Au shaykh Omar
p. 5-8
Texte intégral
1[M. O.] Tous les mercredis après-midi dans la légendaire salle Marc-Bloch de la Sorbonne à la fin des années 1990 : à tour de rôle, Daniel Rivet et Omar Carlier nous disaient le Maghreb, et nous amenaient à le penser. Cours magistral pour l’un, travaux dirigés pour l’autre. Omar Carlier prenait, à sa manière, notes sur notes d’un exposé d’étudiant et procédait à une reprise ample. Peut-être trop ample pour des étudiants de licence qui ne disposaient pas toujours de son savoir historiographique, ou pour ceux qui comme moi étaient alors épris de factualité historique, n’ayant pour ma part été rendu sensible au Maghreb que par une première expérience journalistique au Maroc. Mais reprise suffisamment ample pour laisser des traces.
2De ces après-midi en Marc-Bloch, je retiens des instants formateurs et pourrait-on dire déterminants pour la suite. Lorsqu’à la fin d’un cours, répondant à une question, Omar Carlier dit sans ambages l’obligation d’apprendre l’arabe littéral pour qui veut se destiner à des recherches sur l’histoire moderne et contemporaine du Maghreb. L’année suivante, je m’inscris aux Langues orientales. Cet apprentissage ouvre un monde nouveau de sources, un autre rapport au dialecte tunisien appris à la maison, et surtout une autre approche de l’histoire qui amène à considérer différentes temporalités. Cette première approche d’une histoire du Maghreb, ce fut aussi l’appréciation par Omar d’un exposé sur la Fez médiévale qui donne confiance et du cœur à l’ouvrage. En fin d’année, pour une réunion exploratoire de maîtrises, Omar Carlier livre à foison, avec sa sincère et coutumière générosité – dont chacun bénéficiera d’une manière ou d’une autre –, une batterie de sujets, dont l’un me frappe tant que je m’en empare assez vite : les conflits dans la Tunisie quasi postcoloniale entre les partisans du za’īm Habib Bourguiba et ceux de son adversaire, Salah Ben Youssef, secrétaire général du Néo-Destour, le parti nationaliste tunisien. Le sujet est attrayant, il sent le soufre. Mais au fur et à mesure et bien avant la grande surprise de la révolution tunisienne déclenchée en 2011, ce sujet de maîtrise ne se résume pas à un tabou historiographique, ce n’est pas seulement l’évocation d’un premier mouvement d’opposition, d’une première répression dissimulée dans la Tunisie bourguibienne. Peu à peu, les yousséfistes apparaissent non seulement comme des victimes d’un régime autoritaire dès son avènement, mais aussi comme les tenants d’une identité tunisienne « arabo-musulmane » encore et toujours en débat qui a autant nourri des mouvants nationalistes que des mouvements nationalistes.
3[M. C.] L’université étant restée pendant longtemps un monde à côté, fréquenté de loin en loin pour mon DEA, en parallèle à mes études à l’École des chartes, c’est en premier lieu à travers ses écrits que je découvre le travail de Omar Carlier. Rédigés de sa plume si élégante et si caractéristique, ses textes revigorent une histoire culturelle que je n’avais appris à considérer qu’à travers les institutions et les politiques et m’ouvrent des perspectives nouvelles en anthropologie historique. C’est finalement de l’autre côté de la Méditerranée (où, sans avoir précisément idée de ce dans quoi je m’engageais, j’avais bénéficié, notamment grâce à l’appui de Omar Carlier, d’une bourse de l’IRMC) que je fais véritablement la connaissance de mon directeur de thèse. Aux rendez-vous éclair dans son bureau des Olympiades, encombré des mémoires de ses étudiants, succèdent les longs échanges en marge des colloques, à l’IRMC, aux Glycines…, tous ces points nodaux dans les circulations des chercheurs (nécessairement) errants que sont les historiens du Maghreb qu’a sillonnés et animés Omar Carlier. À Tunis, mon voisin se propose comme guide dans les cimetières de la ville et nous observons avec curiosité le professeur au beau milieu du Jellaz « déchiffrer les traces » pour « raconter une histoire » (à l’image du fameux chasseur de Ginzburg). J’avais le « goût de l’archive », je découvre le lien, quasi charnel, avec le terrain, l’exploration des rues, des cafés et des arrière-boutiques, mais aussi les apports de l’histoire orale qu’il a pratiquée naturellement dès ses premières années en Algérie, quand celle-ci se développait tout juste en France. La médina où j’habitais, transformée en décor orientalisant par les politiques touristiques successives, retrouve soudain sa profondeur historique à travers son regard, avec ses tisserands contestataires, ses cafés chantants, ses associations culturelles dynamiques, le hammam et son barbier, les femmes aux couffins remplis qui se rendent au cimetière, une ancienne oukala du souk de la Laine qui abrite des représentations humaines en céramique. Mais c’est bien sûr en sa terre algérienne qu’on prend la pleine mesure du respect et de l’affection que Omar a su inspirer durant sa carrière. Ainsi, son nom, et ses attaches oranaises, sont une véritable carte de visite aux Glycines. Une conférence qu’il donne dans un hôtel de la périphérie algéroise me révèle une autre de ses facettes, celle de rock star… Peu familière avec les transports algérois, j’arrive avec quelque retard et, poussant la porte, découvre avec stupéfaction non une de ces traditionnelles messes académiques réunissant de manière éparse une poignée de chercheurs plus ou moins grisonnants, mais une salle immense emplie d’un jeune public captivé qui ovationne le conférencier. Je me souviens plus particulièrement ce jour-là de sa carte d’identité verte, rangée dans une poche de sa chemisette mais bien visible, manifestant fièrement son algérianité malgré le départ douloureux.
4Au fil de ces flashs au cours d’une année universitaire, aux premiers contacts avec Omar Carlier, ce sont toutes ses qualités d’enseignant-chercheur qui reviennent en mémoire et auxquels nous voulons rendre hommage : les encouragements permanents – je le revois assis à prendre là encore des notes, le regard concentré pas loin, lors de la soutenance de thèse [M. O.] – ; la liberté épistémologique qu’il a laissée à ses doctorants ; la reconnaissance d’une histoire du Maghreb qui doit procéder des sociétés, de leurs langues (européennes certes, mais surtout arabe et berbère), de la matérialité de la vareuse révolutionnaire, des chaises de café, du four du hammam ; le choix de sujets qui résonnent encore au cœur de ces sociétés qu’il fut amené à côtoyer durant de longues années passées en Algérie ou lors de visites à des collègues et amis dans la Tunisie voisine ; une pratique de l’interdisciplinarité qui va au-delà du simple discours ; son dédain pour les intrigues de couloir et les querelles de place ; son goût pour une recherche qui prend son temps, loin de l’asséchante pression bibliométrique.
5Ces mélanges ont été conçus en étroite collaboration durant près de deux ans de préparation, avec le shaykh (le maître) contre toute adversité. Il y a insufflé une vigueur, son goût de vivre, sa volonté constante de penser le passé selon la profondeur des sociétés, de leur culture, de leur capacité à nouer des liens par le politique. Attablé en fin d’été dans un de ces cafés bondés devant la gare du Nord, il a voulu d’emblée concevoir cet ouvrage non comme des hommages définitifs, mais comme la constitution d’un collectif de chercheurs des deux rives de la Méditerranée commençant leur carrière, la confirmant, tous ayant en commun d’avoir échangé avec Omar soit en tant qu’étudiant de thèse, soit dans la préparation de leurs travaux. Tous ou presque ont aussi creusé les différents sillons que Omar synthétise dans l’introduction qu’il a livrée à ces mélanges : les lieux et formes de sociabilité ; la symbolique et la théâtralité du pouvoir, sa liturgie et ses rituels ; la socialisation induite par l’irruption et l’impact du capitalisme colonial, dont la nationalisation du lien social ; l’image et la culture visuelle au Maghreb ; l’historiographie du Maghreb et de ses historiens…
6L’ouvrage n’est pas organisé en fonction de ces très riches thématiques. La première grande partie revient certes sur différents lieux de sociabilité (la boutique, le cimetière, le cinéma, le domaine rural) et sur des rituels politiques : l’ancrage spatial d’une mémoire lignagère, l’érection d’une statue à Alger, les défilés et manifestations dans les rues d’Oran, les voyages présidentiels en Algérie sous la IIIe République… La deuxième partie emprunte d’autres pistes de l’historiographie de l’Afrique du Nord : l’inscription pluriséculaire dans l’Empire ottoman ; l’inclusion dans un plus large ensemble impérial français ; les débats intellectuels dans les revues tunisiennes et égyptiennes ainsi que dans les salons artistiques. Les deux dernières parties reviennent enfin sur le terrain privilégié des travaux de Omar Carlier : l’Algérie. Dans un premier temps durant la guerre de Libération avec un retour sur l’Organisation spéciale, par de nouvelles approches de ladite « bataille d’Alger », des chants de guerre, de l’engagement d’étudiants chrétiens contre la guerre d’Algérie ainsi que des fêtes d’indépendance. Dans un second temps, en se penchant sur les lendemains de l’indépendance, sur la proclamation du 19 juin 1965 après le coup d’État de Boumediene et sur la gestion de la mémoire de la guerre et des martyrs de l’indépendance algérienne. L’épilogue est enfin un clin d’œil – pourrait-on dire – aussi relevé qu’un plat de cuisine qu’ont voulu rendre, à leur manière, Corinne Cauvin Verner et François Pouillon, deux collègues et amis de Omar.
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