Le lien social comme lien politique. Retour sur la notion de sociabilité
p. 211-216
Texte intégral
1Maurice Agulhon, dans une communication à la Casa de Velázquez, critiquait l’analyse rétrospective qui faisait de lui « l’historien de la République ». Cette définition présentait pourtant une cohérence certaine : l’étude sur la sociabilité donna une des clés d’explication de l’avènement d’un régime démocratique puis les travaux sur les figures de Marianne et du général de Gaulle analysèrent les liens entre folklore, symbole, mythe et républicanisme. Mais « cet excès de logique, qui fait tout tourner autour de l’entité République française, est une reconstruction postérieure, et que je ne reconnais pas », affirmait Maurice Agulhon avant de souligner tout ce qu’une carrière (et une œuvre) d’historien contenait de fortuit et de contingent1.
2Effectivement une telle lecture appauvrit singulièrement une recherche qui ouvre bien des pistes, à travers une œuvre vaste, depuis une thèse, dirigée par Ernest Labrousse et nourrie par une exploitation exhaustive des archives, jusqu’à la production de plusieurs synthèses majeures destinées au public universitaire. Au cœur de ces travaux, une notion essentielle, la sociabilité, et un questionnement sur la politisation des masses au xixe siècle. Dans un souci de clarté, Maurice Agulhon a schématisé ses réflexions sur la sociabilité pour construire un modèle de politisation. Pourtant, cette notion a été envisagée successivement dans des perspectives différentes qui demeurent plus que jamais des sources d’inspiration pour comprendre les articulations entre le social et le politique2.
Une conception de la politique non réductible aux idéologies
3Lorsque Maurice Agulhon choisit le Var comme terrain d’investigation et la première moitié du xixe siècle comme période de recherche, il s’inscrit dans le vaste questionnement d’Ernest Labrousse sur la causalité des révolutions. Confronté à l’émergence d’un Midi rouge au sein d’une région contre-révolutionnaire en 1815, il constate que ce bouleversement politique s’opère sans transformation significative des structures sociales traditionnelles.
4Contrairement à d’autres historiens de sa génération, François Furet notamment, il n’en déduit pas que les mutations politiques sont la seule conséquence des bouleversements intellectuels. D’ailleurs, il constate les adaptations perpétuelles, sinon les contradictions entre idéologies et réalités politiques. Les jacobins défendent ainsi les libertés politiques contre l’Empire, loin de la généalogie rétrospective qui fait de Robespierre l’ancêtre des dictateurs du xxe siècle. Sceptique sur la possibilité d’une réception parfaite des idées et des débats intellectuels et sur leur influence, il réévalue la place du sentiment dans la mentalité politique. Plus tard, dans sa magistrale synthèse sur la Seconde République, il note ainsi pour les démocrates socialistes que « les cohérences vraies étaient en fait de l’ordre du sentiment plus encore que de l’idéologie pure3 ».
5La réception des idées politiques dépend des structures et des situations sociales. Maurice Agulhon est convaincu que, pour le Midi, le basculement du royalisme vers la culture républicaine et démocratique s’est opéré grâce aux multiples formes associatives, formelles et informelles, particulièrement développées dans les villages-bourgs provençaux. Cette propension à s’associer devient un concept, la sociabilité définie en 1977 seulement comme « l’aptitude générale à vivre intensément les relations publiques4 ».
6Cette sociabilité est le medium de la politisation, mais elle est aussi politique en elle-même. Même si les associations (des structures très différentes des corps d’Ancien Régime) cultivent une vision traditionnelle de la société, elles représentent « une démocratie virtuelle » ouvrant la voie à l’instauration d’un régime politique moderne. Ainsi les confréries de pénitents de la basse Provence favorisent la vie sociale de la région. Elles accueillent des individus favorables aux Lumières, bien connus pour leur déisme, puis déclinent au profit de la franc-maçonnerie, faute d’avoir pu résoudre la contradiction entre les nouvelles aspirations d’une partie de ses affiliés, la construction d’un espace convivial de discussion et de solidarité, et son but officiel de promotion d’une piété inspirée de la Contre-Réforme5. Cette étude ouvre de nouvelles perspectives à l’historien : la sociabilité est politique, les pratiques entraînent mécaniquement des dispositions d’esprit qui marquent l’individu autant sinon davantage que les discours idéologiques.
Les multiples dimensions d’un champ de recherche
7En introduisant le concept de sociabilité défini volontairement avec une certaine imprécision, Maurice Agulhon estimait que ce nouveau champ de recherche comprenait l’étude des associations et celle des mentalités. L’histoire des associations juridiquement constituées lui paraissait le travail le plus prometteur, le plus susceptible de s’adosser aux méthodes sociologiques. De fait, on retrouve dans Pénitents et Francs-Maçons des analyses sociologiques devenues classiques sur le recrutement de l’association. La description de parcours d’individus, tels Joseph de Maistre ou Cambacérès, donne une dimension dynamique aux analyses sociales, et préfigure les travaux sur les carrières militantes6. L’étude prend aussi en compte les procédures et les règles internes du groupe, les comparant aux modalités de désignation locale des responsables politiques, considérant les formes (et les transformations mentales qu’elles induisent) et non plus seulement les fonctions des organisations. Étudiant les confréries de pénitents, il se livre à une analyse novatrice des modalités d’élection de ces officiers, rapprochant le choix de la cooptation ou de l’élection au scrutin secret des institutions municipales de l’époque7.
8La sociabilité relève également de la psychologie historique, qualifiée alors d’« histoire des mentalités ». Il reste à considérer les facteurs pouvant expliquer les variations de ce goût pour les relations publiques et les formes sociales qui en découlent. Maurice Agulhon, sous l’influence de l’étude d’André Siegfried sur le comportement politique de la France de l’Ouest, a commencé à envisager la sociabilité comme un trait de caractère régional. Il empruntait le mot à un folkloriste et archéologue, Fernand Benoit, qui affirmait qu’il y avait « une unité de tempérament provençal dont le principal élément est la sociabilité8 ». Cette piste, Maurice Agulhon la nuance puis l’abandonne. Le risque d’essentialiser une population et la comparaison avec d’autres régions dont la sociabilité est aussi développée lui font craindre une erreur de perspective ; plus tard, il constate qu’« une analyse du problème régional dans les propagandes politiques de la IIe République resterait à faire9 ».
9L’hypothèse d’une sociabilité propre à une classe sociale paraît plus légitime. Son étude sur le cercle met en évidence le développement d’une forme d’association liée aux progrès du commerce et à l’ascension de la bourgeoisie. Cette sociabilité bourgeoise tend à devenir une valeur en même temps qu’une pratique. Elle est aussi un modèle pour la sociabilité populaire lorsque celle-ci se politise. La sociabilité politique semble effectivement se surajouter aux autres et profiter des structures déjà existantes. En 1849, les ouvriers bouchonniers de La Garde-Freinet ont conçu un système d’organisation complexe : une société de secours mutuel, une coopérative et un cercle politique. Ils ont ainsi créé une structure particulièrement efficace de politisation, conciliant solidarité professionnelle et débats idéologiques10.
10La sociabilité peut devenir explicitement un thème politique : ainsi la fraternité républicaine devient un des idéaux essentiels de la Révolution de 1848. Dans une formule d’une extrême densité, Maurice Agulhon, analysant le vocabulaire politique révolutionnaire, rapproche modernisation sociale et modernité politique, discours et pratiques : « Fraternité, humanité, sociabilité, mots voisins ou équivalents pour noter cette impression de promotion morale qui va du groupe subi au groupe volontairement choisi11. »
Sociabilité et politisation : la construction d’un modèle théorique
11Maurice Agulhon forge son concept de sociabilité sans connaître certaines réflexions de la sociologie allemande, non traduite alors, comme l’œuvre de Norbert Elias, ou encore confidentielle comme celle de Georg Simmel. Il les découvre, comme la majorité des historiens quelques années plus tard, et revient sur leurs apports pour dresser une longue analyse de la généalogie du terme12. Il y trouve la confirmation que la sociabilité est porteuse de valeurs particulières, démocratiques et modernes. Mais son rapport à la sociologie, holiste ou interactionniste, reste distant, Maurice Agulhon « vagabondant » et choisissant les outils les plus utiles à la compréhension de son terrain de recherche.
12Néanmoins, certains concepts structurent ses réflexions, parfois considérées comme un système, un modèle agulhonien de politisation des masses au xixe siècle. La politisation par la sociabilité prend la forme d’une acculturation. Même si les formes populaires ont joué un rôle majeur dans la diffusion des idées politiques, même si les enjeux politiques locaux ont recoupé les luttes nationales, il existe un centre politique et des périphéries. De là provient la force d’une hiérarchie sociale et politique des individus, définis suivant leur proximité et leur connaissance des normes et des valeurs du centre. La lutte des paysans provençaux face aux usuriers et aux grands propriétaires peut être un enjeu social majeur, elle ne devient pleinement politique que lorsque ces paysans prennent conscience que les valeurs défendues par les montagnards de 1848 justifient leur propre combat. Ces hommes politiques, appartenant souvent à la petite bourgeoisie, peuvent alors devenir leurs représentants.
13La sociabilité est indissociable du concept de modernité13. Le xixe siècle français de Maurice Agulhon est un siècle moins en attente de la République que de la modernité, ce qui n’est pas complètement la même chose. Sans être explicitement définie, on comprend que la modernité pour Maurice Agulhon est un véritable processus de civilisation. En politique, elle prend la forme d’une démocratie pacifiée, détachée des dogmes religieux, soucieuse d’égalité sociale. Elle progresse, certes difficilement, selon une chronologie que l’on peut discuter – 1830 et 1848 étant à ce titre des tournants majeurs –, au cours du siècle. Dans le domaine de la sociabilité, la modernité profite des structures préexistantes, affaiblit les groupes primaires pour favoriser l’association d’individus choisis, réunis autour d’affinités souvent très abstraites.
14C’est ce dernier point qui a été le plus critiqué et qui, sans doute, est le plus susceptible de l’être. La notion de modernité a-t-elle encore un sens et un seul ? Est-elle, dans la première moitié du xxie siècle, synonyme de progrès de l’État-nation ou encore de la recherche d’une solidarité entre les catégories multiples et hétérogènes de la société ? Beaucoup seraient tentés de répondre par la négative et de considérer la modernité comme une des formes multiples de l’ethnocentrisme de l’historien. Constatons néanmoins que la notion de modernité apparaît au xixe siècle et qu’il n’y a pas d’anachronisme à appliquer à son objet d’étude les concepts que ce siècle s’est lui-même forgés. Au-delà d’une définition exacte, la recherche ou le rejet des caractères de la modernité obsède un siècle bouleversé par la Révolution française14. Enfin, si la politique se légitime depuis un centre, l’étude de la sociabilité oblige à considérer les rapports sociaux sous le prisme de l’intersubjectivité et de l’interaction. Elle passe par l’analyse, au plus près, de sociabilités particulières. Ces manifestations archaïques, les charivaris, les lectures dans les chambrées, sont décrites dans une démarche compréhensive, en soulignant leur capacité à intégrer les nouveautés politiques.
15Ainsi l’œuvre de Maurice Agulhon, si elle a pour objet principal l’étude du politique, couvre bien des champs de recherche, de l’histoire des associations à celle des systèmes symboliques. Confronté à l’énigme des bouleversements rapides des représentations politiques, contrastant avec la lenteur des évolutions sociales, il a ouvert une voie de recherche originale, une histoire renouvelée par la prise en compte des interactions sociales. Bien des objets pouvaient entrer dans un tel programme : associations religieuses, cercles bourgeois, chambrées paysannes, clubs politiques, fêtes, élections locales, pratiques du folklore, et même la conversation quotidienne, autant d’études parfois achevées, parfois esquissées dans cette œuvre plus diverse qu’il n’y paraît. Les travaux historiographiques gagneraient à la comparer avec celles d’historiens européens, confrontés aux mêmes interrogations. Les études sur la sociabilité ouvrière d’Edward Palmer Thompson, celle sur la sociabilité bourgeoise de Thomas Nipperdey, comme les travaux d’Eric Hobsbawm sur l’invention de la tradition partagent avec les travaux de Maurice Agulhon plus qu’une simple proximité thématique15.
Notes de bas de page
1 Maurice Agulhon, « Histoire contemporaine et engagements politiques », Mélanges de la Casa de Velázquez, 34/1, 2004, p. 273.
2 Il ne s’agit pas ici de refaire la genèse de la notion de sociabilité bien résumée dans Jean-Louis Guereña, « “Un essai empirique qui devient un projet raisonné”. Maurice Agulhon et l’histoire de la sociabilité », Studia Historica. Historia contemporanea, 26, 2008, p. 157-175.
3 Maurice Agulhon, 1848 ou l’apprentissage de la République, Paris, Seuil, 1992 [1973], p. 128.
4 Id., Le cercle dans la France bourgeoise : 1810-1848. Étude d’une mutation de sociabilité, Paris, Armand Colin, 1977.
5 Voici résumé sommairement une des conclusions essentielles de Pénitents et Francs-Maçons dans l’ancienne Provence. Essai sur la sociabilité méridionale, Paris, Fayard, 1984 [1968].
6 Ibid., p. 189.
7 Ibid., p. 93-95.
8 Fernand Benoit, La Provence et le Comtat Venaissin, Paris, Gallimard, 1949, p. 21.
9 Maurice Agulhon, 1848 ou l’apprentissage de la République, op. cit., p. 147.
10 Maurice Agulhon, La République au village, Paris, Plon, 1970, p. 208 et suiv.
11 Id., 1848 ou l’apprentissage de la République, op. cit., p. 127.
12 Id., « La sociabilité est-elle objet d’histoire ? », dans Étienne François (dir.), Sociabilité et société bourgeoise en France, en Allemagne et en Suisse, 1750-1850, Paris, Éditions Recherche sur les civilisations, 1986, p. 13-22.
13 Voir Nicole Racine, « Maurice Agulhon : sociabilité et modernité politique », Cahiers de l’IHTP, 20, « Sociabilités intellectuelles. Lieux, milieux, réseaux », mars 1992, p. 30.
14 Christophe Charle, Discordance des temps. Une brève histoire de la modernité, Paris, Armand Colin, 2011, p. 26.
15 Thomas Nipperdey, « Verein als soziale Struktur in Deutschland im späten 18. und frühen 19. Jahrhundert », dans Geschichtswissenschaft und Vereinwesen im 19. Jahrhundert, Göttingen, Vandenhoek & Ruprecht, 1972, p. 1-44. On peut comparer les analyses de la politisation des ouvriers de Toulon dans Une ville ouvrière au temps du socialisme utopique. Toulon, de 1815 à 1851, Paris/ La Haye, Mouton, 1970, p. 114 et suiv., et celles d’Edward Palmer Thompson pour les ouvriers de Londres sous l’influence des néojacobins dans La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Gallimard, 1988, p. 71 et suiv. Enfin, sur la question des traditions, Eric Hobsbawm, Terence Ranger (dir.), L’invention de la tradition, Paris, Éditions Amsterdam, 2006 [1983].
Auteur
Docteur en histoire, professeur agrégé, a notamment publié L’âge des ombres. Complots, conspirations et sociétés secrètes au xixe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 2015.
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