Du vol à l’assassinat : représentations et réalités autour d’une affaire criminelle dans le Perche au lendemain de la guerre de 1870
p. 133-143
Texte intégral
1Autant l’affaire Troppmann, associée à la naissance de la grande presse1 – le crime de Pantin fait la fortune du Petit Journal – a été d’emblée rangée au rang de cause célèbre, autant celle que nous allons maintenant évoquer n’a laissé que peu de souvenirs, même si la presse nationale lui a pendant quelques mois porté attention.
2Pourtant, archétype du criminel monstrueux depuis 1869, le nom de Troppmann revient fréquemment dans les articles de presse consacrés à l’arrestation et au procès de Louis Sylvain Poirier. Ce journalier de La Bazoche-Gouet (Eure-et-Loir) est condamné à mort aux assises de Chartres le 27 août 1874 pour trois crimes associant vol et assassinat qui ont fait quatre victimes. Les reporters des principaux journaux parisiens ne manquent pas d’assister à son exécution le 29 septembre suivant car, aux dires du rédacteur du Gaulois, « les assassins de cette trempe sont assez rares pour qu’on leur fasse l’honneur de se déranger. Depuis Mannesse, l’assassin du Favril, Troppmann et Mano, le facteur de Tasous, on n’avait pas encore reconnu un seul homme coupable de tant de crimes à la fois2 ». Au début de l’année, dans son numéro du 7 janvier, Le Figaro avait commencé une longue série d’articles sur des crimes ayant eu lieu dans le canton de Limours (Seine-et-Oise) l’année précédente et restés impunis, auxquels il va bientôt rattacher deux de ceux commis par Poirier. Dès le second article, le 8 janvier, sous la rubrique « Les huit assassinats d’Angervilliers », le journal relève que cette affaire « semble destinée à faire pendant à celle de Troppmann, dans les annales des crimes célèbres ». Et le 9 janvier, Gaston Vassy signe un article intitulé « Plus fort que Troppmann. Les mystérieux assassinats du canton de Limours, à huit lieues de Paris ».
3Dans tous ces articles, l’acte de tuer a complètement effacé le vol, rangé au simple rang de mobile de l’assassinat. Cependant, Poirier, à l’égal des auteurs des crimes commis dans la région de Limours, a tué en accomplissant un vol, son objectif premier. Il rentre dans la catégorie des assassins dont le mobile est la cupidité, à suivre la nomenclature du Compte général de l’administration de la justice criminelle, lequel en fait chaque année la comptabilité : du milieu du xixe siècle jusqu’aux années 1870, un assassinat sur cinq est considéré par la justice comme relevant de cette catégorie.
4L’écho donné par la presse nationale à notre affaire incite à repérer les grandes lignes des représentations qu’elle propose du voleur assassin et à les confronter à celles des acteurs de la justice et des populations locales directement concernées.
Les représentations de la presse nationale : la campagne du Figaro
5Au préalable, il est nécessaire d’évoquer rapidement les faits. Pour les crimes de la région de Limours, la source essentielle est justement, en l’absence du dossier d’instruction3, la presse et, au plan national, principalement Le Figaro. Le premier crime commis est passé inaperçu : un ancien garde-chasse et son épouse avaient été massacrés à coups de pieu dans leur petite maison d’Argenvilliers en janvier 1873. Huit mois après, le 24 septembre, c’est la servante du curé de Vaugrigneuse qui reçoit un violent coup sur la tête en rentrant chez elle, sur le pas de sa porte : ses cris font fuir le meurtrier et lui sauvent la vie. Deux jours après, au Marais, à une dizaine de kilomètres de Limours, un rentier de 60 ans, Bunet, est tué dans son jardin. Le 13 novembre, c’est au tour d’un rentier de Forges-les-Bains d’être tué d’un coup de barre de fer, sur le pas de sa porte. Et dans la nuit de Noël, deux sœurs âgées de 58 et 69 ans subissent le même sort, au hameau des Châtaigniers. Les forfaits sont commis chaque fois à la tombée de la nuit, quand les victimes s’apprêtent à ouvrir la porte de leur demeure. Le mobile est le vol, le ou les assassins fouillant et déshabillant leurs victimes, mettant sens dessus dessous le mobilier pour retrouver le magot que chacune est supposée posséder.
6Le journal met sur le compte des « mystérieux assassins » de Limours les crimes commis par Poirier dans les environs de la commune de La Bazoche-Gouet, où ce dernier réside depuis le début de 1871. Mais, comme le journal a commencé sa campagne de reportage seulement depuis le début de l’année 1874, il ne mentionne pas le premier, qui a pour cadre la ferme des Coujartières (commune du Gault-Perche) la veille de la Toussaint 1871. Espérant mettre la main sur l’argent que possède la veuve Lecomte qui s’apprête à quitter son exploitation pour vivre en rentière, Poirier y arrive au début de la nuit, mais reconnu pendant le vol, il tue à coups de talon d’une hache trouvée sur place la fermière ainsi qu’une journalière qui était venue passer la nuit avec celle-ci. En revanche, Le Figaro peut envoyer son reporter à l’auberge de Tournebride (commune de Charbonnières) dans laquelle, l’après-midi du 8 janvier 1874, Poirier assassine la tenancière, la femme Bézard. Et, de même, le lundi de Pentecôte, à La Bazoche-Gouet, quand Poirier laisse pour morts les deux enfants Travers (Désiré4, 16 ans, Rose, 14 ans) à la ferme du Tertre. Dans les trois cas, Poirier tue pour voler, soit pour effacer ses traces, quand il est reconnu par ses victimes, soit pour permettre l’accomplissement du vol quand son projet se heurte à l’obstacle de leur présence quand il arrive sur les lieux. La différence entre les deux séries de crimes est que, pour ceux de Limours, on ne retrouvera jamais les auteurs, alors que Poirier est arrêté une semaine après son dernier forfait, lors d’une véritable chasse à l’homme maîtrisée par la justice, qui mobilise plusieurs centaines d’habitants et donne au Figaro l’occasion d’un dernier reportage sur place.
7Le journal associe les deux affaires : il suggère fortement l’hypothèse d’un même auteur (ou d’une même bande) pour tous les assassinats, qu’ils aient eu lieu dans le canton de Limours ou en Eure-et-Loir5. Lors de l’arrestation de Poirier, ce dernier est présenté comme l’un des auteurs probables des crimes commis en Seine-et-Oise. De fait, Le Figaro semble mener l’enquête, et la lecture de la série d’articles consacrés à cette affaire pendant tout le premier semestre 1874 donne l’impression qu’elle se heurte à l’obstacle d’une population terrifiée bien plus par les assassinats que par les vols qui en sont le prétexte.
8D’abord, et l’évocation, dès le début, de Troppmann est éloquente, il y a manifestement la volonté d’exploiter une énigme criminelle (un grand nombre de crimes dans une zone limitée et restés impunis), qui plus est proche de la capitale (« à huit lieues de Paris »), pour mettre en avant les mérites de ce qu’il appelle le reportage, des journalistes étant envoyés sur place, interrogeant les témoins, recherchant des indices et analysant le mode opératoire pour suggérer à la justice des pistes à explorer. Logiquement, les journalistes mettent en valeur les points communs entre tous les homicides pour tenter de déterminer les auteurs possibles. Ainsi Gaston Vassy, allant sur les lieux des différents crimes commis autour de Limours, termine son reportage en esquissant un profil des coupables. Il est pour lui certain que « sept crimes ont été commis par les mêmes individus », car les victimes ont toutes été frappées à la tête, en fin de journée, au seuil de leur porte. Ce sont des « gens du pays », car ils connaissaient les « maisons où il y avait de l’argent ». Ils sont au moins deux car, en cas de double assassinat, chacune des victimes a été tuée par un instrument différent. Habitant Vaugrigneuse (on repère des traces allant des maisons volées en direction de ce village), « ils sont bergers, bouchers ou charcutiers. Il faut exercer une de ces trois professions pour avoir opéré avec autant d’adresse la section du cou des époux Tupin6 ».
9Cinq ans après l’affaire Troppmann que Le Figaro avait traitée à la façon du Petit Journal, une telle exploitation du fait-divers est attendue. Dans son élan, le journal fait feu de toute rumeur et, grossissant le trait, en arrive même à inventer un nouveau crime, comme celui de mystérieux marchands de harengs saurs qui auraient disparu après leur passage dans la région de Limours et dont on ne retrouve pas les cadavres. La Gazette des tribunaux relève le fait et peut opposer le démenti du parquet qui n’a été saisi d’aucune disparition suspecte ou de crime nouveau. C’est l’occasion pour le rédacteur du Figaro de polémiquer avec les journaux judiciaires en vantant les mérites du reportage : « La Gazette des tribunaux est un journal extrêmement bien fait, mais ce n’est pas un journal d’informations, et le reportage n’existe pas. Il n’y aurait, du reste, absolument rien à y faire, étant donné la nature spéciale du journal. Par conséquent, notre confrère ne connaît forcément les événements importants qu’après nous, qui sommes toujours à l’affût des nouvelles et prêts à partir au premier bruit d’accident ou de crime7. » Et le 19 janvier, sous le titre « Réflexions d’un reporter », le journal enfonce le clou en citant un article de son rédacteur de septembre 1869 à propos du rôle joué par la grande presse, présentée comme auxiliaire de la justice lors de l’affaire Troppmann, concluant que « c’est vainement, en effet, que La Gazette des tribunaux et Le Droit voudraient lutter contre l’acclimatation du reportage en France. Il est entré dans nos mœurs avec l’affaire Troppmann, il s’y est ancré chaque jour davantage, et l’affaire de Limours lui a fait faire un nouveau pas ».
10Les reporters du Figaro construisent leur récit au prisme des représentations des élites parisiennes. Ils pénètrent, aussi bien dans les communes de la région de Limours que dans celles du Perche-Gouët, dans un monde rural qui leur apparaît marqué du sceau de l’étrangeté, et qui, s’il n’est pas tout à fait barbare, est nettement resté à l’écart de la civilisation. Les paysans sont décrits comme terrorisés : dans la région de Limours, chacun se barricaderait le soir. Ils refusent, par crainte d’être assassinés, de parler aux enquêteurs, ce qui expliquerait les échecs de l’instruction : « Le mauvais vouloir des paysans rend l’instruction extraordinairement difficile en pleine campagne8. » On retrouve là un thème récurrent parmi les élites, y compris chez les magistrats enclins à se plaindre des réticences à témoigner non seulement par crainte de représailles mais également par méfiance instinctive envers les gens de justice, comme le montre bien la citation faite par Le Figaro d’un article de Paris-Journal, laquelle reprend tous les poncifs en la matière :
Un cadavre est découvert. Le maire de la commune est averti : il envoie un exprès à la ville prévenir le parquet.
Au bout de quelques heures, la justice arrive et commence son instruction.
Il y avait beaucoup de monde autour du cadavre. Quand arrive la justice, tout le monde s’en va.
On parlait beaucoup, on faisait des suppositions, on désignait déjà des coupables. Immédiatement le silence absolu se fait. Nos bons villageois se taisent.
Le procureur de la République interroge. Mais personne n’ose lui répondre. Pensez donc, tout ce qu’on dira sera mis sur le registre du greffier, qui est là, en arrêt, avec sa plume toute fraîchement taillée.
Il faudrait ensuite aller témoigner à la ville, devant la cour d’assises, jurer de dire toute la vérité, rien que la vérité. Cela effraye nos bons villageois.
Instinctivement, le paysan redoute la justice ; il n’a pas toujours la conscience bien nette à cet égard. La justice, pour lui, c’est le gendarme qui dresse le procès-verbal quand il braconne ; c’est le juge de paix qui le force à restituer un sillon de terre qu’il a acquis sur le voisin ; c’est le juge du tribunal civil qui le déboute du procès qu’il intente injustement à un parent, au sujet d’un partage...
La justice, c’est l’ennemi du paysan, né plaideur quand même et plaideur malheureux.
Le paysan qui se tait sur les circonstances d’un crime croit jouer un bon tour à la justice, et en est enchanté9.
11Pourtant, les mêmes journalistes témoignent d’une libération de la parole quand un suspect est arrêté. Alors la méfiance à l’égard de la justice semble complètement disparaître ! Les circonstances de l’arrestation de Poirier constituent le meilleur exemple qui puisse être donné d’une collaboration entre la population locale et la justice. Rapidement soupçonné dans les jours suivants son dernier crime à la ferme du Tertre, Poirier s’est caché dans les champs et les bois environnants. Repéré, il est l’objet d’une battue qui mobilise, sous la direction du procureur et du juge d’instruction de Nogent-le-Rotrou, environ sept cents hommes encadrés par une dizaine de gendarmes le dimanche 31 mai 1874. Venus de La Bazoche-Gouet et des communes voisines, les participants, armés de fusils, de pistolets, de fourches ou de simples bâtons, convergent vers le bois des Carrières, non loin du Tertre, où Poirier avait été aperçu la veille. Poursuivi pendant toute la matinée, réussissant à échapper à plusieurs reprises, il est finalement repêché dans une mare, sous un lavoir, par un gendarme, puis conduit, sur un parcours de plusieurs kilomètres, jusqu’à la place du village et à la mairie, accompagné d’une foule grossissante qui l’injurie, le bouscule mais sans jamais mettre sa vie en danger, magistrats et gendarmes gardant le contrôle de la situation. Cette battue qui voit l’assassin traqué comme une « bête fauve » donne l’occasion à la grande presse et particulièrement au Figaro de faire le récit haletant de ce qui est présenté comme une véritable chasse à l’homme dans « un de ces endroits les plus pittoresques de la forêt de Montmirail ». Le rédacteur du Figaro rapporte l’événement en feignant de donner la parole au paysan qui l’accompagne sur le parcours de la traque reconstituée, avec ses multiples rebondissements à travers marécages, halliers et buissons jusqu’à la capture dans la mare. Concluant le récit d’une véritable scène de chasse, le journaliste ne peut s’empêcher de reprendre les clichés habituels sur une population rurale fruste, toujours prête à faire justice elle-même : « Nous avons déjà dit comment Poirier a failli être massacré par les paysans furieux qui voulaient faire justice sommaire, comment la mère des deux victimes a voulu l’étrangler, comment le chien, le reconnaissant, a voulu le dévorer10. »
12Symbole d’une justice émanation du peuple qu’elle associe à sa marche, la battue organisée pour arrêter Poirier est exceptionnelle – elle revient d’ailleurs en boucle lors du procès, pendant l’interrogatoire comme dans le réquisitoire – et à ce titre occupe l’essentiel des articles du Figaro consacrés à Poirier, après le récit des crimes de Tournebride et du Tertre, présentés d’abord comme s’inscrivant dans la série criminelle de Limours. Dans tous ces articles, Le Figaro n’évoque qu’incidemment les vols, et seulement comme mobiles. Les récits et témoignages recueillis portent essentiellement sur les assassinats : on insiste bien plus sur les corps et visages martyrisés que sur l’argent soustrait. La seule exception reprend le thème classique du voleur volé ou plutôt ici du voleur maladroit, dans la mesure où les assassins opérant autour d’Argenvilliers ne découvrent pas tous les endroits où leurs victimes ont caché leur argent. Mais à Tournebride comme au Tertre, c’est bien l’assassinat qui focalise l’attention. Les titres sont d’ailleurs des plus significatifs, à l’exemple pour Tournebride du « crime mystérieux de Charbonnières11 ». Il est évident que, s’il n’y avait pas eu crime de sang, tous les vols commis n’auraient jamais donné lieu à une telle actualité soutenue pendant plusieurs mois, et que, très probablement, la presse nationale n’en aurait jamais parlé.
13Dès lors, les représentations spécifiques au vol et aux voleurs prennent peu de place et sont incertaines et changeantes. De ce point de vue, la référence à Troppmann ne vaut guère que pour caractériser une affaire célèbre en gestation sur laquelle on espère avoir mis la main. Car très vite le journal s’interroge sur les possibilités pour un seul homme de commettre autant de forfaits en des lieux quand même différents et parfois à quelques jours de distance. L’instrument du crime n’est pas toujours le même (pieu, marteau, barre de fer). Le 14 janvier, Le Figaro émet l’hypothèse d’une bande : « Il faut décidément que les assassins de Vaugrigneuse soient plus de deux. Nous opinons maintenant pour une bande de quatre ou cinq individus qui n’opèrent pas ensemble et qui se réunissent sous la direction unique d’un chef habitant Vaugrigneuse. Nous entendons en effet parler d’autres crimes commis dans la Seine-et Oise – aux environs d’Étampes – et il est difficile que deux hommes puissent se transporter en tant d’endroits divers aussi rapidement. Probablement que le chef, qui connaît bien le canton et les cantons voisins, indique les maisons à piller, les malheureux à assassiner... et les assassins partent avec leur barre de fer ou leur pieu. » Et comme, à proximité de la région de Limours, il y a des bois et forêts (notamment celle de Rambouillet) le journal en vient quelques jours après – le 21 janvier – à suggérer que cette bande est constituée de bûcherons... On retrouve alors la crainte du crime plus ou moins organisé, développé au sein de populations vivant en marge de la société rurale, comme celles des régions forestières propices à offrir refuge aux bandes rançonnant les villages de la plaine. Le souvenir de la période directoriale, avec ses chauffeurs, et pour l’Eure-et-Loir, ceux restés célèbres d’Orgères-en-Beauce, entretenu par la littérature criminelle, est rappelé. Dans son premier article de janvier, Le Figaro, énumérant les crimes commis dans la région de Limours, écrivait d’ailleurs : « On se croirait revenu au temps des chauffeurs et des bandes noires. » Dans le cas de crimes en série, comme à Limours et dans le Perche-Gouët entre 1871 et 1874, Le Figaro fait donc revivre la vieille peur des brigands, regroupés en bandes informelles et utilisant la violence pour rançonner les populations.
Les représentations locales
14Est-ce également la vision des populations locales concernées par ces crimes et des magistrats chargés de les élucider ? La réponse à cette question doit être nuancée au vu des articles de la presse locale – qui ne manque pas de relever les exagérations et inexactitudes du Figaro et met en doute la réalité des témoins paysans qu’elle prétend interroger12 –, du travail des magistrats et des représentations locales que l’on peut esquisser, avec difficulté, au travers des auditions de témoins et paroles recueillies dans les rapports de gendarmerie.
15On peut faire cet essai à partir du dossier d’enquête13 sur les crimes commis par Poirier, dossier d’autant plus intéressant que, pour les deux premiers – les Coujartières et Tournebride –, le nom de Poirier n’est jamais prononcé. L’enquête donne la typologie des suspects possibles de tels assassinats cupides, ce qui éclaire sur les représentations courantes du monde des voleurs dans les campagnes du Perche. De plus, comme le juge d’instruction travaille essentiellement à partir des témoignages – vu le déficit ou la faiblesse des indices matériels et surtout l’incapacité technique à les faire parler quant à l’identité du coupable en raison de l’absence de police et d’experts scientifiques –, ce sont les soupçons des habitants de la région qui guident, pour l’essentiel, le travail de la justice et nous donnent les trois représentations majeures du monde des voleurs dans cette région rurale au lendemain de la guerre de 1870.
16La première s’inscrit davantage dans les représentations de l’assassinat, car elle considère celui-ci comme résultant de querelles familiales. C’est l’orientation de l’enquête lors du premier crime, celui des Coujartières, le principal suspect, arrêté et inculpé, détenu pendant plusieurs mois, étant Julien Hoyau, le frère de la fermière victime. Séparé de sa femme, depuis quelques mois il était employé comme journalier à la ferme et y logeait – avec ses enfants – en compagnie de sa sœur, la veuve Lecomte. Le frère et la sœur ne s’entendaient pas. Les querelles étaient fréquentes et, suite à l’une d’elles14, Hoyau avait donné un coup de bâton à sa sœur, laquelle n’a pas manqué de faire voir à tout le village son œil au beurre noir, disant que son frère avait voulu l’assassiner, qu’elle le déshériterait, etc. Suite à cette querelle, Hoyau quitte la ferme pour rejoindre dans la commune voisine un bordage (petite exploitation) qu’il possédait en commun avec sa sœur. Dès la découverte du crime, le journalier de la ferme rapporte cette querelle, et Hoyau, venu un des premiers aux Coujartières, est arrêté sur place. Dans cette suspicion, le vol constaté est secondaire, même s’il est retenu comme élément à charge, Hoyau étant fortement endetté et menacé d’être déshérité, ce qui consti tue, pour le juge d’instruction, des éléments importants pesant sur sa culpabilité. À lire les témoignages, cela ne semble guère être le cas des voisins et habitants de la région qui, convaincus au départ de la culpabilité d’Hoyau, pensent plus simplement que la dernière querelle s’est terminée tragiquement, les torts étant partagés, même si on n’évoquera que plus tard, devant le magistrat, le caractère vindicatif de la veuve Lecomte.
17La seconde représentation oriente la suspicion vers les étrangers à la région, gens de passage et autres « coureurs » que l’on rencontre sur les routes. Cette représentation est dominante, profondément ancrée, en adéquation avec l’existence de communautés rurales dont les solidarités reposent en partie sur la défense contre le monde extérieur, source de menace éventuelle. En outre, le vol et plus encore l’assassinat sont perçus comme une atteinte aux règles communes de la vie sociale : ils ne peuvent être commis que par des gens différents (voire des monstres), et de là à désigner des étrangers au village, il n’y a qu’un pas facile à franchir. Enfin, pour ce qui est du vol, le fait que tout le monde se connaisse au village et connaisse la situation et les biens de chacun rend difficile, pour quelqu’un du pays, de voler sans se faire repérer. Aussi les soupçons se portent-ils sur les étrangers de passage dans le pays, suite aux premiers témoignages recueillis, comme la seconde enquête, relative au crime de Tournebride en donne l’illustration. Sont successivement suspectés par le juge d’instruction : une troupe de nomades, des marchands colporteurs cantaliens et des vagabonds, ouvriers chômeurs à la recherche de travail. Pour tous – des dizaines de vagabonds seront interrogés à travers toute la France –, on va vérifier les empreintes de leurs chaussures (on avait relevé des empreintes près de l’auberge), la nature et la couleur des vêtements, et la présence de taches suspectes (rappelant le sang des victimes), et, au moins pour les vanniers ambulants et les marchands, les sommes et valeurs possédées.
18Cela dit, il ne faudrait pas conclure de ces suspicions à une forte hostilité du monde rural à l’égard de ces « étrangers », au contraire. À travers les nombreux témoignages recueillis pour trouver la trace et les emplois du temps de ces « coureurs de route », on voit ces derniers finalement assez bien accueillis par les populations. En dehors même de la charité publique (bon de la mairie délivré pour une nuit à l’auberge) et privée (les chemineaux s’arrêtent souvent aux portes des châteaux et des presbytères), les fermiers, du moins dans cette région du Perche, offrent la soupe et logent à la bergerie les vagabonds, une fois que ces derniers ont présenté leurs livrets. Les dépositions des exploitants témoignent d’échanges d’informations pour l’hôte comme pour les gens de passage, et l’on voit même quelques-uns de ces derniers prendre des nouvelles du jeune Désiré Travers sans aucunement éveiller quelque soupçon que ce soit. Il ne faut donc pas exagérer l’hostilité des populations rurales à l’égard de ces errants : dans les témoignages recueillis par les gendarmes, il n’est pas rare de rencontrer plus de compassion que de crainte ou rejet.
19La troisième représentation nous ramène au pays des crimes commis. Les habitants, comme les magistrats, remarquent qu’il faut quand même bien connaître les lieux pour avoir fait les coups des Coujartières, de Tournebride et du Tertre. Notamment être au courant qu’il y avait de l’argent, connaître les habitudes des habitants des lieux, etc. Et, de fait, les êtres un peu en marge de la société locale, les gens dits malfamés – par leur travail irrégulier, leurs condamnations antérieures et leur habitude de rôder – sont d’emblée soupçonnés. À chaque crime, quelques personnes sont désignées aux gendarmes, qui d’ailleurs connaissent souvent ces « maraudeurs » et « rapineurs », pour reprendre leurs expressions. On entre ici dans une autre représentation du vol dans le monde rural : le vol de maraude, dans les champs (une botte de luzerne, une volaille égarée, etc.), plus ou moins toléré en ce sens que même s’il y a plainte en justice, le condamné n’est pas complètement rejeté de la communauté (on porte secours à sa famille s’il n’a pas de travail), d’autant plus que persiste un vieux fond d’économie morale qui justifie, par exemple, de prendre du bois dans une forêt privée, au motif que ce qui pousse tout seul appartient à tout le monde. En revanche, le vol d’argent n’est pas toléré, à plus forte raison s’il s’accompagne d’atteinte à la vie des victimes. Aussi ces marginaux du village se retrouvent suspects lors des trois crimes, même s’ils sont assez rapidement innocentés.
20Devant l’impasse de ces trois pistes, les magistrats se laissent influencer aussi par les représentations médiatiques : au lendemain du crime du Tertre, alors que Le Figaro l’inscrit dans la série de ceux de Limours, le juge d’instruction demande de prendre des renseignements sur la population de bûcherons des communes voisines, travaillant dans la forêt toute proche de Montmirail. Mais il s’agit d’une suspicion de magistrat, et non des populations locales dont l’activité de tous les jours les conduit à croiser les nombreux travailleurs de la forêt toute proche.
21Finalement, aucune de ces pistes ne se révèle correspondre à la réalité de l’auteur des trois crimes : Poirier est certes venu récemment – en janvier 1871 – habiter à La Bazoche-Gouet mais il est natif du Perche-Ornais, à une vingtaine de kilomètres, et, comme journalier, il a un travail quasi régulier et est un travailleur très apprécié, ses employeurs, nombreux à avoir été interrogés, exprimant tous leur satisfaction sur ce point. S’il semble réservé, voire taciturne, il ne dédaigne pas fréquenter les cabarets pour jouer aux cartes ou au billard le prix de consommations parfois importantes. Il finance ce loisir par le produit de ses vols, produit qui lui permet également de « joindre les deux bouts » du budget fragile d’un ménage de journaliers.
22Quelle perception ou représentation du vol chez ce voleur dont l’assassinat est devenu un moyen de voler ? Le dossier d’instruction est très discret sur ce point. Depuis une première arrestation à l’âge de 16 ans pour vol qui lui vaut un acquittement pour non-discernement (Code pénal, art. 66) mais un placement dans la maison de correction de Soligny-la-Trappe jusqu’à sa majorité, il est un habitué du vol, écopant d’une nouvelle condamnation pour ce motif en août 1870. Le moins que l’on puisse dire est que les deux maisons de correction, celle pour mineurs et celle pour adultes, ne l’ont pas corrigé, au contraire. De son propre aveu, il a commis beaucoup de vols – surtout des petites sommes – restés inconnus de la justice et n’ayant probablement pas entraîné dépôt de plainte. Il évoque également, devant le ménage Travers et d’autres, une belle occasion ratée, avec pour cible une cantinière prussienne pendant la guerre de 1870.
23Quant aux trois crimes objets de l’enquête, ce ne sont guère l’œuvre d’un malfaiteur professionnel, méditant et préparant soigneusement ses coups. L’occasion seule le décide : la vente mobilière de la veuve Lecomte à laquelle il assiste et où il apprend que cette femme avait de grosses sommes résultant de la vente de ses juments et volailles quelques jours avant, le passage des époux Travers devant son domicile le matin du lundi de Pentecôte, qui lui offre l’occasion de commettre le vol au moment où leurs deux enfants seront, pense-t-il, aux champs. Il tue quand il est reconnu par ses victimes, ou même, semble-t-il, pour effacer l’obstacle au vol quand il se trouve en présence des maîtres des lieux. Rien ne permet de dire qu’il y a dans sa pratique criminelle une forme de revanche sociale, même si à l’arrière-plan de ses forfaits il y a une différence de classe nette entre le monde des journaliers, auquel il appartient, et celui des fermiers et autres possédants auxquels tout le monde donne le titre de « maître » (maître Travers, la maîtresse Lecomte). Mais, pour ces derniers, et pour l’ensemble de la société locale, c’est le genre de crime qui ne souffre aucune indulgence et pour lequel on collabore d’emblée à l’œuvre de justice, avec comme point d’orgue la participation d’une grande partie de la population à son arrestation quand il a pris la fuite. Inutile d’ajouter que la peine capitale – prononcée par un jury de propriétaires – est attendue et appréciée.
24Au moment du procès, les journalistes de la capitale venus nombreux, ayant encore en tête le souvenir de la chasse à l’homme de la fin mai, sont déçus : le « monstre » Poirier avoue ses trois crimes et se défend à peine de la préméditation. Les rédacteurs se contentent généralement, à commencer par ceux du Figaro, du minimum, à savoir la reproduction de l’acte d’accusation avec l’énoncé du verdict. En revanche, Gaston Vassy et Georges Grison pour ce journal viennent à Chartres, en compagnie d’Henri Charlet du Gaulois et d’Édouard Ducret de Paris Journal, pour assister à l’exécution de celui qu’Henri Charlet présente comme le « type de l’assassin bestial, qui tue pour voler, qui tue pour tuer15 » et qui se présente à la guillotine « doux comme un mouton », aux dires du directeur de la prison de Chartres. Jusqu’à sa dernière heure, le vol s’est effacé derrière l’assassinat dans les représentations du criminel Poirier.
25Le crime de sang prime et fait presque oublier le vol dans les représentations médiatiques et populaires : si terreur il y a parmi les populations du canton de Limours et du Perche-Gouët, c’est avant tout celle d’être assassiné. Le Figaro n’aurait jamais évoqué une telle série de vols si elle ne s’était accompagnée de ce débordement de violence. Y compris au procès, sur la table des pièces à conviction, les objets volés se font des plus discrets, cédant la première place aux instruments du crime (cognée, marteau) et aux vêtements des victimes. Cela dit, à ce procès, le discours des magistrats ne manque pas de reprendre le topos du mineur délinquant, commençant par le vol pour finir par l’assassinat, cliché quasi intemporel pour stigmatiser la récidive.
26Mais le vol rend totalement injustifiable et inexcusable l’assassinat, surtout aux yeux des ruraux pour lesquels l’intégrité des biens possédés compte autant que la sécurité des personnes. Le cas de Poirier est ici généralisable : au xixe siècle, les cours d’assises sanctionnent fréquemment par la peine capitale ce type d’homicide16, surtout en cas de récidive, alors que la majorité des assassinats, résultant de conflits familiaux ou des « passions » incontrôlées, sont pour une part excusables (torts partagés entre l’accusé et sa victime, emportement du coupable) et jugés avec une indulgence relative. « Mort aux voleurs » ? La réponse est certes positive dans l’affaire Poirier, mais elle l’est uniquement parce que ce journalier, adonné au vol depuis son enfance, est devenu un assassin.
Notes de bas de page
1 Michelle Perrot, « L’affaire Troppmann (1869) », L’Histoire, 30, 1981, p. 28-37.
2 Le Gaulois, 1er octobre 1874.
3 Nous ne l’avons pas retrouvé dans les inventaires disponibles des fonds judiciaires des archives des Yvelines et de l’ancienne Seine-et-Oise. Comme les auteurs de ces crimes n’ont pas été arrêtés et jugés, le dossier de non-lieu n’a sans doute pas été conservé.
4 Celui-ci, grièvement blessé, ayant perdu l’usage de la parole, se rétablira après une longue convalescence.
5 « Les assommeurs du canton de Limours commenceraient-ils à travailler dans les pays voisins ? Cela me semble plus que probable » (numéro du 12 janvier 1874, évoquant l’assassinat commis à Digny, le 5 janvier). Le 13 janvier, ayant appris le crime de Tournebride, le journal écrit : « Avant tout, enregistrons un nouveau crime, commis le 10 janvier, à Charbonnières, à peu de distance de Digny. Cela fait dix. Nous manquons encore de renseignements ; tout ce que nous savons, c’est que la victime a été assommée, d’où il faut conclure que les assassins sont ceux du canton de Limours. »
6 Le Figaro, 9 janvier 1874.
7 Ibid., 17 janvier 1874.
8 Ibid., 11 janvier 1874.
9 Texte du Paris-Journal, cité dans Le Figaro du 13 janvier 1874.
10 Le Figaro, 8 juin 1874. L’instituteur de La Bazoche-Gouet, qui a participé à la battue, démentira vertement l’assertion du reporter dans le Journal de Chartres du 11 juin : « La loi de Lynch s’applique en Amérique, mais tous ces braves gens savaient que le meurtrier n’appartenait qu’à la justice et n’ont cherché qu’à le lui remettre vivant. Certes, le coupable a subi toutes les humiliations de cette foule, mais personne n’eut l’intention de lui ravir la vie. [...] On serait très curieux, à La Bazoche, de connaître ce reporter qui, très probablement, n’a point quitté les bureaux du journal. »
11 Le Figaro, 19 janvier 1874.
12 La remarque vaut surtout pour le principal journal, le Journal de Chartres, conservateur, car les journaux d’arrondissement se contentent de le citer ou de reproduire les articles de la presse nationale.
13 Archives départementales d’Eure-et-Loir, 2 U 512-513. Cour d’assises d’Eure-et-Loir. Dossiers de procédure. 3e session de 1874. Affaire Poirier.
14 La veuve Lecomte avait frappé ses enfants et les avait privés de dîner pour avoir laissé les vaches qu’ils gardaient vagabonder dans le champ du voisin.
15 Le Gaulois, 1er octobre 1874.
16 Renée Martinage, Punir le crime. La répression judiciaire depuis le code pénal, Villeneuve-d’Ascq, L’Espace juridique, 1989.
Auteur
A récemment publié Meurtre au bocage. L’affaire Poirier (1871- 1874). Les Coujartières, Tournebride, Le Tertre. Une enquête criminelle dans le Perche-Gouët au lendemain de la guerre de 1870, Chartres, Société archéologique d’Eure-et-Loir, 2013. Il vient de mettre en ligne un Annuaire rétrospectif de la magistrature xixe-xxe siècles, un recensement des Inculpés de l’insurrection de juin 1848 et des Poursuivis à la suite du coup d’État de décembre 1851.
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