visible devant ses jambes.
24Diverses représentations d’enseignes religieuses ont été découvertes au Proche-Orient. Un bas-relief découvert en façade du temple d’edh-Dharih, en Jordanie, représente trois divinités flanquées de deux enseignes cultuelles (fig. 6). Les divinités ont été martelées et sont donc difficiles à identifier. Les deux enseignes sont apparemment identiques. Elles sont constituées d’une hampe verticale surmontée d’un croissant ou d’un élément circulaire. Sous le croissant, on observe une barre transversale aux deux extrémités de laquelle pendent de longues bandes, surmontées chacune d’un losange. Sous la barre transversale, la hampe est ornée, de haut en bas, d’un cartouche rectangulaire représentant deux petits bustes côte à côte et de trois phalères. L’aspect de ces enseignes est proche des enseignes militaires romaines mais leur utilisation devait être différente car elles font partie du décor d’un temple (Villeneuve, 2002).
25Un relief en gypse de 52 cm sur 54, trouvé dans le « sanctuaire de la rue principale » à Doura-Europos nous apporte une autre image d’enseignes religieuses (fig. 7). La partie inférieure du bas-relief forme une sorte de plinthe portant une inscription palmyrénienne en trois lignes. Au centre de la scène, un homme ou dieu se tient debout, face imberbe, pieds nus. Il est coiffé d’un mortier et couvert d’un grand manteau. Il tient deux longues hampes portant au sommet des effigies. Ces effigies tiennent une épée ou une lance dans la main droite et un bouclier dans la main gauche. La figure de droite porte un casque pointu. Ces effigies semblent être des images divines. À droite se tient un sacrificateur devant un pyrée à encens. Sur la gauche, on voit un personnage dans un naïskos. (Rousselle, 2005 : 131-151 ; Bounni, 1997 : 215-218)
26En parallèle à ces reliefs mettant en scène des enseignes religieuses, on a découvert des figurines de plomb dans une source proche des sanctuaires de Baalbek, au Liban (Seyrig, 1929 : 332-356 ; Badre, 1999 : 181-196). Ces figurines coulées dans des moules sont pleines et de facture grossière. Plusieurs d’entre elles gardent l’embout qui permettait de les fixer en haut d’une hampe (fig. 8). On s’accorde à voir dans ces figurines en plomb des enseignes cultuelles portées par les fidèles lors des pèlerinages au sanctuaire de la source de ‘Aïn el-Djouj et jetées dans celle-ci en guise d’ex-voto. Cette coutume de jeter des offrandes dans une source est aussi attestée à Afqa, centre du culte d’Aphrodite et d’Adonis. Zozime raconte les pratiques religieuses qui avaient cours à Afqa : « Ceux qui se rassemblaient déposaient dans le lac, en l’honneur de la déesse, des offrandes en or et argent, ainsi que des tissus en lin, en byssus et en d’autres matières précieuses ; si les dons paraissaient agréables, les tissus tombaient aussi au fond de l’eau comme les objets pesants, si au contraire ils étaient refusés et méprisés, on pouvait voir flotter sur l’eau les tissus eux-mêmes et aussi les objets en or, en argent et en d’autres matières qui naturellement ne flottent pas sur l’eau, mais coulent » (Zozime, Histoire nouvelle, i, lviii, 2-3)7.
27À Palmyre, on peut observer différentes formes d’enseignes sacrées sur les tessères. Selon les dieux auxquels elles sont attachées, elles ne portent pas les mêmes emblèmes. Les enseignes surmontées de statuettes divines sont dédiées aux dieux Arsu et Azizou. Au sommet de chacune de ces enseignes se trouvait une figure allongée qui semble être une statuette divine. Les enseignes surmontées d’un croissant sont dédiées à Gad Taimai, les enseignes surmontées d’un oiseau à Nabu. L’aspect même des enseignes permettait de définir à quelle divinité elles étaient associées. Elles étaient immédiatement reconnaissables par les fidèles. En qualité de sacra ou hiéra, ces emblèmes étaient habités par l’esprit de la divinité.
28Ainsi ces enseignes religieuses portent les images des divinités ou leurs symboles ; elles sont utilisées au cours des processions pour que les fidèles puissent approcher les divinités. Au Proche-Orient, les images divines trônaient, d’ordinaire inaccessibles, dans le saint des saints des sanctuaires : les fidèles ne pouvaient pas s’en approcher. Les processions et les pèlerinages étaient donc le moyen pour les fidèles d’entrer en contact avec les divinités qu’ils honoraient.
29L’utilisation de ces enseignes religieuses était répandue dans l’ensemble du Proche-Orient et sur une très longue période. En effet, on a retrouvé des représentations de ces enseignes sur des cylindres gravés dans la première moitié du iie millénaire. Ces cylindres mettent en scène un objet de culte assez singulier qui semble être une enseigne cultuelle. H. Seyrig a étudié seize de ces cylindres, qui représentent une hampe verticale, dressée sur un petit socle et à laquelle sont fixés deux masques, toujours de profil, l’un au sommet de la hampe, l’autre à mi-hauteur (Seyrig, 1960 : 233-252). Ces enseignes peuvent être composées de divers éléments mais elles semblent toujours avoir la même fonction. Tous ces cylindres représentent le même objet : un emblème divin ou une enseigne cultuelle. L’étude de ces cylindres nous pousse à nous interroger sur la fonction de l’enseigne. Le rôle cultuel de l’enseigne ressort nettement dans certaines scènes. Sur un des cylindres, un adorateur accompagné d’un dieu, se présente devant un groupe formé de deux divinités et de l’enseigne. Celle-ci paraît bien recevoir sa part d’hommage. L’enseigne était donc manifestement un objet de vénération.
30Ces enseignes sont un support original de l’image du dieu qui peut être représenté sous forme anthropomorphique comme à Doura-Europos ou sans représentation figurée directe comme à edh-Dharih. Ces enseignes ne sont pas seulement une image du dieu mais aussi un objet cultuel qui est utilisé au cours des cérémonies religieuses, en particulier lors des processions. Les enseignes cultuelles sont donc associées à un type de culte particulier. Leur forme et leur aspect semblent être imposés par des obligations pratiques et rituelles.
31L’étude de ces objets soulève quelques questions. L’image divine symbolise la présence d’une divinité invisible. Elle symbolise cette présence et la renforce du même coup aux yeux des hommes qui assistent à l’accomplissement des rites. Certaines images divines font l’objet de soins particuliers : elles sont périodiquement lavées, ointes, ornées et vêtues, parfois mêmes portées en procession. Sont-elles l’objet du rite ? Ou bien n’en sont-elles pas seulement l’instrument ?
32Les images divines sont très variées : peut-on alors se demander si à chaque usage cultuel ou à chaque dieu correspondent un type différent d’image ? En effet, peut-on distinguer différentes catégories d’images divines en fonction de leur usage cultuel ? On remarque que certaines images divines mobiles semblent parfois spécifiques au rite processionnel, mais sont-elles distinctes de l’image de culte dans les autres rites ?
33Ainsi, les bétyles et les enseignes religieuses sont des images divines et des objets cultuels vénérés par les fidèles. Ils donnent une image originale des divinités et sont associés à une pratique particulière du culte. Ces deux types de supports sont des objets cultuels utilisés dans l’ensemble du Proche-Orient du nord de la Syrie au sud de la province d’Arabie. On peut alors se demander si ces objets sont essentiellement liés au monde sémitique. Il est assez difficile de le dire car il ne s’agit pas purement d’une spécificité orientale mais il faut souligner que ces supports sont représentés en abondance au Proche-Orient et mettent en avant des particularités cultuelles.
Bibliographie
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10.2307/1357633 :Notes de bas de page
1 Seyrig, 1933 : 68-71 : H. Seyrig a réuni l’ensemble des attestations du terme « bétyle » chez les auteurs grecs. J. Patrich y a ajouté les occurrences dans la toponymie proche-orientale (Patrich, 1990 : 171-172). Les exemples sont nombreux dans le monde grec (Delphes, Pessinonte) et dans le domaine sémitique (Séleucie de Piérie, Emèse).
2 Suidas, Suidae lexicon, éd. A. Adler, Stuttgart, Teubner, 1967-1971.
3 La lecture de cette représentation est assez difficile : il s’agit d’une supposition de reconstitution.
4 U. Avner a découvert près de deux mille pierres dressées dans le désert du Néguev méridional (Avner, 1999-2000 : 97-122).
5 Maximus Tyrius, Dissertationes, éd. M. B. Trapp, Bibliotheca scriptorum graecorum et romanorum, Stuttgart, Leipzig, Teubner, 1994.
6 Pour le texte grec : Lightfoot, 2003. Pour la traduction : Lucien de Samosate, De Dea Syria, traduction nouvelle avec prolégomènes et notes par Mario Meunier, Paris, Edition Janick, 1947.
7 Zozime, Histoire Nouvelle, texte établi et traduit par F. Paschoud, Paris, Les Belles Lettres, 2000.
Auteur
Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne, UMR 7041, équipe APOHR. lebihan.amelie@gmail.com.
Sujet de thèse : Le matériel cultuel au Proche-Orient à l’époque romaine.
Directeur : M. François Villeneuve.
Date de soutenance prévue : été 2013.
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