Deux cuisines pour les moines : coquinae dans les coutumiers du xie siècle
p. 89-113
Résumés
À partir de quelques coutumiers monastiques du xie siècle, cet article démontre que divers monastères de l’époque (Fleury, Cluny, Fruttuaria et Hirsau) possédaient deux cuisines pour desservir le réfectoire des moines, une où les moines cuisaient fèves et légumes à tour de rôle, et une autre où des serviteurs laïques apprêtaient pour eux tous les autres plats (œufs, fromages, poissons, etc.). Hormis peut-être pour Cluny, le fait est peu connu des chercheurs parce que les moines eux-mêmes furent étonnamment peu diserts sur cette « autre » cuisine. Certes, elle semblait peu en accord avec la règle de Benoît, et leur silence partiel pourrait simplement s’expliquer de la sorte, mais il est aussi possible qu’ils ne l’aient pas vraiment vue parce qu’ils avaient suffisamment intériorisé les règlements les encourageant à ne pas « voir » le monde laïque. À l’aide du plan de Saint-Gall et de deux commentaires de la règle de Benoît du ixe siècle (de Smaragde et de Hildemar), ainsi que de trois analyses archéologiques récentes (San Vincenzo al Volturno aux viiie et ixe siècles, Landévennec du viiie au xve siècle et Saint-Philibert de Tournus pour les xe-xve siècles), il est aussi possible d’entrevoir comment la fonction relative de ces deux cuisines évolua dramatiquement au fil des siècles.
On the basis of some eleventh-century customaries, this article demonstrates that various monasteries (Fleury, Cluny, Fruttuaria et Hirsau) were using two kitchens to prepare the food destined to the monks’ refectory: one where monks cooked in turn beans and vegetables, and one where lay servants prepared all the remaining dishes, such as eggs, cheeses, and fish. The fact is little known by scholars (except maybe for Cluny) because monks themselves were not forthcoming on the topic. It is true that this second kitchen did not seem to fit the Benedictine ideal and the monks’ partial silence around it might simply be explained this way, but it is also possible that they did not really “see” it because they had sufficiently interiorized the regulations encouraging them to ignore the lay world around them. With the help of the plan of St Gall, two commentaries of the rule of St Benedict (by Smaragdus and Hildemar), as well as three recent archeological studies, of the abbeys of San Vincenzo al Volturno in the 8th and 9th centuries, Landévennec in the 8th to 15th, and Saint-Philibert de Tournus in the 10th to 15th, it becomes also possible to guess partly how the relative function of the two kitchens evolved drastically through time and space.
Remerciements
Je remercie pour leurs suggestions, aide et conseils : Sheila Bonde, Eleonora Destefannis, Élisabeth Lusset, Rachel Koopmans, Clark Maines, Carolyn Malone, Jacques Ménard, Myra Rosenfeld et Benjamin Saint-Jean Vitus. Également un grand merci à Isabelle Heullant-Donat et Jean-François Leroux pour m’avoir fait découvrir le site fascinant de l’abbaye de Clairvaux.
Texte intégral
1Diverses anecdotes monastiques plus ou moins célèbres, insérées ici ou là dans les apophtegmes des Pères jusqu’aux Vies de saints médiévales, décrivent un saint personnage insensible aux éléments trop séculiers de son environnement visuel : sa clôture vis-à-vis du monde est aussi une clôture intérieure, mentale, lui permettant de rester concentré sur son but ultime, se réformer pour atteindre une contemplation divine parfaite2. Ainsi, Guillaume de Saint-Thierry s’émerveille que Bernard de Clairvaux ait pu ignorer les caractéristiques architecturales de Cîteaux alors qu’il y faisait son noviciat3. Certaines mesures étaient en effet prises dans les règles monastiques pour encadrer de manière très stricte les activités des moines et ce qu’ils pouvaient regarder, particulièrement en dehors des monastères, et ainsi faciliter la création d’une clôture personnelle mentale qui devait idéalement les séparer du monde charnel4. Mais un tel but était-il vraiment atteint par le moine « moyen », celui du milieu du troupeau, ni renégat ni saint ?
2Pour explorer cette question, j’utiliserai divers coutumiers monastiques décrivant la vie quotidienne des moines entre la fin du xe et la fin du xie siècle, tout en m’aidant à l’occasion du plan de Saint-Gall et des commentaires de la règle de saint Benoît par Smaragde et Hildemar, trois œuvres de la première moitié du ixe siècle. Après avoir présenté ces sources, je me concentrerai sur leurs références à deux espaces, souvent contigus et toujours complémentaires, les deux cuisines, la cuisine régulière et celle dite laïque, qui servaient ensemble (et entre autres) à nourrir les moines. La seconde, bien réelle et jouant un rôle fondamental dans le quotidien des moines, faisait pourtant si peu partie de leur horizon mental que son existence est inconnue de la majorité des chercheurs : une parfaite illustration, selon moi, de la « vision tunnellaire » (tunnel vision) des moines du xie siècle sur leur environnement et de l’impact que cette même vision eut sur la recherche. La dernière section de l’article portera sur des fouilles archéologiques récentes permettant de confirmer et nuancer mes hypothèses sur les deux cuisines monastiques.
Présentation des sources
3Les travaux les plus récents sur le monachisme des premiers siècles ont démontré qu’il serait erroné d’associer de manière rigoureuse monachisme et règle ; j’irai plus loin et dirai qu’il faudrait plutôt parler du lien indissociable entre premier monachisme et coutumes, ces dernières étant maintenues par la communauté au fil des générations, bien souvent aussi créées par elle plutôt qu’imposées à ses membres. Si les moines et moniales vivaient normalement une vie « régulière » – l’adverbe regulariter et l’adjectif regularis sont indéniablement associés au mode de vie des cénobites dans les sources –, cela ne veut pas dire pour autant qu’ils suivaient une règle spécifique5. Ainsi Pius Engelbert écrit au sujet des siècles précédant la fin du viiie-début du ixe siècle : « Il revenait au fondateur du monastère, à la sagesse de l’abbé du moment et aux coutumes accrues d’un monastère de fixer selon quel mélange et avec quel dosage, quelles règles monastiques détermineraient la vie spirituelle et pratique des moines6. » Le pluriel (« quelles règles ») indique que rares étaient les monastères puisant dans une seule règle. La réforme carolingienne ne renversa pas entièrement la situation : quand les Carolingiens tentèrent d’imposer une règle unique, celle de saint Benoît, et que se développa un important mouvement culturel de correctio au sein même des monastères, diverses sources monastiques apparues dans les mêmes décennies attestent que les communautés monastiques continuèrent à conserver une marge de manœuvre pour interpréter la règle de Benoît7. Le Codex regularum et la Concordia regularum de Benoît d’Aniane des débuts du ixe siècle peuvent être conçus comme ouvrant la porte à une lecture très souple des chapitres de Benoît de Nursie, à l’aide des autres règles monastiques8. Les commentaires de la règle écrits par Smaragde peu après 817 et Hildemar de Civate (aussi appelé Hildemar de Corbie) dans les années 840 tentent aussi d’influer sur l’interprétation de la règle selon les intérêts de ces auteurs et les pratiques de leurs institutions respectives9. Enfin et surtout, les coutumiers monastiques qui apparaissent vers la même époque montrent à quel point les coutumes d’un monastère guidaient son quotidien, probablement bien plus que la règle qui représentait davantage l’idéal vers lequel tendre10. L’article qui suit offre d’ailleurs un bon exemple de la manière dont les coutumes pouvaient prendre un élément de la règle – ici le fonctionnement de la cuisine monastique – et l’interpréter d’une manière très distante du plan originel de Benoît.
4J’ai déjà publié divers articles sur les coutumiers et je me contenterai ici de mentionner quelques points importants pour la démonstration qui suit. Avant la fin du xie siècle, qui marque un tournant dans l’histoire de ces sources, les monastères n’enchâssaient pas leurs coutumes dans un coutumier pour le bénéfice de leurs propres moines, car ces derniers, bien souvent admis dès l’enfance, absorbaient celles-ci au travers de la pratique. La plupart des coutumiers furent donc écrits pour inspirer une communauté autre que celle qu’ils décrivaient et même dépourvue de lien de dépendance avec elle – puisqu’un tel lien aurait permis le transfert régulier de moines et donc le flux naturel d’informations sur les coutumes11. Ainsi, le coutumier de Fleury des environs de l’an mil fut rédigé par un ancien moine de Fleury, Thierry d’Amorbach, pour une abbaye en Allemagne12. Il permet d’avoir un aperçu sur une tradition monastique distincte de la tradition clunisienne, qui se retrouve avec une importance variable dans tous les autres coutumiers mentionnés ci-après13. Le Liber tramitis, décrivant le Cluny de la première moitié du xie siècle et dont la rédaction fut commencée par un moine italien disciple de Romuald de Ravenne, fut complété pour permettre aux moines de l’abbaye impériale de Farfa (qui ne fit jamais partie de l’ecclesia cluniacensis) de rester aussi proche que possible des coutumes de Cluny qu’ils avaient adoptées quelques décennies auparavant14. Le même schéma se trouve à l’origine du coutumier de Fruttuaria (1085-1097), créé non pour Fruttuaria mais pour l’abbaye indépendante de Saint-Blaise en Forêt-Noire, qui craignait de ne pouvoir rester fidèle aux coutumes de l’abbaye italienne fondée par Guillaume de Volpiano (lui-même ancien clunisien) qu’elle avait choisi de suivre15. Le coutumier d’Udalrich (ou Ulrich) de Zell (moine de Cluny mais qui n’y résidait plus lorsqu’il prit la plume), écrit aux alentours de 1080 et décrivant lui aussi Cluny mais celui des années 1060, était destiné à son ami Guillaume, abbé de Hirsau (abbaye sans lien de dépendance avec à Cluny), afin de l’aider à créer un coutumier16. Peu après, dans les premières années de 1080, le coutumier de Bernard de Cluny fut écrit cette fois-ci entièrement à Cluny et pour un sous-groupe des moines de Cluny, les nouveaux venus : ils devaient s’y référer en cas de conflit sur une coutume17. Rédigé dans la même décennie, le coutumier de Guillaume de Hirsau était un coutumier nouveau style car il avait valeur normative pour l’abbaye de Hirsau ; malgré tout, il ne put être imposé que parce que la communauté avait donné son accord18. Autrement dit, même en cette fin du XIe siècle, les coutumes que devaient suivre les moines étaient conçues comme maintenues par la communauté et non purement et simplement imposées d’en haut, par l’abbé19. S’il s’agit de comparer dans cet ouvrage collectif les enfermements monastiques et carcéraux vis-à-vis de leur emploi des règlements, il est important d’observer que les moines produisaient ou, au moins, avaient une importante voix au chapitre concernant les règlements qui devaient régler leur vie.
La cuisine dite régulière
5La différence de traitement dans les coutumiers entre les deux cuisines d’une abbaye, celle dite régulière et celle dite laïque, offre un bon exemple du peu d’attention que les auteurs de coutumiers portaient ou voulaient porter au monde séculier qui les entourait, même si celui-ci jouait un rôle primordial dans leur quotidien. Ainsi, Udalrich, Bernard et, après eux, Guillaume de Hirsau dédient de nombreuses pages à la cuisine où s’activaient les moines (coquina regularis), énumérant entre autres tous ses ustensiles et expliquant en détail comment y cuire les fèves et les légumes20. Or, au détour d’une phrase, on apprend que, en fait, seuls ces deux types de plats y étaient préparés. Il est indiqué en outre que, lors de la première récolte, les fèves étaient servies avec du poivre et donc apprêtées par les serviteurs laïques (famuli) dans l’« autre cuisine » (alia coquina)21. C’est par le biais de ce seul petit détail dans le coutumier d’Udalrich qu’on comprend simultanément qu’il existait une autre cuisine à Cluny et que la majorité de la nourriture des moines y était préparée : les œufs, les multiples poissons (brochets, lamproies, anguilles, etc.), les différents fromages et même les fruits variés22. L’importance de ces divers mets dans la diète quotidienne des moines est facile à illustrer. Ils sont en effet énumérés (avec les différents produits de la boulangerie, les fèves et les légumes) au tout début de la liste de signes muets que les clunisiens et les moines de Hirsau utilisaient pendant les longues plages de silence imposées23. En outre, les pratiques alimentaires des clunisiens avaient constitué le « thème favori des détracteurs de Cluny » ; on connaît donc relativement bien les préparations culinaires raffinées qui y prenaient place24. Or les coutumiers indiquent qu’il était strictement interdit de préparer tout ce qui n’était pas fèves ou légumes dans la cuisine régulière25. Il faut alors en conclure que tous ces mets délicieux, si importants pour les moines, étaient conçus par d’autres qu’eux, dans l’« autre » cuisine.
6Le coutumier de Fleury étant incomplet, on ne peut donc savoir si les sections manquantes fournissaient plus de détails sur cette deuxième cuisine, mais, là encore, on apprend l’existence de celle-ci par le biais d’une petite phrase sibylline expliquant que les poissons n’étaient pas cuits dans la cuisine régulière mais dans la cuisine publique (coquina publica), où les moines semainiers (en charge du service de la cuisine monastique pour une semaine) ne pouvaient se rendre. Seul le cellérier pouvait y recevoir les plats de poisson au travers d’une fenêtre26. Il les distribuait ensuite avec les semainiers. Ailleurs, dans la section décrivant la tâche du réfectorier, on apprend que « [t] out ce que doivent avoir les frères au mixte [sorte d’en-cas], au déjeuner ou au souper, tout retombe sur lui [le réfectorier] à l’exception des plats amenés par les servants de semaine [les moines semainiers]27 », une citation qui laisserait entendre que la majorité de la nourriture des frères ne provenait pas de la cuisine régulière. Sur cette base, on peut donc supposer que le même système des deux cuisines existait aussi à Fleury ; ceci est important puisque, théoriquement, comme je l’ai dit plus haut, à Fleury, les coutumes étaient de tradition différente de celles de Cluny et de Hirsau.
7Le fonctionnement de la cuisine régulière est facile à décrire à partir des informations fournies par les différents coutumiers. Des moines appelés semainiers (septimanarii) ou hebdomadiers (hebdomadarii) étaient en charge pendant une semaine d’y faire la cuisine, ainsi que le recommande le chapitre 35 de la règle de saint Benoît : « Les frères se serviront mutuellement. Personne ne sera dispensé du service de la cuisine (coquinae officium), sinon pour cause de maladie ou pour quelque occupation de grande utilité » (c. 35, 1). Chaque semaine, ils étaient trois à Fruttuaria28 ; Udalrich parle de quatre moines ; du temps de Bernard, ce nombre était déjà passé à six à Cluny ; Guillaume déclare qu’ils devaient être autant que nécessaire à Hirsau29. Selon les monastères, les semainiers distribuaient uniquement les plats qu’ils avaient préparés dans leur cuisine, ou bien un système complexe était mis en place pour qu’ils puissent obtenir aussi les autres plats sans pour autant entrer dans l’« autre cuisine » ni que les serviteurs laïques n’entrent dans la leur. Un exemple de ce dernier cas de figure est offert par le coutumier de Fruttuaria : les famuli apportaient la nourriture jusqu’à l’amministratorium, près de l’entrée du réfectoire ; de là, les semainiers la prenaient pour l’apporter dans la cuisine régulière puis dans le réfectoire30. Dans les deux cas, le bal de la distribution des plats était rendu encore plus complexe par la nécessité de commencer à servir certains mets par la table hiérarchiquement la plus élevée, celle de l’abbé, et d’autres par la moins élevée (regroupant les moines aux échelons les plus bas)31.
8Aussi, dans toutes les abbayes des coutumiers du xie siècle étudiés en ces pages, la cuisine régulière était un lieu hautement symbolique mais ne remplissait qu’un rôle auxiliaire dans la préparation de la nourriture des frères. Sa fonction première est illustrée par la phrase introductive de Bernard de Cluny dans son chapitre consacré à cette salle : « Qui désire être éduqué pleinement dans la doctrine de l’humilité suprême se doit de ne pas être ignorant dans l’art et les enseignements de la cuisine régulière32. » La description minutieuse des étapes de cuisson des fèves et des légumes, interrompues encore et encore par de multiples prières et prostrations, montrerait donc à quel point, pour Udalrich mais aussi pour Bernard et Guillaume qui reprirent ses longs passages, ces gestes avaient une finalité avant tout didactique et spirituelle33. Ce faisant, les clunisiens étaient allés plus loin que Benoît, dans son chapitre 35 sur les semainiers : l’abbé du Mont-Cassin avait en effet simplement justifié le travail à la cuisine en disant qu’il permet d’acquérir « plus de mérite et de charité » (c. 35, 2).
9Le positionnement de ces chapitres est aussi significatif. Benoît a inséré son chapitre 35 entre celui traitant de la manière de distribuer le nécessaire aux frères, en prenant en compte leurs différences, et celui parlant des soins à donner aux malades ; autrement dit, une section plutôt centrée sur des questions matérielles ou corporelles. En revanche, les deux chapitres sur la cuisine régulière se trouvent insérés entre celui concernant les processions dominicales et celui décrivant le mandatum (lavement rituel des pieds) quotidien dans le coutumier de Bernard, et entre la description de la tâche de celui qui doit faire les lectures pieuses pendant les repas et le chapitre du mandatum dans ceux d’Udalrich et de Guillaume34.
10La fonction davantage spirituelle que pratique de la cuisine régulière était enfin illustrée par son emplacement physique au sein des bâtiments claustraux. Alors que, habituellement, dans les siècles qui suivirent, il n’existait pas d’entrée directe entre les cuisines monastiques et le cloître, entre autres pour éviter les risques d’incendie, je pense que, bien souvent, les cuisines régulières mentionnées dans les coutumiers du xie siècle étaient directement reliées au cloître35 ; à tout le moins, elles faisaient partie de l’espace délimité par la clôture interne, idéalement fermée au monde extérieur pendant les temps de repos des moines. À Fruttuaria, les tournées de surveillance accomplies par divers officiers monastiques au cours de la journée ou de la nuit semblent indiquer qu’une porte reliait directement la cuisine régulière au cloître : pendant la sieste (meridiana), quand il y en avait une, et tous les soirs après complies, l’ancien en charge de la clé de la porte du cloître (par laquelle on y entrait ou en sortait) devait la fermer, puis faire le tour du cloître afin de s’assurer que tout y était en ordre, entrant dans la cuisine régulière, le parloir et l’infirmerie36. L’infirmerie ne donnait pas dans le cloître, mais le parloir oui, et donc très probablement la cuisine régulière également. Ceci est confirmé par l’autre tournée décrite en détail dans ce même coutumier : chaque matin, un des prieurs claustraux devait allumer une lanterne puis quitter la communauté déjà rassemblée dans l’église, se rendre directement au dortoir, en faire le tour, se rendre à la porte du réfectoire, puis dans la cuisine régulière et, enfin, dans le parloir. Il faisait le tour du cloître, puis se rendait à l’infirmerie37. Le dortoir (même s’il était à l’étage), le réfectoire et le parloir donnaient dans le cloître et donc, très probablement aussi, la cuisine régulière.
11La même impression se dégage de la description offerte par Bernard de la tournée quotidienne du prieur claustral autour du cloître de Cluny, après complies : d’abord le parloir pour être certain que la porte avec l’aumônerie était close, puis la cuisine régulière, le réfectoire, la bibliothèque des enfants et enfin la cella des novices38. Autrement dit, il visitait tous les lieux en dedans de la clôture interne, plus particulièrement « fragiles » du fait de la présence occasionnelle de laïcs (dans le parloir), de recrues encore fraîches ou de nourriture39. Ici encore, seul le dernier lieu, la cella des novices, ne donnait probablement pas sur le cloître. Cet agencement des lieux n’est pas confirmé par le plan de Cluny II de l’archéologue américain Kenneth J. Conant : dans son étude volumineuse de 1968, la cuisine régulière donne sur le cellier et le réfectoire, et non le cloître40. Malgré tout, cette représentation des cuisines est entièrement fondée sur le plan de 1700-1710 de Cluny41. Afin qu’elle soit conforme aux dimensions offertes dans le plan du Liber tramitis, il a dû insérer une paneterie entre la cuisine régulière et le réfectoire, non mentionnée dans le Liber tramitis, et c’est à elle qu’il accorde une entrée sur le cloître42. Inutile de souligner qu’un tel agencement n’a aucun sens : l’essentiel du travail dans la paneterie était sans doute accompli non par les moines, mais par les serviteurs laïques, et elle n’aurait donc pas pu avoir une entrée directe sur le cloître. Plus probablement, avant des transformations plus tardives, l’entrée directe à partir du cloître aurait donné sur la cuisine régulière. Un emplacement pour la cuisine des frères à l’intérieur de la clôture interne de l’abbaye était probablement prévalent dès l’époque de Hildemar. En effet celui-ci explique que le frère cuisinier devait parler doucement dans la cuisine pour que sa voix ne résonne pas dans le cloître (in claustra)43.
12Saint Benoît, Hildemar et son contemporain Smaragde offrent peut-être des éléments de réponse à la question de savoir pourquoi il y avait deux cuisines pour les moines. Dans sa règle (c. 53, 16-18), Benoît déclare que la cuisine de l’abbé et des hôtes doit être distincte de celle des moines et desservie par deux moines, qui peuvent être aidés si nécessaire. Certaines communautés en conclurent que l’abbé pouvait manger séparément des moines, en compagnie des hôtes, mais le commentaire de Smaragde laisse entendre que le concile d’Aix de 816-817, organisé par l’empereur Louis le Pieux et Benoît d’Aniane, et exigeant que l’abbé mange avec ses moines, porta ses fruits et fit changer cette coutume44. Il y avait alors deux cuisines desservant le réfectoire : une préparant la nourriture des moines et une autre celle de l’abbé et des hôtes. Cependant, l’abbé avait la possibilité de transmettre aux frères, dans le réfectoire, certains plats préparés dans sa cuisine45. En outre, déjà dans Hildemar, on peut observer que cette cuisine n’était pas desservie par des moines, même si certains pouvaient y travailler à l’occasion46.
13Ce fut probablement après cela que, dans certains monastères, la cuisine régulière limita ses activités aux seuls légumes et fèves, laissant à l’autre la cuisine des plats plus complexes et moins ascétiques. Ici encore Hildemar peut peut-être nous aider à mieux comprendre comment cette séparation des tâches fut justifiée. Il mentionne en effet la règle de saint Benoît (c. 31, 10) : « [Le cellérier] regardera tous les objets et tous les biens du monastère comme les objets sacrés de l’autel », puis il discute de son interprétation, laissant entendre qu’il existait possiblement des dissensions sur la lecture de ce passage :
« Il faut maintenant étudier comment nous devons comprendre ces mots. Si, en effet, on doit concevoir les vases de la cuisine, autrement dit les objets de pierre et les plats, comme les vases sacrés de l’autel, nous n’oserions y mettre aucune nourriture. Mais ils doivent être compris comme s’il avait dit ces autres paroles : le cellérier doit concevoir les vases du monastère en fonction du mérite d’un récipient inférieur, de même que les vases de l’autel sont conçus selon leur propre mérite, autrement dit les vases de la cuisine ne doivent pas être manipulés plus mal à cause de leur mérite mais doivent être manipulés proprement et prudemment, selon leur mérite47. »
14La lecture conjointe de la règle de saint Benoît (c. 31, 10) et de Hildemar interprétant ces plats du monastère comme faisant avant tout référence aux plats de la cuisine permet d’expliquer en partie pourquoi Udalrich, suivi en cela par Guillaume et Bernard, jugea utile d’offrir une liste détaillée de tous les ustensiles de la cuisine régulière. Ce passage de Hildemar permet aussi d’imaginer que, dans certains milieux monastiques de son temps et au XIe siècle, cette association de la vaisselle de la cuisine des moines avec celle de l’église limita de manière drastique les usages de la première : la préparation de tous les plats qui paraissaient quelque peu impurs (parce qu’ils résultaient de l’accouplement animal et qu’il était inconcevable de les retrouver dans de la vaisselle monastique, tels les poissons, les œufs, les fromages) fut peut-être dûment expatriée de la cuisine régulière48. J’ai plus de difficulté à comprendre l’exode des fruits, mais il est possible qu’un raisonnement similaire ait eu cours. Allant dans le sens de cette explication, j’ai trouvé ici ou là, dans les coutumiers, des références indiquant que les moines devaient s’assurer que chaque plat retourne à sa cuisine spécifique : on faisait donc attention à ce qu’ils ne soient pas mélangés entre eux49. En revanche, à l’encontre d’une telle lecture opposant l’espace pur de la cuisine régulière à celui impur de l’autre cuisine, il faut prendre en compte le fait que fèves et légumes étaient habituellement cuits par les moines dans de la graisse animale, l’huile (d’olive) étant trop coûteuse50.
15L’évolution de l’usage des deux cuisines pourrait aussi être comprise de manière plus prosaïque : les moines ne voulaient pas s’astreindre à préparer tous les repas, une tâche qui aurait été terriblement lourde51, et (surtout ?) ils ne désiraient pas mal manger à longueur d’année, un risque qui aurait été fort grand si toute la cuisine avait été laissée entre leurs mains inexpertes et sans cesse changeantes. Afin d’éviter un tel risque, ils auraient jugé préférable d’employer des cuisiniers chevronnés pour les plats les plus importants ! En revanche, la cuisson des fèves et des légumes semble une tâche plus facile à maîtriser, même pour des cuisiniers peu expérimentés. Ces différentes hypothèses ne sont pas exclusives les unes des autres.
L’« autre » cuisine
16Si le travail dans la cuisine des moines était avant tout symbolique, il devait en aller autrement dans l’« autre cuisine ». Il faut imaginer celle-ci comme un espace bouillonnant d’activités et rassemblant un grand nombre de travailleurs (presque exclusivement laïques) puisque, au moins à Cluny, elle devait nourrir quotidiennement plusieurs centaines de personnes, dont certaines entre ses murs : les moines et l’abbé (sauf en ce qui concernait les fèves et certains légumes) qui mangeaient dans leur propre réfectoire ; les hôtes de marque (qui pouvaient, à Cluny, manger dans la cuisine laïque quand ils étaient en petit nombre, du temps du Liber tramitis) ; les visiteurs plus pauvres, les prébendiers et les pèlerins ; et enfin les serviteurs laïques (au moins une partie de la journée) dont certains mangeaient sur place52.
17Or, étonnamment, sa taille semble avoir été parfois la même que celle de la cuisine régulière, peut-être une façon d’amplifier l’importance de cette dernière et de rendre son rôle symboliquement aussi imposant que celui de la cuisine laïque. S’il est difficile d’établir la taille de celle-ci pour la majorité des monastères mentionnés en ces pages (par manque d’informations sur les bâtiments claustraux médiévaux ou par simple ignorance de nombreux chercheurs de l’existence de deux cuisines pour nourrir les moines), le second livre du Liber tramitis débute par une description du plan de Cluny. Si cette description de l’abbaye bourguignonne pose de nombreux problèmes, car il est difficile de savoir ce qui, dans ces lignes, tient de la réalité ou du vœu pieux, il importe pour notre propos que la cuisine laïque soit décrite comme ayant les mêmes mesures que la régulière53.
18Dans ses divers plans de Cluny ii et Cluny iii (à savoir le complexe monastique du milieu xie siècle au milieu xiie siècle), Kenneth J. Conant a placé les deux cuisines côte à côte54. Une telle organisation n’était peut-être pas exceptionnelle et se retrouvait déjà dans certaines abbayes du haut Moyen Âge55. En effet, dès le milieu du ixe siècle, Hildemar nous apprend que les deux cuisines, celle des frères et celle des hôtes et de l’abbé, étaient attenantes, mais que la seconde ne pouvait être atteinte du cloître, sinon par une fenêtre par laquelle le cellérier prenait les plats pour les hôtes et l’abbé mangeant au réfectoire56. J’ai déjà mentionné l’existence de cette fenêtre à Fleury, même si sa position exacte par rapport au cloître n’est pas claire. À Fruttuaria, il semblerait aussi qu’il n’existait pas de porte entre les deux cuisines, mais une fenêtre les reliait entre elles, par laquelle on passait le bois57. Une telle fenêtre existait-elle aussi à Cluny entre les deux cuisines ? Conant les place aussi, probablement à juste raison, entre le cellier et le réfectoire, avec la cuisine régulière plus proche de ce dernier lieu.
19Compte tenu du fait que la cuisine laïque remplissait un rôle central dans la vie des moines – la préparation d’une grande partie de leurs repas – et qu’elle était le plus souvent accolée à l’autre cuisine, la régulière, avec parfois une ouverture entre les deux, comment expliquer alors qu’une seule référence y soit faite dans les presque deux cents pages du coutumier d’Udalrich (celle concernant les plats non préparés par les moines semainiers mentionnée ci-dessus) ? Une seule référence aussi dans les sept cents pages du coutumier de Guillaume de Hirsau : elle concerne les tournées de surveillance des circatores qui les conduisent dans le cellier, jusqu’à la limite avec la « cuisine extérieure58 ». Bernard, pour sa part, mentionne cette autre cuisine un peu plus souvent, mais le fait reste rare : il explique que le prieur claustral doit vérifier plusieurs lieux pendant les nuits d’hiver, entre autres la « cuisine séculière », et que les âniers du préposé du grenier doivent apporter du bois « pour chaque cuisine » (ad utramque coquinam59). Il ne fait jamais de l’« autre » cuisine le sujet d’un paragraphe ni même d’une phrase !
20On pourrait répondre à cela que les coutumiers ne s’intéressent pas à des espaces en particulier : ils discutent de l’emploi du temps des moines et des officiers monastiques. On pourrait aussi souligner qu’il s’agit d’un espace où les simples moines du xie siècle n’entraient pas et qu’il était donc inutile de le décrire. Comme on l’a vu, le coutumier de Fleury précise que les moines semainiers, et probablement tous les moines, étaient interdits d’entrée dans la cuisine laïque : même le cellérier, quand il allait y retirer des plats pour les apporter au réfectoire des moines, obtenait ceux-ci par une fenêtre et non par une porte. Même chose à Fruttuaria : là encore, les semainiers se voyaient interdire l’accès à la « cuisine des serviteurs laïques60 ». Ces derniers, quant à eux, n’avaient pas le droit d’aller dans la cuisine régulière, sauf pendant l’absence de frères, lorsque l’aumônier leur ordonnait d’y faire le ménage61. Les coutumiers clunisiens ne sont pas aussi explicites sur la question, mais je soupçonne que des interdits similaires s’appliquaient62. Ainsi, dans le coutumier de Bernard, on apprend qu’un moine dépendant du cellérier et en charge d’acheter les poissons était le seul à avoir le droit d’entrer dans « cette même cuisine » (ipsam coquinam) en passant à cheval par le castellum devant l’église ; il est possible qu’il faille comprendre qu’il était le seul moine à pouvoir entrer de la sorte dans la cuisine laïque63. La cuisine laïque était donc un lieu que les moines ne voyaient jamais de plain-pied.
21Ce silence partiel des sources peut aussi être observé sous un autre angle, et il devient plus difficile à justifier. Dans tous les coutumiers, les auteurs dédient de nombreux folios à la description des tâches des officiers monastiques les plus importants : l’abbé, le grand prieur (appelé doyen, decanus, à Fleury), etc. Le chapitre dédié au cellérier est parmi les plus longs. Pourtant, aucun des coutumiers ne donne de détails sur l’officier en charge de la cuisine laïque. Était-ce le cellérier ? Ce dernier devait certainement lui dédier une grande partie de son temps puisque de nombreuses victuailles conservées dans le cellier y étaient destinées et qu’il existait bien souvent un passage direct entre le cellier et cette cuisine. Wolfgang Teske, qui a étudié les serviteurs laïques de Cluny, remarque, comme s’il s’en étonnait, que ceux de la cuisine laïque n’étaient pas placés sous les ordres du cellérier64. En fait, ils l’étaient peut-être mais on n’en dit mot dans les coutumiers clunisiens65. Dans le coutumier de Fleury, il est question d’un prepositus responsable des affaires extérieures et des serviteurs66. Peut-être était-il en charge de la cuisine laïque, mais plus probablement s’agissait-il là de la tâche du cellérier ou du réfectorier (qui distribuait tous les plats non préparés par les hebdomadiers)67. Impossible de répondre de manière définitive. S’il existait un autre moine officier à Cluny ou Fleury en charge de ce lieu, il ne fait pas partie des officiers discutés dans les coutumiers et pourtant sa tâche était colossale.
22Je voudrais, dans les quelques pages qui me restent, suggérer que l’« autre » cuisine était souvent ignorée par les moines parce qu’elle faisait partie de l’espace laïque au sein du monastère ; cette cécité partielle (plus ou moins volontaire) pourrait être la preuve que leur clôture n’était pas seulement physique mais aussi mentale, influant sur leur façon de concevoir les espaces et individus de leur entourage. Pour des raisons multiples, je ne pense pas que tous les auteurs de coutumiers aient cherché ensemble, par honte, à cacher l’existence de la cuisine laïque. En premier lieu, elle n’était pas tout à fait en désaccord avec la règle de saint Benoît68. Deuxièmement, ils l’évoquent rarement, mais ils en parlent tout de même69. En dernier lieu, ces auteurs monastiques auraient pu volontairement cacher l’usage monastique de cette seconde cuisine aux laïcs pour préserver leur image ascétique, mais l’auditoire des coutumiers mentionnés dans ces pages était très probablement presque exclusivement monastique. Toutes les communautés avaient déjà une cuisine laïque : même Hirsau, qui espérait changer ses coutumes en en adoptant de nouvelles façonnées par Guillaume avec l’accord de ses moines, devait avoir une cuisine laïque, compte tenu des détails spatiaux donnés par Guillaume qui ne les avait pas puisés dans le coutumier d’Udalrich. Tous les moines travaillaient dans la cuisine régulière et savaient donc parfaitement que ce qu’ils mangeaient chaque jour ne venait pas exclusivement de celle-ci. Se cacher l’existence de la cuisine laïque à soi-même n’aurait eu aucun sens.
23L’emploi du terme coquina dans le Liber tramitis est assez révélateur de la manière dont les moines concevaient ce lieu dont ils dépendaient tant au quotidien pour leur nourriture. À deux exceptions près, il n’est pas jugé nécessaire de préciser de laquelle des deux cuisines il est question quand le terme coquina est employé car, selon moi, la frontière mentale entre les deux espaces était tellement claire qu’elle ne laissait aucune ambiguïté. Ainsi, toute mention de la cuisine en relation avec les frères faisait automatiquement référence à la cuisine régulière70, tandis que la cuisine mentionnée en relation avec les visiteurs ou les serviteurs ne pouvait être que la cuisine laïque71. En revanche, pour l’éditeur du Liber tramitis, Peter Dinter, cette distinction entre les deux cuisines n’était pas évidente et il n’a donc pas toujours su séparer les références aux deux cuisines dans son index72. Deux fois dans ce coutumier, les deux cuisines sont mentionnées ensemble, et c’est seulement dans ces conditions que leurs noms distincts étaient précisés : une fois, dans le plan idéal du Liber tramitis, pour souligner la taille identique des deux cuisines (celle regularis et celle dite des « laïcs ») et, une autre fois, pour préciser que le camérier était responsable des ustensiles de chacune, coquina regularis sive familiaris73. Udalrich et Bernard ont tendance en revanche à utiliser l’expression coquina regularis assez régulièrement pour désigner la cuisine des moines, mais il faut dire que, de leur temps, une deuxième cuisine avait fait son apparition dans la clôture interne à Cluny : en effet, l’infirmerie était maintenant dotée de sa propre cuisine et de son cuisinier74. Malgré tout, Udalrich utilise le terme coquina sans préciser de laquelle il s’agit, comme s’il n’en existait qu’une seule et unique dans l’abbaye75.
24Le facteur qui me semble le mieux illustrer le fait que les moines ne percevaient pas vraiment, ni visuellement ni mentalement, l’« autre » cuisine, qui préparait pourtant pour eux une grande part de leur nourriture, est l’hésitation sur le nom à donner à cet espace non seulement dans les coutumiers mais également, souvent, à l’intérieur d’un même texte. Je viens de mentionner le Liber tramitis, qui une fois l’appelle la « cuisine des laïcs » et une autre fois la « cuisine familière » (au sens de « cuisine des familiers », où les serviteurs qui y œuvraient et y mangeaient constituaient le groupe principal). On peut aussi lire dans les coutumiers de multiples autres appellations : l’« autre cuisine », la « cuisine publique », la « cuisine séculière76 », la « cuisine des serviteurs laïques77 », la « cuisine du cellérier78 », la « cuisine extérieure ». Cette dernière appellation se trouve dans le coutumier de Hirsau : il est intéressant que Guillaume choisisse une appellation différente de celle de son modèle, le coutumier d’Udalrich79 ; elle illustre bien en tout cas la croyance que cette cuisine faisait partie de la vie hors du cloître. En revanche, la cuisine des moines est appelée soit la « cuisine » ou « leur cuisine » (sua coquina) en référence aux moines, soit la cuisine régulière (coquina regularis), en référence à la règle de saint Benoît (c. 35) dont elle suivait les préceptes. Son identité n’avait, elle, rien de flou.
25Dans le plan de Saint-Gall, cette seconde cuisine, reliée par un corridor à la cuisine des moines (coquina), n’est même pas dotée d’un nom particulier. Par conséquent, les responsables du merveilleux site web reproduisant le plan et permettant d’explorer le site en détail n’ont pas vraiment compris qu’il s’agissait d’une seconde cuisine pour les moines et ont choisi de l’appeler par les noms de deux des fonctions qu’elle remplissait : la boulangerie et la brasserie (monks’ bakery and brewery). Pourtant les explications latines originelles sur sa fonction sont claires. Elles sont inscrites sur le plan le long du mur extérieur nord de ce bâtiment (dans une position similaire, par exemple, à celle du réfectoire) ; il y est dit : « Ici on prend un soin honnête de la nourriture des frères80. » Il est aussi significatif que cet espace soit, à peu de chose près, identique à la cuisine des invités nantis, appelée, elle, sans ambiguïté, culina hospitum81.
Cuisines doubles et recherche
26Comme l’illustre bien le cas de Saint-Gall, du fait du peu de visibilité donnée à la cuisine laïque dans les sources monastiques, les chercheurs n’ont souvent pas « reconnu » l’existence de la seconde cuisine à l’usage des moines dans plusieurs monastères du Moyen Âge central82. Seuls les spécialistes de Cluny ne pouvaient l’ignorer, puisque le Liber tramitis allait jusqu’à détailler positions et superficies des deux cuisines. Malgré tout, la lecture faite par Kenneth J. Conant de leurs fonctions respectives montre bien à quel point il était difficile d’admettre que les deux cuisines servaient à nourrir les moines : cette situation allait à l’encontre de la règle de saint Benoît, et les coutumiers étaient muets sur le détail du fonctionnement de l’« autre » cuisine. Ainsi Conant pouvait écrire :
« Le régime des cuisines est très bien connu, grâce aux références contenues dans les Coutumes. À la cuisine “régulière” on préparait les mets assez sobres, sans viande, de la communauté. À la cuisine laïque, où la nourriture des frères laïcs et des visiteurs modestes était préparée, le menu était moins limité83. »
27Un article de 2008 sur les cuisines (cucine) de l’abbaye San Vincenzo al Volturno pour les viiie et ixe siècles, à la veille de la destruction de l’abbaye durant l’automne 881, confirme qu’une interprétation flexible de la règle de saint Benoît rendait possible l’existence de deux cuisines, ce que les chercheurs ignorent84. Les cinq archéologues responsables de la fouille des cuisines de San Vincenzo s’étonnent en effet de ce qu’ils trouvent et ne font aucune référence aux sources écrites (hormis une chronique de l’abbaye) pour l’expliquer. Surtout, leurs trouvailles fascinantes illustrent bien que l’emploi des deux cuisines pouvait donner lieu à de multiples variations selon les lieux et les époques, et qu’il ne faut pas se fier aveuglément à l’image d’Épinal des coutumiers des abbayes les plus éprises de perfection85. On retrouve pourtant des liens frappants : la cuisine qu’ils appellent l’antecucina, ou espace de service86 – et où, selon moi, œuvraient principalement les serviteurs laïques –, servait avant tout à conserver les fromages, la charcuterie et la viande (qui y était en partie débitée), autrement dit tout ce qui provenait de mammifères. Aucune trace de légumes ni de céréales en ce lieu. Il semblerait que ces denrées aient été préparées dans la pièce que les cinq archéologues appellent simplement cucina, un peu plus grande que la précédente (9 m × 9 m contre 7 m × 8 m), flanquée d’un côté de la soi-disant antecucina et, de l’autre, du réfectoire. Outre les céréales et légumes, on y aurait aussi – et là commencent les différences avec les coutumiers étudiés dans cet article – fini le débitage de la viande, préparé les poissons et les œufs, et fait toute la cuisson87.
28Les fouilles de l’abbaye de Landévennec couvrent une période beaucoup plus étendue, du ixe au xve siècle, mais suggèrent des conclusions similaires88 : ici encore, les archéologues s’étonnent de trouver deux cuisines, et ils choisissent d’appeler l’une d’elles « office », même si les deux possédaient des espaces de cuisson89. Cette fois-ci, la pièce déchue du titre de cuisine par les chercheurs est probablement la cuisine régulière. L’organisation spatiale est en effet la même que celle trouvée ultérieurement dans beaucoup d’autres monastères du Moyen Âge central, dont Cluny : dès la période carolingienne, l’aile sud du monastère fut occupée d’est en ouest par le réfectoire puis par les deux cuisines, mais ce fut seulement aux xie-xiie siècles que le cellier fut déplacé pour occuper la nouvelle aile occidentale et ainsi permettre la création d’un cloître. La « cuisine » (que je soupçonne d’avoir été réservée aux serviteurs) perdit simultanément son entrée sur ce lieu, tandis que l’« office » (toujours doté d’un espace de cuisson) garda la sienne ; on retrouverait ainsi une situation similaire à celle qui prévalut, selon moi, à Cluny au xie siècle. Malgré tout, la clôture n’était pas aussi stricte que les coutumiers étudiés ci-dessus le laissent penser : il existait aussi des portes dans le réfectoire et l’« office » donnant vers le sud, vers une aire qui correspondrait peut-être à la ferme de l’abbaye. Si les fouilles de Landévennec ont permis de bien comprendre l’évolution des espaces sur plusieurs siècles, elles sont encore peu disertes sur la nourriture qui y fut préparée90.
29Quelques centaines d’années après la destruction des cuisines de San Vincenzo et bien plus au nord, d’autres fouilles laissent entrevoir une division du travail complètement inversée entre les deux cuisines monastiques. Les travaux récents de l’archéologue Benjamin Saint-Jean Vitus sur l’abbaye Saint-Philibert de Tournus pour les xie-xve siècles permettent d’observer une cuisine, située telle une protubérance au coin sud-ouest du cloître, là où le cellier (aile ouest) et le réfectoire (aile sud) se retrouvaient91. Il s’agissait très probablement de la cuisine laïque. Dans son livre récemment paru, il parle en outre d’une officine qui se serait trouvée entre le réfectoire et l’autre cuisine. Elle pourrait correspondre à la cuisine des moines des coutumiers étudiés ci-dessus. Pourtant, il n’est pas sûr qu’une cuisson y ait jamais eu lieu : Benjamin Saint-Jean Vitus se demande alors si les moines ne se seraient pas contentés d’y apprêter les plats juste avant de les servir92. Il n’était même plus question de se limiter à la préparation des fèves, céréales ou légumes.
Conclusion
30Certes, les moines ne voyaient guère la cuisine laïque essentiellement parce que diverses mesures étaient prises pour leur en interdire l’accès. L’étanchéité entre la cuisine monastique et la cuisine laïque n’était pas seulement constituée par un mur (entrecoupé possiblement d’une fenêtre), mais aussi par diverses coutumes. Le vocabulaire des coutumiers m’a aussi permis de suggérer une autre hypothèse, intéressante dans la perspective d’un ouvrage comparatif sur le fonctionnement des milieux clos, mais difficile à vérifier de manière définitive : cette étanchéité était non seulement imposée aux moines par leurs supérieurs, mais ils l’auraient également intériorisée. En effet, les coutumiers, écrits et corrigés par de multiples mains et rarement dotés d’un pouvoir coercitif (à l’exception des coutumiers plus tardifs, tel celui de Guillaume de Hirsau)93, indiquent que la cuisine laïque, pourtant répandue dans les monastères du xie siècle et remontant probablement, au minimum, aux temps carolingiens, n’était même pas dotée d’un nom spécifique. Il s’agit selon moi de la preuve du peu d’intérêt qu’elle suscitait parmi les simples moines, malgré l’importance de ce qu’elle produisait dans leur quotidien94. Autrement dit, l’interdiction d’entrer dans la cuisine gérée par les serviteurs laïques aurait été facilitée par le fait que ceux qui ne devaient pas y accéder ne la « voyaient » pas vraiment.
31Il faudrait pousser la recherche sur la cuisine laïque en deçà et au-delà du xie siècle : voir comment elle évolua depuis le xe siècle et l’époque de Benoît (durant laquelle, si elle existait, elle servait de cuisine à l’abbé et aux visiteurs laïcs), mais aussi comprendre ce qu’il en advint dans les milieux érémitiques des xie-xiie siècles et, enfin, à partir du début du xiie siècle, dans les monastères des moines blancs et noirs (les nouveaux ordres et les ordres plus traditionnels) après l’arrivée des convers. Le nouveau monachisme (y compris les mouvements érémitiques qui en sont l’origine) représenta d’abord une coupure très nette dans le mode d’alimentation des moines95. Dans la vita anonyme d’Étienne d’Obazine (v. 1085-1159) composée par étapes dans le demi-siècle qui suivit sa mort, on voit celui-ci remplir l’officium coquinae pendant que ses moines passent leurs journées aux champs96. Étienne semble cuire exclusivement des légumes. Il est fort possible que ses moines n’aient rien mangé d’autre à l’époque et donc qu’il n’ait été nul besoin que d’autres personnes soient en charge des autres mets ; en tout cas, l’hagiographe veut nous le laisser croire97. Peut-être cette image de l’abbé aux fourneaux et, surtout, coupant le bois et allant lui-même cueillir les légumes est-elle une critique plus ou moins voilée des cisterciens qui venaient d’absorber la famille monastique d’Obazine98 ? Quoi qu’il en soit, les cisterciens des premières décennies ne mangeaient probablement guère mieux que les moines d’Obazine, que leurs abbés soient ou non aux fourneaux. Chrysogonus Waddell, qui a fait l’édition critique du coutumier des frères convers cisterciens, était convaincu que toute la cuisine était faite par les moines du chœur (en accord avec les demandes de Benoît) dans la cuisine mitoyenne des deux réfectoires, celui des moines du chœur et celui des frères lais99. J’en suis moins certaine car les Ecclesiastica officia (le coutumier des moines du chœur) semblent indiquer que le coquinae officium se limitait surtout à la préparation des boissons, au nettoyage de la cuisine après une semaine et au mandatum hebdomadaire100. Très probablement, le facteur qui changea la donne en matière de préparation des mets dans le nouveau monachisme, outre la diète plus stricte des premières décennies, fut la présence des frères convers. Dans le coutumier des chartreux, on voit bien que les convers cuisinaient habituellement pour les moines du chœur dans la cuisine de ces derniers et que le cuisinier qui la présidait était un frère lai ; cependant, par humilité et pénitence, chacun des moines devait faire, à l’occasion, lors de certaines fêtes, la cuisine pour lui-même101. Dans la cuisine de l’abbé cistercien, distincte théoriquement de celle, mitoyenne, des moines et des convers, moines et convers travaillaient côte à côte102. Je soupçonne que, à quelques exceptions près, sur le long terme, l’arrivée des convers rendit superflu l’usage de deux cuisines car ils pouvaient eux-mêmes manipuler toutes les nourritures et faire, ici comme ailleurs, le lien entre le monde laïque et les moines du chœur ; ces derniers pouvaient les côtoyer dans la même pièce, comme cuisiniers (coci) ou pour y faire leur devoir de cuisine (coquinae officium) pour une semaine, si besoin était. Ce serait ainsi que la double cuisine, bien réelle dans les faits mais si peu présente dans les sources, aurait peu à peu cessé d’exister.
Notes de bas de page
2 Les apophtegmes sont des paroles exemplaires des moines et moniales de l’Antiquité tardive. Un de mes préférés a toujours été le suivant : « Un moine, rencontrant sur sa route des religieuses, s’écarta du chemin. La supérieure lui dit : “Toi, si tu étais un moine parfait, tu ne nous aurais pas considérées comme des femmes” » (Les apophtegmes des Pères. Collection systématique, chapitres I-IX, Jean-Claude Guy (éd.), Paris, Cerf, 1993, p. 223, c. iv, « De la maîtrise de soi », apothegme 74.
3 Guillaume de Saint-Thierry, Vita prima sancti Bernardi. Liber I, Paul Verdeyen (éd.), CCCM, 89b, Turnhout, Brepols, 2010, p. 48, l. 579-590. Je remercie Alexis Grelois de m’avoir signalé cette nouvelle édition de la Vita sancti Bernardi.
4 Voir par exemple, Règle de Benoît, 7, 50, 51, 67, Adalbert de Vogüé, Jean Neufville (éd. et trad.), Paris, Cerf, 1972 (abrégé RB).
5 Voir entre autres Albrecht Diem, « Inventing the Holy Rule : Some Observations on the History of Monastic Normative Observance in the Early Medieval West », dans Hendrik Dey, Elizabeth Fentress (dir.), Western Monasticism ante litteram : The Spaces of Monastic Observance in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Turnhout, Brepols, 2011, p. 53-84 ; Julian Hendrix, « La liturgie monastique avant Cluny : la contribution carolingienne », dans Dominique Iogna-Prat et al. (dir.), Cluny : les moines et la société au premier âge féodal, Rennes, PUR, 2013, p. 127-133.
6 Pius Engelbert, « Préface », dans Smaragde, Commentaire du Prologue à la Règle de saint Benoît, Jean-Éric Stroobant (éd.), Paris, Cerf, 2006, p. 8.
7 Julian Hendrix, « La liturgie monastique… », art. cité, p. 132.
8 Benoît d’Aniane, Benedicti Anianensis concordia regularum, Pierre Bonnerue (éd.), Turnhout, Brepols, 1999 ; « Introduction », dans Ardon, Vie de Benoît d’Aniane, Pierre Bonnerue, Fernand Baumes, Adalbert de Vogüé (éd. et trad.), Bégrolles-en-Mauge, Abbaye Bellefontaine, 2001, p. 40-41. La vita de Benoît d’Aniane montre d’ailleurs très bien à quel point il ne s’agissait pas d’appliquer la règle de Benoît stricto sensu mais de l’interpréter à l’aide d’autres règles et surtout de coutumes de divers monastères : Ardon, Vita Benedicti abbatis Anianensis et Indensis, G. Waitz (éd.), MGH Scriptores, vol. 15, partie I, Hanovre, Hahn, p. 206, 215-217.
9 Smaragde, Smaragdi abbatis Expositio in regulam S. Benedicti, Alfred Spannagel, Pius Engelbert (éd.), CCM 8, Siegburg, Schmitt, 1974 ; Hildemar de Civate, Expositio regulae ab Hildemaro tradita, Ruppert Mittermüller (éd.), Ratisbonne, Pustet, 1880. Ce texte peut être consulté sur http://www.hildemar.org.
10 Les meilleures éditions critiques de coutumiers se trouvent dans la collection Corpus consuetudinum monasticarum (ccm) dirigée par Kassius Hallinger et Pius Engelbert.
11 Isabelle Cochelin, « Customaries as Inspirational Sources », dans Carolyn Malone, Clark Maines (dir.), Constitutiones et Regulae : Sources for Monastic Life in the Middle Ages and the Early Modern Period, Turnhout, Brepols, 2014, p. 27-72.
12 Thierry d’Amorbach, Le coutumier de Fleury. Consuetudines Floriacenses antiquiores par Thierry d’Amorbach, Anselme Davril, Lin Donnat (éd.), dans L’abbaye de Fleury en l’an mil, Paris, CNRS Éditions, 2004, p. 145-354. Voir Anselme Davril, Lin Donnat, « Introduction », dans Thierry d’Amorbach, Le coutumier de Fleury…, op. cit., p. 147-148.
13 Sur ce sujet, voir par exemple Lin Donnat, « Recherches sur l’influence de Fleury au Xe siècle », dans René Louis (dir.), Études ligériennes d’histoire et d’archéologie médiévales, Paris, Clavreuil, 1975, p. 168-169.
14 Liber tramitis aevi Odilonis abbatis, Petrus Dinter (éd.), ccm 10, Siegburg, Schmitt, 1980. Sur cette source, voir les travaux de Susan Boynton, entre autres « The Uses of the Liber Tramitis at the Abbey of Farfa », dans Terence Bailey, Lazlo Dobszay (dir.), Studies in Medieval Chant and Liturgy in Honour ofDavid Hiley, Ottawa, Institute of Mediaeval Music, 2007, p. 87-104.
15 Consuetudines Fructuarienses-Sanblasianae, L. G. Spätling, Petrus Dinter (éd.), ccm 12, Siegburg, Schmitt, 1987, 2 vol. Sur les conditions dans lesquelles ce coutumier fut composé, voir Alfredo Lucioni, « Il processo di formazione delle consuetudini fruttuariensi », dans Cristina Andenna, Gert Melville (dir.), Regulae – Consuetudines – Statuta. Studi sulle fonti normative degli ordini religiosi nei secoli centrali del Medioevo, Münster, Lit, 2005, p. 105-139.
16 Udalrich de Zell, Consuetudines antiquiores cluniacenses, PL 149, col. 643-779. Voir, entre autres, Burkhardt Tutsch, Studien zur Rezeptionsgeschichte der Consuetudines Ulrichs von Cluny, Münster, Lit, 1998.
17 Bernard de Cluny, « Ordo Cluniacensis », dans Vetus disciplina monastica, Marquart Herrgott (éd.), Paris, Osmont, 1726, Pius Engelbert (réimpr.), Siegburg, Schmitt, 1999, p. 134-364. Sur le coutumier de Bernard, voir Isabelle Cochelin, « Évolution des coutumiers monastiques dessinée à partir de l’étude de Bernard », dans Susan Boynton, Id. (dir.), From Dead of Night to End of Day : The Medieval Customs of Cluny. Du cœur de la nuit à la fin du jour : les coutumes clunisiennes au Moyen Âge, Turnhout, Brepols, 2005, p. 29-66.
18 Guillaume de Hirsau, Willehelmi abbatis constitutiones Hirsaugienses, Candida Elvert, Pius Engelbert (éd.), CCM 15, Siegburg, Schmitt, 2010, vol. 1, p. 147-506, vol. 2, p. 1-350. Voir aussi Pius Engelbert, « Editing William of Hirsau’s Constitutiones Hirsaugienses », dans Carolyn Malone, Clark Maines (dir.), Constitutiones et Regulae, op. cit. Sur le fait que Guillaume consulta ses moines avant d’imposer son coutumier, voir Guillaume de Hirsau, Willehelmi abbatis constitutiones, op. cit., I, p. 155-156. Voir aussi Udalrich conseillant à Guillaume d’obtenir l’accord de ses moines (Udalrich, Consuetudines, op. cit., col. 639). La traduction française de l’introduction d’Udalrich à son coutumier est donnée dans Udalrich de Zell, « Ulrich of Zell’s Customary, Dedicatory Epistle and prooemium », S. Boynton, I. Cochelin (éd. et trad.), dans From Dead of Night…, op. cit., p. 329-347.
19 Isabelle Cochelin, « Community and Customs : Obedience or Agency ? », dans Sébastien Barret, Gert Melville (dir.), Oboedientia. Zu Formen und Grenzen von Macht und Unterordnung im mittelalterlichen Religiosentum, Münster, Lit, 2005, p. 229-253.
20 Udalrich de Zell, Constitutiones, op. cit., livre ii, c. xxxv, xxxvi, col. 726-30 ; Bernard de Cluny, « Ordo Cluniacensis », op. cit., livre i, c. xlvi, xlvii, p. 236-241 ; Guillaume de Hirsau, Willehelmi abbatis constitutiones, op. cit., livre i, c. LIX, LX, vol. 1, p. 479-492. Sur la signification des termes fabae (fèves) et legumen, voir Guy de Valous, Le monachisme clunisien des origines au xve siècle. Vie intérieure des moines et organisation de l’ordre, t. i : L’abbaye de Cluny. Les monastères clunisiens, Paris, Picard, 1979, p. 263 ; Anselme Davril, Éric Palazzo, La vie des moines au temps des grandes abbayes, Paris, Hachette, 2000, p. 98.
21 Udalrich de Zell, Consuetudines, op. cit., col. 730 (Sciendum quoque quod pro nulla necessitate alíud quid coquitur in coquina regulari praeter fabas et olera, nec etiam aliud genus leguminis. Nam ipsae quoque fabae, quando sunt ita novellae, pro quibusdam deliciis cum pipere condiuntur, non coquuntur a fratribus, sed a famulis in alia coquina) ; Bernard de Cluny, « Ordo Cluniacensis », op. cit., p. 240 ; Guillaume de Hirsau, Willehelmi abbatis constitutiones, op. cit., vol. 1, p. 492 : Guillaume a légèrement changé le texte d’Udalrich et je reviendrai plus tard sur ce changement ; Wolfgang Teske, « Laien, Laienmönche und Laienbrüder in der Abtei Cluny. Ein Beitrag zum Konversen-Problem », Frühmittelalterliche Studien, 10, 1976, p. 267. C’est grâce à l’information fournie par Udalrich et Bernard qu’on peut comprendre un passage du Liber tramitis expliquant qui apporte quels plats au réfectoire des moines, même s’il n’est pas précisé qui a préparé le plat de poisson (Liber tramitis, op. cit., p. 90). Sur les serviteurs laïques, je me permets de renvoyer à mon article « Les famuli à l’ombre des monastères (Cluny et Fleury, xe et xie siècles », dans Olivier Delouis, Maria Mossakowska-Gaubert (dir.), La vie quotidienne des moines en Orient et en Occident (ive-xe). II : Questions transversales, Institut Français d’Archéologie Orientale du Caire et École française d’Athènes (à paraître).
22 Pour une description détaillée de la nourriture des moines clunisiens, voir Guy de Valous, Le monachisme clunisien…, op. cit., vol. I, p. 254-278.
23 Udalrich de Zell, Consuetudines, op. cit., col. 703-04 ; Bernard de Cluny, « Ordo Cluniacensis », op. cit., p. 169-173 ; Guillaume de Hirsau, Willehelmi abbatis constitutiones, op. cit., vol. 1, p. 204- 219. Sur cette liste de signes muets, voir Scott Bruce, Silence and Sign Language in Medieval Monasticism : The Cluniac Tradition c. 900-1200, Cambridge, CUP, 2007 (avec la traduction anglaise, p. 177-182).
24 Guy de Valous, Le monachisme clunisien…, op. cit., vol. i, p. 250-253. Les plus célèbres critiques sont celles formulées par Bernard de Clairvaux dans son Apologia, même s’il n’est pas complètement certain qu’elles concernaient les clunisiens : Bernard de Clairvaux, Apologia ad Guillelmum abbatum, dans Conrad Rudolph, “The Things of Greater Importance” : Bernard of Clairvaux’s Apologia and the Medieval Attitude Toward Art, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1990, p. 264-267. Voir aussi Isabelle Rosé, « Le moine glouton et son corps dans les discours cénobitiques réformateurs (début ixe siècle-début xiiie siècle) », dans Karine Karila-Cohen, Florent Quellier (dir.), Le corps du gourmand : d’Héraclès à Alexandre le Bienheureux, Rennes, pur, 2012, p. 209-210, 213.
25 Udalrich de Zell, Consuetudines, op. cit., col. 730 ; Bernard de Cluny, « Ordo Cluniacensis », op. cit., p. 240 ; Guillaume de Hirsau, Willehelmi abbatis constitutiones, op. cit., vol. 1, p. 492.
26 Thierry d’Amorbach, Le coutumier de Fleury…, op. cit., p. 248-249 : Nullus ministrorum coquinam publicam in qua pisces parantur aliquando intrare presumit nisi solus cellelarius. Per fenestram vero cellerarius a servitoribus pisces accipit et ebdomadariis ut apponant porrigit.
27 Thierry d’Amorbach, Le coutumier de Fleury…, op. cit., p. 201. Cette description de la tâche du réfectorier semble contredire celle concernant le cellérier, puisque le coutumier déclare que la distribution du poisson revenait au cellérier. L’auteur ayant été réfectorier à Fleury, peut-être eut-il tendance à exagérer sa tâche (ibid., p. 200-201). Quoi qu’il en soit, ces indices témoignent que les hebdomadiers de la cuisine ne s’occupaient très certainement que des légumes et des fèves.
28 Consuetudines Fructuarienses-Sanblasianae, op. cit., vol. 2, p. 225, 248.
29 Udalrich de Zell, Consuetudines, op. cit., col. 726 ; Bernard de Cluny, « Ordo Cluniacensis », op. cit., , p. 236. L’abbé doit aussi faire son service en cuisine mais il est alors en surnuméraire (Udalrich de Zell, Consuetudines, op. cit., col. 737 ; Bernard de Cluny, « Ordo Cluniacensis », op. cit., p. 138) ; Guillaume de Hirsau, Willehelmi abbatis constitutiones, vol. 1, p. 479. Hildemar déclare que, selon les besoins, les moines de service à la cuisine doivent être deux, trois, quatre, etc. (Expositio regulae…, op. cit., p. 396).
30 Consuetudines Fructuarienses-Sanblasianae, op. cit., vol. 1, p. 54-55, vol. 2, p. 228. Chaque groupe récupérait ensuite sa vaisselle propre (ibid., vol. 1, p. 57).
31 Voir par exemple Guillaume de Hirsau, Willehelmi abbatis constitutions, op. cit., vol. 1, p. 484- 487. Sur le réfectoire de Cluny et le service aux tables, voir Guy de Valous, Le monachisme clunisien…, op. cit., vol. 1, p. 280-285. Sur l’organisation des réfectoires monastiques en général, voir Sheila Bonde et Clark Maines, « Consuetudines in Context : Change and Continuity in the Customs and Architecture of Augustinian Saint-Jean-des-Vignes, Soissons, 1098-1783 », dans Carolyn Malone et Clark Maines (dir.), Constitutiones et Regulae, op. cit.
32 Bernard de Cluny, « Ordo Cluniacensis », op. cit., p. 236 : Qui doctrina summae humilitatis ad plenum edoceri desiderat, non sunt ei ignoranda ars ac documenta coquinae regularis.
33 L’étude de la cuisine de Tournus par Benjamin Saint-Jean Vitus, qui correspondrait à la cuisine dite laïque et où toutes les cuissons étaient faites, indiquerait peut-être que, dans les monastères moins épris de perfection que ne l’étaient Cluny et Hirsau, les moines se contentaient de finir d’apprêter et de servir les plats (voir, en fin d’article, la discussion de ses travaux). Dans un tel contexte, cette description détaillée de la cuisson des fèves et des légumes par Udalrich pourrait aussi avoir une finalité didactique.
34 Il est possible que le commentaire de la règle de Benoît par Hildemar, du début du ixe siècle, témoigne encore d’une époque où la corvée de cuisine était davantage une tâche manuelle que spirituelle ; en effet, l’abbé de Civate fait plusieurs fois référence aux murmures des frères, malheureux de devoir faire ce travail (Hildemar, Expositio regulae…, op. cit., p. 196, 394, 397-398). Malgré tout, compte tenu que les coutumiers monastiques sont peu diserts sur les complaintes des moines, on ne peut se hasarder à interpréter leur absence de plaintes sur le coquinae officium.
35 Voir la discussion sur l’abbaye de Landévennec en fin d’article. Je suis très reconnaissante à Clark Maines (archéologue et spécialiste des monastères médiévaux du xiie siècle à la Renaissance) de m’avoir patiemment et généreusement donné quelques indications sur la séparation entre le cloître et les cuisines monastiques.
36 Consuetudines Fructuarienses-Sanblasianae, op. cit., vol. 1, p. 64 (pour la sieste), vol. 1, p. 78, vol. 2, p. 131 (après complies).
37 Ibid., vol. 2, p. 130-131. Autres exemples qui laissent entendre qu’on entrait directement dans la cuisine depuis le cloître, sans passer par le cellier ou le réfectoire : ibid., vol. 1, p. 79, vol. 2, p. 159, 185.
38 Bernard de Cluny, « Ordo Cluniacensis », op. cit., p. 141.
39 L’armarium puerorum, littéralement la bibliothèque des enfants, était maintenu sous surveillance du fait du risque sexuel que représentaient les enfants dans le cloître. Voir Susan Boynton, Isabelle Cochelin, « The Sociomusical Role of Child Oblates at the Abbey of Cluny in the Eleventh Century », dans Susan Boynton, Roe-Min Kok (dir.), Musical Childhoods and the Culture of Youth, Middletown (CT), Wesleyan University Press, 2006, p. 11-12.
40 Kenneth J. Conant, Cluny. Les églises et la maison du chef d’ordre, Cambridge/Mâcon, The Mediaeval Academy of America/Protat Frères, 1968, planche IV, fig. 4. Il n’a pas représenté non plus d’auditorium lié à l’aumônerie.
41 Ibid., p. 20 et planche X, fig. 10. Je remercie Clark Maines d’avoir porté mon attention sur ce plan.
42 Ibid., p. 62.
43 Hildemar, Expositio regulae…, op. cit., p. 203.
44 Smaragde, Smaragdi abbatis Expositio, op. cit., p. 282-283. Synodi primae Aquisgranensis Decreta authentica (816), Josef Semmler (éd.), dans Initia consuetudinis benedictinae. Consuetudines sae-culi octavi et noni, Kassius Hallinger et al. (éd.), ccm 1, Siegburg, Schmitt, 1963, p. 464-465. Malgré tout, les nombreuses pages que Hildemar dédie à cette question montrent qu’il n’y eut jamais unanimité dans tous les monastères sur la réponse à donner (Expositio regulae…, op. cit., p. 522-525).
45 Smaragde, Smaragdi abbatis Expositio, op. cit., p. 255.
46 Hildemar, Expositio regulae…, op. cit., p. 507 ; Mayke de Jong, « Carolingian Monasticism : the Power of Prayer », dans Rosamond McKitterick (éd.), New Cambridge Medieval History, vol. 2 : C.700-c.900, Cambridge, cup, 1995, p. 638.
47 Hildemar, Expositio regulae…, op. cit., p. 379 : Nunc videndum est, qualiter haec intelligere debeamus. Si enim sicut vasa altaris sacrata debent conspici vasa coquinae i. e. lapidea et scutellae, non ibi pulmenti aliquid mittere audebimus. Sed ita intelligi debent, ac si diceret aliis verbis : ita debet cellararius vasa monasterii juxta meritum vasculi conspicere, sicut conspiciuntur vasa altaris secundum meritum suum, hoc est non pejus debent vasa coquinae secundum meritum tractari, sed munde et caute juxta meritum suum tractanda sunt.
48 Une autre explication me fut suggérée par Rachel Koopmans, qui, pour être validée, exigerait des recherches plus poussées dans les sources du haut Moyen Âge : la liste des ingrédients utilisés dans la cuisine régulière correspondrait à ceux que les moines pouvaient eux-mêmes se procurer dans leur jardin, à la différence des œufs, fromages et poissons. En effet, Hildemar évoque le fait que la tâche à la cuisine offrait à certains frères un peu plus de liberté de mouvement que la normale, puisqu’ils devaient se rendre dans le jardin (Expositio regulae…, op. cit., p. 196). Dans mes sources du xie siècle, les ingrédients sont apportés aux frères à la cuisine et il n’est plus question d’aller au jardin. Mais qu’en est-il des fruits, le jardin n’avait-il donc pas d’arbres fruitiers ? Sur la nourriture comme un des marqueurs fondamentaux de la frontière entre le monde des moines et le reste de la société, voir Isabelle Rosé, « Le moine glouton… », art. cité, p. 208.
49 Voir par exemple Consuetudines Fructuarienses-Sanblasianae, op. cit., vol. 1, p. 57. Voir aussi la discussion autour des cuisines de San Vincenzo al Volturno en fin d’article.
50 Voir par exemple Udalrich de Zell, Consuetudines, op. cit., col. 727. Guy de Valous, Le monachisme clunisien…, op. cit., vol. 1, p. 263-265.
51 Le commentaire de Hildemar laisse entendre que les plaintes contre la corvée de cuisine étaient fort nombreuses : op. cit., p. 394, 397-398. Le concile d’Aix exigeant que les moines travaillent à la cuisine témoigne du même problème : Synodi primae Aquisgranensis Decreta authentica (816), Expositio regulae…, op. cit., p. 458.
52 Liber tramitis, op. cit., p. 250-251. Sur l’hospitalité exceptionnelle de Cluny, voir entre autres Dominique Iogna-Prat, Ordonner et exclure : Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’islam, 1000-1150, Paris, Aubier, 1998, p. 90-92.
53 Liber tramitis, op. cit., p. 204 : Coquina regularis triginta pedes longitudine et latitudine uiginti et quinque. Coquina laicorum eademque mensura. Sur ce plan, voir, entre autres, Isabelle Cochelin, « Les famuli… », art. cité ; Anne Baud, Gilles Rollier, « Liturgie et espace monastique à Cluny à la lecture du Liber tramitis, “Descriptione monasterii” et données archéologiques », dans Anne Baud (dir.), Espace ecclésial et liturgie au Moyen Âge, Lyon, Maison de l’Orient et de la Méditerranée, p. 27-33, 37-41.
54 Kenneth J. Conant, Cluny…, op. cit., groupe i, planches iv-vi ; voir aussi groupe III, planche xxviii, fig. 47.
55 Voir les discussions sur les cuisines de San Vincenzo al Volturno et Landévennec en fin d’article.
56 Hildemar, Expositio regulae…, op. cit., p. 506-507. Selon Mayke de Jong, le mouvement des plats tels que ceux de poissons allait de la cuisine des moines à celle des hôtes et de l’abbé, par la fenêtre entre les deux (Mayke de Jong, « Carolingian Monasticism… », art. cité, p. 638 ; Hildemar, Expositio regulae…, op. cit., p. 507). Les fouilles faites à San Vincenzo al Volturno (discutées en fin d’article) en offrent peut-être un exemple pour le IXe siècle.
57 Consuetudines Fructuarienses-Sanblasianae, op. cit., vol. 2, p. 22816.
58 Guillaume de Hirsau, Willehelmi abbatis constitutiones, op. cit., vol. 2, p. 98.
59 Bernard de Cluny, « Ordo Cluniacensis », op. cit., p. 143, 150. Le même passage sur les âniers est présent dans le coutumier d’Udalrich mais il ne parle que d’une seule cuisine, très probablement parce qu’il ne pense guère à celle des laïcs quand il décrit la vie monastique (Consuetudines, op. cit., col. 762). Bernard, qui corrigea et amplifia son texte, a voulu être plus précis.
60 Consuetudines Fructuarienses-Sanblasianae, op. cit., vol. 1, p. 52-53, 642.
61 Ibid., vol. 1, p. 58.
62 Je n’ai trouvé par exemple qu’une seule référence à l’entrée des serviteurs laïques dans la cuisine régulière, lors de la nuit de Noël, pour y allumer un feu ; même si d’autres entrées étaient possibles, il est presque certain qu’elles étaient rares : Liber tramitis, op. cit., p. 21 ; Udalrich, Consuetudines, op. cit., col. 692 ; Bernard de Cluny, « Ordo Cluniacensis », op. cit., p. 288. Voir aussi Wolfgang Teske, « Laien, Laienmönche… », art. cité, p. 267, note 118.
63 Frater etiam qui pisces comparat, sub eo [le cellérier] est ; hic autem habet quiddam proprium, quod nulli amplius nostri ordinis conceditur ; uidelicet, ut quando pisces adducit, equitando castellum quod est ante ecclesiam ingrediatur, et ita usque ad ipsam quoquinam progrediatur (Bernard de Cluny, « Ordo Cluniacensis », op. cit., p. 149-150). La phrase précédente parlait du bras droit du cellérier ; compte tenu du fait que ni celle-ci ni les précédentes ne faisaient référence à la cuisine laïque, le choix de la formule ipsa coquina est selon moi symptomatique de la difficulté des auteurs de coutumiers de nommer et donc de concevoir clairement l’« autre » cuisine. Sur l’appellation castellum qui fait référence au mur (clôture externe) qui englobait l’ensemble du monastère de Cluny mais est surtout utilisée pour désigner les espaces ouverts aux laïcs et hors de la clôture interne, voir Didier Méhu, Paix et communauté autour de l’abbaye de Cluny, xe-xiie siècles, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2001, p. 204. On pourrait s’attendre à ce que l’interdit évoqué dans le passage ci-dessus concerne le fait d’entrer à cheval dans le castellum ; mais, compte tenu de la configuration des lieux, très probablement tous les moines en voyage y entraient à cheval avant de laisser leurs montures à l’écurie.
64 Wolfgang Teske, « Laien, Laienmönche… », art. cité, p. 267.
65 La vita d’Odilon par Jotsald mentionne, pour l’abbaye de Saint-Denis, un officium prepositure occupé par un certain senior Yuo chargé, entre autres, de trouver la nourriture à servir à Odilon en visite : Jotsald de Saint-Claude, Vita des Abtes Odilo von Cluny, Johannes Staub (éd.), MGH Scriptores, 68, Hanovre, Hahn, 1999, p. 207. Le terme ne se retrouve pas dans les coutumiers clunisiens dans ce contexte, mais il est possible que cet officier soit le même que le prepositus de Fleury dont je parle ensuite.
66 Thierry d’Amorbach, Le coutumier de Fleury…, op. cit., p. 178-179.
67 Ibid., p. 188-189, 198-201.
68 RB, 53, 16.
69 Il existe des différences intriguantes entre les coutumiers composés au sud des Alpes et les autres, mais l’échantillon est trop limité pour en tirer des conclusions définitives. Le Liber tramitis et le coutumier de Fruttuaria sont beaucoup plus diserts sur la cuisine laïque, toutes proportions gardées, que les coutumiers d’Udalrich et de Guillaume. Faute de place, je n’ai pas abordé ici la question des monastères anglais et de leurs coutumiers. Il est possible que ne s’y soit trouvée qu’une seule cuisine, située hors de la clôture interne, ce qui expliquerait l’absence de toute mention d’une « autre » cuisine.
70 Liber tramitis, op. cit., p. 21, 53, 215, 217, 221, 224-225, 231-232, 236, 238, 257.
71 Ibid., p. 250-251.
72 En fait, ce problème d’indexation est assez commun dans les coutumiers mais il peut prendre différentes formes. Par exemple, pour éviter tout problème de mauvaise indexation, les éditeurs du coutumier de Fruttuaria ont fait trois entrées : cuisine (coquina), cuisine des serviteurs (coquina famulorum) et cuisine régulière (coquina regularis). Je suppose qu’ils ont placé sous la première toutes les références qu’ils jugeaient incertaines.
73 Liber tramitis, op. cit., p. 204 (sur ce passage, voir ci-dessus), 256.
74 Udalrich de Zell, Consuetudines, op. cit., col. 767-68 ; Bernard de Cluny, « Ordo Cluniacensis », op. cit., p. 184.
75 Voir par exemple note 59 ci-dessus. Voir aussi n. 63 ci-dessus.
76 Bernard de Cluny, « Ordo Cluniacensis », op. cit., p. 143.
77 Consuetudines Fructuarienses-Sanblasianae, op. cit., vol. 1, p. 53, 55.
78 Dans le coutumier de Fruttuaria, il est une fois question du fait que le cellérier, après le repas, doit rapporter ses plats (à la différence des plats avec la nourriture préparée par les semainiers) dans « sa cuisine » (ad suam coquinam), ibid., vol. 2, p. 57.
79 Guillaume de Hirsau, Willehelmi abbatis constitutiones, op. cit., , vol. 2, p. 98. Dès sa première transformation du texte d’Udalrich, Guillaume modifia ce chapitre sur les circatores en ajoutant une longue description de leurs tournées dans laquelle il évoqua la coquina exterior : Udalrich, Consuetudines, op. cit. col. 741 ; Guillaume, Textus praevius constitutionum Hirsaugiensium, dans Id., Willehelmi abbatis constitutiones, op. cit., vol. 1, p. 1-145 (la coquina exterior est mentionnée p. 52-53).
80 Hic uictus fratrum cura tractetur honesta ; http://www.stgallplan.org/StGallDB/plan_components/public_english/215( site consulté le 26 avril 2013).
81 Sur la signification de culina, voir Albert Blaise, Dictionnaire latin-français des auteurs chrétiens, révisé par Paul Tombeur, Turnhout, Brepols, 2005. La cuisine des pèlerins et des pauvres, en revanche, semble avoir été plus petite que les deux autres : on n’y retrouve pas cet espace allongé, présent dans les deux autres, distinct de la boulangerie et de la brasserie, et qui me semble avoir été utilisé plus largement pour la préparation des mets. Il est possible que la nourriture servie aux plus pauvres ait consisté soit de pain et de bière, soit des restants des plats préparés dans les deux cuisines des moines (voir par exemple le Liber tramitis, p. 252).
82 Une exception qu’il faut souligner : le livre d’Anselme Davril et Éric Palazzo sur la vie quotidienne des moines aux temps des grandes abbayes (La vie des moines au temps des grandes abbayes, op. cit., p. 100) ; malgré tout, ils affirment simultanément que les moines étaient responsables de la cuisson des aliments (ibid., p. 99). Dans le plan de Saint-Gall, se trouvent en fait sept cuisines, dont cinq pour les moines : les deux susmentionnées, une pour les invités nantis, une pour les voyageurs pauvres, une pour l’abbé, une pour les malades et enfin une pour les novices.
83 Kenneth J. Conant, Cluny…, op. cit., p. 62.
84 Alfredo Carannante et al., « Le cucine di San Vincenzo al Volturno. Ricostruzione funzionale in base ai dati topografici, strutturali, bioarcheologici et chimici », dans Flavia De Rubeis, Federico Marazzi (dir.), Monasteri in Europa occidentale (secoli viii-xi) : topografia e strutture, Rome, Viella, 2008, p. 489-507 ; voir un résumé très succinct des fouilles des deux cuisines sur le site http://www.sanvincenzoalvolturno.it/pg/sez3_c_x.htm ; Federico Marazzi, Alfredo Carannante, « Dal mare ai monti : l’approvvigionamento ittico nelle cucine del monastero di San Vincenzo al Volturno nel ix secolo », dans Giuliano Volpe, Antonietta Buglione, Giovanni De Venuto (dir.), Vie degli animali, vie degli uomini. Transumanza e altri spostamenti di animali nell’Europa tardoantica e medievale, Bari, Edipuglia, 2010, p. 107-118. Ce dernier article fait référence aux règles monastiques et aux recommandations du concile d’Aix en 816-817, mais non aux commentaires de la règle ni aux coutumiers.
85 Je remercie Benjamin Saint-Jean Vitus pour m’avoir fait prendre conscience de ma trop grande confiance en mes sources sur ce sujet.
86 Alfredo Carannante et al., « Le cucine di San Vincenzo… », art. cité, p. 499.
87 Pour de plus amples informations sur la proportion poisson, volaille et viande rouge dans la consommation à San Vincenzo, voir Federico Marazzi, Alfredo Carannante, « Dal mare ai monti… », art. cité, p. 110-111, 114-116.
88 Annie Bardel, Ronan Perennec, « Les cuisines et le réfectoire de l’abbaye de Landévennec », dans Benoît Clavel (dir.), Production alimentaire et lieux de consommation dans les établissements religieux au Moyen Âge et à l’époque moderne, Centre d’archéologie et d’histoire médiévales des établissements religieux, vol. 19, 2006, t. I, p. 23-46 (fig. 1, p. 25)
89 À propos des bâtiments de l’époque carolingienne, ils écrivent en effet : « La plus grande aire de chauffe se situe dans la [salle] plus occidentale, celle qui est restée la cuisine jusqu’au début du xviiie siècle. Les petits foyers annexes, relayés ou complétés par une structure étendue, sont installés dans ce qui est apparu par la suite comme l’office. Leur disposition sur l’ensemble de la salle atteste pourtant son utilisation à cette époque comme cuisine. Il y avait probablement une différence entre les deux salles, à moins qu’elles n’aient été en usage alternativement, ce qui paraît peu probable. Dans le courant du xie siècle, la dualité persiste entre les deux salles contiguës, qui abritent chacune un foyer central » (ibid., p. 37). Il semblerait que celui de l’« office » ait été utilisé au moins jusqu’au milieu du xiie siècle (ibid., p. 38).
90 Ibid., p. 46. On attend encore les résultats définitifs des études bioarchéologiques.
91 Benjamin Saint-Jean Vitus, « Tournus, les bâtiments monastiques de l’abbaye de Saint-Philibert au Moyen Âge », Congrès archéologique de France, 166 (2008), p. 308.
92 Id. (dir.), Pas de fumet sans feu : cuisine et vie quotidienne auprès des moines de Tournus (fin du ixe-xvie siècle), 35e supplément de la Revue archéologique de l’Est, 2014. Voir aussi Id., Tournus. Le castrum, l’abbaye, la ville, xie-xive siècle et prémices. Analyse archéologique d’un développement monastique et urbain, thèse de doctorat en archéologie médiévale (sous la dir. Jean-François Reynaud), université Lumière Lyon 2, 2006, disponible sur http://theses.univ-lyon2.fr/documents/lyon2/2006/saint-jeanvitus_b.
93 Gert Melville, « Action, Text, and Validity : On Re-Examining Cluny’s Consuetudines and Statutes », dans From Dead of Night, op. cit., p. 67-84.
94 Il n’est pas inutile de rappeler ici que la gourmandise est le « vice monastique par excellence » (Isabelle Rosé, « Le moine glouton… », art. cité, p. 191).
95 Voir ci-dessus n. 24 les complaintes de Bernard de Clairvaux sur la nourriture des moines noirs.
96 Vie de saint Étienne d’Obazine, M. Aubrun (éd. et trad.), Clermont-Ferrand, Publications de l’Institut d’études du Massif central, 1970, p. 56-57, 54-55 (où il est dit qu’il ne construisit qu’une seule cuisine). Damien Boquet, Piroska Nagy, « La vie d’Étienne d’Obazine, une aventure alimentaire », dans Élisabeth Lalou et al. (dir.), Des châteaux et des sources. Archéologie et histoire dans la Normandie médiévale, Rouen, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2008, p. 535-537.
97 Voir Vie de Saint Étienne, op. cit., p. 116-117 ; Damien Boquet, Piroska Nagy, « La vie d’Étienne d’Obazine… », art. cité, p. 538.
98 Alexis Grelois, « Les origines contre la Réforme : nouvelles considérations sur la Vie de saint d’Étienne d’Obazine », dans Écrire son histoire. Les communautés régulières face à leur passé, Saint-Étienne, PUSE, 2005, p. 369-388.
99 Chrysogonus Waddell, Cistercian Lay Brothers : Twelfth-Century Usages with Related Texts, Brecht, Cîteaux, Commentarii cistercienses, 2000, p. 181. La position de cette cuisine mitoyenne est visible sur les plans des ailes ouest du cloître cistercien présentés par James France, Separate but Equal : Cistercian Lay Brothers, 1120-1350, Abbey of Gethsemani, Cistercian Publications, 2012, p. 89, fig. 10. Elle semble être, avec l’église, l’autre lieu commun aux moines et frères convers.
100 Ecclesiastica Officia, Danièle Choisselet, Placide Vernet (éd.), Hermann M. Herzog, Johannes Müller (trad.), Langwaden, Bernardus-Verlag, 2003, chapitre 108, p. 418-425.
101 Guigues Ier le Chartreux, Coutumes de Chartreuse, Maurice Laporte (éd. et trad.), Paris, Cerf, 2001, p. 172-173, 184-185, 254-255, etc.
102 Ecclesiastica officia, op. cit., chap. 109, p. 424-427.
Auteur
University of Toronto
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