Conclusion
p. 245-248
Texte intégral
1Pour l’Université née de 1968, 1976 constitue à coup sûr une « annus horribilis ». Dans Vivre notre histoire, publié à l’automne de cette année marquée par la profonde crise de l’arrêté du deuxième cycle, les scissions de Clermont-Ferrand et de Nanterre et le raidissement centralisateur d’Alice Saunier-Seïté, René Rémond écrit :
J’ai bien peur que le dénouement de cette crise ne sonne le glas d’une expérience originale, prometteuse, dont je persiste pourtant à penser qu’elle pouvait proposer à l’ensemble du service public et même à notre société un modèle plus ouvert, plus adapté aux exigences modernes, parce que faisant appel à l’initiative et laissant jouer librement la responsabilité1.
2Celui qui vient de quitter la présidence de Paris X-Nanterre considère que 1976 risque de constituer le tombeau de la pluridisciplinarité, avec le retour aux logiques facultaires, et de l’autonomie, avec le retour du jacobinisme en matière de politique universitaire. Quant à la participation, elle a déjà été enterrée par les étudiants, qui se sont désinvestis des élections, et par l’Assemblée nationale, qui l’a limitée en juillet 1975.
3Dix ans plus tard, en 1986, le sociologue Jean-Claude Passeron valide le diagnostic pessimiste de l’historien. L’année 1976 ne marquerait pas seulement les funérailles de la politique universitaire initiée par Edgar Faure, mais aussi des espérances de réforme comme de révolution, tant chez les étudiants que chez les enseignants :
La dernière grève qui affecta l’ensemble des universités, lors de la mise en place du deuxième cycle en 1976, et que le Ministère laissa longtemps pourrir, fut ainsi le dernier remake d’un scénario d’agitation qui, lassant ses propres acteurs, porta un coup fatal aux grandes grèves universitaires ou du moins à la conviction militante qui s’y investissait. Comme le montrent alors les enquêtes sur le milieu étudiant, les nouvelles cohortes retrouvent, avec l’inquiétude sans phrase sur leur avenir professionnel, les chemins de la résignation scolaire et les calculs réalistes de l’ascension sociale, tandis que les enseignants qui eux, ne se sont pas renouvelés depuis longtemps, découvrent, avec la fatigue d’une trop longue campagne sans victoire ni armistice, les chemins de l’accommodation à la profession. La période, qui s’était ouverte à la rentrée 68 sur le mot d’ordre « ce n’est qu’un début, continuons le combat » , se clôt par une désillusion quelque peu crépusculaire dans une Université qui n’a été ni reconstruite, ni stabilisée, ni révolutionnée2.
4Le politologue et sociologue américain Sidney Tarrow donne une clé d’explication de cet échec : « La fenêtre d’opportunité ouverte par Mai n’est pas assez large, et n’est pas restée ouverte suffisamment longtemps pour permettre à la réforme d’être implémentée selon son esprit d’origine3. » La mobilisation qui permet l’émergence d’une « coalition de réforme » aurait été trop faible et trop divisée pour soutenir durablement les modernisateurs, notamment lorsque la peur des désordres disparaît. Par ailleurs, les réformistes n’auraient pas disposé de suffisamment de relais dans l’establishment pour réussir à changer profondément l’Université française4. On peut prolonger cette analyse en soulignant combien le consensus autour du mot « autonomie » , qui permet à Edgar Faure de faire adopter sa loi sur l’enseignement supérieur et qui est récité comme un mantra par ses successeurs, est trompeur. Il y a en réalité des autonomies : celle des auto-gestionnaires, qui rêvent d’une université construite démocratiquement par ses personnels et ses usagers dans une finalité antiautoritaire qui poursuivrait les combats de 1968 ; celle des libéraux, qui souhaitent voir émerger des établissements concurrentiels connectés aux besoins de l’économie et régulés par le marché et non plus par l’État. René Rémond propose, en tant que premier vice-président de la CPU, une troisième voie : l’autonomie ne serait ni l’anarchie ni la compétition, mais l’application du principe de subsidiarité, qui favoriserait le développement de l’innovation. Si cette interprétation du mot, imprégnée par les valeurs du discours social de l’Église catholique, permet de fédérer une majorité au sein de la première génération des présidents d’université, elle ne parvient pas à rallier tous les acteurs de la politique universitaire. Dans un contexte de conflits sociaux puis de crise économique, beaucoup pensent que l’autonomie est un piège : une manière pour l’État de se défausser, en transférant aux établissements les problèmes qu’il ne parvient pas à résoudre. Divisés, les partisans de l’autonomie se heurtent au poids de la tradition jacobine, présente chez les partisans affichés du centralisme mais aussi, paradoxalement, en eux-mêmes : on est frappé par la prégnance des habitus qui semblent guider les acteurs presque malgré eux vers des décisions contraires au discours autonomiste qu’ils professent.
5Vu depuis 2014, avec un recul plus important par rapport à cette période, ce constat d’échec semble devoir être nuancé : c’est la période Saunier-Seïté et non la période 1968-1976 qui paraît constituer une parenthèse dans la « longue marche des universités françaises » vers l’autonomie. 1976 apparaît à distance comme une péripétie qui ne fait que freiner temporairement une tendance de fond qu’on peut voir se dessiner en rapprochant la période 1968-1976 de celle qui commence à la fin des années 1980. Tout se passe comme si la réflexion et la pratique réformatrice de la première génération des présidents d’université, adossées au texte de la loi d’orientation de novembre 1968, avaient constitué un stock de valeurs et d’idées, temporairement mis de côté, puis réutilisé lors des cycles suivants de réforme universitaire. Les figures du discours de dénonciation de l’autonomie, qui se cristallisent durant cette période fondatrice, gardent également leur force mobilisatrice, y compris parmi les présidents d’université : « Avant j’étais libre, maintenant je suis autonome » , déclarait il y a peu Anne Fraïsse, présidente de l’université Paul-Valéry à Montpellier. Avec treize de ses homologues, elle dénonce les conséquences de la loi d’autonomie (LRU) votée en 2007 et demande à l’État de reprendre en charge la gestion de la masse salariale5.
6Même si son positionnement était très différent, René Rémond a pu lui aussi éprouver la tension paradoxale entre liberté et autonomie universitaire, évoquée par Anne Fraïsse, au moins d’un point de vue personnel. L’illustration choisie pour la couverture de cet ouvrage, une caricature de Gus, alias Gustave Erlich, parue dans France Dimanche le 22 mars 1970, le montre sous la forme d’un lépidoptère avec lunettes et antennes proéminentes échappant aux tentatives de capture d’un Olivier Guichard croqué en chasseur de papillons. À l’arrière-plan, Georges Pompidou regarde son ministre de l’Éducation nationale s’agiter, les mains dans les poches. L’auteur voulait sans doute donner à voir la clairvoyance et l’habileté d’un universitaire, qui refusait d’abandonner sans condition sa liberté académique pour prendre la tête de la tumultueuse faculté des lettres de Nanterre et la conduire vers l’autonomie. En creux apparaît la difficulté du pouvoir politique à impliquer les enseignants du supérieur dans la reconstruction de l’Université à partir des nouvelles bases posées par la loi Faure.
7L’étude de sa trajectoire de président d’université, entre 1971-1976, montre que cet antagonisme initial est progressivement dépassé : René Rémond finit par accepter le risque de la responsabilité universitaire et ne se retrouve pas, pour autant, dans une cage à papillons. Au contraire, il donne un nouvel envol à sa carrière et accède à de hauts niveaux de responsabilité à l’échelle nationale, devenant, sous le ministère de Jean-Pierre Soisson, un acteur majeur de la politique de l’enseignement supérieur avec une réelle possibilité d’initiative. Rémond vit la politique d’autonomie comme une expérience d’augmentation de la capacité à agir (empowerment), tant pour lui-même que pour la communauté universitaire qu’il préside à Nanterre. Son itinéraire est représentatif d’un groupe, celui de la première génération des présidents d’université, dont la majorité des membres a joué la carte de la coopération et de la codécision avec les ministres successivement en charge des universités, jusqu’à ce que la grande grève de 1976 et la personnalité d’Alice Saunier-Seïté viennent mettre un terme provisoire à l’expérience.
8Au-delà de la contribution à l’histoire d’un groupe social, les pages que l’on vient de lire aideront peut-être, nous l’espérons, celui qui voudrait écrire une biographie de René Rémond, non seulement en fournissant des éléments d’information pour le chapitre qui serait consacré à cette partie de sa vie, mais aussi en offrant des éléments de comparaison pour analyser les engagements de la jeunesse ou de la vieillesse. À travers l’investissement dans la reconstruction de l’Université, un certain nombre de traits d’une personnalité hors du commun se révèlent. Reste maintenant à étudier les autres facettes d’un itinéraire particulièrement riche.
Notes de bas de page
1 R. Rémond et A. Savard, Aimé Savard interroge René Rémond… ‚ op. cit., p. 318.
2 J.- C. Passeron, « 1950-1980 : l’Université mise à la question : changement de décor ou changement de cap ? » , dans J. Verger (dir.), Histoire des universités en France‚ op. cit., p. 394.
3 S. Tarrow, « Social Protest and Policy Reform: May 1968 and the Loi d’Orientation in France » , Comparative Political Studies, 25/3, 1993, p. 600.
4 Ibid., p. 596-597.
5 A. Fraïsse interrogée par R. Cougnenc, « L’autonomie, c’est un peu rendez-nous nos chaînes » , La Marseillaise, 19 novembre 2012 (http://www.lamarseillaise.fr/sports/autres-sports/4867lautonomie-cest-un-peu-rendez-nous-nos-chaines, consulté le 18 août 2014).
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