Les Maghrébins étaient-ils encore porteurs de l’universel au XIXe siècle ?
Gens d’Alger et de Tunis au carrefour des empires ottomans et coloniaux1
p. 219-229
Texte intégral
1Deux chevaux se font face. Sur chacun d’eux, deux chefs d’États en tenues militaires se saluent. Chacun est entouré de ses serviteurs : à gauche, l’Empereur des Français, Napoléon III ; à droite, le gouverneur de la province ottomane de Tunis, Muhammad al-Sadiq Basha-Bey. À l’arrière-plan, des étendards. La scène se situe à Alger en 1860. Le bey de Tunis a quitté son palais du Bardo pour se rendre dans les territoires voisins, dans l’ancienne province ottomane d’Alger transformée depuis 1830 en possession française. Muhammad al-Sadiq Basha-Bey est venu présenter au maître des lieux, Napoléon III, une ébauche de la Constitution tunisienne qu’il s’apprête à promulguer, en réalité la première Constitution du monde musulman.
2Sur la peinture qui immortalise la scène2, les deux chefs sont placés à un même niveau, selon une forme de parité. Le tableau donne à voir aussi un moment d’échanges autour de normes et de valeurs constitutionnelles qui, en ce début des années 1860, étaient discutées en bien d’autres parties du monde. C’est un moment de contribution des sociétés maghrébines à la définition d’un universel, c’est-à-dire d’une condition commune et de normes régissant les sociétés humaines. Les hommes représentés derrière l’épaule du bey de Tunis étaient eux-mêmes impliqués dans d’autres débats transcontinentaux. Ainsi, l’un des serviteurs de Muhammad al-Sadiq Basha-Bey, le général Husayn, esclave affranchi d’origine caucasienne, est engagé en 1864 dans une discussion sur l’esclavage avec le consul américain à Tunis dans le contexte de la guerre civile américaine3.
3Si nous faisons un pas de côté, ou si nous prenons un peu de champ, nous pouvons percevoir le tableau représentant la rencontre d’Alger de 1860 comme l’une des traces matérielles d’une culture d’échanges entre des hommes d’État sur les deux rives de la Méditerranée4. Dans un temps dit de réformes ottomanes (tanzīmāt), dans une période où les régimes impériaux s’étaient imposés partout dans le monde, ces hommes s’offraient des médailles, des décorations militaires. Ils portaient des uniformes comparables. Ils promulguaient des décrets, des lois fondamentales et des constitutions. En bref, par les objets, leurs tenues, leur langage juridico-politique, ces hommes – qu’ils fussent issus de l’Empire ottoman ou des mondes européens – avaient le sentiment d’appartenir à une communauté d’empereurs, de rois et souverains qui entretenaient une même fascination pour la culture militaire et autoritaire.
4Les indices d’une telle culture de l’autoritarisme, d’une fascination commune pour l’ordre militaire déployée lors de la rencontre d’Alger, du partage de symboles matériels de part et d’autre de la Méditerranée et de la vive participation de Maghrébins dans des débats globaux sur des valeurs constitutionnelles perçues alors comme universelles nous intéressent ici, car ces indices viennent contredire une idée forte récemment formulée dans l’historiographie de la Méditerranée et du Maghreb au xixe siècle : l’idée d’une exclusion de cette partie du monde du droit de cité et des débats sur les normes juridiques et humaines universelles depuis le moment traumatique de la conquête d’Alger par les troupes françaises en 1830. Selon ce type d’interprétations stimulantes forgées ces dernières années, dans des contextes éditoriaux différents, les colonisateurs français ont fait de l’événement 18305, du moment de l’invasion d’Alger, un temps fondateur qui a fait oublier la longue période d’interactions entre l’Europe et le nord de l’Afrique. D’après Jocelyne Dakhlia, 1830 a mis à distance et fait oublier les interactions constantes entre les sociétés maghrébines et européennes et cela a contribué à transformer les habitants du Maghreb en un autre, par nature différent, à dominer, à coloniser6. Dans la même veine, selon l’historien James McDougall, toute la démarche des autorités françaises, lorsqu’elles prirent pied et s’enracinèrent dans l’ancienne province ottomane d’Alger, fut d’exclure peu à peu les populations dites « indigènes » et surtout leurs notables de tous les lieux de débats politiques, de tous les lieux de décision, de refuser d’entendre leurs voix et leurs propositions7.
5Les sociétés maghrébines et européennes avaient durant toute la période moderne partagé et eu recours à des langages politiques et juridiques communs, notamment sur le droit des gens, l’intérêt public, les formes de la consultation en assemblée. Ils étaient liés par un « continuum » c’est-à-dire – pour reprendre la définition élaborée par J. Dakhlia, par une « continuité » de part et d’autre de la Méditerranée « instaurée par les circulations croisées et l’expérience de l’autre », qui n’est pas synonyme d’indistinction, d’homogénéité ou de complémentarité mais qui produit « des formes d’interconnaissance poussée »8.
6Selon le même type d’analyse, la prise d’Alger fut si traumatique qu’elle eut des influences considérables sur le territoire voisin de Tunis. D’après l’analyse de l’historien Christian Windler, c’est très nettement à partir du début des années 1830 que les consuls français et européens en poste à Tunis commencent à refuser de négocier de manière paritaire les normes locales formulées par les beys de Tunis et leur entourage. C’est à ce moment qu’ils refusent de baiser la main des gouverneurs de Tunis, de leur offrir des présents que les beys et leurs entourages pourraient assimiler à des tributs, en bref, qu’ils imposent à Tunis leurs volontés et défendent leurs pouvoirs consulaires et leurs protégés de manière frontale contre les intérêts du gouvernement de Tunis9.
7Dès lors, que faire ? Vers où aller ? Faut-il même choisir entre ces deux types d’interprétations historiographiques, entre ces deux types de perception des relations entre des pays européens et maghrébins ? Entre, d’une part, des indices qui montrent une volonté maghrébine de parité, d’appartenance à une communauté de valeurs autoritaires et militaires et, d’autre part, tout un faisceau d’événements et de choix qui confirment des volontés d’exclusion des sociétés nord-africaines, de leurs notables et de leurs gouvernants des lieux et des débats de détermination de normes juridiques et politiques à portée parfois universelle ? L’objectif ici ne sera justement pas d’arbitrer entre ces deux modèles historiographiques, mais de tenter de les concilier et de comprendre comment, à divers niveaux d’analyse, la seconde moitié du xixe siècle fut un moment à la fois de mises en relation plus intenses, plus violentes de ces parties du monde et, dans le même temps, une période de déconnexion, de volontés de marginalisation de populations des rives sud, en bref un temps de « profonde dissonance », d’intégration impériale mais aussi de fragmentation sociale10.
Un pouvoir ancré à Tunis et détaché à Alger ?
8Afin de concilier les deux mouvements contradictoires – l’un d’exclusion du droit de cité des anciens habitants de la province d’Alger et l’autre de volonté d’inclusion de dirigeants tunisiens dans une culture euro-ottomane militaire et autoritaire –, une première manière évidente serait de penser l’ambivalence de ces histoires à l’échelle de ces deux pays, en poursuivant de manière volontairement provocatrice la démarche historiographique qui, depuis les indépendances de ces pays, s’est imposée : c’est-à-dire en pensant chacune de ces anciennes provinces de l’Empire ottoman comme des cadres qui précédent et annoncent les États nationaux, en les assimilant à des formes proto-nationales.
9Dans ce cadre très restreint, la divergence entre l’exclusion des populations d’Alger et la volonté d’inclusion exprimée à Tunis s’expliquerait à partir des années 1830 tout simplement par la perte de souveraineté des gens d’Alger et les volontés réformatrices des beys de Tunis. Les populations de la province d’Alger ont perdu leur représentant ottoman, le dey Husayn, d’abord exilé en Toscane11, ainsi que ceux qui pouvaient faire entendre leur voix ; puis les chefs qui ont tenté de porter d’autres revendications (l’émir Abd al-Qadir à l’ouest, le bey Ahmad dans le Constantinois) ont été réduits dans leurs prétentions d’autorités dans les années 1840. La population de la province voisine de Tunis pouvait encore, dans les années 1860, se faire entendre par le biais de son gouverneur et de ses proches serviteurs, maintenus à leurs fonctions, y compris selon une forme de fiction juridique, après la conquête de la Tunisie par la France en 1881.
10Ce premier ordre d’explication peut nous rappeler un fait élémentaire : pour être pris en compte voire entendu dans des débats sur des normes et valeurs perçues comme universelles, il était et il est encore nécessaire d’être doté d’une souveraineté étatique et d’incarnations de la souveraineté par le biais d’hommes, d’objets, de costumes et de médailles. Mais ce premier ordre d’explications réanime des motifs déjà avancés dans une chronique historique tunisienne cruciale du xixe siècle, rédigée par Ahmad Ibn Abi al-Dhiyaf. Le secrétaire de chancellerie décrit ainsi la destinée politique de Husayn Dey, dernier représentant du pouvoir ottoman à Alger :
Réfléchissez et considérez le cas de ce pacha : il était venu à Alger comme simple soldat du jund ; son père exerçait à Shanâ Qal‘a le métier de laveur de morts. Soutenu par l’esprit de corps (de la milice turque), il s’éleva aux fonctions de pacha. Il n’avait dans le pays ni demeure héritée de son père, ni tombeau où auraient reposé ses ancêtres et les siens, ni rien de ce qui entraîne nécessairement l’amour de la patrie et de ses enfants. Il n’avait pas non plus le sens politique qui lui eût permis de connaître la situation de ce pays et ce qu’elle nécessitait […]. S’assurer la sécurité pour ses biens était ce qui lui importait avant tout, car il était entré dans le pays les mains vides et il en ressortit chargé de butin (de toute espèce). S’il était né dans le pays, il lui aurait été difficile de se conduire ainsi et il n’aurait pas accepté d’un cœur léger de voir le pays courir au précipice. C’est pour cette raison que là où existent des dynasties princières les intérêts du pays sont bien servis et l’intégrité du territoire en général assurée12.
11Dhiyaf développe dans cet extrait une division historiographique, souvent sous-jacente dans la comparaison des trajectoires historiques des deux pays, l’idée que le pouvoir à Alger n’était pas assez enraciné, pas assez lié aux intérêts de la société locale car les deys dans cette province n’avaient pas réussi à établir de dynastie à l’inverse des beys de Tunis, les maîtres et employeurs de l’historiographe Ibn Abi al-Dhiyaf13. Ce premier type de motifs se nourrit de rivalités internes à l’Empire ottoman, entre les diverses provinces ottomanes du Maghreb. Il est intéressant mais insuffisant pour couvrir l’ampleur et les multiples facettes de cette dissonance, car ce type d’interprétation nous ramène encore et toujours vers le cadre majoritaire des historiographies du Maghreb d’après indépendance : le cadre bien provincial, au sens d’étriqué, des États nations voire des États proto-nationaux.
Algériens et Tunisiens dans l’Empire ottoman
12Une autre manière plus stimulante et novatrice de comprendre cette discordance, de saisir à la fois l’exclusion des colonisés et de leurs volontés d’être considérés dans une parité, d’être inclus dans une communauté politique pour prendre part à des débats sur le constitutionnel, serait cette fois de replacer les ressortissants des sociétés des anciennes provinces d’Alger et de Tunis dans des ensembles plus larges, au sein d’empires comme certains historiens s’y sont attachés ces dernières années14. Si les populations de l’ancienne province d’Alger perdent un à un les représentants locaux qui pouvaient présenter leurs revendications, ils gardent tout de même au-dessus des figures disparues de Husayn Dey et d’Ahmad Bey, le recours suprême aux sultans ottomans à qui étaient envoyées des pétitions et aux noms desquels étaient encore prononcés les prêches du vendredi dans les mosquées au milieu du xxe siècle dans certaines campagnes de l’Algérie colonisée15. Ce sont ces mêmes sultans et leurs gouvernements qui, même s’ils étaient perçus par les Européens « comme l’Autre par essence », et comme un « outsider permanent du grand jeu diplomatique sur le continent », étaient tout de même à la tête d’un empire également européen, dont les territoires s’étendaient sur les Balkans, et qui disposaient non pas d’un strapontin mais d’un fauteuil aux tables des grands congrès diplomatiques pour négocier aux noms de l’ensemble de leurs sujets y compris maghrébins, les partages du monde ou les formes à donner à l’abolition de l’esclavage16.
13Ce que nous avons d’abord perçu comme des dynamiques contradictoires d’exclusion des gens d’Alger et de soucis d’inclusion exprimés par les gens de Tunis prend un tout autre sens à ce niveau d’analyse, un sens inversé, voire renversé. Vu d’Istanbul, de la Sublime Porte, un bey de Tunis qui se rend à Alger pour présenter un projet constitutionnel à l’Empereur des Français s’exclut plus qu’il ne participe de l’ordre impérial. Il amoindrit plus qu’il ne renforce la capacité du gouvernement ottoman à négocier pour ses sujets à l’échelle ottomane. Pour sauvegarder leur autorité sur la modeste province de Tunis entre les appétits impérialistes européens (français, mais aussi britanniques encore dans les années 1860, puis italiens à partir des années 1870) et les volontés de contrôle ottoman, les beys de Tunis préfèrent se frayer un chemin entre les ambitions européennes plutôt que de favoriser une fidélité à leur souverain ottoman. Ils participent à un universel défini par les puissances européennes tout en fragilisant l’idée d’une communauté musulmane (umma).
14Dans le même temps, pour les hommes et femmes originaires de la province d’Alger qui choisissent de quitter leurs foyers, leur territoire passé sous l’arbitraire voire la tyrannie du nasrani, du « chrétien », les domaines « bien protégés » (Memâlik-i Mahrûse) des Ottomans deviennent des lieux de ré-inclusion, de prise de parole, de participation à des débats alors globaux sur l’appartenance juridique et étatique, sur la nationalité. Comme l’ont montré les travaux de Pierre Bardin et, de manière plus nette, les récentes recherches de Noureddine Amara, à partir du moment où les populations de l’ancienne province d’Alger quittent les trois départements français d’Algérie, à partir du moment où elles prennent pied dans les provinces nord-africaines de Tunis, de Tripoli, du Caire mais aussi dans le Bilād al-Shām jusqu’à Istanbul, leur appartenance devient sujet de litiges entre les représentants d’un État français qui exerce sa souveraineté sur leur région d’origine et les représentants d’un État ottoman qui peuvent recevoir leur déclaration de sujétion aux sultans17. Là, dans ces situations conflictuelles sur les nationalités des sujets algériens, ces migrants, exilés (muhājirun) de leur petit pays (balad), ne sont plus exclus du droit de cité, mais inclus voire trop inclus entre plusieurs droits de cité. C’est en ces territoires de déplacement, d’exil, que ces hommes et femmes ont pu participer à des débats sur les valeurs et les normes universelles et perpétuer des savoirs et des historicités forgés avant et après la conquête d’Alger. Jusqu’aux années 1940, Tunis n’était pas qu’un lieu de refuge pour les Algériens qui avaient quitté leur premier foyer, ni même une ville-port les reliant seulement à divers grands centres urbains du Proche-Orient, c’était aussi un espace de perpétuation de « savoir, de sociabilités et de communications18 ».
Des césures qui engendrent de multiples revendications et temporalités
15Une troisième manière de considérer de manière simultanée les trajectoires distinctes des sociétés algériennes et tunisiennes dans le second xixe siècle – autrement dit, leur dissonance – nous amène à ne plus seulement superposer les niveaux d’analyse provinciale et impériale, mais à penser aussi ce temps d’exclusion et d’inclusion selon d’autres périodisations. Certes, les années 1830 constituent une réelle césure telle qu’analysée par J. Dakhlia, J. McDougall et C. Windler. La domination coloniale de la société algérienne a cependant abouti à la juxtaposition et à l’imposition d’autres conceptions du temps, comme l’a analysé Omar Carlier19. L’« événement 1830 » ne pousse pas qu’au silence, à l’abandon, à l’exil intérieur, Comme l’a récemment montré N. Amara, c’est aussi une césure qui nourrit des flots constants de revendications articulées et de récits de soi sans cesse reformulés à la suite du traumatisme de la conquête20.
16Ces revendications sont aussi formulées de manière collective en direction de nouveaux interlocuteurs. Ainsi de la fascinante pétition adressée en 1834 par les notables de Constantine au parlement britannique – ce qu’ils dénomment le « divan du parlement » (dīwān al-barlāmant) et étudiée dès les années 1970 par l’historien tunisien Abdeljelil Temimi21. Dans cette pétition de trois mètres de long et 24 centimètres de large portant 61 cachets, les signataires recourent à des arguments universalistes. Ils invoquent avec fougue les droits de l’homme contre – selon leurs termes – la « barbarie » dont les Français n’ont cessé de faire preuve dans leur province depuis la prise d’Alger en 1830. Ils raccrochent ces droits à un respect immémorial des normes de la guerre : ne pas outrepasser les règles du combat ; ne pas s’en prendre aux morts ; ne pas violer les lieux de culte ; ne pas tuer gratuitement ; ne pas braver les plus graves interdits. Ils fondent aussi ces droits humains sur une idée majeure dans les chroniques et les pétitions au Maghreb et de par le monde musulman : le refus de la tyrannie, d’une autorité absolue et inique. De manière tout à fait passionnante, ils font enfin référence à un motif important de la mystique soufie, celui de la fraternité adamique. Ils appellent à l’aide les parlementaires britanniques en ces termes :
[…] les Français sont plus ignobles et indignes que la barbarie. Il s’est aussi vérifié que la manière par laquelle les Français se comportent en matière d’injustice et par lesquels ils se sont distingués n’avait jamais atteint à ce point la conscience des opprimés depuis la création d’Adam jusqu’à nos jours. Comme les Français ont, en nom, un roi mais qu’il n’agit pas comme un roi, nous devons nous plaindre auprès de vous : arrêtez l’effusion de sang, éloignez la corruption de [notre] terre. Nous implorons votre secours et nous plaignons à Dieu qui vous a érigés pour le bienfait des descendants d’Adam » (ou « créatures de Dieu »)22.
17À Tunis, la volonté de traitement paritaire et de participation à des débats constitutionnels ne s’illustre pas seulement lors de la rencontre d’Alger en 1860 entre le bey de Tunis et l’Empereur des Français. Même dans le contexte de la terrible répression d’une révolte populaire contre des hausses d’impôts en 1864, les pétitions de tribus et de cités mettent en avant une économie morale, une conception de l’ordre juste prononcé par le souverain que pourraient partager d’autres sociétés rurales de l’époque23. Même après la suspension de la Constitution tunisienne en 1864 (trois ans après sa promulgation), dans le contexte de la banqueroute publique, des serviteurs tels que Khayr al-Din et des cercles de savants musulmans tendent à s’affranchir de la fidélité personnelle à leurs maîtres, les beys, pour envisager le « plus sûr moyen pour connaître l’état des nations » (Kitāb aqwām al-masālik fī maʿrifat aḥwāl al-Mamālik) y compris européennes, faisant ainsi appel à des écrits de Guizot24.
18De manière plus générale, le slogan et le langage de la réforme, ou plutôt du réordonnancement (iṣlāḥ), entendus çà et là au Maghreb – à Tunis à partir des années 1830, dans le sillage d’Istanbul, dans l’entourage d’Ahmad Bey à Constantine et de l’émir Abd al-Qadir, aux oreilles des sultans marocains à partir des années 1840 – participent de manières plus ou moins explicites de se situer dans des rapports de force et dans la marche du monde. De fait, la seconde moitié du xixe siècle au Maghreb – et certainement ailleurs – pourrait être considérée comme une série de moments successifs d’ouverture des possibles, de réflexions sur des valeurs et des normes extra-locales pour des populations et des pouvoirs que les intérêts impériaux européens puis les forces coloniales et ottomanes ne cessent de vouloir amoindrir, marginaliser à la fois dans leurs langages et leurs langues25.
19Ces quêtes étaient poursuivies hors du Maghreb, dans les exils européens de dignitaires venus de Tunis, les pérégrinations des premiers adolescents et étudiants envoyés en mission et en études dans les grandes facultés italiennes, françaises voire britanniques, notamment pour étudier le droit. Les dignitaires proches des beys de Tunis ont commencé à séjourner plus longuement dans les capitales européennes à partir des années 1850, d’abord pour défendre les intérêts de l’État tunisien dans une série d’affaires financières et juridiques. L’un des Premiers ministres de Tunis a envoyé ses deux fils étudier dans le Paris impérial des années 1860. Après 1881, des groupes d’exilés de Tunis se sont formés dans l’Empire ottoman, à Istanbul mais aussi à Florence autour du général Husayn, premier ministre de l’Éducation du pays dans les années 1870, qui avait élu résidence en Toscane26. Husayn recevait des administrateurs partis de Tunis vers l’Égypte, des savants musulmans tel que le shaykh Bu Hajib. Il accueillait aussi de temps à autre les deux fils du savant shaykh, parmi les premiers étudiants à Paris, et piliers du mouvement réformiste Jeune Tunisien, comparable au mouvement Jeune Algérien dans ses multiples relations à la France et dans ses aspirations à des réformes sociales, à un mieux-être pour les couches populaires…
20L’historien Nile Green a vu dans ces voyages de plus en plus fréquents de musulmans en Europe, des moments déterminants de reconfiguration du temps et de l’espace pour les sociétés musulmanes, des moments de dissolution de l’ancien ordre géographique qui distinguait dar al-islam (le monde musulman) et dar al-harb (la partie adverse à ce monde musulman). Ces mouvements auraient abouti à une redéfinition du monde musulman par ces voyageurs27. Lors de ces nombreux déplacements à travers l’Europe, à compter des années 1850 jusqu’à sa mort en 1887, le général Husayn avait ainsi rencontré de nombreux musulmans expatriés. En 1868, Husayn assiste aux funérailles d’un vieil homme persan à Londres aux côtés de ses compatriotes, de quatre Tunisiens et deux Algériens dans le carré des musulmans proche de celui des juifs28. L’année suivante, en Pologne, il est interpellé par un musulman qui lui demande s’il est chiite ou sunnite. Entendant Husayn assurer son rattachement au sunnisme, ce croyant se montre très heureux29. À partir de l’Europe, des exilés, des étudiants et des dignitaires ont redécouvert, redéfini l’islam en même temps que les manières de diffuser leur conception de ce monde par l’imprimerie30.
21Au terme de ce court parcours des possibilités d’interventions de gens d’Alger et de Tunis dans des débats sur les manières dont l’humanité devait être considérée, traitée, gouvernée, la question n’est plus tant de comprendre comment des hommes et femmes du Maghreb furent à la fois exclus et ont aussi tenté d’être entendus dans ces débats, mais comment ils n’ont cessé de s’adapter pour se faire entendre malgré des assignations identitaires, la perte de représentants étatiques. Comment ils ont formulé des revendications, des propositions qui avaient trait à une humanité commune, comment ils ont cumulé ou transformé leurs références à cette humanité commune. En l’espace d’un siècle entre la prise d’Alger et la mise en place des premiers mouvements indépendantistes et nationalistes, dans les années 1920, des références à une fraternité adamique, au refus de la barbarie ou du pouvoir absolu qui étaient des revendications transculturelles ont côtoyé d’autres manières de concevoir une humanité commune, qui empruntaient davantage à des revendications nationales, à un souci d’obtenir les mêmes droits pour une nation31.
Notes de bas de page
1 Ce texte a été présenté en anglais, sous une forme antérieure lors d’une conférence à Princeton les 15 et 17 octobre 2015.
2 Alexandre Debelle, Entrevue de Sadok Bey et de Napoléon III à Alger, Tunis, Institut national du patrimoine (Qsar es-Saïd), 1862.
3 Chibani Benbilghith, « Al-dawr al-jinirāl Ḥusayn fī al-ḥaraka al-iṣlāḥiyya bi-Tūnis khilāl al-niṣf al-thānī min al-qarn al-tāsiʿ ʿashar. Le rôle du général Hussein dans le mouvement réformiste en Tunisie pendant la deuxième moitié du xixe siècle », Arab Historical Review for Ottoman Studies, 11-12, 1995, p. 164, 227 ; Ahmad al-Ṭawīlī, Al-jinirāl Ḥusayn ḥayātuhu wa-āṯāruhu, Tunis, s.n., 1994, p. 78-87.
4 Omar Carlier, « L’émergence de la culture moderne de l’image dans l’Algérie contemporaine », Société et représentation, 24, 2007, p. 323-352 ; Id. (dir.), Images du Maghreb, images au Maghreb (xixe-xxe siècles). Une révolution du visuel, Paris, L’Harmattan, 2010.
5 Noureddine Amara, « Les nationalités d’Amîna Hanım. Une pétition d’hérédité à la France (1896-1830) », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 137, 2015. http://remmm.revues.org/9017.
6 Jocelyne Dakhlia, « 1830, une rencontre ? », dans Abderrahmane Bouchène, Sylvie Thénault et al., Histoire de l’Algérie à la période coloniale (1830-1962), Alger/Paris, Barzakh/La Découverte, 2012, p. 146.
7 James McDougall, « A World No Longer Shared : Losing the Droit de Cité in Nineteenth-Century Algiers », Journal of the Economic and Social History of the Orient, 60-1-2, 2017, p. 18-49.
8 Jocelyne Dakhlia, Bernard Vincent (dir.), Les musulmans dans l’histoire de l’Europe, Paris, Albin Michel, 2011, p. 20, 23, 25.
9 Christian Windler, « Diplomatic History as a Field for Cultural Analysis : Muslim-Christian Relations in Tunis, 1700-1840 », The Historical Journal, 44-1, 2001, p. 79-106, Id., La diplomatie comme expérience de l’autre. Consul français au Maghreb (1700-1840), Genève, Droz, 2002.
10 Michael Geyer, Charles Bright, « Global Violence and Nationalizing Wars in Eurasia and America : The Geopolitics of War in the Mid-Nineteenth Century », Comparative Studies in Society and History, 38-4, 1996, p. 649 ; Frederick Cooper, « What Is the Concept of Globalization Good for ? An African Historian’s Perspective », African Affairs 100-399, 2001, p. 189 ; Michael Geyer, Charles Bright, « World History in a Global Age », The American Historical Review, 100-4, 1995, p. 1051, 1058.
11 Teobaldo Filesi, « Il dey d’Algeri esule a Livorno », Africa: Rivista trimestrale di studi e documentazione dell’Istituto italiano per l’Africa e l’Oriente, 29-2, 1974, p. 225-247.
12 Ahmad Ibn Abi al-Dhiyaf, Présent aux hommes de notre temps. Chronique des rois de Tunis et du pacte fondamental. Chapitre VI et V : règne de Husaïn Bey et Mustafā Bey (éd. et trad. André Raymond et Khaled Kchir), Tunis, IRMC-ISHMN, Alif, 1994, p. 17-24.
13 Pour une analyse de ce cliché historiographique : Sami Bargaoui, « Des Turcs aux Hanafiyya : La construction d’une catégorie “métisse” à Tunis aux xviie et xviiie siècles », Annales. Histoire, sciences sociales, 60-1, 2005, p. 209-228.
14 Julia Clancy-Smith, Mediterraneans: North Africa and Europe in an Age of Migration, c. 1800-1900, Berkeley, University of California Press, 2011 ; Allan Christelow, Algerians Without Borders : the Making of a Global Frontier Society, Gainesville, University Press of Florida, 2012 ; Mary Dewhurst Lewis, Divided Rule: Sovereignty and Empire in French Tunisia, 1881-1938, Berkeley, University of California Press, 2013.
15 James McDougall, « Crisis and Recovery Narratives in Maghrebi Histories of the Ottoman Period (ca. 1870-1970) », Comparative Studies of South Asia, Africa, and the Middle East, 31-1, 2011, p. 139.
16 Şükrü Hanioğlu, A Brief History of the Late Ottoman Empire, Princeton, Princeton University Press, 2008, p. 207.
17 Pierre Bardin, Algériens et Tunisiens dans l’Empire Ottoman de 1848 à 1914, Paris, CNRS, 1979 ; Andreas Tunger-Zanetti, La communication entre Tunis et Istanbul, 1860-1913 : province et métropole, Paris, L’Harmattan, 1996 ; Amara, « Les nationalités d’Amīna Hanım. Une pétition d’hérédité à la France (1896-1830) », art. cité, p. 49-72.
18 James McDougall, History and the Culture of Nationalism in Algeria, Cambridge, Cambridge University Press, 2006.
19 Omar Carlier, « L’espace et le temps dans la recomposition du lien social : l’Algérie de 1830 à 1930 », dans Jocelyne Dakhlia (dir.), Urbanité arabe. Hommage à Bernard Lepetit, Arles, Sinbad/Actes Sud, 1998, p. 149-224.
20 Amara, « Les nationalités d’Amīna Hanım. Une pétition d’hérédité à la France (1896-1830) », art. cité.
21 ʿAbd al-Ǧalīl al-Tamimi, Le Beylik de Constantine et Ḥâdj ʿAhmed Bey, 1830-1837, Tunis, RHM, 1978, p. 52.
22 Passage retraduit à partir de la copie du document (Public Record Office [Londres], Foreign Office 77/25) et de la première traduction par ʿAbd al-Ǧalīl al-Tamimi, Le Beylik de Constantine et Ḥâdj ʿAhmed Bey, 1830-1837, Tunis, Revue d’histoire maghrébine, 1978.
23 Bice Slama, L’insurrection de 1864 en Tunisie, Tunis, Maison tunisienne de l’édition, 1967.
24 Khayr al-Dīn al-Tūnisī, Essai sur les réformes nécessaires aux états musulmans, Aix-en-Provence, Édisud, 1987 ; Khayr al-Din al-Tūnisī, The Surest Path ; the Political Treatise of a Nineteenth-Century Muslim Statesman, trad. par L. Carl Brown, Cambridge, Harvard University Press, 1967. Sur la diffusion de cet ouvrage : Hanna (Sami A.), « Khayr al-Dīn of Tunisia: The Impact of His Book Aqwām al-Masālik on the Arab and Ottoman Reformers », Islamic Culture, 65, 1991, p. 103-118.
25 Selim Deringil, « “They Live in a State of Nomadism Empire and Savagery” : The Late Ottoman Empire and the Post-Colonial Debate », Comparative Studies in Society and History, 45-2, 2003, p. 311, 338, 341.
26 M’hamed Oualdi, « Slave to Modernity? General Ḥusayn’s Journey from Tunis to Tuscany (1830s-1880s) », Journal of the Economic and Social History of the Orient (Dossier : Experiencing Modernity in the Maghrib), 60-1-2, 2017, p. 50-82.
27 Nile Green, « Spacetime and the Muslim Journey West: Industrial Communications in the Making of the “Muslim World” », The American Historical Review, 118-2, 4 janvier 2013, p. 401-429.
28 Husayn, Rasāʾil Ḥusayn ilā Khayr al-Dīn, Carthage, Bayt al-Ḥikma, 1991, t. 1, lettre 10, septembre 1868, p. 41.
29 Ibid., t. 1, lettre 32, 10 août 1869, p. 97-98.
30 Green, « Spacetime and the Muslim Journey West : Industrial Communications in the Making of the “Muslim World” », art. cité.
31 Omar Carlier, Entre nation et jihad. Histoire sociale des radicalismes algériens, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1995 ; Id., « Medina and Modernity. The Emergence of Muslim Civil Society in Algiers between the Two World Wars », dans Zeynep Celik, Julia Clancy-Smith (dir.), Walls of Algiers: Narratives of the City through Text and Image, Washington, Washington University Press, 2009 ; Id., « Scholars and politicians: an examination of the Algerian view of Algerian nationalism », dans Kenneth Perkins, Michel LeGall (dir.), The Maghreb in Question : Essays in History and Historiography, Austin, University of Texas Press, 1997, p. 136-171.
Auteur
Assistant Professor à l’université de Princeton
(Near Eastern Studies Department – History Department)
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