Le Déluge universel est-il le début de l’histoire ?
p. 65-77
Texte intégral
1L’Éxégèse biblique a beaucoup utilisé le Déluge pour dresser une histoire et une géographie des origines de l’humanité. L’un de ses tout derniers avatars est l’hypothèse « catastrophiste » qui explique la formation de la mer Noire par un enchaînement de cataclysmes naturels particulièrement spectaculaires1. Pourtant, à s’en tenir à la lettre du récit, l’image d’une surface terrestre noyée sous les eaux ne convient vraiment que dans l’environnement de l’ancienne Mésopotamie, qui fut jusqu’au milieu du xxe siècle ap. J.-C. sous la menace de crues dévastatrices du Tigre et de l’Euphrate. Il n’est donc pas étonnant que ce soit de cette région du monde que provienne la plus ancienne, la plus cohérente, et la plus riche des traditions concernant le Déluge. Elle a débouché sur la formation d’un mythe qui est aux sources mêmes de la manière dont les gens de Sumer et d’Akkad, puis de Babylone et d’Aššur ont conçu leur histoire sur la longue durée, avant qu’il soit repris par les rédacteurs de la Bible.
2Si l’on prend à la lettre le récit biblique, le Déluge, qui paraît une histoire simple, recèle en fait des développements assez complexes, qui trouvent à nouveau leur correspondant, sinon leur origine même, dans la tradition culturelle mésopotamienne telle qu’elle s’est diffusée dans l’ensemble du Proche-Orient par le biais de l’usage de l’écriture cunéiforme sur tablettes d’argile sur une très longue durée, du milieu du IIIe millénaire av. J.-C. jusqu’à la période hellénistique en Orient (iiie-ier siècle av. J.-C.).
3Une fois mis en évidence ces aspects complexes du récit biblique, on doit considérer comment, dans les manuscrits suméro-akkadiens, est décliné le thème du Déluge et comment il sert à fixer un « second point d’origine », historicisé, de l’humanité : après sa création au service des dieux, celle-ci bénéficie, de manière un peu paradoxale, de la garantie de sa survie perpétuelle grâce au Déluge. Elle est en mesure alors, au moins pour sa composante civilisée, celle qui vivait entre Tigre et Euphrate, d’accéder à l’histoire et à un fonctionnement de ses sociétés urbaines régulé par un certain nombre de normes et d’institutions. C’est tout au moins le récit que nous en font les lettrés de Mésopotamie jusqu’au Ier millénaire av. J.-C. Il nous faut donc croire à leurs mythes pour accéder à leur histoire.
Le Déluge biblique : une histoire pas si simple
4La version première du sens à donner au mythe du Déluge est clairement exprimée dans le Dictionnaire de la Bible :
Le Déluge fut donc dans les desseins de Dieu un châtiment des crimes et de la perversité des hommes, et en même temps un moyen de préservation et de reconstitution d’une nouvelle humanité dans la vraie foi et les bonnes mœurs2.
Le texte biblique lui-même indique ainsi que Yahvé, constatant que le mal s’est partout répandu, le supprime et régénère l’humanité à partir de Noé et de sa famille :
Yahvé vit que la malice de l’homme sur la terre était grande et que tout l’objet des pensées de son cœur n’était toujours que le mal. Yahvé se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre et il s’irrita dans son cœur. Yahvé dit : « Je supprimerai de la surface du sol les êtres que j’ai créés, depuis les hommes jusqu’aux bestiaux, jusqu’aux reptiles et jusqu’aux oiseaux des cieux, car je me repens de les avoir faits. » Mais Noé trouva grâce aux yeux de Yahvé3.
Pourtant, cet exposé simple des faits est précédé d’une série d’éléments contextuels qui compliquent singulièrement les choses, dans la mesure où ils paraissent ne pas avoir de rapport avec le Déluge lui-même :
Quand les hommes commencèrent à se multiplier à la surface du sol et que des filles leur naquirent, il advint que les fils d’Elohim s’aperçurent que les filles des hommes étaient belles. Ils prirent donc pour eux des femmes parmi toutes celles qu’ils avaient élues. Alors Yahvé dit : « Mon Esprit ne restera pas toujours dans l’homme, car il est encore chair. Ses jours seront de cent vingt ans. » En ces jours-là, il y avait des géants sur la terre et même après cela : quand les fils d’Elohim venaient vers les filles des hommes et qu’elles enfantaient d’eux, c’étaient les héros qui furent jadis des hommes de renom4.
Les « fils d’Elohim », appelés dans d’autres traductions « veilleurs », ou « anges », de même que les géants, les héros, ou la notation de la limite à 120 ans de la durée de la vie humaine n’ont pas de rapport clair avec l’épisode du Déluge, qu’ils introduisent pourtant. C’est en se référant aux « écrits intertestamentaires », c’est-à-dire à des éléments parallèles ou apocryphes de la tradition biblique, que l’on trouve la raison de la connexion qui est établie entre ces divers faits.
5Le passage V, 1-3 du Livre des Jubilés reprend ainsi l’épisode, mais avec un récit beaucoup plus construit, et qui en modifie singulièrement la perspective :
Lorsque les humains eurent commencé à se multiplier sur la face de la terre et que des filles leur furent nées, les anges du Seigneur virent, la première année de ce jubilé, qu’elles étaient belles à regarder. Ils en prirent pour femmes, parmi toutes celles qu’ils avaient choisies. Celles-ci leur enfantèrent des fils : c’étaient des géants. La violence s’accrut sur terre et tous les êtres de chair corrompirent leur conduite depuis les hommes jusqu’aux animaux domestiques et sauvages, aux oiseaux et à tout ce qui marche à terre. Tous corrompirent leur conduite et leurs règles de vie et ils commencèrent à se dévorer entre eux. La violence s’accrut sur la terre et toutes les pensées de tous les humains étaient tout le temps mauvaises. Le Seigneur regarda la terre, la vit corrompue, toute chair avait corrompu sa règle de vie et tout être vivant sur terre avait fait toute sorte de mal devant Ses yeux. Il déclara : « Je vais détruire l’homme et toute chair à la surface de la terre que j’ai créée. » Noé seul trouva grâce aux yeux du Seigneur5.
Un peu plus loin, dans le discours que Noé adresse à ses enfants, il leur explique les « vraies » causes du Déluge :
C’est en effet pour ces trois motifs qu’il y a eu un déluge sur la terre : la fornication, lorsque les Veilleurs s’écartèrent de l’ordonnance qui les régissait pour forniquer avec les filles des hommes, se prirent des femmes parmi toutes celles qu’ils avaient choisies, provoquèrent le début de l’impureté, engendrèrent des fils, les Nafidim6 qui étaient tous différents et se dévoraient les uns les autres : le Géant tua le Nafil, le Nafil tua l’Elyo, l’Elyo tua l’homme et l’homme son semblable. Chacun se vendit pour commettre la violence et répandre des flots de sang, et la terre fut remplie de violence7.
À la suite de la faute commise par les « fils d’Elohim/veilleurs/anges », la Création est donc devenue incontrôlable et le sang y coule à flots. C’est pour répondre à ce dévoiement que Yahvé décide de noyer la surface terrestre sous une eau purificatrice ; il cherche, par là même, à faire disparaître les géants en les noyant également et décide de ne sauver que l’humanité par l’intermédiaire de Noé, mais en restreignant la durée de la vie humaine à cent vingt ans.
6Quant aux « fils d’Elohim/veilleurs/anges », responsables de cette catastrophe, ils furent punis d’un emprisonnement perpétuel. La tradition concernant leurs fils, les géants, est hétérogène et témoigne d’une assez grande diversité d’interprétations : selon l’une des versions, ils furent amenés à s’entretuer et disparurent de ce fait purement et simplement. Selon une autre, plus complexe, si leur enveloppe charnelle fut noyée par le Déluge, la part immatérielle issue de leurs géniteurs angéliques ne put être détruite : ce qui restait d’eux, sous la forme d’« esprits », fut donc également emprisonné. Pourtant, une partie infime (un dixième) d’entre eux fut laissée libre et ils devinrent les démons dirigés par Bélial (selon la tradition de Qumrân) ou Satan (selon le Livre des Jubilés ou l’Apocalypse de Moïse). Ces êtres malfaisants furent autorisés à tenter et tourmenter les humains, dont on avait reconnu la propension au mal, de manière à ce que cette tendance humaine à la faute soit mise en usage, sans que le mal procède de la puissance divine. Pour compenser cette décision, qui n’était guère favorable aux humains, Yahvé transmit la science de la médecine à Noé, de la même manière que dans la tradition mésopotamienne, c’est du dieu de la Sagesse et du Savoir, Enki8, que le premier Sage mésopotamien reçut les connaissances médicales compilées dans la série magique sag-gig-ga-meš, pour compenser le refus d’accorder l’immortalité aux humains.
Ainsi, le Déluge est une histoire complexe, car s’il y a une faute initiale, elle est celle d’une partie des « fils d’Elohim ». En s’unissant à des femmes humaines qui accouchent de géants/héros, appelés selon les occurrences gibbôrîm ou nafilim, ils ont fait apparaître sur terre des êtres anormaux qui se comportent d’une manière particulièrement sauvage : ils se tuent et se mangent les uns les autres. Mais ils tuent aussi des humains et transmettent à toute la Création l’habitude de la consommation de viande : celle-ci se met à s’entredévorer.
7Le Déluge fait donc disparaître les êtres vivants (géants, mais aussi humains et animaux) corrompus par la violence. Cependant, une fois ce dramatique épisode passé, Noé et ses fils, ou les animaux survivants continueront à s’alimenter en tuant et en mangeant des êtres vivants. Il reste donc, in fine, une propension au mal, qui est bien inhérente à l’humanité.
8Au total, la version complète du Déluge biblique, dans les divers développements qu’elle présente, associe et combine une série d’éléments explicatifs à l’existence de plusieurs faits :
- ․ la présence, à l’origine du monde, de plusieurs types de créatures anthropomorphes, depuis les géants jusqu’aux humains et donc la possibilité d’une période préhistorique au cours de laquelle auraient vécu sur terre des êtres monstrueux semi-humains ;
- ․ l’idée d’une une terre recouverte de flots de sang, conduisant au constat d’une Création imparfaite et à l’explication du régime carnivore : ainsi se situe dans le temps l’apparition de la mise à mort des animaux pour fournir l’alimentation humaine, avec le problème parallèle du sang que l’on fait couler, facteur de souillure, et qui doit être évacué ; d’une manière ou d’une autre un processus de perversion d’une partie de l’humanité par l’existence d’un « cycle du mal » qui met en présence démons et humains avec leurs initiatives propres, sans que la responsabilité divine soit en cause.
On constate alors que presque chacun des éléments du récit ainsi mis en évidence trouve un correspondant dans la tradition mythique mésopotamienne. Ceci ne témoigne pas forcément d’emprunts directs, mais renvoie plutôt à un fond culturel commun qui s’est peu à peu diffusé dans tout le Proche-Orient, mais dont, par le biais des sources écrites, les plus anciennes versions connues sont mésopotamiennes. À l’exception du problème concernant la mise à mort et la consommation des animaux, on peut ainsi retrouver dans la tradition mésopotamienne des récits ou des œuvres qui concernent :
- ․ le phénomène du Déluge, son explication, ses conséquences pour l’humanité ;
- ․ l’existence d’une catégorie particulière d’humanoïdes antédiluviens ;
- ․ l’origine du mal, provoqué par des démons autonomes, hors du pouvoir des divinités.
En élargissant ainsi la perspective, et en dessinant les liens qui unissent les mythes mésopotamiens initiaux à la version biblique, on voit bien apparaître au premier plan de cette dernière une mise en forme des éléments du récit commandée par l’esprit qui a présidé à la constitution de la Bible du viiie au vie siècle av. J.-C. Mais, à l’arrière-plan, subsistent des témoins de versions anciennes du même récit du Déluge, répandues dans tout le Proche-Orient, avec l’idée prédominante d’une spécificité et d’une altérité des temps antédiluviens et donc une fonction de césure historique attribuée au Déluge.
9On y trouve aussi le rappel d’un antagonisme entre monde divin et monde humain avec la question de la recherche de l’immortalité par les hommes, présentée comme un élément de rivalité avec la divinité – et, dans la Bible, cette question de l’immortalité est présente dès l’épisode de l’Arbre de vie dans le jardin d’Éden. Cet antagonisme est également évoqué, sous la forme d’une rivalité, dans l’épisode de la tour de Babel, qui succède immédiatement au récit du Déluge. On note également la présence de créatures géantes ayant vécu sur terre avant les hommes de l’époque historique, et l’idée, finalement, que le monde originel n’était pas tout à fait proportionné aux « normes » de l’espèce humaine, avec des dépassements dans le temps et l’espace qui introduisaient des distorsions et qu’il a fallu adapter pour aboutir à la version finale qui est celle de l’humanité historique. La durée « normale » de la vie humaine a été, dès lors, fixée à 120 ans, et une taille « normale » des humains a également été définie : c’est en fonction de cette norme, par exemple, que le philistin Goliath est présenté comme un géant « monstrueux ».
10Bon nombre de ces éléments sont clairement présents dans la tradition mésopotamienne antérieure, issue des pays de Sumer (première moitié du IIIe millénaire) et d’Akkad (dernier tiers du IIIe millénaire) qui nous permet de voir ce qu’a pu être cet arrière-plan culturel oriental dans lequel a baigné la Bible.
La redécouverte tardive du Déluge babylonien
11Jusqu’au xixe siècle, il ne subsistait de la version mésopotamienne du Déluge qu’une tradition évanescente. Selon Eusèbe de Césarée (265-339), le babylonien Bérose, auteur d’une présentation en langue grecque des grands traits de la civilisation mésopotamienne au début du iiie siècle av. J.-C., les Babyloniaka, qui n’est plus connue que par des citations de son œuvre9, rapporte :
[Le dieu] Chronos apparut à Xisouthros dans son sommeil et lui annonça que le 15 du mois de Daisios [= au mois de mai], tous les hommes périraient par un déluge. Il lui ordonna donc de prendre le commencement, le milieu et la fin de tout ce qui était consigné par écrit et de l’enfouir dans la ville du Soleil, à Sippar, puis de construire un navire et d’y monter avec sa famille et ses amis les plus chers ; de déposer dans le navire des provisions pour la nourriture et la boisson, et d’y faire entrer les animaux volatiles et quadrupèdes ; enfin de tout préparer pour la navigation. Et quand Xisouthros demanda de quel côté il devait tourner la marche de son navire, il lui fut répondu : « Vers les dieux », et de prier pour qu’il arriva du bien aux hommes. Xisouthros obéit et construisit un navire long de cinq stades [888 m] et large de deux [355 m]10.
Au xixe siècle, les entreprises archéologiques françaises puis anglaises en Mésopotamie permirent la redécouverte de récits originaux, qui devinrent accessibles une fois acquis le déchiffrement de l’écriture cunéiforme en 1857. On découvrit également peu à peu qu’il n’existait pas un, mais au moins trois récits mésopotamiens du Déluge : la version la plus ancienne, d’époque sumérienne, avait été mise par écrit dès le IIIe millénaire. Son personnage principal y porte le nom de Zi-u-sud-ra (« Vie-de-longs-jours »)11.
12Il faut y ajouter une version d’époque babylonienne ancienne (début du IIe millénaire) dans laquelle le héros s’appelle Atra-ḫasis (« Doué d’un vaste entendement »), et enfin une version assyro-babylonienne (Ier millénaire) où le rescapé s’appelle Uta-napištim (« Allongé-de-vie »).
13Cette dernière version du Déluge n’est pas connue comme une œuvre indépendante, mais elle est insérée dans l’Épopée de Gilgameš, comme un épisode adjacent ; Uta-napištim y apparaît comme le plus lointain ancêtre de l’humanité actuelle et il a reçu des dieux l’immortalité. Il est le seul humain à qui cette qualité ait jamais été attribuée, et ce don est la conséquence du Déluge, présenté comme un épisode unique de l’histoire du monde, qui ne pourra jamais se reproduire. De ce fait, aucun autre homme ne peut désormais devenir immortel ; mais l’espèce humaine, elle, a la garantie qu’elle ne sera plus jamais anéantie par les dieux et Uta-napištim est là pour lui rappeler qu’elle a acquis de ce fait une immortalité collective.
14C’est la version de l’histoire du Déluge insérée dans l’Épopée de Gilgameš qui fut redécouverte la première12, et qui reste la plus souvent citée. Mais la version paléo-babylonienne, plus ancienne, centrée autour de Atra-ḫasis est plus explicite, et nous fournit en particulier les causes du Déluge, que ne mentionne pas la version d’Uta-napištim.
15Par ailleurs, le héros du récit le plus ancien, Zi-u-sud-ra fournit, lui, un ancrage historique. Car, selon la tradition mésopotamienne (mais cela n’a pas encore été confirmé par la recherche contemporaine), il aurait réellement existé un roi de ce nom dans le pays de Sumer. Il régnait sur la ville de Šuruppak, au centre de Sumer, et il est identifié par la tradition comme ayant succédé à Ubar-Tutu dont le règne est situé aux environs de 2800 av. J.-C. selon le comput de la Liste royale sumérienne13 :
À Šuruppak, Ubar-Tutu fut roi ; il régna 18600 ans. Un roi régna 18600 ans. […] Le déluge nivela tout. Après que le déluge eut tout nivelé, la royauté étant redescendue du ciel, la ville de Kiš fut choisie pour exercer la royauté14.
La version paléo-babylonienne dont le héros porte le nom d’Atra-ḫasis, fournit, dans la troisième tablette de l’œuvre, le récit le plus détaillé du cataclysme, qu’elle met en relation avec la création du monde et de l’espèce humaine : en effet, selon la vision suméro-akkadienne, les hommes ont été créés par les dieux pour travailler à leur fournir ce dont ces derniers avaient besoin, particulièrement en termes de nourriture et de boisson ; mais, si les humains exécutaient leur tâche à la perfection, ils devinrent assez vite gênants pour les dieux, dont le bonheur premier était de festoyer puis de pratiquer une oisiveté réparatrice. Les dieux ne pouvaient donc plus trouver de repos au milieu du vacarme que provoquait l’activité des hommes, d’autant plus que ces derniers ne cessaient de se multiplier et que leur nombre croissait sans cesse. Pour résoudre ce problème, Enlil, le dieu chargé d’exercer le pouvoir politique, décida d’éliminer les humains et leur envoya une série de catastrophes : une épidémie, puis la famine.
16Mais son frère, le dieu Enki, qui exerçait, lui, le pouvoir né du savoir et de la sagesse, avertit à chaque fois les humains par l’intermédiaire de celui auquel il avait accordé sa faveur, nommé Atra-ḫasis. Poussé à bout, Enlil décida finalement de provoquer un déluge universel et fit jurer à tous les autres dieux de ne divulguer l’information à aucun être humain. Pour ne pas rompre cet engagement, Enki s’adressa alors à la claie de roseaux qui formait la paroi de la maison d’Atra-ḫasis, derrière laquelle se trouvait son protégé à qui les roseaux transmirent le message : il l’avertit du cataclysme imminent, lui conseilla de quitter sa maison et de construire un bateau dans lequel il se réfugierait avec ses richesses. La forme et les dimensions de l’embarcation lui furent indiquées par le dieu : elle devait avoir des côtés égaux, être couverte, et convenablement calfatée15. Enki indiqua aussi à Atra-ḫasis qu’il devait y faire entrer tous ses biens mobiliers, sa famille, les artisans spécialisés qui travaillaient à son service, son cheptel, ainsi que des herbivores sauvages. Atra-ḫasis ayant suivi ces instructions, un orage monstrueux éclata effectivement ; coupant les amarres du bateau qu’il avait construit, il se retrouva sur l’eau et sauva sa vie pendant que tous les autres humains étaient engloutis.
17Enki et la déesse Ninmah reprochèrent alors à Enlil d’avoir voulu détruire l’humanité, leur création, et les conséquences funestes que sa décision entraînait, car, désormais, les dieux mouraient de faim : Enlil reconnut son erreur et épargna Atra-ḫasis, grâce à qui la race humaine fut sauvée et reconduite.
18On voit qu’ici le Déluge, qui n’est que l’une – mais la plus grave – des calamités qui frappent les humains après l’épidémie et la famine, a pour conséquence que l’espèce humaine, qui avait été créée comme un simple auxiliaire des dieux, est reconnue comme une composante indispensable du bon ordre du monde : c’est donc un rapport équilibré qui s’établit entre les hommes et leurs divinités. L’histoire du Déluge montre aussi qu’à côté d’un dieu terrible comme Enlil, patron de la fonction royale, existe un dieu secourable, Enki, détenteur de toutes les forces du savoir et de la sagesse, dont la fonction est de fournir aux humains l’assistance qui leur permet de survivre au déchaînement des forces de la nature.
Le Déluge devient, dès lors, un moment clé de l’histoire de l’humanité selon les gens de Mésopotamie. Car si l’espèce humaine n’a pas commencé avec le Déluge, ce cataclysme a donné une orientation décisive à son évolution. À la différence de ce que nous propose la Bible, le mythe du Déluge ne rend cependant pas compte de la diversité des lieux occupés par l’humanité et des chemins suivis par les descendants du survivant : le mythe mésopotamien reste centré sur la terre baignée par le Tigre et l’Euphrate. Le rôle du Déluge mésopotamien est avant tout de séparer temps antédiluvien du mythe et temps postdiluvien de l’histoire. Le mythe crée un prélude à l’histoire de l’humanité, proprement pré-historique : il y a eu une époque où existaient déjà un certain nombre d’institutions, dont la royauté, et un certain nombre de lieux, dont les premières villes sumériennes, mais avec des aspects hors norme. Les représentants de l’humanité antédiluvienne vivaient extrêmement vieux, possédaient pour certains un savoir directement acquis des dieux, mais commençaient à peine à maîtriser les techniques de la civilisation.
19Ce thème de la sagesse des temps anciens est illustré par un texte particulier de la tradition mésopotamienne, intitulé « Les instructions de Šuruppak » : il s’agit d’un recueil typique de la littérature sapientiale, transmettant une forme de sagesse populaire qui forme la base de la vie sociale. Son protagoniste principal, Šuruppak, est présenté comme « fils d’Ubar-Tutu » et il s’adresse à son propre fils Zi-u-sud-ra. Il n’est pas inintéressant de noter la distorsion des faits qui intervient ici, dans la transmission de la tradition initiale du mythe du Déluge, puisque Šuruppak, la ville dont Zi-u-sud-ra fils d’Ubar-Tutu était le roi, devient une personne…
20Le texte est connu par de nombreux exemplaires successifs, qui témoignent de sa popularité chez les lettrés mésopotamiens, surtout au IIe millénaire av. J.-C. Il véhicule une forme de sagesse basique qui invite à se conformer aux règles sociales, mais on a noté également le rapprochement avec plusieurs dispositions du Décalogue biblique. Ainsi, un exemplaire récemment publié16 énonce les obligations suivantes :
[…] ne pas tuer (l. 28, cf. le 6e commandement), ne pas voler ni agresser quelqu’un pour le voler (ll. 28-31, cf. le 8e commandement), ne pas s’amuser avec, ou rester assis seul dans une chambre avec une femme mariée (ll. 33-34, cf. le 7e commandement), ne pas dire de mensonges (l. 36, cf. le 9e commandement), ne pas proférer des malédictions en invoquant les dieux (l. 50, cf. le 3e commandement) […].
« Les instructions de Šuruppak » montrent que les règles de la vie sociale tirent leur origine d’un fonds antédiluvien pratiquement contemporain de la création originelle de l’humanité. Elles sont rattachées, en même temps, à une sorte de patronage du héros du Déluge, qui avait déjà été choisi par le dieu Enki pour ses qualités de bon roi (et non pour ses seules qualités morales comme Noé).
Comme on l’a déjà noté, on considérait en Mésopotamie que l’institution politique essentielle qu’était la royauté datait d’avant le Déluge, comme l’illustre l’un des textes historiques les plus célèbres de la tradition mésopotamienne, la Liste royale sumérienne. C’est elle qui permet de situer le Déluge dans le cours de l’histoire.
21Selon ce texte, lorsque la royauté « descendit du Ciel » – c’est-à-dire fut attribuée par les dieux aux humains pour leur permettre d’accéder à la civilisation –, cinq villes sumériennes exercèrent tour à tour le pouvoir : Eridu, Bad-Tibira, Larak, Sippar, Šuruppak. À l’exception de Sippar, elles étaient toutes situées dans la partie méridionale du pays de Sumer, à proximité du golfe Persique. La liste des premiers rois, tous humains sauf le cinquième de la liste, Dumuzi, qui était de nature divine17, comporte des durées de règne remarquables (fig. 1) :
Une fois le cataclysme du Déluge passé, les descendants de Zi-u-sud-ra ne vécurent jamais beaucoup plus d’un millénaire, puis deux à trois siècles, puis une durée « normale » d’existence, bornée à cent ans. Le mythe du Déluge rend donc compte également de cette évolution, et introduit le fait qu’avant existaient des humains d’une sorte particulière, dont la durée de vie était « géante », à comparer avec la taille géante des Nephilim bibliques, et les durées également longues de l’existence des prédécesseurs de Noé et de Noé lui-même18. De même, le Déluge (surtout biblique) a aussi pour fonction d’expliquer pourquoi il y a des espèces animales qui n’ont pas survécu au Déluge.
22Enfin, le Déluge mésopotamien met un terme à une période au cours de laquelle les connaissances essentielles à la civilisation, d’origine divine, étaient communiquées aux hommes par l’intermédiaire d’êtres fabuleux, les apkallu, mi-hommes, mi-poissons. Le mythe des apkallu s’est développé tout au long de l’histoire de la civilisation mésopotamienne. On considère que ces créatures hybrides, au nombre de sept, transmirent aux hommes les éléments fondamentaux du Savoir, sur les instructions du dieu Enki. Selon la liste canonique qui en a été établie, il s’agit de :
- U-an-na, « qui acheva les plans du Ciel et de la Terre » ;
- U-an-ne-dug-ga, « à qui fut donné un vaste entendement » ;
- En-me-dug-ga, « à qui fut attribué un bon destin » ;
- En-me-galam-ma, « qui naquit dans une maison » ;
- En-me-bulug-ga, « qui grandit dans une prairie » ;
- An-Enlil-da, « le prêtre-purificateur de la ville d’Eridu » ;
- Utu-abzu, « qui monta au Ciel ».
Le premier de ces apkallu, U-an-na est le plus connu. Dans les Babyloniaka de Bérose, il est cité sous le nom d’Oannès :
En Babylonie, quantité d’hommes venus d’ailleurs s’étaient installés dans la Chaldée où ils menaient une existence inculte, pareils à des bêtes. Une première année, alors, apparut là sur le rivage, un monstre extraordinaire sorti de la mer Rouge et appelé Oannès [U-an-na]. Son corps entier était celui d’un poisson, avec, sous la tête, une autre tête (humaine) insérée, ainsi que des pieds, pareils à ceux d’un homme – une silhouette dont on a préservé le souvenir et que l’on reproduit encore de notre temps. Ce même être vivant, passant ses jours parmi les hommes sans prendre la moindre nourriture, leur apprit l’écriture, les sciences et les techniques de toute sorte, la fondation des villes, la construction des temples, la jurisprudence et la géométrie ; il leur dévoila pareillement la culture des céréales et la récolte des fruits : en somme il leur donna tout ce qui constitue la vie civilisée. Tant et si bien que depuis lors on n’a plus rien découvert de remarquable. Au coucher du soleil, ce même monstre Oannès replongeait en la mer pour passer ses nuitées dans l’eau : car il était amphibie. Plus tard apparurent d’autres êtres analogues19…
Un texte cunéiforme savant d’époque hellénistique du iiie siècle av. J.-C. établit même un rapport entre les premiers rois et les premiers apkallu, qui sont présentés comme les prototypes du personnage du Sage. Ainsi fonctionne le couple Roi/Sage, sur le modèle de l’association divine Enlil/Enki (dieu de la Royauté, dieu du Savoir), destiné à une longue fortune en Orient, et la période d’avant le Déluge devient donc le moment de la mise en place des savoirs initiaux. Ce texte hellénistique crée d’autre part une généalogie savante en rattachant les scribes-lettrés du iiie siècle av. J.-C. à ces apkallu fabuleux, qu’il présente comme leurs lointains ancêtres. Ce sont en particulier les tenants de l’une des traditions savantes les plus nobles de la science mésopotamienne, celle des conjurateurs-exorcistes, qui sont reliés par une filiation quasi directe aux auxiliaires du dieu de la Connaissance. On trouve là une généalogie de lettrés, parallèle aux généalogies royales et aussi ancienne qu’elles, et qui s’inspire, en dernière analyse, des récits de création mésopotamiens (fig. 2).
Noms des rois | Ville | Apkallu |
Alulim (LRS) = Aialu (TS) = Aloros (B) | Eridu | U-an-na |
Alalgar (LRS) = Alalgar (TS) = Alaparos (B) | Eridu | U-an-ne-dug-ga |
Enmenluanna (LRS) = Ammeluanna (TS) = Ammelon (B) | Bad-tibira | En-me-dug-ga |
Enmengalanna (LRS) = Ammegalanna (TS) = Ammenon (B) | Bad-tibira | En-me-galama-ma |
Dumuzi (LRS) = Enmeušumgalanna (TS) = Amegalaros (B) | Bad-tibira | En-me-bulug-ga |
Ensipazianna (LRS) = Dumuzi le pâtre (TS) = Daonos le berger (B)* | Larak | An-Enlil-da |
Enmeduranna (LRS) = Enmeduranki (TS) = Euedorachos (B) | Sippar | Utu-abzu |
Ubar-Tutu (LRS) = Otiartes (B) | Šuruppak | – – |
Mis en parallèle, les récits biblique et mésopotamien du Déluge insistent sur son rôle de césure dans l’histoire de l’espèce humaine. Césure entre temps des créatures fabuleuses et temps de l’homme, césure dans le rapport entre êtres divins et l’humanité : chacun garantit en quelque sorte l’existence de l’autre, mais sur des plans désormais radicalement séparés20. Les hommes disposent maintenant de leur autonomie et de caractéristiques qui renforcent l’unicité de la race humaine. Il ne leur reste plus qu’à vivre et écrire une histoire dont ils soient pleinement responsables. Et c’est par la prise en compte de ce mythe en tant que tel que les historiens modernes peuvent en appréhender le sens.
Notes de bas de page
1 W. B. Ryan, W. C. Pitman, Noah’s Flood : The New Scientific Discoveries about the Event that changed History, New York, Simon & Schuster, 2000, et la contradiction apportée par L. Giosan, F. Filip, S. Constantinescu, « Was the Black Sea Catastrophically flooded in the Early Holocene ? », Quaternary Science Reviews, 26, 2009, p. 1-6.
2 S. v. « Déluge », dans F. Vigouroux (dir.), Dictionnaire de la Bible, Paris, Letouzey et Ané, 1912, t. 2, p. 1343-1344.
3 E. Dhorme, La Bible, L’Ancien Testament I, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1956, p. 19 (Genèse VI, 5-8).
4 Ibid., p. 18 (Genèse, VI, 1-4).
5 A. Dupont-Sommer, M. Philonenko (dir.), La Bible, 3, Écrits intertestamentaires, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1987, p. 658. On trouve, dans le Livre d’Hénoch (Hénoch VI, 1-4 et VII, 1-4), un récit très parallèle : « Il arriva que lorsque les humains se furent multipliés, il leur naquit des filles fraîches et jolies. Les anges, fils du ciel, les regardèrent et les désirèrent. Ils se dirent l’un à l’autre : “Allons nous choisir des femmes parmi les humains et engendrons nous des enfants.” Shemêhaza, qui était leur chef, leur dit : “Je crains que vous ne renonciez et je serai tout seul coupable d’un grand péché.” Tous lui répondirent : “Jurons tous en nous vouant mutuellement à l’anathème de ne pas renoncer à ce dessein que nous ne l’ayons accompli et que nous n’ayons fait la chose.” […] Ceux-là et tous leurs compagnons prirent pour eux des femmes, une pour chacun d’eux, et ils se mirent à les approcher et à se souiller à leur contact. Ils leur enseignèrent les drogues, les charmes, la botanique et ils leur montrèrent les herbes. Les femmes conçurent et enfantèrent des géants, hauts de trois mille coudées qui dévorèrent tout le fruit du labeur des hommes, si bien que les hommes ne purent plus les nourrir. Les géants se liguèrent contre eux pour les tuer et dévorèrent les hommes » (p. 476-478).
6 Le texte grec a confondu les lettres L (lambda) et D (delta) et donné au pluriel hébreu nafilim la forme nafidim. Mais ce sont bien ces êtres prédiluviens fabuleux qui sont en cause ici, en même temps que les gibbôrîm, tous rassemblés, le plus souvent sous les vocables « géants » ou « héros ».
7 A. Dupont-Sommer, M. Philonenko (dir.), Écrits intertestamentaires, op. cit., p. 670 (Livre des Jubilés, VII 21-23).
8 Enki apparaît souvent aussi sous la version akkadienne de son nom : Ea.
9 Voir M. Burstein, The Babyloniaca of Berossus, Malibu, Undena Publications, 1978 ; J. Haubold, G. Lanfranchi, R. Rollinger, J. Steele (éd.), The World of Berossos. Proceedings of the 4th International Colloquium on “The Ancient Near East between Classical and Ancient Oriental Traditions”, Hatfield College, Durham 7th-9th July 2010, Wiesbaden, Harrasowitz, 2013.
10 F. Lenormant, Histoire ancienne de l’Orient jusqu’aux guerres médiques, Paris, A. Lévy, 1881, p. 58.
11 Dans lequel on reconnaît le Xisouthros de Bérose.
12 Cette découverte donna lieu à une conférence fameuse prononcée le 3 décembre 1872 à Londres par George Smith devant la Society of Biblical Archaeology en présence de l’archévêque de Canterbury et du Premier ministre W. E. Gladstone.
13 Celle-ci ne mentionne cependant pas nommément Zi-u-sud-ra, dont le début de règne fut interrompu par le Déluge.
14 J.-J. Glassner, Chroniques mésopotamiennes, Paris, Les Belles Lettres, 1993, p. 138 (manuscrit G).
15 Voir sur ce point l’étude récente d’I. Finkel, The Ark before Noah, Londres, Hodder & Stoughton, 2014.
16 B. Alster, Wisdom of Ancient Sumer, Bethesda, MD/CDL Press, 2005, p. 52-53, 101-102, et pl. 60-61.
17 Ce qui montre qu’à cette époque la démarcation entre monde des dieux et monde des hommes n’était pas encore complètement réalisée.
18 On rappellera qu’Adam vécut 930 ans (Genèse V, 5), Mathusalem 969 ans (Genèse V, 27), et Noé 950 ans (Genèse IX, 29).
19 J. Bottéro, S. N. Kramer, Lorsque les dieux faisaient l’homme, Paris, Gallimard, 1993, p. 199-200.
20 En ce sens, l’épisode de la tour de Babel illustre clairement cette coupure : il est impossible aux hommes de bâtir une tour « dont la tête soit dans les cieux ».
Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Archéologies et sciences de l’Antiquité (UMR 7041 Arscan)
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