Règles et règlements dans la maison centrale de détention d’Embrun (1803-1815) : négociation, diffusion et limites d’un modèle normatif
p. 153-169
Résumés
Parmi les typologies de lieux d’enfermement progressivement établies sous le Directoire, le Consulat puis l’Empire, les maisons centrales de détention méritent une attention particulière, puisqu’elles constituent, selon l’historien de la prison Jacques-Guy Petit, la principale réalisation pénitentiaire française du xixe siècle. Première maison centrale de détention établie sur sol français (après Gand et Vilvorde en Belgique annexée), Embrun (Hautes-Alpes) présente toutes les caractéristiques d’un tel établissement : une forte population de détenus condamnés à des peines généralement longues, astreints à un travail carcéral dans des ateliers confiés à la gestion d’entrepreneurs privés. En l’absence de dispositions normatives communes régissant le quotidien de ces sortes d’établissements, le préfet du département des Hautes-Alpes, Jean-Charles François Ladoucette, rédige un premier règlement en décembre 1803. S’il définit les prérogatives et les devoirs du personnel de la prison, et bien qu’il régisse des pans essentiels du quotidien des détenus (lever, repas, coucher, peines et récompenses, etc.), le règlement ne codifie pas le travail en atelier. Confiée à un entrepreneur qui aspire à administrer le labeur carcéral à sa guise, la gestion de la manufacture fait l’objet d’une autre réglementation, consignée dans les traités et cahiers des charges passés entre le préfet du département et l’entrepreneur. Après avoir examiné la nature et le contenu des règles et règlements qui scandent le quotidien de la centrale, il s’agira d’en mesurer les limites, puis de restituer un triple processus d’élaboration d’un modèle normatif : la négociation du règlement entre les acteurs institutionnels, sa diffusion à d’autres établissements de détention, et enfin son éventuelle unification à l’échelle nationale.
Within the different penitentiary systems gradually established under the Directory, the Consulate and the Empire, Central prisons (maisons centrales de detention) deserve special attention, as they are, according to prisons historian Jacques-Guy Petit, the main achievement in the French penitentiary system during the nineteenth century. The first central prison born in France (after Ghent and Vilvoorde in annexed Belgium), Embrun (Hautes-Alpes) has all the characteristics of such a facility: a large population of prisoners generally serving long sentences, forced into prison labor through workshops entrusted to the management of private contractors. Without common regulatory provisions put in place to govern the lives of these prisons, the prefect of the Hautes-Alpes Jean-Charles François Ladoucette proposes a first set of regulations in December 1803. The regulations define the prerogatives and duties of the prison employees, and set rules for the prisoners’ daily life in the prison (waking up, meals, going to bed, rewards and punishments…), however it does not regulate prison labor. Prison labor laws & regulation being entrusted to the sole will of an entrepreneur, the factory management is subject to a different set of rules, included in the agreement & contract specifications shared between the prefect of the department and the contractor. After examining the nature and content of the rules and regulations that dictate daily activities, we will gauge their limits, and then describe the 3-steps process of developing a normative model: the negotiation of rules between institutional parties, the extension of the model to other places of detention, and eventually how to harmonize this process at the state level.
Texte intégral
1Sous l’Assemblée nationale constituante, la Révolution française forge le droit pénal de l’État de droit1. L’Empire en imposera la modernité et les principes libéraux en Europe continentale2. Selon la Déclaration des droits de l’homme de 1789, les nouvelles valeurs pénales s’imposent dans le Code des délits et des peines de 1791, auquel succède le Code pénal de 1810 : légalisation des crimes et des châtiments, individualisation de la peine, abolition du supplice, généralisation de la prison carcérale comme peine corrective de resocialisation3. Si les Constituants conservent le châtiment suprême au faîte de l’échelle des peines malgré de puissantes velléités abolitionnistes au sein de l’Assemblée, le système carcéral devient la pierre angulaire du nouvel édifice punitif4.
2La prison consacrée par le Code pénal consiste théoriquement en une simple privation de liberté, déliée de toute souffrance corporelle et associée à une singularisation de la peine dans sa durée, sa nature et son intensité. Parmi les typologies de lieux d’enfermement progressivement établies sous le Directoire, le Consulat puis l’Empire, les maisons centrales de détention méritent une attention particulière, puisqu’elles constituent, selon Jacques-Guy Petit, la « la principale réalisation pénitentiaire française du xixe siècle5 ».
3Consécutivement à l’arrêté du gouvernement du 13 ventôse an XI (4 mars 1803), le séminaire puis ultérieurement le collège d’Embrun (Hautes-Alpes) sont affectés à une seule et même maison de détention où sont initialement réunis les condamnés à plus d’une année d’emprisonnement des départements ressortissants à la 7e division militaire. La circonscription de la centrale est rapidement étendue à d’autres régions du Grand Sud-Est pour finalement englober, dès 1805, les départements des Hautes-Alpes, Basses-Alpes, Alpes-Maritimes, Isère, Drôme, Mont-Blanc, Léman, Ain, Vaucluse, Var et Bouches-du-Rhône6.
4Première maison centrale de détention établie sur sol français (après Gand et Vilvorde en Belgique annexée7), Embrun présente toutes les caractéristiques d’un tel établissement. Elle renferme une forte population de détenus, hommes ou femmes, condamnés à des peines généralement longues, astreints à un travail carcéral dans des ateliers confiés à la gestion d’entrepreneurs privés. Dans ce système, en théorie, l’intérêt des condamnés est étroitement lié à celui des entrepreneurs, puisqu’ils ont tout avantage à travailler plus pour améliorer par leur salaire la nourriture très insuffisante qui leur est fournie8.
5Afin de considérer la nature et le sort des règlements qui scandent le quotidien de la centrale entre sa création et la chute de l’Empire, trois phases successives peuvent être dégagées. Il convient tout d’abord d’examiner le contenu d’un premier règlement, expressément conçu pour Embrun par le préfet des Hautes-Alpes, avant même que la prison n’accueille ses premiers détenus en décembre 1804. S’il définit les prérogatives ainsi que les devoirs du personnel de la prison, et régit des pans essentiels du quotidien des détenus (lever, repas, coucher, peines et récompenses, etc.), ce règlement ne codifie pas le travail en atelier. Confiée par adjudication à un entrepreneur privé qui aspire à administrer le labeur carcéral à sa guise, consignée dans les traités et cahiers des charges passés avec le préfet, la gestion de la manufacture pénale fait l’objet d’une autre réglementation qu’il s’agira également d’analyser. La seconde phase du processus d’élaboration d’un règlement pour la maison centrale d’Embrun intervient en 1810, à la suite du remplacement du préfet Jean-Charles François Ladoucette (1772-1848) par son successeur Jean-François Defermon (1765-1840). Notre attention se portera ici sur les observations formulées par les acteurs institutionnels de la prison, lors de la rédaction de cette nouvelle mouture. Il s’avère en effet que ce second règlement – qui reste à l’état de projet – procède sinon d’une véritable négociation, du moins d’une vaste consultation du personnel de la maison. Se pose enfin la question de l’acquisition d’un statut normatif supérieur par le règlement de la maison centrale d’Embrun, qui est, on l’a dit, la première maison centrale établie sur le sol français. Si la diffusion du modèle semble indéniable, sa généralisation à l’échelle nationale est plus douteuse, mais mérite d’être examinée au regard des règlements d’autres maisons centrales.
Règlement de la centrale contre adjudications du labeur carcéral : une double autorité normative
6Conçu en décembre 1803 – un an avant l’arrivée des premiers détenus – et imprimé au format in-octavo en septembre 1805, le Règlement pour l’administration, la direction économique et la police intérieure de la maison centrale d’Embrun est l’œuvre du préfet Jean-Charles François Ladoucette9. Fort d’une trentaine de pages, composé de vingt-trois brefs articles et, en annexe, de neuf modèles d’état pour la comptabilité, il se prête à une division en deux parties d’égale ampleur10. Consacrée à l’administration, la première partie expose avec précision le cahier des charges du personnel de la centrale en suivant un ordre hiérarchique qui va du directeur aux simples surveillants, en passant par l’inspecteur garde-magasin, le secrétaire-greffier, les médecin, chirurgien et pharmacien, l’aumônier, les sœurs de charité et le concierge. Outre une description détaillée des obligations qui incombent au personnel de la maison, le règlement fixe également le code vestimentaire ainsi que les heures de travail pour les employés subalternes.
7La seconde partie du règlement concerne les détenus et détermine les règles spécifiques à l’établissement pour ce qui regarde l’organisation de la vie quotidienne. Enregistrement de l’écrou, déshabillage, lavage, coupe des cheveux, rasage, visite du chirurgien, endossement de l’uniforme de la maison, enregistrement des effets, présentation au directeur pour explication des règles de l’établissement et enfin choix de l’atelier auquel il veut se consacrer, dès sa réception à la maison centrale, le détenu abdique sa liberté comme il soumet son corps à un dressage physique. La lecture des articles du règlement relatifs aux prisonniers conforte l’analyse de Michel Foucault quant à une « technique de coercition des individus » comme modalité d’une « technologie de pouvoir11 » qui vise une « prise en charge méticuleuse du corps et du temps du coupable, un encadrement de ses gestes [et] de ses conduites par un système d’autorité et de savoir12 ».
8À l’instar de la vie cénobitique, le quotidien des détenus paraît intégralement gouverné par le règlement : l’uniforme tout d’abord, s’il ne revêt pas de signification morale stricto sensu comme le vêtement sacerdotal, n’en est pas moins porteur de sens. Aussi la tenue du prisonnier, comme la casaque rouge des galériens, devient-elle indiscernable d’un mode de vie et renvoie implacablement celui qui la porte à l’univers carcéral. D’après le règlement de la centrale, les uniformes sont ainsi marqués du numéro du détenu et des lettres M. E. pour « Maison d’Embrun ».
9L’analogie entre monachisme et vie carcérale à Embrun se décline également pour la scansion temporelle de l’existence des individus. Au souci de « constituer l’existence du moine comme un horologium vitae13 », répondent les dispositions du règlement qui imposent aux détenus les heures de lever, d’inspection, de toilette, de prière, de travail, de repas, de récréation et de coucher. Selon une ancienne pratique campanaire qui dès le Moyen Âge aurait rythmé toute les étapes de la journée des travailleurs14, le règlement de la maison centrale précise que « toutes les divisions de temps pour le lever, les repas, les récréations et le coucher sont indiquées par le son d’une cloche, et nul ne peut, sous peine de châtiment, désobéir à ce signal15 ».
10À propos des peines, la comparaison s’avère moins pertinente, même si des similitudes demeurent. L’excommunicatio du moine qui a fauté – soit l’« exclusion totale ou partielle de la vie commune pour une période plus ou moins longue selon la gravité de la faute16 » – prend ici la forme d’une « privation de travail pendant un certain temps » en cas de faute légère, mais consiste rapidement en un emprisonnement dans une salle de discipline au pain et à l’eau, puis dans un cachot17.
11La nourriture enfin n’échappe pas à l’emprise du règlement. L’article « régime diététique » prescrit les menus de chaque jour de l’année, selon une formule qui ne varie que très légèrement en fonction des saisons : des pois et de la bouillie à la farine le matin ; à midi, de la soupe au bouillon de chou ou carottes et bœuf, accompagnée de gruau d’orge et de patates ou raves bouillies ; enfin, gruau d’avoine, de riz ou d’épeautre pour le soir18.
12Bien qu’il appréhende des aspects fondamentaux du quotidien des détenus, fixe les devoirs et privilèges du personnel, détermine les mesures d’hygiène à respecter dans les locaux et établisse les dispositions relatives à la sûreté de l’établissement, le règlement du préfet Ladoucette ne codifie pas le labeur carcéral, qui constitue pourtant l’une des principales raisons d’être des centrales. Et pour cause : en promouvant le système de l’entreprise générale privée dans le but de faire régner l’ordre à moindre coût, le gouvernement abdique son autorité au sein des manufactures pénales et confie la responsabilité des ateliers et de toutes les fournitures aux entrepreneurs.
13Le premier traité d’adjudication réglant le travail des détenus est conclu à l’automne 1805 avec les frères Salle, « négociants patentés » de la ville proche de Briançon, lesquels s’engagent à « entretenir d’ouvrages tous les détenus […] capables de tricoter, filer du coton, de la laine, du chanvre […] et de tisser lesdites filatures, selon les prix qui seront convenus par un article séparé19 ». En l’absence de document cadre, le directeur de la maison centrale évoque dans une lettre au sous-préfet du département la possibilité de prendre pour modèle le traité de la maison de force de Gand20, « où il y a de pareils établissements ». Selon lui, « un traité le plus simple est toujours le meilleur, en laissant à l’équité à décider ce qui ne serait pas prévu21 ». Trop modeste pour les besoins de la centrale, l’entreprise des frères Salle est remplacée par une structure mixte au cours de l’année 1808 : une société d’actionnaires, composée de propriétaires locaux mais également d’employés de la maison, fournit les capitaux pour l’établissement d’une manufacture de draps où les détenus travaillent la laine produite par la société pastorale d’Embrun, sous la direction d’un maître-ouvrier allemand (Ludolph Koenen) spécialement embauché pour l’occasion et salarié par la centrale22.
14Mais, à la suite du décès prématuré de Koenen et du remplacement du préfet Ladoucette par son successeur Defermon, dès janvier 1810, les ateliers sont confiés à des associés du cru, les entrepreneurs Rivier et Maurel, qui se chargent en outre de la totalité des fournitures et des services de la centrale (cuisine et cantine notamment). Ce nouveau traité d’adjudication peut être considéré comme un modèle du genre. Il suscite l’enthousiasme du préfet des Hautes-Alpes qui affirme avoir « cherch[é] à tout connaître, à tout prévoir, à tout déterminer pour écarter les abus, assurer l’économie, améliorer le sort du détenu, utiliser ses bras, et remplir par là les vues du gouvernement23 ». Defermon prétend par ce traité œuvrer pour l’« intérêt de l’humanité » :
« Vous remarquerez, écrit-il à son homologue du département du Léman, qu’en donnant à l’entrepreneur un même prix de journée tant pour les valides que pour les malades, je l’astreins par là à bien nourrir les condamnés, et à les maintenir en santé même par des soins particuliers, puisque chacun sait qu’un homme malade coûte plus que celui qui est en santé. Si vous faites encore attention à la clause qui l’oblige à donner une rétribution de dix centimes pour le travail de chaque individu placé soit à l’infirmerie, soit aux ateliers, vous remarquerez encore mieux combien son intérêt est lié à celui du détenu, et combien il est intéressant pour l’adjudicataire de tirer parti du travail qu’il peut en exiger24. »
15Comprenant cinquante articles, le traité énumère la totalité des fournitures que les entrepreneurs Rivier et Maurel s’engagent à assumer : nourriture, médicaments, mobilier, paille, mais aussi frais ordinaires du service divin, ferrage et déferrage des détenus, tonte, frais de sépulture, menues dépenses du greffe, registres et impression des divers états exigés par le règlement, réparations intérieures des bâtiments, entretien du linge et des vêtements des détenus, etc. La liste est longue et se veut exhaustive.
16En revanche, hormis le type et les horaires de travail des détenus qui font l’objet de plusieurs articles, le traité se révèle laconique quant au déroulement du labeur carcéral, à l’organisation des ateliers, ou à la discipline. Tout au plus est-il indiqué que les prisonniers travailleront jusqu’à quatorze heures par jour en été contre huit heures en hiver – avec une heure de repos par jour – et que, s’ils se montrent paresseux ou réfractaires, « il sera pris contre eux telles mesures de police qu’il plaira à M. le préfet d’ordonner25 ». S’ils ont tout intérêt à ce que le traité ne soit pas trop contraignant du point de vue de la gestion des ateliers de travail, les entrepreneurs prennent soin d’y faire inscrire le « libre accès dans tous les appartements [des] détenus » et obtiennent la permission de placer une serrure à chaque porte des ateliers, dont ils garderont la clé.
17Cependant, qu’il s’agisse des traités régissant le travail carcéral ou du Règlement pour l’administration, la direction économique et la police intérieure de la maison centrale d’Embrun, les dispositions normatives édictées demeurent une autorité posée a priori et contiennent de nombreuses mesures qui ne seront pas appliquées, faute de moyens (les frères Salle ne parviendront jamais à fournir les uniformes qu’ils s’étaient engagés à confectionner), de volonté politique ou simplement en raison de leur caractère utopique. Par exemple, s’il concourt à faire de l’établissement d’Embrun un « appareil disciplinaire exhaustif26 » et semble induire une confusion entre vie et norme, le règlement reste de l’ordre de l’idéal, puisque conçu dans l’imaginaire de Ladoucette avant même l’arrivée des premiers détenus et alors que « rien n’avait été prévu à Embrun ». Témoin privilégié des méthodes du préfet des Hautes-Alpes, le secrétaire général de préfecture Pierre-Antoine Farnaud (1766-1842) relate dans ses mémoires l’improvisation qui caractérise les premiers jours de la centrale :
« Bientôt des convois de prisonniers nous arrivent. Rien n’avait été prévu à Embrun, ni objets d’approvisionnement d’aucun genre, ni literie, ni les plus simples précautions pour empêcher l’évasion des détenus, ni employés, même des guichetiers pour les recevoir ; rien n’avait été préparé et le sous-préfet Meissas et le maire R. Cellon avaient à peine la connaissance de la prétendue création de la maison centrale. Grands furent donc les embarras de ces magistrats à l’arrivée des premiers convois de prisonniers. Il fallait d’abord pourvoir à leur sûreté, et des menuisiers, des serruriers furent appelés pour fermer les portes et des factionnaires nombreux furent placés autour des bâtiments pour surveiller les évasions. Mais la faim ne pouvait pas s’ajourner et l’on eut recours à la charité publique pour y satisfaire. La paille pour le couchage fut approvisionnée par réquisition ; en un mot on manqua de tout, et il fallut tout improviser, pendant que le premier administrateur, malgré les vives réclamations de l’autorité d’Embrun, gardait le silence ou bien qu’il écrivait de prendre patience et d’assurer le service, sans accompagner ses ordres d’aucun envoi de fonds27. »
18Dès lors, s’en tenir à la lettre du règlement reviendrait à penser la prison dans l’ordre abstrait du discours normatif indifférent aux usages sociaux qui bornent la volonté disciplinaire. Le sous-préfet du département en est bien conscient, lui qui vilipende l’attitude des détenus dans un rapport de 1806 sur le travail dans l’établissement :
« Tous ne sont que des condamnés qui ne méditent que leur évasion, qu’on occupe malgré eux, par conséquent n’ayant aucun intérêt pour mieux faire […]. Au contraire, la plupart ne cherchent qu’à mal travailler, quelquefois à leur profit, souvent sans aucun bénéfice pour eux, par plaisir seulement de nuire aux entrepreneurs, pourvu qu’on ne s’en aperçoive pas. […] Quelle différence du travail d’hommes libres qui regardent comme communs leur intérêt et celui de ceux qui les occupent ? Ils en prennent du matin et du soir pour travailler, tandis que la paresse la plus grande caractérise un petit nombre de femmes, mais le plus grand nombre des hommes28. »
19Loin d’un quotidien intégralement commandé par les règlements, la vie dans la maison centrale prêterait parfois à sourire si elle ne charriait pas autant de misère. La correspondance du sous-préfet livre à nouveau un aperçu de ce qui pouvait se dérouler dans l’enceinte carcérale :
« Il n’est pas étonnant que des êtres essentiellement immoraux, livrés à l’oisiveté, soit parce qu’ils ne veulent pas travailler, soit parce que les entrepreneurs se sont vus forcés de leur ôter leurs marchandises qu’ils gâtaient entièrement, n’ayant d’autre ressource que leur ration pour satisfaire leur passion pour le jeu, se voient, après l’avoir perdue, réduits à manger des feuilles d’arbre pour se garantir contre la faim29. »
20Or, il n’y a pas que les individus réfractaires au travail et malheureux aux cartes qui grimpent dans les arbres de la cour de l’établissement pour tromper la faim. Dans une pétition qu’ils adressent au ministre de la Justice en mai 1811, s’estimant « victimes de la tyrannie la plus barbare », les détenus dénoncent le régime auquel ils sont soumis : le pain et la soupe s’avéreraient si peu nourrissants que certains d’entre eux, « voyant de leurs yeux la mort où les conduit cette situation », seraient réduits à mâcher les feuilles de quatre grands ormes, au risque de chuter pour « ramasser les feuilles du bout des plus hautes branches ». Les pétitionnaires en veulent par ailleurs pour preuve l’état de ces quatre arbres, « déjà presque dépouillés de leurs feuilles30 ». Cette « misère inexprimable » aurait de surcroît dicté plusieurs projets d’évasion. Un prisonnier désespéré qui n’avait pourtant plus que huit mois de détention à subir se serait ainsi précipité du haut du rempart et se trouverait à l’hôpital consécutivement à sa chute, « sans espoir de vie31 ».
Projet de nouveau règlement et consultation des acteurs institutionnels
21Au cours des années 1809-1810, à la suite du remplacement du préfet Ladoucette et de la conclusion d’une nouvelle adjudication du travail et des fournitures avec les entrepreneurs Rivier et Maurel, le préfet Defermon prend l’initiative de rédiger un nouveau règlement pour la centrale d’Embrun. Soucieux d’associer le personnel de la maison à l’élaboration de cette nouvelle mouture, il soumet le texte de Ladoucette à l’appréciation des cadres de l’établissement. Il semble qu’une partie seulement des employés de l’administration soient appelés à formuler leurs observations ; du moins, n’y a-t-il pas trace dans les archives de la prison d’une quelconque consultation des dames de charité, médecin, pharmacien ou autre aumônier à ce sujet. Contrairement au règlement de 1805 plus ou moins conçu ex nihilo, le nouveau texte peut s’enrichir de cinq années de pratique en étant amendé par les « cadres » de la centrale. Le directeur, les entrepreneurs, l’adjudant de la place mais également le concierge rédigent ainsi leurs observations, parfois accompagnées, en marge, des appréciations du sous-préfet pour l’arrondissement d’Embrun.
22Si d’aucuns commentent le règlement dans son ensemble, d’autres se bornent à apprécier uniquement les articles relatifs à leur propre charge, comme le concierge Barthelon qui prend toutefois la peine de rédiger un mémoire presque aussi volumineux que le règlement lui-même32. Se désignant comme « seul personnellement responsable de la sûreté de la maison et de celle des détenus », le concierge réclame par conséquent que « le commandant de la place [mette] journellement à sa disposition une garde proportionnée à la force de la garnison, dont il dispose les sentinelles à sa volonté33 ». Particulièrement zélé, mais avant tout désireux d’élargir ses attributions à la suite de la suppression du poste d’inspecteur garde-magasin34, Barthelon revendique également la propriété exclusive de toutes les clés des dortoirs, ateliers, infirmeries, cours, jardin, etc., comme il entend dénier à quiconque – entrepreneurs, directeurs et employés de la maison exceptés – le droit d’entrer dans l’enceinte de l’établissement sans sa permission expresse.
23Dressant la liste des dispositions de l’ancien règlement qu’il souhaite changer en inscrivant ses observations en regard, le directeur propose essentiellement des modifications au libellé de certains articles. Au-delà de ces détails de formulation, il cherche toutefois à étendre ses prérogatives, en réclamant notamment de pouvoir nommer ou révoquer lui-même les surveillants de la maison, comme il prétend fixer dans le règlement d’une manière plus explicite son autorité sur le concierge35.
24Témoignant sa « joie » d’être consulté pour un « sujet aussi important », assurant avoir suivi une veine « philanthropique », l’adjudant de la place d’Embrun présente quelques remarques convenues36. Certaines d’entre elles méritent néanmoins d’être mentionnées, puisqu’elles font écho à des problèmes très concrets liés à la gestion quotidienne de l’établissement. En réaction aux prévarications dont le concierge a pu se rendre coupable, l’adjudant préconise ainsi qu’il lui soit « expressément défendu de s’immiscer en rien sur les fournitures de subsistance à faire aux détenus37 ». Concerné au premier chef par la gestion matérielle du site, conscient des nombreux défauts structurels des bâtiments (notamment pour tout ce qui a trait à l’hygiène), l’adjudant recommande en outre qu’un guichetier soit nommé « conservateur des bâtiments ». Ouvrier couvreur de formation, ce conservateur devra se charger de l’« entretien général des chaînes d’eau potable et de propreté », comme de celui des aqueducs des latrines.
25De toutes ces observations cependant, il est intéressant de noter que ce sont celles de l’entrepreneur qui évoquent le plus souvent le sort des détenus. Maurel dresse ainsi la liste de toutes les obligations qui incombent aux détenus-travailleurs, lesquels « ne pourront sous aucun prétexte refuser le travail qui leur sera offert ou présenté de la part des entrepreneurs38 ». S’il fixe quelques règles relatives au labeur dans les ateliers (responsabilité et assiduité des détenus), Maurel se préoccupe avant tout des punitions qu’il s’agit d’infliger aux travailleurs récalcitrants, paresseux ou simplement malhabiles. Onze des dix-huit articles qu’il consacre au projet de règlement précisent ainsi, pour chaque manquement au travail ou à la discipline, la peine correspondante, soit une retenue sur salaire puis la privation de la soupe dans un premier temps, mais systématiquement le cachot (de huit jours à un mois), dès lors qu’il y a récidive ou que les entrepreneurs éprouvent une perte de marchandise.
26Après avoir recueilli les appréciations du directeur, du concierge, du commandant de la place et de l’entrepreneur, le préfet Defermon élabore au début de l’année 1810 un projet de nouveau règlement pour la maison centrale de détention d’Embrun. À la lecture de ce brouillon d’une dizaine de pages, force est de constater que le nouveau règlement proposé ne bouleverse pas le fonctionnement de l’établissement ; peu ou prou identique au précédent quant à la structure générale, il se révèle parfois confus. Cosmétiques pour la plupart, les modifications apportées par Defermon sont essentiellement relatives aux fonctions du personnel de la maison.
27Prolongeant une disposition déjà prévue dans le règlement de Ladoucette, le projet contient un article spécifique concernant le « conseil de la maison » – soit l’autorité de surveillance de l’établissement –, alors que cette assemblée n’avait jusqu’alors presque jamais été réunie. Outre des précisions quant à la composition du conseil (sous-préfet de l’arrondissement, procureur impérial près le tribunal civil, maire de la ville, juge de paix du canton, secrétaire de la maison), le texte porte que ses membres « s’assembleront à la fin de chaque trimestre pour se faire rendre compte par le directeur de tous les détails de cette maison afin de s’assurer si tout y est ou a été dans l’ordre désirable39 ». Or le projet renferme cependant une prescription notable par rapport à l’ancien règlement, qui vient conforter l’autorité croissante conférée aux entrepreneurs, lesquels sont désormais tenus, comme le concierge, d’« être présents pour éclairer la religion des membres de ce conseil ».
28Le chapitre réservé au concierge – le plus détaillé de tous – recèle finalement le seul changement important apporté au règlement de Ladoucette, puisqu’il étend considérablement les devoirs d’Étienne Barthelon. Aux anciennes dispositions qui lui imposaient notamment de posséder trois chiens, d’être marié et de répondre des torts de sa femme, se substituent désormais des articles qui entérinent l’importance que cet employé a su prendre dans l’administration de la prison. Sur le rapport de la sûreté tout d’abord : il est légalement tenu personnellement responsable de l’évasion des détenus, et la garde militaire est à sa disposition pour l’exercice de ses fonctions. Au maintien de la propreté de la maison s’ajoutent dorénavant, sous la surveillance du directeur, l’exercice de la « police sur les détenus » – dont il peut lire la correspondance – ainsi que la prérogative d’infliger les punitions prévues par le règlement, « toutes les fois qu’un détenu cherchera à troubler la tranquillité, qu’il se refusera au travail ou qu’il ne sera pas soumis40 ». Les peines changent également, et le détenu sanctionné par le concierge en raison de son insoumission sera « placé sur un poteau élevé de 50 cm hors de terre dans la cour ou dans les ateliers, un pied sur le poteau et l’autre suspendu » durant le temps de la promenade, ou pendant une heure dans les ateliers. En cas de délit grave, le coupable pourra être privé de la soupe – tandis que les détenus méritants mangeront devant lui –, puis mis aux fers.
29Entre rigueur corporelle et paternalisme, ce projet de règlement se termine par un chapitre intitulé « Dispositions générales », qui ne recèle rien de nouveau, hormis toutefois une mention portée à l’article premier, tendant à confirmer l’existence d’une double autorité normative qui règle les comportements des détenus et du personnel de la centrale : « Tous les officiers et employés de la maison seront tenus de se conformer aux dispositions du présent règlement, et au traité des entrepreneurs, chacun en ce qui les concerne41. »
30Approximatif, inabouti, et finalement trop proche de celui de Ladoucette, ce règlement reste à l’état de projet. C’est ce qu’indique un petit mémoire de huit pages, adressé à François de Nugent (1779-1859), premier préfet nommé dans les Hautes-Alpes durant la Restauration. Intitulé « Observations sur les changements à faire à l’ancien règlement de la maison centrale de détention d’Embrun, donné par Monsieur de Ladoucette, ex-préfet du département des Hautes-Alpes le 25 fructidor an 13 », rédigé par le nouveau directeur de l’établissement, le document porte en préambule : « Le temps, l’expérience et les innovations introduites dans l’administration de la maison centrale d’Embrun ont dû nécessiter un grand nombre de changements dans les divers articles du règlement, que l’emplacement, la circonscription des moyens et enfin la nature des choses ont même rendu la plupart impraticables42. »
31S’attelant à son tour à cette entreprise qui, durant l’Empire, semble constituer un véritable serpent de mer, le directeur de la maison centrale d’Embrun relance le processus de codification réglementaire déclenché par Ladoucette, puis prolongé en 1809 par son successeur, le préfet Defermon. Si, moyennant quelques ajustements, le règlement de 1805 sert de base au nouveau texte, le projet de Defermon ne présente en revanche aucune utilité particulière quant à son contenu. Mais il n’est pas pour autant dénué d’intérêt : récemment nommé à la tête du département, novice dans l’administration des prisons, le nouveau préfet prend ainsi la peine d’associer le personnel de la maison à la rédaction des dispositions qui cadrent et déterminent en grande partie le quotidien des employés en sus de celui des détenus, inscrivant par là même l’élaboration de ce modèle normatif dans le cadre d’une négociation probablement singulière dans l’administration des prisons de l’Empire.
Diffusion et généralisation
32Au cours du mois de janvier 1806, un peu plus d’un an après la mise en service de la centrale d’Embrun, le préfet de Lot-et-Garonne remercie Ladoucette de lui avoir transmis le règlement de la prison. Considérant que ce texte est « propre à établir l’ordre et l’économie nécessaires dans ces maisons destinées à punir et à corriger », il prétend en adopter les « principes dans un plan [qu’il est] chargé de présenter pour un semblable établissement43 ». Le préfet fait ici mention, sans la nommer, de la maison centrale d’Eysses, dont le premier règlement est édicté en 1809. Trois mois plus tard, accusant réception des exemplaires imprimés qui lui ont été transmis, le ministre de l’Intérieur félicite à son tour le préfet des Hautes-Alpes pour le règlement qu’il a rédigé, dont les dispositions lui paraissent propres à « maintenir […] l’ordre, l’économie et l’amour du travail44 ».
33Durant les années suivantes, le règlement de Ladoucette suscite toujours autant d’intérêt, et les requêtes se font plus concrètes. Chargé de la surveillance des prisons de la ville, le commissaire général de police de Lyon souhaite ainsi « connaître d’une manière précise et détaillée l’organisation de la police intérieure de la maison de détention d’Embrun et principalement le règlement relatif aux ateliers de travaux, dont quelques parties pourraient être applicables aux prisons de [sa] ville45 ». Le préfet de la Drôme entreprend la même démarche en février 1808 et adresse un questionnaire à son homologue des Hautes-Alpes, afin de savoir : « 1. Quels sont les travaux que l’on fait faire à la maison d’Embrun ; 2. Au compte de qui ils sont faits ; 3. Quelle a été la dépense de 1re mise et quelle est la dépense annuelle pour cet objet ; 4. Quels sont les produits ; 5. Enfin, quel est le régime économique et de police des ateliers46 ? » Il est intéressant de noter que les renseignements recueillis par le préfet de la Drôme ne doivent pas servir à l’établissement d’une maison centrale, mais d’un dépôt de mendicité, institution d’enfermement d’Ancien Régime conçue pour « contenir les désordres de la classe indigente47 », dont le principe, durant le Consulat, a servi de modèle à la création des maisons centrales.
34Les transmissions successives du règlement d’Embrun aux administrations qui le réclament appellent une remarque quant à la diffusion de ce modèle normatif. Si la décision d’établir des centrales ou autres dépôts de mendicité procède de la volonté du gouvernement, il semble que les ministères concernés ne se préoccupent pas de la centralisation ni de la communication des informations. Que ce soit le préfet de Lot-et-Garonne, le commissaire général de police de Lyon, le préfet de la Drôme ou ultérieurement son homologue du Pô48, les magistrats sollicités pour ériger ces types d’établissements paraissent travailler de manière empirique, glanant ci et là les données nécessaires à la réalisation de leur projet.
35Bien qu’indéniable, la diffusion du règlement d’Embrun à d’autres structures du même type n’implique pas pour autant son adoption. La centrale d’Eysses, par exemple, où le texte de Ladoucette est connu et très certainement médité, est dotée de deux règlements successifs en 1809 et 1811 qui se révèlent bien plus complets et détaillés pour ce qui concerne l’administration de la maison, mais également au regard de la discipline à laquelle sont astreints les détenus, puisque le règlement de 1811 va même jusqu’à énumérer les actions susceptibles d’être punies49. Le fait que certaines formulations ou dispositions soient identiques – parfois mot pour mot, comme celles qui fixent les uniformes des employés – permet de regarder le règlement d’Embrun assurément comme une source d’inspiration, éventuellement comme une matrice lointaine, mais ne suffit pas à l’ériger en modèle. Par ailleurs, la diffusion du règlement d’Embrun dans plusieurs départements du sud de la Loire a lieu durant les premières années de l’Empire, alors qu’il n’existe en France que trois maisons centrales en activité, dont deux en Belgique annexée. Dès lors, au fur et à mesure que se tisse le maillage carcéral des maisons centrales, se développent en parallèle d’autres règlements susceptibles eux aussi de devenir des modèles. Aussi, jusqu’à la fin de l’Empire, n’existe-t-il pas encore de règlement définitivement arrêté pour ces sortes d’établissements. Comme le précise le ministre de l’Intérieur au préfet du département du Haut-Rhin en 1813 : « Ceux en vertu desquels ils sont jusqu’à présent régis ne sont que provisoires. Il en existe un cependant, celui fait pour la maison de Vilvorde, département de la Dyle, qui contient de très bonnes bases sur lesquelles vous pourriez former le projet de celui que vous aurez à me présenter pour la maison d’Ensisheim. Mais comme je n’en ai qu’un exemplaire imprimé, je vous engage à en demander un à M. votre collègue du département de la Dyle50. »
36Une uniformisation des textes semble finalement se dessiner durant les premières années de la Restauration, puisque le règlement de la maison centrale de Melun (Seine-et-Marne) de 1815 est intégralement copié pour celle de Gaillon (Eure) l’année suivante51 et repris, à quelques adaptations près, pour la centrale de Loos (Nord) en 182252.
Conclusion
37À Embrun, comme dans les autres maisons centrales de détention soumises au régime de l’entreprise générale, les dispositions normatives qui dictent le quotidien des détenus sont de deux types. Il y a tout d’abord le règlement à proprement parler, qui fixe d’une part les devoirs et les prérogatives de l’administration, et qui détermine d’autre part ce que l’on appelle alors la « police intérieure », soit la conduite et la discipline auxquelles les détenus sont astreints. Mais, parallèlement à ce règlement, les traités d’adjudication du travail passés avec les entrepreneurs s’imposent en force, pourrait-on dire, et tendent à revêtir autant d’importance que le règlement lui-même. En effet, dans un système où l’État confie par adjudication à des entrepreneurs privés la gestion de pans essentiels de la vie carcérale pour pallier son impuissance administrative (travail, nourriture, cantine, vêtement, santé, sépulture, etc.), il renonce par là même à exercer une partie de sa souveraineté dans l’établissement.
38Contenant des cahiers des charges extrêmement précis quant à la nourriture, voire exhaustifs pour les fournitures, les traités se révèlent beaucoup moins clairs pour tout ce qui concerne l’organisation du travail. Dans ce domaine, seules les questions relatives à la discipline des détenus et à leur assiduité au labeur font l’objet d’une véritable codification. Or ce flou réglementaire, s’il favorise indéniablement les entrepreneurs en leur accordant une grande latitude dans la gestion des ateliers de travail, porte préjudice aux détenus qui se trouvent livrés à une certaine forme d’arbitraire au sein des manufactures carcérales. Le directeur s’en fait régulièrement l’écho dans l’abondante correspondance qu’il entretient avec le préfet. En 1810, il révèle ainsi que le prix du travail (cardage, filage, tissage et teinte de laine, chanvre, coton ou soie) n’a toujours pas été fixé et que les entrepreneurs continuent de « traiter de gré à gré avec les détenus », raison pour laquelle il souhaite que « les prix pour chaque objet [soient] portés sur le règlement53 ». Mais si certains prisonniers sont en butte à des vexations au sein des ateliers – les entrepreneurs refusent de les rémunérer en raison d’une qualité d’ouvrage jugée insuffisante –, il en est d’autres qui se trouvent littéralement pris en étau entre le règlement et le traité. Contraints, aussi bien par le code pénal que par les dispositions réglementaires de la centrale, de travailler pour améliorer une ration initialement réduite au pain et à l’eau, ces détenus sont régulièrement réduits à l’inaction en raison de la trop faible activité des manufactures ou du défaut de matière première. Pour peu qu’ils soient de surcroît dépourvus de ressources ou du secours des familles, ces détenus n’ont d’autre extrémité que de survivre d’expédients.
39Il est finalement peu surprenant de constater que, à Embrun, tant le projet de nouveau règlement que les observations du personnel de la centrale ne disent pratiquement rien des prisonniers et se contentent de réglementer la conduite des employés, seul élément sur lequel l’administration peut exercer un véritable pouvoir. Ce silence peut être expliqué de deux manières. Dans une prison où les défauts de moyens viennent constamment entraver l’application des règles, ne pas surcharger l’édifice réglementaire, c’est aussi éviter de devoir ensuite se dédire et permettre des écarts à des normes que l’administration de la maison n’est pas en mesure de faire respecter. Mais il est également possible d’interpréter ce silence comme un aveu d’impuissance, face au pouvoir grandissant des entrepreneurs dans un système où « tout est donné à l’entreprise54 ».
Notes de bas de page
1 Robert Badinter (dir.), Une autre justice. Contributions à l’histoire de la justice sous la Révolution française (1789-1799), Paris, Fayard, 1989.
2 Xavier Rousseaux, Marie-Sylvie Dupont-Bouchat, Claude Vael (dir.), Révolutions et justice pénale en Europe. Modèles français et traditions nationales (1780-1830), Paris, L’Harmattan, 1999.
3 Pierre Lascoumes, Pierette Poncela, Pierre Lenoël, Au nom de l’ordre. Une histoire politique du code pénal, Paris, Hachette, 1989.
4 Jacques-Guy Petit, Ces peines obscures. La prison pénale en France (1780-1875), Paris, Fayard, 1990.
5 Id., Claude Faugeron, Michel Pierre, Histoire des prisons en France : 1789-2000, Toulouse, Privat, 2002, p. 40.
6 Le département du Simplon intègre la circonscription de la centrale à la suite du décret impérial du 9 avril 1812. Par ailleurs, le ministère de la Police générale, en prononçant des enfermements administratifs à l’encontre de toutes sortes d’individus, alimente également la centrale d’Embrun ; voir, à ce propos, Jean-Claude Vimont, La prison politique en France. Genèse d’un mode d’incarcération spécifique : xviiie-xxe siècles, Paris, Anthropos, 1993.
7 Maisons de force sous l’Ancien Régime, Gand et Vilvorde deviennent les premières maisons de détention qui centralisent les condamnés à la réclusion, à la gêne, à la détention ou à l’emprisonnement (décret du 13 floréal an IX). Pour une comparaison entre les centrales de Gand et Vilvorde durant la Révolution et l’Empire, voir : Marie-Sylvie Dupont-Bouchat, « La prison pénale. Modèles et pratiques. “Révolution” ou “évolution” ? (1775-1815) », dans Révolutions et justice pénale en Europe, op. cit., p. 261-282.
8 Roger Roux, Le travail dans les prisons et en particulier dans les maisons centrales, Paris, Rousseau, 1902 ; Léon Barthes, Du rôle de l’État dans les industries pénitentiaires (concession et réglementation du travail : 1791-1901), Paris, Jouve, 1903.
9 Règlement pour l’administration, la direction économique et la police intérieure de la maison centrale d’Embrun, Gap, Chez Allier imprimeur de la préfecture, [1805]. Consultable aux Archives départementales des Hautes-Alpes (désormais ADHA), Y230.
10 Le règlement est structuré comme suit : Composition de l’administration / Du conseil de la Maison / Du directeur / De l’inspecteur garde-magasin / Du secrétaire-greffier / Du médecin, du chirurgien, du pharmacien / Des sœurs de la Charité / Du concierge / Des surveillants / Des costumes, traitements et cautionnements / Des réceptions des détenus / Vêtements et tenues pour les hommes / Du lever, du travail, du repas, des récréations et du coucher des détenus / Du produit du travail / De la cantine / Des récompenses / Des peines / Régime diététique / Traitements en cas de maladie / Des salles des malades / De la garde de la maison / Mesures de sûreté / Des ventilateurs / Modèles d’états pour le secrétaire.
11 Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 155.
12 Ibid. p. 154.
13 Giorgio Agamben, De la très haute pauvreté. Règles et formes de vie, Paris, Payot, 2011, p. 33. Dans la tradition orientale, horologium est le nom qui désigne significativement le livre contenant l’ordre des offices canoniques selon les heures du jour et de la nuit.
14 Francesco Llop i Bayo, « Le temps chanté par les cloches », dans Cloches et sonailles : mythologies, ethnologie et art campanaire, Hubert Tassy (dir.), Aix-en-Provence, Édisud, 1996, p. 107. Pour une période ultérieure, voir Alain Corbin, Les cloches de la terre. Paysages sonores et cultures sensibles dans les campagnes au xixe siècle, Paris, Flammarion, 1970.
15 « Du lever, du travail, du repas, des récréations et du coucher des détenus », Règlement pour l’administration…, op. cit., p. 18.
16 Giorgio Agamben, De la très haute pauvreté, op. cit., p. 48.
17 « Des peines », Règlement pour l’administration…, op. cit., p. 20.
18 « Régime diététique », Règlement pour l’administration…, op. cit., p. 21-27.
19 Soumission des frères Salle, 26 fructidor an XIII. ADHA, Y10.
20 Avant d’être convertie par l’administration française en maison centrale de détention, la maison de force de Gand – créée en 1775 sous l’impulsion de Vilain XIIII (sic) –, à la fois maison de travail et de correction, était érigée en modèle par les spécialistes de la prison (Howard, Thierriet-Grandpré et Doublet notamment). Au-delà de son architecture novatrice – un octogone géant formé de huit unités trapézoïdales –, ce sont avant tout le règlement intérieur et le régime de détention (séparation et classification des détenus) qui retiennent l’attention des réformateurs de la prison. Jean-Jacques Philippe Vilain XIIII, Mémoire sur les moyens de corriger les malfaiteurs et les fainéants à leur propre avantage et de les rendre utiles à l’État… (1775), Bruxelles, Méline, 1841.
21 Du directeur de la maison centrale au sous-préfet de l’arrondissement d’Embrun, 7 fructidor an XIII. ADHA, Y10.
22 Voir le dossier « Manufacture de drap (1807-1810) ». ADHA, Y8.
23 Du préfet des Hautes-Alpes au préfet du Léman, 23 décembre 1809. Archives d’État de Genève (désormais AEG), Archives du département du Léman (désormais ADL) B 727.
24 Ibid.
25 « Cahier des charges pour les différentes fournitures à faire à la maison de détention établie à Embrun et pour le travail à donner aux détenus qui s’y trouvent », 9 novembre 1809. AEG, ADL B 727.
26 Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 273.
27 Paul Lemaître, « Extrait des mémoires inédits de M. Farnaud, ancien secrétaire général des Hautes-Alpes », Bulletin de la Société d’études des Hautes-Alpes, 1885, p. 189.
28 Rapport sur le travail dans la maison de détention. Du sous-préfet de l’arrondissement d’Embrun au préfet des Hautes-Alpes, 26 septembre 1806. ADHA, Y10.
29 Du sous-préfet de l’arrondissement d’Embrun au préfet des Hautes-Alpes, 4 mai 1811. ADHA Y13.
30 Des détenus de la maison centrale d’Embrun au duc de Massa, ministre de la Justice, 30 mai 1811. ADHA Y12.
31 Ibid.
32 Au début de la Restauration, fort de ses trente années d’expérience, le concierge d’Embrun se fait l’auteur d’un « Mémoire sur l’organisation des prisons du Royaume de France » d’une trentaine de pages, qu’il adresse au ministre de l’Intérieur. Archives nationales (désormais AN), F16 527.
33 Article du règlement relatif au concierge, [s. d.]. ADHA, Y230.
34 L’inspecteur garde-magasin, auquel le règlement confère la seconde place dans la hiérarchie de l’établissement, est jugé incompétent par le préfet, qui décide de supprimer ce poste en janvier 1809. Le concierge s’efforce dès lors de s’en approprier les attributions, soit présider à l’arrivée et au départ des détenus, leur faire donner l’uniforme de la maison, leur expliquer les règles de police et de discipline, exécuter les peines distribuées par le directeur, s’assurer de la sûreté de la maison, tenir un registre de la conduite des détenus, etc.
35 Observations du directeur sur le projet de règlement, [s. d.]. ADHA, Y143.
36 De l’adjudant de place commandant d’armée à Farnaud, secrétaire général de préfecture, 16 juin 1809. ADHA, Y230.
37 Ibid.
38 De Maurel [entrepreneur] au préfet des Hautes-Alpes, 20 novembre 1809. ADHA, Y230.
39 « Projet de règlement pour la maison centrale de détention établie à Embrun », [s. d.], ADHA, Y230.
40 Ibid.
41 Ibid.
42 « Observations sur les changements à faire à l’ancien règlement de la maison centrale de détention d’Embrun, donné par Monsieur de Ladoucette, ex-préfet du département des Hautes-Alpes le 25 fructidor an 13, présentées à M. le vicomte de Nogeant [sic] préfet actuel par le directeur de cet établissement », [s. d.], ADHA, Y156.
43 Du préfet de Lot-et-Garonne au préfet des Hautes-Alpes, 10 janvier 1806. ADHA Y230.
44 Du ministre de l’Intérieur au préfet des Hautes-Alpes, 30 avril 1806. ADHA, Y230.
45 Du commissaire général de police [de Lyon] au préfet des Hautes-Alpes, 2 juillet 1807. ADHA, Y230.
46 Du préfet de la Drôme au préfet des Hautes-Alpes, 7 février 1808. ADHA, Y10.
47 Nicole Castan, André Zysberg, Histoire des galères, bagnes et prisons en France, Toulouse, Privat, 2002, p. 82.
48 « S. E. le Ministre de l’Intérieur m’ayant annoncé qu’aux termes des décrets impériaux des 16 juin et 5 juillet 1808, il doit être établi dans mon département une maison centrale de détention et un dépôt de mendicité, j’ai l’honneur de vous prier de vouloir bien me communiquer un exemplaire du règlement de la maison d’Embrun. » De la préfecture du département du Pô [sic] au préfet des Hautes-Alpes, 21 janvier 1809. ADHA, Y230.
49 Règlement pour la maison centrale de détention d’Eysses, Agen, Chez Noubel imprimeur de la préfecture, 1809 ; Règlement pour la maison centrale de détention d’Eysses près Villeneuve d’Agen, Agen, Chez Noubel imprimeur de la préfecture, 1811. Ces deux règlements sont édités dans Criminocorpus, revue hypermédia : <http://www.criminocorpus.cnrs.fr/sources/12955>, consulté le 1er mars 2013.
50 Du ministre de l’Intérieur au préfet du département du Haut-Rhin, 30 janvier 1813. AN, F16 522.
51 Les règlements des centrales de Gaillon et Melun peuvent être consultés aux Archives nationales : AN, F16 522.
52 Christian Carlier, « La maison centrale de Loos », Criminocorpus, revue hypermédia, <http://www.criminocorpus.cnrs.fr/expositions/142>, consulté le 1er mars 2013.
53 Du directeur de la maison centrale de détention d’Embrun au préfet des Hautes-Alpes, 16 avril 1810. ADHA, Y10.
54 Gustave de Beaumont, Alexis de Tocqueville, Du système pénitentiaire aux États-Unis et de son application en France…, Paris, Gosselin, 3e édition, 1845, p. 262.
Auteur
Université de Genève
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