Logiques sociales, logiques spatiales
Fiscalité, « territoires » et espaces du pouvoir
p. 27-30
Texte intégral
« État », « territoire », « Maison », « pays »
1Les espaces régis par les seigneurs, comtes et princes des trois Maisons constituent des ensembles complexes sur le plan spatial et indéfinissables sur le plan politico-juridique. La plupart des historiens anciens et actuels les qualifient, sans davantage de précaution, de « territoires ». Pourtant, le terme ne va pas de soi : dans son acception contemporaine, le « territoire » désigne en allemand « des unités étatiques inférieures à l’échelle des États souverains1 » – un usage qui converge avec l’acception première retenue par les géographes français2. C’est en conséquence de cette signification, selon Dietmar Willoweit, que s’est établi l’usage qui consiste à désigner comme des « territoires » ce qu’il appelle les « formations étatiques » (Staatsgebilde) du Saint-Empire romain germanique, qui constituerait donc lui-même l’équivalent de l’« échelle des États souverains ». Cette équivalence est pourtant contestable eu égard à la forme très singulière de la « souveraineté » dans l’Empire qui, au plus loin de la définition bodinienne, y est toujours partielle, partagée et divisée3. De surcroît, Willoweit affirme que l’emploi du terme « correspond à la langue des sources4 ». Pourtant, le terme n’apparaît qu’exceptionnellement dans les actes de la pratique des trois « territoires » et, chaque fois, dans deux contextes bien déterminés : soit pour désigner le territoire de la Saxe électorale ; soit quand sont cités juristes et caméralistes5. Il convient donc de nuancer d’emblée les propos de Willoweit : l’emploi du terme ne concerne que les grands territoires et les sources normatives, qui pour la plupart ne prennent en compte que ces derniers. Les actes de la pratique, ici, parlent de préférence de « pays » (Land, Lande), le plus souvent au pluriel, et de « Maisons ».
2Or, le terme de territoire est peu à peu devenu synonyme, dans l’historiographie allemande, d’« État territorial » et ce glissement sémantique n’est pas sans conséquence. D’une part, il présuppose que la « territorialité croissante du pouvoir politique6 » est le fondement de la construction étatique : désigner les états d’Empire (Reichsstände) comme des États territoriaux (Territorialstaaten) tend à présupposer que s’est opérée partout l’évolution de l’organisation politique qui aurait vu, selon le récit canonique, se substituer entièrement une logique d’organisation réelle – fondée sur les terres – à une logique d’organisation personnelle. En désignant les états d’Empire ou les « Maisons » nobiliaires (catégories personnelles) par leurs espaces de juridiction (catégorie réelle), on crée ainsi l’illusion d’un ensemble de territoires nettement définis, sur lesquels des princes exerceraient leur pouvoir, cette mosaïque constituant à son tour l’Empire. Bien souvent, l’usage de la notion de « territoire » par les historiens consiste donc à recourir à une catégorie qui ne décrit que très imparfaitement ces formes de pouvoir, pour s’étonner ensuite de leur faible capacité à correspondre à ce que l’on attendait d’eux. Quant à l’opposition étanche entre territorialité et relations personnelles, elle repose souvent sur une vision purement juridique des relations politiques et de l’État. Il faut par conséquent chercher à rendre raison de ces formes politiques, tout en préservant leur originalité, et sans les ranger sous une bannière épistémologique préétablie.
Espace, territoire et configuration sociale
À toute « réunion » d’êtres humains répond une certaine organisation de l’espace leur permettant de se retrouver sinon dans leur totalité du moins par unités partielles. C’est pourquoi la traduction (Niederschlag) d’une unité sociale dans l’espace, le type de son organisation spatiale, représentent d’une manière concrète, au sens le plus strict du terme, sa singularité (eine handgreifliche, eine – im wörtlichen Sinne – sichtbare Repräsentation ihrer Eigenart)7.
3Il y a sans doute une apparence de paradoxe à engager une étude sur des formes de pouvoir passant pour l’antithèse par excellence de l’État en convoquant une analyse de la monarchie française dite moderne et centralisée. Mais il y a là un parti pris méthodologique important : la matérialisation sensible et visible qu’est l’organisation spatiale « représente » une organisation sociale. En accord avec ce postulat, la première partie s’emploie à analyser l’entrelacement des logiques sociales et spatiales qui accompagnent le versement et la levée des impôts impériaux par les seigneurs, comtes et princes des trois Maisons. L’espace de ces pouvoirs est un espace construit et tissé par les pratiques sociales : il n’est ni un réceptacle préexistant, ni un « reflet », au sens d’un simple décalque. À travers la fiscalité d’Empire se donne à voir le fonctionnement concret de ces formations territoriales singulières, caractérisées par une triple logique d’enchevêtrement, d’extraversion et de fragmentation. Ces formes particulières répondent et correspondent à un certain nombre de logiques sociales et de fonctions du pouvoir. Et pourtant, le cas extrême des petits territoires allemands ne constitue sans doute qu’une version exacerbée d’un mode de fonctionnement caractéristique de toute l’Europe moderne, comme a tendu à le montrer l’historiographie récente de l’absolutisme et comme l’affirmait déjà avec force James B. Collins :
D’un côté, la diversité administrative de la France moderne et le localisme contre lequel le roi a si souvent combattu nous sont familiers. D’un autre côté, nous avons longtemps cru que ce localisme et cette diversité étaient les reliquats archaïques d’un passé féodal. Rien ne pourrait être plus loin de la vérité. Le système élaboré des privilèges et de la diversité administrative représentent de véritables intérêts socioéconomiques et politiques, souvent camouflés derrière l’écran de fumée de l’invocation des contrats inviolables du passé8.
4La première partie analyse donc les stratégies sociales et politiques qui président au versement et à la levée de l’impôt impérial et leurs conséquences sur l’organisation spatiale du pouvoir. Il faut, dans des délais relativement courts, lever l’impôt sur les sujets de chaque ville et village et, une fois les deniers collectés, les transmettre aux instances chargées de les recueillir. Il mobilise donc l’ensemble des administrations à l’intérieur et à l’extérieur des territoires. On y voit apparaître un fonctionnement qui, à la fois, fait sortir ces territoires de leurs propres frontières et révèle parallèlement l’importance de l’échelle locale au détriment d’un hypothétique niveau « central ». Ce fonctionnement spatial singulier est le résultat des stratégies d’affirmation sociale des différents membres régnants des trois Maisons – ainsi que, dans une moindre mesure, de leurs représentants, intermédiaires et administrateurs, et répond dans tous les cas à une fonction et à une conception du gouvernement. Mais avant cela, il est nécessaire de revenir sur quelques-unes des caractéristiques principales de l’impôt d’Empire.
Notes de bas de page
1 D. Willoweit, s. v. « Territorium », dans A. Erler, E. Kaufmann, R. Schmidt-Wiegand, Handwörterbuch zur deutschen Rechtsgeschichte, Berlin, E. Schmidt, 1991, vol. 5, p. 150. Sauf mention contraire, les traductions sont de l’auteur.
2 Par exemple, R. Brunet, « Maille de gestion de l’espace ayant en principe un statut inférieur aux circonscriptions normales parce que l’appropriation n’y paraît pas complètement réalisée », s. v. « Territoire », dans R. Brunet, R. Ferras, H. Théry, Les mots de la géographie : dictionnaire critique, Paris, La Documentation française, 1993, p. 480.
3 Cf. E. Riedenauer (dir.), Landeshoheit. Beiträge zur Entstehung, Ausformung und Typologie eines Verfassungselements des Römisch-Deutschen Reiches, Munich, 1994.
4 D. Willoweit, « Territorium », art. cité.
5 Sur la notion de territoire dans le caméralisme, voir G. Garner, « Territoire et espace dans la théorie économique en Allemagne, 1750-1820 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 48/2, 2001, p. 25-50 et Id., État, économie, territoire en Allemagne : l’espace dans le caméralisme et l’économie politique, 1740-1820, Paris, Éditions de l’EHESS, 2005, qui montre également très bien les ressorts de l’équivalence entre « territoire » et « État ».
6 D. Willoweit, « Territorium », art. cité, p. 147. Sur toutes ces questions, voir avant tout l’ouvrage fondamental de B. Emich, Territoriale Integration in der Frühen Neuzeit : Ferrara und der Kirchenstaat, Cologne, Böhlau, 2005.
7 N. Elias, La société de cour, op. cit., p. 19.
8 J. B. Collins, Fiscal Limits of Absolutism : Direct Taxation in Early Seventeenth-Century France, Berkeley, University of California Press, 1988, p. 3. Pour les travaux plus récents allant globalement dans le même sens, voir F. Cosandey, R. Descimon (dir.), L’absolutisme en France : histoire et historiographie, Paris, Seuil, 2002 ; A. Follain, G. Larguier, L’impôt des campagnes : fragile fondement de l’État dit moderne, xve-xviiie siècle, colloque tenu à Bercy les 2 et 3 décembre 2002, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2005 ; L. Schilling (dir.) Absolutismus, ein unersetzliches Forschungskonzept ? Eine deutsch-französische Bilanz/Labsolutisme, un concept irremplaçable ? Une mise au point franco-allemande, Munich, Oldenbourg, 2008.
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