Les tendances à l’abstraction dans la représentation du divin en Mésopotamie antique
p. 115-132
Résumés
Les sociétés proches-orientales ont connu différentes formes de représentations divines. Celles de la Mésopotamie ancienne sont polythéistes et leurs divinités supérieures sont la plupart du temps représentées sous une forme anthropomorphe. Néanmoins, certaines images s’éloignent de ce mode de figuration pour évoquer la présence divine par la représentation d’attributs ayant valeur de symboles, notamment à la période kassite. Ce phénomène iconographique marque une tendance à l’abstraction dont nous proposons ici d’étudier les différents aspects tout en replaçant ce processus dans l’évolution de l’art en Mésopotamie antique.
Several forms of divine representations are attested in the ancient Near East. Mesopotamia is a polytheistic whose superior divinities are most of the time represented in an anthropomorphic form. Nevertheless, some images dismiss this mode of representation and evoke the divine presence with attributes that are tantamount to symbols, especially in the kassite period. This iconographic phenomenon stresses a tendency to abstraction whose various aspects will be studied in this paper and the process put back in the evolution of art in ancient Mesopotamia.
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Mots-clés : Mésopotamie, symbole, emblème, attribut, Kassites, kudurru, abstraction, iconographie divine
Keywords : Mesopotamia, symbol, emblem, attribute, Kassites, kudurru, abstraction, iconography of gods
Texte intégral
Introduction
1Ce que l’on a appelé naguère appelé « les prémices de la spiritualité mésopotamienne » ont vraisemblablement adopté une forme naturaliste qui nous est pratiquement inconnue (Jacobsen, 1976, p. 6-7 ; Margueron, 1991, p. 135). L’homme révère alors essentiellement les éléments naturels : les fleuves, les montagnes, l’orage, les animaux. Plus tard se constitua un panthéon anthropormorphe. Mais, même après cette évolution, certains noms divins renvoient toujours aux éléments naturels auxquels ils restent associés. Ainsi, le mot sumérien UTU désigne à la fois le soleil et le dieu-soleil. De même, AN désigne à la fois le ciel et le dieu du ciel.
2Dater précisément le tournant de l’anthropomorphisme est difficile, mais il semble se manifester vers le début du iiie millénaire av. J.-C. Les dieux anthropomorphes se différencient alors des éléments originels (animaux ou éléments naturels) désormais relégués au rang de simples attributs divins (Jacobsen, 1976, p. 9 ; Margueron, 1991, p. 137).
3En outre, aux Dynastiques Archaïques i (2900-2800 av. J.-C.) et ii (2800-2600 av. J.-C.), on trouve souvent dans l’iconographie des animaux en attitude humaine. Ces figures pourraient être des réminiscences des formes divines animales (Garelli, 1982, p. 257 et 295 ; Amiet, 1995, p. 494-497 et 504). Au Dynastique Archaïque iii (2600-2334 av. J.-C.), les êtres mi-animaux mi-humains se multiplient (homme-taureau, taureau androcéphale, homme-scorpion…). Ces êtres hybrides deviennent par la suite les acolytes des grands dieux anthropomorphes. Ce phénomène s’inscrit dans un mouvement daté du milieu du iiie millénaire av. J.-C. qui consiste à faire des anciennes divinités animales (et parfois avec elles les êtres hybrides plus récents) les supports, les gardiens ou les personnifications d’éléments naturels (montagnes, orage, eaux de l’abîme…) sous la surveillance des nouveaux dieux anthropomorphes. Ce phénomène permet à la représentation divine de s’émanciper du caractère animal1.
4À de rares exceptions (Ištar ailée possédant des serres d’aigle, ou le dieu-bateau par exemple), les grands dieux du panthéon mésopotamien ont donc une forme humaine2.
5Cependant, dans certains cas, la divinité anthropomorphe n’est plus représentée, même si celle-ci est tout de même présente ou évoquée. Ces cas, même peu nombreux et particuliers, peuvent être considérés, dans la représentation du monde divin, comme l’indice d’une tendance à l’abstraction.
La divinité suppléante
6Même lorsqu’elle est absente, la divinité supérieure peut parfois être évoquée par la présence d’une seconde divinité qui la supplée. Son pouvoir ou le domaine que celui-ci recouvre est donc présent par l’intermédiaire de son représentant, en général une divinité subalterne.
7Cette divinité secondaire parle et agit en lieu et place de la divinité qu’elle sert. Ainsi, dans le texte mythologique Nergal et Ereškigal, Ereškigal envoie au banquet des dieux auquel elle est conviée son ministre Namtar afin de la remplacer. Elle va même jusqu’à regretter de ne pas avoir temporairement transmis le trône et son pouvoir à celui-ci pour pouvoir assister elle-même au banquet3. La divinité subalterne peut donc, au moins temporairement, se faire le dépositaire du pouvoir suprême.
8Dans l’iconographie, cette pratique est en général très légèrement différente. En effet, les divinités intermédiaires, qui remplacent fréquemment les grandes divinités et les relient aux hommes, ne suppléent pas totalement celles-ci. Elles peuvent les remplacer pour des rôles bien précis, mais il ne s’agit plus de représenter le domaine divin d’un grand dieu.
9Ainsi, les déesses LAMA (fig. 1) ont notamment pour rôle de recevoir les prières des hommes à la place de la grande divinité, à qui elles sont adressées, et de les lui transmettre. Elles remplacent donc le grand dieu uniquement pour la réception des prières. Ce procédé indique néanmoins que les Mésopotamiens pouvaient fort bien faire abstraction de l’apparence particulière d’une divinité, cette dernière pouvant fort bien être remplacée par un autre personnage divin.
Le symbole
10Dans le cas d’une représentation symbolique, le grand dieu peut être présent, et non plus seulement évoqué, mais sans qu’il soit nécessaire de recourir à son image anthropomorphe. Il s’agit alors de le représenter par des attributs qui lui sont propres et qui permettent donc de l’identifier (Bottéro, 1952, p. 58 ; Green, 1995, p. 1837 ; Black et Green, 2000a, p. 94 ; Black et Green, 2000b, p. 246 ; Green, Black et al., 2000, p. 131 ; Bachelot, 2001, p. 810 ; Bachelot et Joannès, 2001, p. 788). Ces éléments se substituent alors à la figure habituelle de la divinité.
11Ces attributs symboliques sont généralement liés à la fonction ou au domaine de la divinité4. Il peut s’agir d’armes particulières, d’outils, d’objets quotidiens, d’animaux réels ou hybrides… Dans le cas d’animaux-attributs, on remarque que les animaux réels sont généralement associés aux déesses (par exemple Ištar et le lion), tandis que les créatures hybrides sont associées aux dieux masculins (Marduk et son dragon). Ce n’est cependant pas une règle formelle puisque Adad est associé au taureau, et Šamaš au cheval au ier millénaire av. J.-C.
12Lorsque les dieux anthropomorphes sont représentés avec leurs attributs animaux, ils se tiennent généralement debout sur ces derniers (fig. 2) (Bachelot et Joannès, 2001, p. 787 ; Black et Green, 2003b, p. 40). Dans le cas de représentations symboliques, on observe parfois une mise en scène similaire. La divinité anthropomorphe est alors remplacée par un petit autel situé sur le dos de l’animal et portant l’emblème du dieu (fig. 3). Il semble que de réelles statues d’animaux aient pu ainsi servir de supports aux symboles divins, les portant parfois directement sur leurs dos, sans autels (Black et Green, 2003a, p. 29).
13Le remplacement des divinités anthropomorphes par leurs symboles est attesté relativement tôt. Ainsi, le vase d’Uruk, daté de la fin du ive millénaire av. J.-C., présente déjà des hampes bouclées, symboles d’Inanna (fig. 4).
14On trouve de tels symboles sur les bas-reliefs (fig. 5), et également sur les sceaux-cylindres (fig. 3), mais c’est surtout sur les kudurru de l’époque kassite (1595-1155 av. J.-C.) que cette pratique prend son essor en Mésopotamie. Les kudurru sont des stèles de pierre ovoïdes inscrites et fréquemment ornées de reliefs enregistrant des attributions de terre (Millard, 2000, p. 171 ; Lion, 2001, p. 451 ; Glassner, 2005, p. 276). Elles ont été érigées entre les xive et viie siècles av. J.-C. en Babylonie. Ces stèles étaient entreposées dans les temples pour « présenter » les donations ; leurs textes étaient en réalités des copies de tablettes d’argiles préservées aux archives. Les divinités présentes sur ces stèles sont en général représentées par leurs symboles. Ainsi, le kudurru de Meli-Šipak ii (1186-1172 av. J.-C.), retrouvé à Suse et conservé au Louvre, est l’un des kudurru présentant le plus grand nombre d’emblèmes divins et constitue un bel exemple de ce phénomène (fig. 6)5. Il est d’ailleurs parfois difficile d’identifier avec certitudes ces symboles car, si le plus souvent un seul emblème correspond à un seul dieu, certains symboles peuvent renvoyer à plusieurs divinités, et certaines divinités peuvent avoir plusieurs symboles (Green, 1995, p. 1837 ; Black et Green, 2000a, p. 94).
15Dans Schmökel, 1957 : pl. 46.Les causes premières du développement manifeste du symbolisme à la période kassite ne sont pas véritablement connues. Certains arguments « techniques » ont été avancés, comme le côté pratique du symbole qui prend en général peu de place et permet de représenter le dieu dans un espace restreint (Bottéro, 1952, p. 58). Jean Bottéro a également parlé du symbolisme mésopotamien comme d’un « raccourci iconographique ». Cependant, il semble que la raison exacte soit plutôt d’ordre religieux. Même si les Mésopotamiens n’ont jamais totalement abandonné la représentation anthropomorphe, il semble qu’il y ait néanmoins eu une volonté de s’éloigner d’une image rattachée au monde sensible, et cela au moyen de la représentation symbolique. La tendance à l’abstraction s’est aussi manifestée par l’usage de la symbolique astrale et par celle des nombres.
16En effet, outre leur apparence humaine, les dieux ont aussi une forme astrale, puisque les astres (étoiles, planètes, comètes…) représentent les divinités (Bottéro, 1952, p. 58-60 ; Michel, 2001b, p. 920-921 ; Black et Green, 2003c, p. 114 ; Joannès, 2006, p. 43). Ce concept est attesté dès la première dynastie de Babylone (1894-1595 av. J.-C.). Cette forme astrale est liée à la forme symbolique des dieux, puisque les astres ou constellations constituent parfois les emblèmes divins. Ainsi, les symboles iconographiques de Šamaš, Sîn et Ištar sont les corps célestes qui leur sont associés6. Mais le plus souvent, ce sont les images formées par les constellations qui sont des emblèmes divins, et non plus seulement de simples astres. Certains « dessins » de constellations ont d’ailleurs pour origine les symboles divins des kudurru kassites. Cependant, le symbole astral peut différer du symbole iconographique. Ainsi, Anu a été associé à l’étoile Urbara, c’est-à-dire le loup, et Enlil à l’étoile Margidda, le chariot, alors que leur symbole iconographique, qui est le même pour les deux dieux, est la tiare à cornes.
17Les textes attestent également de la forme astrale des grands dieux. Le texte mythologique de L’Épopée de la Création dit ainsi :
« Il (Marduk) y (le ciel) aménagea leurs Stations pour les Grands-dieux ; il y suscita en Constellations les Étoiles qui sont leurs Images7 »
18On trouve également des listes de correspondance attribuant à de nombreux dieux un astre ou une constellation comme symbole.
19Chez les Mésopotamiens, la plupart des grandes divinités sont également associées à un nombre en fonction de leur rang (Bottéro, 1952, p. 58-59 ; Michel, 2001a, p. 591). C’est un moyen d’évaluer la puissance de ces dieux et de hiérarchiser l’important panthéon mésopotamien. Ainsi, Anu, le dieu suprême du panthéon, est associé au nombre 608. Ce système daterait du iiie millénaire av. J.-C. Or, dans les textes, le nombre peut parfois servir d’idéogramme au dieu, en lieu et place de son nom. On peut donc considérer qu’il s’agit d’une forme abstraite du dieu.
20En outre, on observe parfois une grande importance donnée au symbole au détriment de la statue anthropomorphe. En effet, certains emblèmes ont reçu le culte divin à la place de la statue du dieu.
21On trouve parfois dans certains temples des symboles divins qui remplacent la statue divine (Bottéro, 1952, p. 58 ; Bienkowski, 2000, p. 14 ; Black et Green, 2000a, p. 94 ; Black et Green, 2003a, p. 29 ; Glassner, 2005, p. 187). Ces emblèmes étaient placés sur des autels pour recevoir le culte. Ainsi, durant la restauration du temple de Šamaš à Sippar par Nabû-apla-iddina (888-855 av. J.-C.) vers 870 av. J.-C., la statue de culte, perdue, a été remplacée par un disque en forme de soleil en attendant la confection d’une nouvelle statue. Dans ce cas précis, il s’agit d’un remplacement temporaire, mais il semble bien que de tels emblèmes aient ainsi été installés de manière permanente.
22Cette pratique est d’ailleurs attestée par l’iconographie. En effet, sur l’autel de Tukultî-Ninurta iiie (1244-1208 av. J.-C.) retrouvé à Aššur dans le temple d’Ištar, et actuellement conservé à Berlin au Vorderasiatisches Museum, est gravée en faible relief une scène présentant le roi (représenté deux fois) priant devant un autel portant une tablette et un calame, symboles du dieu Nabû (fig. 7). L’autel lui-même a d’ailleurs pu porter de tels emblèmes pour l’adoration du dieu9 (Glassner, 2005, p. 276). Ce monument est l’un des plus anciens présentant une telle iconographie. Cette représentation est rare mais pas unique, puisqu’on la retrouve également sur certains sceaux-cylindres postérieurs (fig. 8).
23Certains éléments soulèvent également la question d’une dérive possible au niveau du culte divin : ce n’est plus le dieu qui ferait l’objet de la dévotion des croyants, mais l’attribut lui-même (attribut qui, considéré pour lui-même et non plus pour la divinité auquel il renvoie, ne peut donc plus être considéré comme un symbole).
24Dans certains rituels, et notamment le rituel du serment, l’attribut-symbole semble en effet remplacer la statue divine, même lorsque cela n’est pas nécessaire (Bottéro J., 1952, p. 58 ; Harris R., 1965, p. 217-218 ; Jacobsen, 1976, p. 9 et 14 ; Spaey, 1993, p. 413 ; Bachelot, 2001, p. 811-812). Cette pratique est attestée dès le début du iie millénaire av. J.-C. Ainsi, les archives des marchands de Kaniš décrivent des serments prêtés devant le poignard d’Aššur (Kt 92/k, 203 ; Kt 92/k, 200 ; Kt 92/k, 20711). En Babylonie, dans le cas de litiges nécessitant l’intervention divine, on transportait parfois sur les lieux du procès l’arme de la divinité. Le cas est également attesté à Mari, puisqu’un texte mariote précise qu’une contestation de propriété de terrain agricole peut être tranchée par l’arme de Šamaš ou le foudre d’Adad (A.487 + A.3459, l. 44-4512).
25On peut remarquer qu’il s’agit à chaque fois d’une arme dans le cas de litiges, et non d’un autre attribut, puisque c’est l’objet qu’utilise la divinité pour « trancher » la question.
26Certaines armes appartenant à des divinités supérieures ont en outre un nom et une personnalité propre. Ces armes ne renvoient plus alors directement au grand dieu mais à un génie subalterne qui, au mieux, se fait le dépositaire de l’autorité de son maître. Les armes de Ninurta sont ainsi considérées comme de véritables entités divines véritablement indépendantes, comme par exemple Šarur, l’arme principale du dieu qui a également le rôle de conseiller13. Ne peut-on penser que dans certains cas on prête serment devant l’arme elle-même et non devant la divinité supérieure à qui elle appartient ?
27Quoi qu’il en soit, on observe dans les cas évoqués une préférence pour l’arme divine plutôt qu’à la statue anthropomorphe. Cependant, le pragmatisme justifie parfois l’utilisation d’un symbole en remplacement de la statue de culte. Dans des circonstances de litiges où les plaignants ne pouvaient se déplacer au temple, ou si l’objet de la dispute n’était pas transportable, c’est la divinité qui devait se déplacer (et non les plaignants comme le voulait l’usage) (Harris, 1965, p. 219 ; Spaey, 1993, p. 414). Transporter une arme était alors plus pratique qu’une statue de culte. De même, dans un cadre militaire, il était bien plus facile d’utiliser un étendard avec les emblèmes d’un dieu pour mener une armée (Jacobsen, 1976, p. 9 et 14). Cependant, ces quelques exemples sont loin de pouvoir justifier l’ensemble des attestations d’utilisation de symboles en lieu et place de la statue de culte anthropomorphe.
28Dans King, 191 2 : pl. xliv.Cette représentation inhabituelle a parfois été interprétée comme une représentation délibérée du vide pour symboliser la présence divine (Cluzan, 2005, p. 289). Or, cette interprétation appelle selon nous un certain nombre de remarques.
29Premièrement, cette iconographie est vraisemblablement unique dans le monde mésopotamien, tous supports et époques confondus.
30De plus, il peut paraître étrange d’adopter cette pratique iconographique sur un kudurru où se trouvent également plusieurs autres dieux, qui plus est tous représentés selon le mode symbolique.
31Enfin, l’étude du kudurru même peut peut-être nous éclairer sur cette iconographie peu courante. En effet, on observe sur celui-ci un éclat très important à gauche, ainsi que des irrégularités de surface au-dessus et à droite de l’autel. On remarque notamment au-dessus de celui-ci un creux régulier en forme de baguette triangulaire horizontale. Cette forme correspond parfaitement au symbole de Nabû que l’on trouve couramment sur les kudurru, c’est-à-dire le calame15 (fig. 10). On peut donc penser que cet autel portait à l’origine un objet de ce type. Un arasement dont nous ignorons la cause a pu le faire disparaître et laisser ce « creux » en forme de calame.
32L’autel portant le symbole de Nabû est généralement accompagné de son animal-attribut, le dragon. Le plus souvent, on trouve un protomé de dragon d’un côté de l’autel, et parfois l’arrière-train de l’autre côté. Le corps du dragon ne cachant généralement pas celui-ci comme sur le kudurru de Meli-Šipak ii, et chaque côté de l’autel du kudurru de Nazi-Maruttaš étant fortement dégradé, on peut envisager la possibilité que se trouvait d’un côté ou de l’autre un protomé de dragon. Cependant, dans la mesure où les autres emblèmes de dieux sont représentés sans les animaux-attributs habituels, on peut imaginer que seul le calame de Nabû, et non son dragon, été représenté. Cette iconographie est d’ailleurs attestée sur d’autres kudurru, comme par exemple celui de Gula-Ereš16. On constate une fois encore que la présence divine pouvait fort bien s’affranchir de l’anthropomorphisme et même s’accommoder d’une abstraction totale.
L’aniconisme
33Se pose enfin la question de la rupture avec le concept de représentation, c’est-à-dire l’aniconisme. Nous savons que chez les Hébreux, par exemple, les images divines étaient interdites, bien qu’à une certaine époque elles furent produites, comme en attestent les représentations de chérubins sur l’Arche d’Alliance et dans le tabernacle17. Mais qu’en est-il des Mésopotamiens ?
34Dans la partie occidentale du Proche-Orient, et ce jusqu’à la Syrie des bords de l’Euphrate, sont attestées des pierres dressées appelées bétyles qui marquent la présence divine et qui ne comportent ni inscription ni représentation18 (Joannès, 2001, p. 790-791 ; Durand, 2005, p. 1). Cependant, les bétyles semblent absents de la région située entre l’Euphrate et le Tigre (il n’est cependant pas à exclure que les trouvailles futures contredisent nos connaissances actuelles sur la question). Il en est de même des trônes vides, marquant la présence divine sans représentation aucune, et attestés encore une fois uniquement au Proche-Orient occidental.
35On notera néanmoins que dans le cas de cultes rendus à de véritables objets, et non à leur image19 (dans le cas par exemple d’un véritable calame posé sur un autel, et non une gravure représentant cet objet), il s’agit d’une pratique aniconique puisqu’aucune image (dieu anthropomorphe ou emblème divin) n’entre plus dans le cadre liturgique. Cependant, il ne s’agit pas d’un culte rendu face à un espace vide puisque l’objet à connotation symbolique est tout de même présent.
Conclusion
36La religion mésopotamienne a de toute évidence connu une tendance à l’abstraction, qui s’est notamment exprimée par le symbolisme. Quant au phénomène de l’aniconisme et de la rupture que celui-ci marque avec le concept de représentation (figurative ou abstraite), la question reste à l’heure actuelle difficile pour la région mésopotamienne, en raison principalement d’un manque de données matérielles20.
37Enfin cette tendance à l’abstraction mériterait d’être mise en relation avec celle du syncrétisme ; ce dernier ne pouvant se développer que si les fonctions de certaines divinités peuvent être détachées d’une personnalité particulière pour être déplacées vers un autre personnage divin. Marduk, dieu de Babylone, par exemple, prend de plus en plus d’importance à cette époque, à tel point que les autres dieux du panthéon sont considérés comme la personnification de fonctions ou de qualités de celui-ci21 (Margueron et Pfirsch, 1996, p. 292 ; Cluzan, 2005, p. 284). Cependant, ce phénomène n’a jamais débouché sur un véritable monothéisme absolu.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 On peut ainsi se demander si la figure du héros nu maîtrisant des animaux ne renvoie pas à cette opposition entre divinité anthropomorphe et divinité animale.
2 Nous excluons de cette étude les génies et les démons, très souvent hybrides, qui sont des divinités subalternes.
3 Version B, tab. III, l. 35-39 (Bottéro J. et Kramer, 1989, p. 447).
4 Pour les symboles divins et leur identification, voir King, 1912 ; van Buren, 1945 ; Black et Green, 2003.
5 Au premier registre, au sommet du kudurru, on distingue trois astres : le croissant de lune représente Sîn, l’étoile à huit branches Ištar et le disque solaire Šamaš. Toujours au premier registre, sous les trois astres cités, se trouvent deux tiares à cornes reposant sur des autels et symbolisant Anu et Ellil. À droite, une crosse à tête de bélier posée sur un poisson-chèvre représente Ea. Enfin, le couteau et l’oméga inversé sont les emblèmes de Ninhursag. Au deuxième registre, le sceptre à double tête de lion soutenu par un lion ailé représente Ninurta. La hampe à tête de rapace symbolise Zababa ; celle à tête de lion renvoie à Nergal. L’oiseau se trouvant entre les deux est l’emblème de Harba. Quant au second lion ailé se trouvant à l’extrême droite, il représente une divinité non identifiée. Le troisième registre présente en premier lieu un dragon-serpent cornu portant une bêche, symbole de Marduk. Le même animal portant une tablette et un calame représente cette fois Nabû. Gula est ensuite présente par son buste portée par son animal-attribut, le chien. Le taureau et le foudre du quatrième registre symbolisent Adad. Le bélier situé à droite et portant un épi de blé représente Šala. À la droite de ce bélier se trouvent plusieurs symboles dans un même champ : la charrue représente Ningirsu ; la lampe située au-dessus représente Nusku ; l’oiseau marchant, Papsukkal ; enfin, l’oiseau sur un perchoir symbolise les dieux Šuqamuna et Šumalia. Le cinquième et dernier registre présente à gauche un signe non identifié, ainsi qu’un serpent cornu, emblème de Ningišzidda, et un scorpion symbolisant Išhara. (Benoit, 2003, p. 345).
6 Voir note précédente.
7 Tab. V, l. 1-2 (Bottéro et Kramer, 1989, p. 631).
8 D’après les tablettes retrouvées (CT 25 50 (K 170) + CT 46 54), on sait également que Ningirsu et Ellil sont associés au nombre 50 ; 40 est attribué à Ea (que l’on appelle aussi šanabi qui signifie « deux tiers », puisque Ea vaut les deux tiers d’Anu, associé à 60) ; Sîn est 30 ; Šamaš est 20 ; à Ishtar est attribué le nombre 15 ; Marduk est 10 ; enfin, Adad est 6. Notons que Marduk est certainement un ajout plus récent à ce système, puisque son nom n’apparaît presque pas dans les textes du iiie millénaire.
9 Cependant, l’autel comporte une dédicace au dieu Nusku. Cette inscription en apparence contradictoire avec l’iconographie peut s’expliquer par le fait que Nusku est le ministre divin de Nabû, et a donc pour rôle d’intercéder en faveur du roi Tukultî-Ninuta ier auprès de son maître.
10 Les quelques exemples de représentations que nous en avons seraient plus ou moins « illicites ».
11 Textes publiés dans Michel, 2001c, p. 83-86.
12 Texte publié dans Charpin, Joannès et al., 1988, p. 259-263, n° 404.
13 Pour les armes hypostasiées, voir les mythes ayant pour protagoniste Ninurta, et en particulier Ninurta et les Pierres pour Šarur.
14 Ce kudurru est généralement daté du règne de ce roi ; néanmoins, Sophie Cluzan le date du règne de Marduk-apla-iddina Ier (1171-1159 av. J.-C.) (Cluzan, 2005, p. 288-289).
15 Néanmoins, un kudurru de l’époque de Nabuchodonosor ier (1126-1105 av. J.-C.) associe le calame à Ea, puisque l’autel portant cet objet est accompagné du poisson-chèvre, animal-attribut de cette divinité (pour l’image de ce kudurru, voir King, 1912, pl. XC). Cette association, à cette époque et sur un kudurru, est très rare, et peut-être unique. On la trouve cependant sur les sceaux-cylindres à l’époque paléo-babylonienne (Black et Green, 2003d, p. 185). L’iconographie particulière de ce kudurru est donc vraisemblablement un reliquat iconographique de cette époque.
16 Pour l’image de celui-ci, voir King, 1912, pl. i et iii. Voir également pl. 14 (n° 90940) où un fragment de kudurru semble également présenter un calame seul sur un autel.
17 Et peut-être également les images de Yahvé lui-même. En outre, les Hébreux ont semble-t-il également connu le symbolisme avant l’interdit total de toute image. L’Arche d’Alliance par exemple était considérée comme le marchepied du trône de Yahvé et symbolisait initialement la présence divine ; il a fini par être presque identifié à Yahvé (pour la question des images divines chez les Hébreux, ainsi que celle du symbolisme, voir Garelli et Nikiprowetzky, 1974, p. 336-337).
18 Le site de Mari en particulier est une grande source d’informations sur ce sujet. Plusieurs textes mariotes mentionnent en effet de tels objets. De plus, un bétyle y a été trouvé in situ par A. Parrot (pour la question des bétyles à Mari, voir Durand, 2005, p. 1-91).
19 Voir plus haut.
20 Quelques textes mésopotamiens parlent cependant des bétyles, sans pour autant confirmer la présence de ceux-ci dans cette région : « En basse Mésopotamie (…), à défaut de l’objet lui-même, le nom du bétyle est également attesté (…) mais cette mention témoigne semble-t-il plutôt de la pénétration de certaines réalités du Proche-Orient occidental en Babylonie que d’une réelle pratique religieuse de ces monuments. » (Joannès, 2001, p. 791).
21 Un texte présente également un syncrétisme entre Ninurta et les autres divinités mésopotamiennes (Cluzan, 2005, p. 286). En outre, au sujet de Marduk, les interprétations différent, certains chercheurs allant jusqu’à considérer son culte comme une tendance (et seulement une tendance) au monothéisme (Green, Black et al., 2000, p. 131). Néanmoins, dans le cas de cette divinité, il semble plus approprié de parler de monolâtrie plutôt que de monothéisme (Margueron et Pfirsch, 1996, p. 293).
Auteur
Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne, UMR 7041, équipe Du village à l’État au Proche et Moyen Orient. aurelien.lemaillot@free.fr.
Sujet de thèse : Génies et démons en Mésopotamie et en Iran.
Thèse commencée sous la direction de Serge Cleuziou. Directeur : Michèle Cazanova.
Soutenance prévue fin 2012.
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