Infractions à la règle ou débordements réglés ?
Le jour des Saints-Innocents dans les Casus Sancti Galli d’Ekkehard IV
p. 293-305
Résumés
Dans les Casus Sancti Galli, chronique du monastère de Saint-Gall, Ekkehard IV (v. 980-1057) relate deux anecdotes se rapportant aux événements du 28 décembre, jour des Saints-Innocents. Ces extraits ont souvent été commentés dans l’historiographie, à l’appui d’études sur les monastères du haut Moyen Âge, sur la place des écoles et des enfants à l’intérieur de leurs murs, ou encore sur l’aspect précocement déviant de la fête des Saints-Innocents. Cependant, comme cette source rapporte des événements du xe siècle sous forme de chronique, il a rarement été souligné à quel point, en raison de sa nature, cette source était marquée par le contexte des années 1050, époque de sa composition. L’article se propose de réévaluer les extraits en question sous l’angle de la normativité d’un texte produit à destination des moines au tout début de la réforme dite grégorienne. Une analyse de la construction typologique du texte montre que celui-ci, loin d’être anecdotique, établit une image idéale de la communauté que l’auteur semble vouloir préserver des évolutions majeures du temps, qu’il s’agisse de la question du recrutement dans les monastères (déclin de l’oblation, accaparement des charges monastiques par les séculiers) ou de la condamnation de la simonie. Le cadre temporel des « anecdotes » étudiées, la fête des Saints-Innocents, permet une construction dialectique au service des desseins de l’auteur et montre que toute règle contient en elle la possibilité de sa transgression.
In the Casus Sancti Galli, the chronicle of Saint Gall monastery, Ekkehard IV (ca. 980- 1057) recounts two anecdotes referring to the events of December 28th Feast of the Holy Innocents. These excerpts have received much commentary in the historiography of High Middle Ages monasteries, cloistral schools, oblates, and some early deviant aspects of the Feast of the Holy Innocents. This source, being a chronicle, has been read as a faithful report of the events. This article aims at emphasizing the strong influence of the context of the 1050’s in which the chronicle was written. This study offers a re-evaluation based on a normative approach of the text addressed to monks at the very beginning of the Gregorian Reforms. Far from being only anecdotal, Ekkehard’s typological construction establishes an ideal reflection of the community which the author attempts to preserve from the great changes of the time: the slow disappearance of child oblation, monastic offices being taken over by secular clerics, increasing control over simony… The temporal framework of the studied “anecdotes”, the Feast of the Holy Innocents, allows to highlight a dialectic composition of the source. From that result, it appears that every rule contains in itself the possibility of its transgression.
Texte intégral
1La fête des Saints-Innocents1, le 28 décembre, est fréquemment marquée du sceau de la facétie juvénile. Elle est présentée comme un événement donnant lieu à des désordres en tous genres, d’abord dans les monastères, puis en milieu séculier, et enfin chez les laïcs. Ces désordres sont effectivement évoqués dans les sources de la fin du Moyen Âge. L’archevêque de Rouen Eudes Rigaud, par exemple, fait état de dérèglements, le 28 décembre, dans les monastères qu’il visite au milieu du xiiie siècle2. Plusieurs conciles des xiiie-xve siècles statuent également sur les débordements que cette fête occasionne3 et tentent de les interdire. Cependant, en ce qui concerne les époques plus anciennes, il est abusif de lire les sources de manière rétroactive, à la lumière de ces débordements tardifs.
2Un exemple caractéristique d’une histoire téléologique de la fête des Saints-Innocents est livré par l’historiographie ancienne du théâtre médiéval. Sir Edmund Chambers, dans son étude de 1903, The Medieval Stage4, analyse comme l’une des sources du théâtre la fête de l’episcopus puerorum, célébrée le 28 décembre et assimilée par de nombreux auteurs à la fête des Fous5. Après avoir rappelé les interdictions dont celle-ci faisait l’objet à la fin du Moyen Âge, l’auteur remonte le temps jusqu’aux traités de liturgie des xie-xiie siècles composés par Jean d’Avranches, Honorius Augustodunensis ou encore Jean Beleth. Ces traités faisant mention de tripudia (traduit par « danses sacrées »), Chambers conclut que des débordements sont attestés chez les clercs à haute époque. Il énumère ensuite les rares sources antérieures au xie siècle : un tropaire anglais (recueil de chants liturgiques) de la fin du xe siècle et des extraits des Casus Sancti Galli d’Ekkehard IV, écrits au xie siècle mais relatant des événements du début du xe siècle. Ces Casus permettent à Chambers de dater les premiers « dérèglements » du jour des Saints-Innocents du début du xe siècle et de leur donner une origine monastique. Une nouvelle analyse de cette source montre qu’elle n’est pas tant à lire comme une chronique, dans laquelle on chercherait des faits positifs, mais bien davantage comme un texte à valeur normative généré par le milieu clos et dont il convient de rechercher et d’expliquer les finalités.
3Si les apports de l’ouvrage de Chambers restent très importants, il est aujourd’hui difficile d’adhérer à la thèse résolument évolutionniste de l’auteur, tant en ce qui concerne le théâtre qu’à propos des Saints-Innocents. Selon Chambers, le théâtre trouverait son origine dans ce qu’il est convenu d’appeler le drame liturgique, qui se serait progressivement sécularisé en se déplaçant « du chœur à la nef, de la nef au parvis, du parvis à la place publique6 ». Quant aux débordements du 28 décembre, ils trouveraient la leur dans les monastères, puisque la première source alléguée par l’auteur vient de Saint-Gall. Par la suite, marchant dans les pas de Chambers, de nombreux historiens du théâtre ont repris ce raisonnement et ont vu dans l’émotion suscitée par la représentation, même symbolique, du massacre des Innocents dans les drames liturgiques de la Nativité l’origine de l’aspect prétendument déviant du culte des petites victimes d’Hérode. Enfin, ce modèle et les sources qui l’étayent, dont les Casus Sancti Galli, ont été remployés à l’appui d’un discours orienté tant sur la prétendue « culture populaire7 » que sur la sensibilité médiévale à l’égard de l’enfance8.
4Si l’on admet que cette histoire linéaire peut et doit être remise en question, voire déconstruite, les Casus méritent d’être réévalués, particulièrement à la lumière des questions qui ont guidé la réflexion sur les « règles et dérèglements en milieu clos » : celles de la normativité dans les lieux d’enfermement, de sa construction par rapport à la règle et de ses réélaborations à travers les pratiques. Les extraits des Casus Sancti Galli qui relatent les événements du monastère le jour des Saints-Innocents ne seront guère abordés du point de vue des dérèglements, puisque ceux-ci relèvent largement d’une construction historiographique élaborée entre le xvie siècle et la première moitié du xxe siècle. C’est donc sous un angle différent qu’il convient de relire le texte d’Ekkehard IV : celui des ressources institutionnelles au service de la production de l’obéissance et de la réception de la règle par les plus petits, les infantes, à un moment de forte remise en cause de leur présence dans les institutions monastiques.
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5La rédaction des Casus sancti Galli, chronique du célèbre monastère de Saint-Gall9, est entreprise par le moine Ratpert, mort en 900, dont le récit s’arrête en 883. Son continuateur, Ekkehard IV, auteur des extraits sur lesquels repose cette étude, la reprend dans les années 1050 et couvre les années 850-972. Cette source a un statut particulier. Tout d’abord, la chronique d’Ekkehard est rédigée quatre-vingts à deux cents ans après les faits rapportés. Ensuite, elle est composée majoritairement d’anecdotes transmises oralement par les « anciens » du monastère, mentionnés comme tels à plusieurs reprises. Enfin, les moines de Saint-Gall, qui en sont presque l’unique source, en sont également les uniques destinataires, puisque le nombre restreint de manuscrits et leur provenance permettent d’affirmer que les Casus étaient destinés à un usage exclusivement interne. Ces chroniques sont cependant très précieuses pour les historiens, dans la mesure où elles font de Saint-Gall l’un des monastères les mieux documentés pour le haut Moyen Âge. L’usage exclusivement interne de ces chroniques, le fait qu’elles soient lues et relues par les moines, à l’instar de la règle elle-même, leur confèrent une dimension normative, à tel point qu’Ernst Hellgardt les considère comme une « sorte de commentaire paradigmatique et narratif de la règle de Saint-Benoît10 ».
6L’évocation des Saints-Innocents y est relativement furtive : moins de deux pages au sein de la chronique qui en compte environ soixante-dix dans l’édition des Monumenta Germaniae Historica. À première vue, le point important de ces extraits est l’attitude des puissants dans le monastère11. La première anecdote, située au début des Casus (chap. 14-16), raconte la venue à Saint-Gall de Conrad Ier, nouveau roi de Francie orientale, en décembre 911. Salomon, évêque de Constance et abbé de Saint-Gall, élevé au monastère, vante au roi les processions que l’on y organise lors des vêpres du triduum de Noël (processiones vespertinas tridui), c’est-à-dire durant les trois jours suivant la célébration de la naissance de Jésus12. Le roi, reçu par des tripudia, passe ces quelques jours à Saint-Gall et s’amuse visiblement beaucoup. Durant la procession des enfants (in processione infantum) lors des vêpres des Saints-Innocents, le 27 décembre au soir, il « fit répandre des pommes au milieu du carreau de l’église, et lorsqu’il vit qu’aucun, même parmi les tout petits (parvissimi), ne s’agitait ni n’y prêtait attention, il admira leur discipline13 ». Le lendemain, jour des enfants (infantum dies), le 28 décembre, au réfectoire, le roi déjeune au milieu des frères et se fait servir la même nourriture frugale qu’eux ; il réserve de nouveau un sort spécial aux enfants puisque, à leur descente du lutrin, il les récompense de leur lecture par une pièce d’or placée dans leur bouche. L’un des plus petits (pusillior) recrache la pièce, et le roi s’exclame : « Celui-là fera un bon moine, s’il reste en vie ! » La venue du roi est donc marquée par de nombreuses réjouissances, liées non seulement à l’accueil d’un hôte de marque mais également à la période festive de l’année dans laquelle elle s’inscrit, celle de la naissance du Sauveur. Le roi récompense le monastère de son accueil inoubliable et de l’avoir compté au nombre des fratres conscripti14 en offrant des cadeaux, en embellissant l’église et en accordant aux enfants (pueroli) trois jours de vacances à Noël, à valoir pour toujours15.
7La seconde anecdote (chapitre 26)16 se situe quelques années plus tard, vraisemblablement en décembre 918 ou 919. Salomon III, évêque de Constance, abbé de Saint-Gall et ancien élève de l’école extérieure17 du monastère, est sur le point de regagner son évêché. Après avoir pris congé des frères, il s’arrête à l’école le lendemain du jour des Innocents (mane post innocentum diem), donc le 29 décembre, afin de vérifier la façon dont les enfants se comportent. Ce jour est celui des écoliers (dies scolarium), dit Ekkehard, « et comme ils ne sont pas soumis à la loi en ce jour (quoniam exleges quidem sunt) », ils ont le droit de retenir prisonniers les hôtes qui entrent dans l’école jusqu’à ce que ceux-ci se rachètent. Ils saisissent donc Salomon, tout en murmurant entre eux : « Nous voulons l’évêque, non le seigneur abbé ! » Les enfants l’assoient sur la chaise du maître d’école et l’évêque se prend au jeu avec plaisir. Comme il est assis sur la chaise du maître, il demande à en avoir les droits et ordonne aux écoliers de se déshabiller pour recevoir une correction. Les écoliers le supplient alors de les laisser se racheter, comme ils en ont l’habitude avec leur maître. Pour ce faire, les plus petits (parvuli) montrent leurs talents en latin, les medii en latin rythmé, les plus âgés en rhétorique, « presque comme s’ils étaient sur les rostres », et l’auteur des Casus rapporte leurs vers. Ravi de constater que l’éducation à Saint-Gall est aussi bonne qu’à son époque, Salomon embrasse les écoliers et, les sommant de se rhabiller, promet de récompenser de si studieux enfants. Il rassemble les frères devant la porte de l’école et déclare que les écoliers recevront trois repas quotidiens avec viande et boisson durant les trois jours de vacances accordés quelques années auparavant par Conrad ier.
8Ces extraits appellent plusieurs remarques et niveaux de lecture. Les deux épisodes obéissent à une même construction : présence dans le monastère d’un puissant qui teste la discipline, puis obtention de récompenses pour ceux qui la respectent. Bien plus, ils fonctionnent en miroir, et cette construction est permise par le cadre temporel commun : le natalis18 des Saints-Innocents, dont l’évocation sert le propos de l’auteur. Un certain nombre d’études ont déjà été consacrées à l’aspect typologique et très construit des Casus19. S’il ne faut pas nier en bloc la possibilité que les faits se soient déroulés ainsi, on doit cependant tenir compte de trois éléments : la distance temporelle qui sépare le temps des événements du temps de l’écriture, la volonté de l’auteur de servir un propos bien ancré dans le contexte des années 1050, et l’effet qu’il cherche à produire sur son lectorat qui pouvait tout aussi bien être un auditoire.
9Il est possible d’analyser cette construction en miroir ou en négatif des deux anecdotes20. Ces extraits mettent en scène des protagonistes opposés. D’un côté, Conrad est un roi admiré de l’auteur, appartenant à la catégorie des abbés respectés dans la mesure où, dans les abbayes royales et impériales comme Saint-Gall, la responsabilité ultime de la discipline incombe au souverain. Ici, même s’il teste l’obéissance de façon bouffonne, les enfants demeurent imperturbables, preuve que leur « cloître intérieur », selon l’expression de Mayke de Jong, est impénétrable. De l’autre côté, Salomon est une figure ambivalente, « éternel outsider21 », homme de cour proche des rois, évêque, abbé de douze monastères, mais toujours appelé episcopus, et jamais abbas, dans la chronique. Ancien élève éduqué comme un clerc avec des privilèges et fauteur de troubles dans le monastère, il est cependant compté au nombre des fratres conscripti et bénéficie même du statut spécial de praemonachus : il a donc le droit de porter l’habit monastique à l’intérieur du cloître et de faire tout ce que les moines font, mais, à l’extérieur du monastère, il peut se comporter comme un puissant.
10Mayke De Jong affirme qu’Ekkehard IV construit son récit sur une dialectique extérieur/intérieur afin de manifester ses regrets face à la stricte séparation des deux sphères, temporelle et spirituelle, et face au repli des monastères sur la vie de prière : l’une et l’autre sont en train de se mettre en place dans les années 1050. Dans les abbayes royales, théoriquement, roi et évêque sont comme chez eux, et pourtant Ekkehard les présente comme des éléments extérieurs. L’ambiguïté entretenue par l’auteur quant à ces figures rend plus complexe la limite entre dedans et dehors, entre spirituel et temporel. Ekkehard est critique envers le mouvement de réforme monastique entrepris par Cluny ; il n’adopte donc pas la position tranchée des réformateurs concernant la séparation entre clercs et laïcs, bien au contraire ; en revanche, c’est sur la séparation entre clercs séculiers et moines que son propos est catégorique. Les moines, parce qu’ils ont intériorisé la règle, peuvent sans problème entretenir des rapports avec le monde extérieur, comme le montre le chroniqueur à plusieurs reprises en relatant les visites parfois très rocambolesques d’hôtes laïques, particulièrement lors des grandes fêtes chrétiennes, le triduum pascal et la Nativité, elle-même suivie de son triduum. Cette opposition entre moines et clercs est le reflet d’une division sociale entre écoliers (scolares) issus de grandes familles, destinés aux fonctions épiscopales, comme Salomon, et oblats (nutriti), généralement d’origine plus modeste, destinés quant à eux à rester moines. Dans le contexte des années 1050, le propos d’Ekkehard, lui-même ancien oblat et très favorable à ces derniers, résonne également comme un plaidoyer pour l’oblation, qui amorce alors son déclin en Occident. La question du recrutement d’adultes volontaires ou d’enfants offerts, parfois contre leur volonté, aux monastères par leurs parents est au cœur des débats sur les réformes monastiques au Moyen Âge central22. De plus, par l’image négative qu’il donne de Salomon, l’auteur condamne également l’accaparement des plus hautes charges monastiques par d’anciens scolares au détriment des nutriti. Ces débats semblent donc bien structurer le récit.
11Du côté des moines, nous plaçons Conrad, roi et, par conséquent, disposant d’une autorité égale à celle de l’abbé au sein du monastère royal. L’ordonnancement extrême des vêpres des Saints-Innocents et la discipline dont font preuve les petits oblats formés à l’école interne donnent de ceux-ci une image irréprochable. Même lorsqu’ils sont tentés par des pommes ou des pièces d’or, leur mise à l’épreuve est réussie et les normes sont intériorisées. Les deux épreuves imposées ont un caractère hautement spirituel. Les pommes symbolisent la tentation à laquelle les moines doivent apprendre à résister, pour revenir à l’état d’innocence, état de l’homme avant le péché originel et, donc, avant la pomme. Les pièces d’or placées dans leur bouche, quant à elles, renvoient au fait que les moines ne doivent rien posséder en propre, mais également, et peut-être surtout, à une sorte d’eucharistie dévoyée. Il est en effet possible d’interpréter ce geste du roi comme une référence à la simonie, qui fait l’objet de violents débats au moment où écrit Ekkehard, spécialement autour de la question des sacrements administrés par des clercs simoniaques : le petit oblat passe l’épreuve avec succès, mais la remarque du roi (« Celui-là fera un bon moine, s’il reste en vie ! ») n’est pas sans ambiguïté ; nous y reviendrons. Par ailleurs, les récompenses accordées par le roi sont autorisées : celui-ci accorde aux oblats, qui finalement étaient les seuls à garder leur sérieux au cœur des festivités, trois jours de vacances, ce qui est conforme à la règle de saint Benoît qui prône une discipline adoucie pour les enfants. Enfin, le cadre temporel est solennel : il s’agit des vêpres des Saints-Innocents, moment le plus sacré de la fête, lors desquelles on omet les chants d’allégresse en raison de la tristesse des événements commémorés, à savoir le massacre des Innocents rapporté dans l’unique verset biblique Matthieu 2, 1623.
12Du côté des séculiers, nous plaçons le personnage de Salomon pris en otage par ses successeurs au sein de l’école extérieure ; ceux-ci bénéficient de la licence festive de faire prisonniers les intrus : ils sont exleges le jour des enfants. À l’inverse du sort réservé aux parfaits petits oblats, on observe ici le recours symbolique à la violence, dans l’épisode topique des verges, afin d’obtenir des écoliers la démonstration de leurs talents rhétoriques. Cette épreuve est le reflet du contenu de l’enseignement donné aux scolares, qui consiste principalement en un apprentissage des arts libéraux. Cette mise en scène accentue encore le contraste avec les nutriti qui, eux, ne bénéficient pas d’une pédagogie particulière et sont formés par imprégnation des textes et imitation des frères24. Les cadeaux obtenus en récompense enfreignent la règle puisqu’il s’agit de repas avec viande et boisson, mais les écoliers prennent, semble-t-il, leurs repas à l’extérieur de l’enceinte. L’épisode, enfin, prend place dans un moment d’allégresse, moment de relâchement de la solennité, symbolisant peut-être la résurrection des petits martyrs (de même que, à Pâques, les cérémonies du troisième jour sont beaucoup plus gaies que celles du Vendredi saint). En outre, dans la deuxième anecdote, le vocabulaire du rachat (redimere) est très présent : Salomon doit « acheter » sa libération, les écoliers doivent « racheter » leurs bêtises. L’auteur souligne ainsi, en négatif, l’innocence des nutriti qui, eux, n’ont pas à se racheter de quelque péché que ce soit. Cette opinion est contraire à celle exprimée par certains dans les mêmes années, selon laquelle les oblats, « entretenus dès leur plus jeune âge, […] vivaient d’autant plus relâchés en leur zèle qu’ils éprouvaient moins de crainte au sujet de leurs péchés, s’imaginant n’en avoir point commis25 », pour ne citer que Guibert de Nogent.
13Ainsi, la construction en miroir du récit est permise par le cadre temporel, la fête des Saints-Innocents, dont le caractère dual se fonde sur la nature ambiguë des événements commémorés : un massacre de nouveau-nés, paroxysme de l’injustice terrestre, mais condition d’une part de l’advenue du Seigneur et d’autre part de l’accession de ces tout-petits, qui n’ont rien accompli sur Terre et ont même été massacrés avant la prédication de Jésus, au rang de martyrs. Ces figures liminales se situent entre Ancienne et Nouvelle Loi, entre tristesse et joie, entre sensibilité laïque et spiritualité monastique. Leur caractère dual représente aussi la place ambiguë des enfants dans la pensée monastique, à la fois innocents à imiter et créatures faibles, enclines au péché, donc à surveiller.
14La construction dialectique du récit renvoie par conséquent à des éléments concrets des réformes monastiques des xe-xie siècles : séparation de deux sphères, recrutement, accaparement des charges monastiques par des séculiers, simonie. La ligne de partage tracée par l’auteur se situe davantage entre moines et clercs séculiers qu’entre clercs et laïcs, ce qui correspond à la position des réformateurs grégoriens. Pour le chroniqueur, la discipline monastique, parce que intériorisée, est possible dans un cadre ouvert au monde : les pieux laïcs accueillis au monastère lors des grandes fêtes n’ont pas à en adopter la rigueur, mais ils ne la mettent pas non plus en péril. En outre, le fait que même les écoliers refusent le titre d’abbas à l’évêque Salomon semble illustrer l’incompatibilité complète des deux charges. La discipline monastique ne réside donc pas forcément dans la vie de repli sur la prière prônée par les réformateurs ; elle est même possible dans le cadre de l’oblation irrévocable, condamnée par ces mêmes réformateurs, pour qui la présence d’enfants dans le monastère est un obstacle à la discipline.
15Comme je l’ai indiqué plus haut, le contexte de réforme constitue un élément important de compréhension de la source. Ekkehard construit un passé idéalisé, en écho aux préoccupations des années 1050. Il sous-entend que le monastère n’a pas besoin de réforme puisque tout s’y passe selon des usages déjà en vigueur au xe siècle. Ces extraits des Casus Sancti Galli ont été maintes fois commentés dans des études sur les monastères du haut Moyen Âge, en particulier sur la place des enfants ou des écoles intérieures et extérieures. Ils ont été souvent sollicités à l’appui de considérations selon lesquelles les moines étaient de bons pédagogues qui développèrent bien avant les laïcs une attention bienveillante aux petits26. Mais, à ma connaissance, ils n’ont jamais été sérieusement envisagés du point de vue de ce qu’ils reflètent réellement du contexte du milieu du xie siècle, à savoir des débats sur le recrutement et l’oblation dans les monastères, sur l’accaparement des charges monastiques par des clercs séculiers, sur la simonie. En ce qui concerne ce dernier point, la remarque faite par Conrad au petit moine qui recrache la pièce d’or-hostie semble teintée d’ironie. Elle ne fait pas seulement référence à la forte mortalité infantile de la société médiévale : par sa remarque particulièrement acerbe, le roi semble prendre ses distances avec la condamnation de la simonie. La voix d’Ekkehard se fait alors entendre : rétif aux réformes en cours et prenant clairement parti dans les débats du temps, l’auteur montre à quel point les murs du cloître sont perméables aux remous de la société.
16Pour en revenir aux destinataires de l’œuvre, les moines de Saint-Gall eux-mêmes qui lisaient et entendaient lire les chroniques du monastère au réfectoire, il est possible de considérer les Casus comme un miroir idéal de la communauté monastique. Formée de nutriti, celle-ci n’est pas perturbée par la venue de grands laïcs dans le monastère, mais l’est, à l’inverse, par la présence ambiguë de Salomon, figure emblématique du clerc séculier détenteur de hautes charges monastiques. L’image donnée de la discipline est donc positive, malgré les réjouissances de Noël, malgré la présence d’enfants. Le message délivré s’adresse aux moines, et l’auteur se serait peut-être moins étendu sur les figures ambiguës ou négatives si sa chronique avait dû être lue à l’extérieur. Ainsi, les Casus, bien que narratifs, décrivent en réalité la situation du monastère au moment où Ekkehard IV les rédige et comportent une dimension normative bien perceptible27. Bien plus, ils semblent un plaidoyer adressé aux contemporains de l’auteur. Les moines lisaient régulièrement cette chronique. Les enfants y apprenaient peut-être à lire. Le texte, à la fois norme narrée28 et écho du temps, fonctionne donc comme une somme à visée pédagogique de ce qu’il faut faire et ne pas faire, une explication de ce qui fait le bon moine et la bonne communauté, et une attaque envers les erreurs individuelles et collectives. La règle pouvait donc être intériorisée par l’intermédiaire de ce genre de texte.
17Si cette hypothèse est juste, alors la fête des Saints-Innocents, que j’ai présentée jusqu’ici comme un simple cadre temporel permettant une construction dialectique, prend une autre dimension. Elle peut être envisagée, dans une optique goffmanienne, comme ressource institutionnelle dans le domaine rituel, permettant de produire de l’obéissance (les enfants résistant aux pommes étant des modèles pour les moines résistant aux tentations) ou de renforcer la cohésion interne (l’aspect spirituel de la fête appartient aux nutriti, la partie plus festive aux scolares). En outre, les saints Innocents, immolés en l’honneur de Jésus-Christ, arrachés aux bras de leurs mères éplorées29, pouvaient fournir aux parfois très jeunes oblats des supports d’identification qui leur permettaient d’éprouver une consolation30 relative alors qu’ils avaient été séparés de leur famille. Il s’agit là de la dimension « humaine » des Innocents. Ceux-ci possèdent également un caractère spirituel, plus difficile à comprendre : le martyre d’innocents, couronnés sans combattre pro Christo (au nom du Christ ou à la place du Christ), permet aux oblats plus âgés (ou aux medii de l’école externe) d’intérioriser et de spiritualiser leur condition. La condition des écoliers, en effet, est rapprochée de celle du Christ grâce aux vers récités par les plus grands. L’un de ces vers ressemble fortement au début des Impropères, ces chants de l’office du Vendredi saint formulant les reproches de Jésus envers son peuple, qui lui a infligé la Passion malgré toutes les faveurs accordées par Dieu. Le texte récité par l’un des scolares de Saint-Gall pour se racheter auprès de Salomon commence par Quid, inquit, tibi fecimus tale, ut nobis facias male ? (« Que t’avons-nous fait, dit-il, pour que tu nous fasses du mal ? » : on croirait entendre un Innocent s’adresser à Hérode ou à l’un de ses sicaires). Il semble bien faire écho aux Impropères dont les premiers mots sont : Popule meus, quid feci tibi ? Aut in quo constristavi te ? (« Mon peuple, que t’ai-je fait ? En quoi t’ai-je affligé ? »). La mention des saints Innocents, ces « prête-corps du Christ31 », pouvait alors offrir aux pueri qui lisaient ou écoutaient la chronique d’Ekkehard une propédeutique à la vie monastique. Elle aurait été rendue nécessaire par la présence d’enfants très jeunes, ayant besoin d’une formation progressive et adaptée à leur âge, malgré certaines recommandations de ne pas les accepter au monastère avant qu’ils aient l’âge de comprendre la règle. Les jeunes moines, dont une partie de l’éducation consistait à fréquenter, d’une manière ou d’une autre, les Casus, pouvaient en déduire un savoir pratique, utile pour surmonter les difficultés et pour composer avec la règle. De même qu’il n’est pas nécessaire de connaître les règles de la grammaire pour parler, puisque parler, c’est déjà d’une certaine manière connaître les règles, de même la règle monastique n’était sans doute pas apprise dans un premier temps, pour être appliquée ensuite : elle n’existait que par son usage et par sa pratique.
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18Contrairement à ce que pensait Chambers (et d’autres à sa suite), les Casus Sancti Galli ne témoignent pas des « origines » précoces et monastiques de l’aspect déviant de la fête des Saints-Innocents. En réalité, les débordements évoqués par Ekkehard semblent n’avoir qu’une portée typologique, voire pédagogique. Le récit du déroulement de la fête sert à produire de l’obéissance à l’intérieur du monastère. Il serait hasardeux d’en extrapoler davantage la portée. En outre, cette source est très fortement marquée par le contexte des années 1050, ce que l’on a trop souvent négligé, et rend compte d’une réalité, la vocation pédagogique des monastères, qui était alors en voie de disparition face à l’imminence de la généralisation du recrutement adulte.
19Enfin, il s’agit d’une source à fort caractère normatif, ce que le genre même du texte, classé comme chronique dans les sources historiographiques, a contribué à dissimuler. À ce titre, la complémentarité entre les deux anecdotes montre que les désordres relatés ne sont pas à proprement parler des débordements mais qu’ils font partie intégrante de la règle, que toute règle contient en elle la possibilité de sa transgression, et que l’on apprend la règle à l’usage.
Notes de bas de page
1 À la suite de Yann Dahhaoui, qui a récemment soutenu une thèse sur « L’évêque des Innocents dans l’Europe médiévale (xiie-xve siècle) » et à qui je sais gré de ses précieux conseils, la graphie adoptée ici différencie les « saints Innocents », les petites victimes d’Hérode devenues martyrs à part entière du christianisme, et les « Saints-Innocents », le jour correspondant à leur culte dans le calendrier chrétien (28 décembre). Je remercie également Gordon Blennemann, Isabelle Cochelin, Isabelle Heullant-Donat, Dominique Iogna-Prat, Jean-Baptiste Lebigue et Élisabeth Lusset, qui ont eu, à un moment ou à un autre, un rôle important dans l’élaboration de cette étude.
2 Voir par exemple Théodose Bonin (éd.), Regestrum Visitationum Archiepiscopi Rothomagensis. Journal des Visites Pastorales d’Eudes Rigaud, archevêque de Rouen (1248-1269), Rouen, Auguste Le Brument Éditeur, 1852, p. 44 : en 1249, l’archevêque visite le prieuré de moniales bénédictines de Villarceaux et y interdit les déguisements, danses et chants aux Saints-Innocents.
3 Gian Domenico Mansi, Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, Florence/Venise, 1759- 1798, réimpr. Paris, H. Welter, 1901-1927, t. 23, col. 1033-1034 (concile de Cognac, 1260) ; t. 29, col. 108 (concile de Bâle, 1435).
4 Edmund K. Chambers, The Medieval Stage, Oxford, Clarendon Press, t. I, 1903, p. 336 et suiv.
5 Un autre point à discuter serait la confusion opérée dans l’historiographie entre Saints-Innocents, fête des Fous et fête de l’episcopus puerorum. Ce n’est pas ici le lieu de le faire et je renvoie en dernier lieu à la mise au point de Yann Dahhaoui, « Entre ludus et ludibrium. Attitudes de l’Église médiévale à l’égard de l’évêque des Innocents (xiiie-xve siècle) », dans Tempus ludendi. Chiesa e ludicità nella società tardo-medioevale (sec. XII-XV) – sezione monografica di Ludica, Yann Dahhaoui, Gherardo Ortalli (dir.), Annali di storia e civiltà del gioco, 13-14, 2007-2008, p. 183-198, ici p. 193.
6 Voir la mise au point de Maurice Accarie, dans Le théâtre sacré de la fin du Moyen Âge : étude sur le sens moral de la Passion de Jean Michel, Genève, Droz, 1979, p. 15-16 ; et, en dernière analyse, Marie Bouhaïk-Gironès, « Le théâtre de l’Église (xiie-xvie siècles) », dans Le théâtre de l’Église (xiie-xvie siècles), Paris, LAMOP, 2011 (1re éd. en ligne 2011, https://lamop.univ-paris1.fr/IMG/ pdf/TheatreEglise19032010.pdf, consulté le 1er avril 2015), p. 2-13.
7 Sur les rites et réjouissances du 28 décembre en milieu laïque et l’interprétation « carnavalesque » qui en est faite, voir Arnold Van Gennep, Le folklore de la Flandre et du Hainaut français, Brionne, G. Montfort, t. I, 1981 [1935], p. 264-266 ; Jacques Heers, Fêtes, jeux et joutes dans les sociétés d’Occident à la fin du Moyen Âge, Montréal/Paris, Institut d’études médiévales/J. Vrin, 1971, p. 121-129 ; Id., Fêtes des fous et carnavals, Paris, 1997 [1983] ; et, en contrepoint, Yann Dahhaoui, « Entre ludus et ludibrium… », art. cité, p. 189.
8 Par exemple par Pierre Riché, « L’enfant dans la société monastique au XIIe siècle », dans René Louis, Jean Jolivet, Jean Châtillon (dir.), Pierre Abélard, Pierre le Vénérable. Les courants philosophiques, littéraires et artistiques en Occident au milieu du XIIe siècle, Paris, CNRS, 1975, p. 698-699, qui affirme, avec Chambers en référence, que les Saints-Innocents commencent à être considérés comme la fête des enfants au Xe siècle à Saint-Gall, où les pueri sont dispensés pendant trois jours des règles habituelles, puis « cette célébration se généralise au XIIe siècle pour aboutir aux jeux dramatiques religieux, à la fête des enfants de chœur, à l’élection de l’enfant évêque et à la fête des Fous. Ces fêtes répondent aux antiques réjouissances païennes du début de l’année, entraînant tous les excès que dénoncent les évêques rigoristes ».
9 Situé au bord du lac de Constance, fondé selon la légende par saint Gall, disciple de Colomban, il adopte la règle de saint Benoît en 747 et reçoit de Louis le Pieux le privilège d’immunité en 818, d’où des liens exceptionnels avec la cour impériale et les pouvoirs laïques.
10 Ernst Hellgardt, « Die Casus sancti Galli Ekkeharts IV. und die Benediktsregel », dans Beate Kellner, Ludger Lieb, Peter Strohschneider (dir.), Literarische Kommunikation und soziale Interaktion : Studien zur Institutionalität mittelalterlicher Literatur, Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 2001, p. 27-50, ici p. 35 ([…] eine Art paradigmatisch erzählenden Kommentar zur Benediksregel).
11 À ce sujet, voir Peter Willmes, Der Herrscher- « Adventus » im Kloster der Frühmittelalters, Munich, W. Fink (Münstersche Mittelalter-Schriften, 22), 1976.
12 Il faut noter cette disposition particulière du calendrier dans les quelques jours suivant la Nativité. Depuis la fin de l’Antiquité, les chrétiens célèbrent le 26 décembre saint Étienne, le 27 saint Jean l’Évangéliste et le 28 les saints Innocents. Cette succession est commentée par plusieurs auteurs, notamment Bernard de Clairvaux, dans le sermon qu’il consacre à ces trois natales (« De Festivitatibus Sancti Stephani, Sancti Ioannis et Sanctorum Innocentum », dans Bernard de Clairvaux, Sermons pour l’année, I, 2 : De Noël à la purification de la Vierge, Marie-Imelda Huille (trad.), Paris, Cerf (Sources chrétiennes, 481), 2004, p. 82-91) : cet enchaînement correspond aux trois types de martyrs (en acte et en volonté, seulement en volonté, seulement en acte) célébrés après la naissance du Sauveur.
13 […] poma in medio aecclesie pavimento antesterni iubens, cum nec unum parvissimorum moveri nec ad ea adtendere vidisset, miratus est disciplinam, dans Ekkehard IV, St. Galler Klostergeschichten, Hans F. Haefele (éd. et trad.), Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft (Ausgewählte Quellen zur deutschen Geschichte des Mittelalters, 10), 1980, p. 40-41.
14 Il s’agit des laïcs accueillis dans le monastère, qui prennent part aux bénédictions.
15 Ekkehard IV, St. Galler Klostergeschichten…, op. cit., p. 40-43.
16 Ibid., p. 64-67.
17 La question de l’école extérieure dans les monastères carolingiens a longtemps fait débat, jusqu’à l’étude de Madge M. Hildebrandt, The External School in Carolingian Society, Leyde, Brill, 1992, en particulier p. 72-107. Le célèbre plan de Saint-Gall fait état de deux écoles, une interne, avec réfectoire, dortoir, bain et maison des maîtres, et une externe, dépourvue de ces installations et située au nord de l’église, ce qui montre que les écoliers vivaient à l’extérieur du monastère, sans doute à l’hôtellerie. Les Casus sont la seule source textuelle faisant état de deux écoles, ce qui, selon nous, renforce l’aspect typologique de ce récit : on imagine Ekkehard décrivant les espaces du plan de Saint-Gall (qui, pour certains spécialistes, serait un modèle de monastère fourni par Benoît d’Aniane), plutôt que les espaces réels, cent ans après les faits relatés.
18 Jour anniversaire des martyrs, dont on célèbre la mort, c’est-à-dire l’accès à la vie éternelle.
19 Voir par exemple Mayke De Jong, « Internal Cloisters : The Case of Ekkehard’s Casus Sancti Galli », dans Walter Pohl, Helmut Reimitz (éd.), Grenze und Differenz im frühen Mittelalter, Vienne, Verlag der österreichischen Akademie der Wissenschaften, 2000, p. 209-221 ; ainsi que Wojtek Jezierski, « Paranoia sangallensis. A Micro-Study in the Etiquette of Monastic Persecution », Frühmittelalterliche Studien, 42, 2008, p. 147-168.
20 De façon un peu schématique et pour la clarté du propos, on peut récapituler l’analyse de cette construction en miroir dans un tableau synthétique :
Nutriti Scolares
Conrad. Roi admiré, responsable de la discipline Salomon. Ancien élève jalousé, fauteur de troubles, évêque de Constance et abbé de Saint-Gall Ordonnancement extrême Licence festive
Épreuves spirituelles : pomme (tentation) et eucha- Épreuves rhétoriques reflétant le contenu de l’enristie dévoyée seignement (arts libéraux) ; violence (menace des verges) ; rachat (redimere) Cadeau autorisé : assouplissement de la discipline Cadeau interdit : viande
Vêpres des Saints-Innocents. Solennité, massacre, Lendemain des Saints-Innocents. Résurrection, tristesse. naissance à la vie éternelle.
21 Mayke de Jong, « Internal Cloisters : The Case of Ekkehard’s… », art. cité, p. 215.
22 Voir la mise au point sur l’oblation par Nora Berend, « La subversion invisible : la disparition de l’oblation irrévocable des enfants dans le droit canon », Médiévales, 26, 1994, p. 123-136 ; voir aussi Mayke De Jong, In Samuel’s Image : Child Oblation in the Early Medieval West, Leyde, Brill, 1996 ; Isabelle Cochelin, Enfants, jeunes et vieux au monastère : la perception du cycle de vie dans les sources clunisiennes (909-1156), Ph. D., université de Montréal, 1996.
23 L’une des spécificités importantes du culte des saints Innocents, que j’étudie dans ma thèse de doctorat en cours sous la direction conjointe d’Isabelle Heullant-Donat et de Dominique Iogna-Prat, concerne l’exception liturgique dont ils bénéficient. En effet, les Innocents sont les seuls martyrs célébrés par une fête en partie pénitentielle, où l’on ne se réjouit pas de leur accès à la vie éternelle. Cette particularité s’exprime par l’omission des chants d’allégresse lors des messes et des offices des Saints-Innocents, ainsi que par le port par l’officiant d’une couleur liturgique particulière, le noir, signe du deuil, au lieu du rouge, habituellement porté lors des fêtes des martyrs. Ces exceptions sont expliquées dans les commentaires médiévaux de la liturgie et semblent respectées dans la pratique. L’explication donnée connaît des changements au cours du Moyen Âge : du Ixe au xie siècle, l’interprétation qui prévaut est celle d’Amalaire de Metz, pour qui la fête des Innocents est triste en raison de l’affliction des femmes qui les ont pleurés (Amalaire de Metz, De ecclesiasticis officiis, I, 41, Patrologie Latine, 105, col. 1074). À la toute fin du xie siècle, Bernold de Constance explique l’aspect sombre de la fête par le fait que les âmes des Innocents ont séjourné aux enfers entre le moment du massacre et la descente du Christ aux enfers (Bernold de Constance, Micrologus. De ecclesiasticis Observationibus, chap. xxxiv, Patrologie Latine, 151, col. 1005-1006). Son explication prévaut jusqu’à la fin du xiiie siècle, où les deux arguments coexistent (Guillaume Durand, Rationale divinorum officiorum VII-VIII, Anselme Davril, Timothy M. Thibodeau, Bertrand G. Guyot (éd.), Turnhout, Brepols (Corpus Christianorum. Continuatio Medievalis, 140B), 2000, p. 111).
24 Cochelin, Enfants, jeunes et vieux au monastère…, op. cit., p. 245.
25 Guibert de Nogent, Autobiographie, Edmond-René Labande (éd. et trad.), Paris, Les Belles Lettres, 1981, p. 51.
26 Voir par exemple la vision de Pierre Riché, Écoles et enseignement dans le haut Moyen Âge, Paris, Picard, 1999 (3e éd) ; et la mise au point d’Isabelle Cochelin, Enfants, jeunes et vieux au monastère…, op. cit., p. 177-178. Plus récemment, la chronique d’Ekkehard IV a été analysée sous l’angle du jeu et du divertissement dans les monastères par Jörg Sonntag, « Le rôle de la vie régulière dans l’invention et la diffusion des divertissements sociaux au Moyen Âge », Revue Mabillon, 83, 2011, p. 79-98. Le même auteur, dans Klosterleben im Spiegel des Zeichenhaften, Berlin, LIT Verlag, 2008, envisage les coutumiers monastiques comme « système de signes » et évoque la chronique (par exemple p. 569, n. 2719), sans toutefois la replacer dans le contexte de sa rédaction.
27 De même, les coutumiers monastiques ont pu être lus comme plus descriptifs que normatifs.
28 Voir l’article de Gordon Blennemann dans le présent volume (p. 115-127) et ses considérations sur l’hagiographie comme norme narrée.
29 Voir par exemple le tableau de la scène brossé par saint Augustin dans l’un de ses sermons pour les Saints-Innocents, Patrologie Latine, 39, col. 2051.
30 L’un des thèmes récurrents de l’exégèse médiévale du massacre des Innocents est le thème de la consolation de Rachel (Mt, 2, 17-18). Voir par exemple Bruno de Segni, Commentaria in Matthaeum, Patrologie latine, 165, col. 84 ; ou Rupert de Deutz, Super Matthaeum, Patrologie Latine, 168, col. 1344.
31 Expression d’Éric Berthon, « À l’origine de la spiritualité médiévale de l’enfance : les Saints Innocents », dans Robert Fossier (éd.), La petite enfance dans l’Europe médiévale et moderne. Actes des XVIe journées internationales d’histoire de l’abbaye de Flaran (septembre 1994), Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1997, p. 31-38, ici p. 37.
Auteur
EHESS, CéSor UMR 8216, LabEx HASTEC
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