Conclusions
p. 479-495
Texte intégral
1Le sociologue à qui il est demandé de conclure un ouvrage d’une telle ampleur ne peut manquer d’être intimidé. Passons, évidemment, sur les difficultés que soulève l’absence de familiarité avec l’objet : les références historiques – qui ne sont par ailleurs que rarement historiennes – que manipulent les sociologues remontent très rarement en amont du xixe siècle, et les transactions au Moyen Âge sont fort éloignées de leur champ de vision. À cet éloignement de l’objet s’ajoute, ici, son extension : extension géographique – les territoires évoqués couvrent une grande partie de l’Europe occidentale, de l’Aragon à la Bavière, de l’Italie au nord de la France en passant par la Provence – mais aussi extension chronologique – du haut Moyen Âge carolingien à l’orée de la Renaissance italienne. Cette extension rend la lecture plus fascinante encore, mais aussi plus déroutante en ce qu’elle interdit au lecteur béotien de s’engager dans un vague processus réconfortant – et très certainement illusoire – de cumulativité. C’est donc en ayant conscience de l’appréhension de son auteur qu’il faut lire ces quelques remarques conclusives, même si la reconnaissance inaugurale de mon incompétence m’autorise aussi à en fixer les règles du jeu. Je ne tâcherai pas ici d’organiser en une logique chronologique ou géographique les nombreux constats avancés dans l’ouvrage, mais je tenterai – au risque de sacrifier au péché d’anachronisme – de souligner ce qui a pu m’apparaître comme certaines des lignes de force qu’un sociologue de l’économie peut y trouver, en tâchant d’éclairer les points de contact disciplinaires – parfois explicites, souvent fortuits – que la lecture peut faire apparaître.
2L’extension de l’objet « transaction » embrassé dans l’ouvrage tient certes à la dispersion géographique et à l’amplitude chronologique des cas étudiés – elle renvoie aussi à une double extension empirique, touchant à ce qui y est entendu par transaction d’une part, au rôle qui est dévolu à leur formalisation juridique d’autre part. D’abord, donc, de quoi parle-t-on : de transaction, d’échange, de système d’échanges ? D’un chapitre à l’autre, la réponse diffère : parfois les transactions étudiées s’assimilent à de simples échanges bilatéraux (qui ne sont simples qu’en apparence, on y reviendra), parfois l’analyse des transactions impose de replacer ces échanges bilatéraux dans un système d’échanges très fortement interdépendants, parfois encore les transactions ne se comprennent plus d’être saisies dans un espace social relevant de près ou de loin d’un marché, mais dans l’horizon judiciaire du règlement de conflits portés devant des tribunaux. La variété des acceptions que reçoit la notion de transaction ne doit pas être perçue comme le symptôme d’une faiblesse conceptuelle, mais au contraire comme l’établissement des conditions de possibilité de la clarification de la notion. L’ouvrage fait en effet le pari que l’objet « transaction » dispose d’une cohérence suffisante – mais très largement à construire – pour ne privilégier aucune position singulière sur ce spectre mais au contraire pour tenter d’en saisir, ex post, ce qui peut en constituer l’économie interne. La deuxième dimension, tout à la fois méthodologique et empirique, qui contribue à étendre l’objet de l’ouvrage, tient à la place que les différentes contributions réservent au droit et, plus largement, à la formalisation de ces transactions dans l’analyse qui en est donnée. La formalisation – y compris dans ses dimensions les plus matérielles : de la mise en page des documents à la reconstitution de la succession des mains qui les rédigent – est parfois le point central, sinon exclusif, de l’analyse. Elle est plus souvent, cependant, une porte d’entrée, à la fois méthodologique – la formalisation juridique est saisie comme la trace de relations qu’elle permet de dévoiler – et empirique – les modalités et les enjeux de la formalisation de la relation sont un objet d’investigation qui n’épuise pas l’ensemble des questionnements : il est aussi nécessaire de tenter de repérer ce qui, en deçà ou au-delà d’elle, peut être à l’œuvre comme liens amicaux, familiaux, clientélaires ou conflictuels. Il arrive enfin que la formalisation de la transaction s’efface de l’horizon explicite de l’interrogation des auteurs pour ne laisser la place qu’à l’analyse des relations qu’elle permet de reconstituer. En parcourant, sur cette deuxième dimension également, tout le spectre des options possibles, l’ouvrage contribue à élargir l’horizon des possibles qui s’offrent au lecteur – mais elle lui impose également de faire preuve de la même plasticité que celle, virtuose et féconde, qui est celle des auteurs.
3Pour organiser la discussion d’un corpus aussi vaste et aussi riche, j’ordonnerai mon propos à un double principe. Dans l’analyse des transactions, j’évoquerai successivement les parties qui y sont engagées et celle des liens qui y sont mis en jeu. Cette discussion mobilisera les références sociologiques que me semblent appeler les différentes contributions, références qui s’inscrivent dans deux sous-espaces disciplinaires : celui de la sociologie des marchés et, plus particulièrement, des échanges marchands et non marchands1, d’une part, celui de la sociologie du droit, en particulier dans les termes que lui a donnés le courant Law and Society2, d’autre part.
Qui ?
Transaction et propriétés sociales
4L’idée est exprimée dès les premières pages de l’introduction : « l’observation doit intégrer les transactions de la population commune […] pour tenter de mieux comprendre ce qui relève des appartenances sociales et ce qui n’en relève pas » (p. 10, je souligne). Alors que la recherche historienne s’est à ce jour concentrée, notamment, sur l’analyse des transactions au sein des élites, les études de cas retenues par les auteurs de cet ouvrage parcourent un spectre social beaucoup plus étendu. S’intéresser ainsi à une population sociologiquement plus hétérogène n’est pas seulement motivé par la volonté de couvrir plus exhaustivement la population médiévale. Un tel choix renvoie aussi à une hypothèse causale dont il convient de vérifier la pertinence : l’idée selon laquelle les propriétés sociales des parties engagées dans les transactions ne leur sont pas transparentes, qu’elles ont des incidences sur la nature et les formes de la transaction.
5On pourrait imaginer qu’une telle proposition puisse avoir quelque chose de trivial pour un sociologue : l’idée selon laquelle les propriétés sociales des acteurs pèsent sur leurs pratiques, n’est-ce pas là l’une des propositions les plus élémentaires de la discipline ? Il n’en est rien, au moins pour la sociologie des marchés telle qu’elle s’est mise en place, au milieu des années 1990 en France. Issue de traditions de recherche éparses, la sociologie des échanges marchands s’organise alors autour d’une série d’intuitions convergentes – en dépit d’un foisonnement lexical un peu déroutant : si la sociologie a quelque chose à dire des échanges qui se déroulent sur les marchés, c’est en particulier pour mettre au jour les supports que les parties de l’échange mobilisent pour s’assurer de la qualité des biens ou des services qu’ils envisagent d’acquérir3. Autrement dit, pour comprendre les échanges, il faut être moins attentif aux propriétés sociales des parties et à l’habitus qu’elles déterminent qu’aux « dispositifs », aux « équipements », aux « conventions » ou aux « institutions » qui encadrent la relation d’échange.
6Une telle hypothèse – qui a très largement fait la preuve de sa fécondité – peut surprendre : alors que l’opus magnum de l’étude des consommations culturelles, La distinction, renvoyait l’ensemble des pratiques de consommation (et donc des comportements marchands) aux propriétés sociales de ceux qui les mettaient à l’œuvre4, la sociologie des marchés s’est constituée une vingtaine d’années plus tard en imputant à la scène marchande l’ensemble du faisceau causal susceptible de rendre compte des transactions qui s’y déroulent. Je ne me risquerai pas à avancer ici des hypothèses qui pourraient expliquer un tel retournement, pour me borner à constater que les historiens – plus sociologues sans doute en cela que les sociologues des marchés – conservent l’intuition selon laquelle les propriétés sociales des parties qui y sont engagées doivent être prises en compte si l’on souhaite rendre compte d’une transaction.
Stratification, genre, division du travail
7Les différents cas analysés dans l’ouvrage font ainsi systématiquement référence aux propriétés sociales des parties engagées dans l’échange, et les replacent dans la hiérarchie sociale et la division du travail des sociétés où elles s’inscrivent. On y rencontre un maçon entreprenant récemment arrivé à Aix-en-Provence qui commerce avec un mercier, figure de petite notabilité locale, on y compare deux notables italiens engagés dans des achats et des opérations de transmission de terre, on y évoque des cordiers, des tanneurs, des tisserands de soie, on y décrit les pratiques des tabellions ou des notaires, on y croise enfin des figures peut-être plus inattendues pour un lecteur peu familier de ces sociétés, des chevaliers et des ermites, ou encore des prêtres et des évêques qui s’affrontent en procès. La sociologie des parties engagées dans les transactions permet de replacer celles-ci dans les dynamiques qui construisent et structurent les hiérarchies des sociétés médiévales. Dans l’analyse qu’il propose des transactions foncières auxquelles procèdent Pierre de Niviano et Garibald de Langobardia, Laurent Feller entreprend « de savoir ce que font ces petits notables lorsqu’ils procèdent à des transactions foncières » (p. 35). Pour le comprendre, il ne faut certes pas s’en tenir à la seule dimension économique des transactions. Mais ce qui est commun aux différentes arènes sociales où sont en jeu ces transactions, c’est ce que l’on peut assimiler à une stratégie d’ascension sociale : « S’ils cherchent certainement à accroître leur patrimoine et à le gérer de façon à augmenter leurs revenus, ils ne font pas que cela. Les transactions effectuées autour de la terre, comme on a souvent pu le montrer, vont bien au-delà de leur signification économique. À travers elles se dessinent et s’organisent des stratégies de construction ou de consolidation de la domination de ces notables sur des sociétés locales » (p. 35). De la même manière, la séquence complexe de transactions décrites par Philippe Bernardi ne peut se comprendre que si les positions sociales des parties en présence sont prises en compte. D’un côté, donc, Barthélemy Guerci, d’origine italienne et qui s’installe à Aix-en-Provence au début des années 1440, un maçon engagé dans des activités multiples – maçon, certes, mais aussi transporteur – et des transactions composites – il s’occupe en particulier d’accumuler des terres autour d’un moulin dont il est propriétaire. De l’autre, Jacques Agulhenqui, mercier d’Aix-en-Provence et roi des merciers du comte de Provence. Le premier s’engage à construire une cave dans la maison du second, tandis que le second vend une vigne au premier, qui dans le même temps reconnaît devoir 20 florins au second « par la construction d’une cave ». P. Bernardi démêle l’entremêlement étroit de ces trois contrats pour montrer qu’il ne se comprend que si l’on voit que Guerci a besoin du soutien d’Agulhenqui pour son activité de transporteur (p. 267).
8Les transactions ne se comprennent que d’être replacées dans une hiérarchie sociale, elles gagnent aussi à s’inscrire dans la division du travail des sociétés médiévales. C’est ce que propose de faire Éléonore Andrieu qui explore un corpus de textes littéraires destinés à des laïcs, pour montrer à quelles conditions le chevalier (en tant qu’il se distingue notamment du seigneur et du clerc) peut s’engager dans des transactions marchandes. Sa longue exploration permet de montrer que l’opposition pertinente, pour comprendre dans quel type de transaction un chevalier peut légitimement s’engager, n’est pas celle qui distingue l’échange marchand (qui suppose la recherche d’un gain par l’usage d’un calcul rationnel) de l’échange non marchand et du don (p. 67). Le chevalier, autrement dit, peut s’engager dans des échanges marchands dès lors que ces échanges ne sont pas que cela, et en particulier que leur visée ultime n’est pas l’accumulation matérielle égoïste mais la restauration de l’ordre social, en transfigurant éventuellement certains acteurs ou certains biens.
9Qu’elle renvoie à l’analyse des pratiques ou à celle des représentations qui fondent leur légitimité, la prise en compte des propriétés sociales des parties engagées dans les transactions est un passage obligé pour qui veut en comprendre la nature, en cerner les enjeux et en saisir les formes. Outre les dynamiques hiérarchiques et la division du travail, la référence au genre des parties engagées dans les transactions permet de s’en convaincre. Certes, les femmes ne semblent occuper, dans les corpus analysés, qu’une position marginale : souvent, les auteurs ne font pas référence au genre des parties engagées dans les transactions, ce qui sans doute revient à postuler qu’il s’agit exclusivement d’hommes. Dans le corpus qu’il analyse et qui met en scène quelque 300 individus, Jérôme Hayez souligne que seules 5 sont des femmes – une servante, deux marchandes et deux artisanes travaillant à domicile dont il reconstitue la trajectoire pour expliquer leur présence inattendue dans un monde « très masculin » (p. 452). Rares, les femmes sont aussi dominées : Jérôme Hayez souligne que les rares femmes de son corpus sont souvent évoquées en faisant référence à leur mari, même défunt. Dans l’analyse des transactions conjugales en Aragon aux xve et xvie siècles, Martine Charageat souligne que lorsque les motifs de la discorde qui oppose les époux sont identifiés, ils sont la plupart du temps imputés aux femmes, tandis que « le pardon qui ouvre des transactions conjugales est un acte exclusivement masculin, qui circule toujours du mari vers la femme même lorsqu’elle n’est pas en faute » (p. 237). Peu nombreuses et dominées, les femmes qui apparaissent dans l’ensemble des études de cas ne font que ressortir plus nettement encore les notations de Laurent Feller quant à leur rôle dans les transactions foncières qu’il étudie, près de Plaisance et dans les Abruzzes. L’un des deux chartriers qu’il analyse, celui de Pierre de Niviano, est en fait celui de son couple et sa femme, Ragimperga, dispose d’une richesse initiale et d’un réseau familial dont l’ampleur ne dépend pas de celui de son mari. On la voit intervenir dans des transactions qui lui sont propres – en particulier concéder des prêts et acheter des biens fonciers en mobilisant une part de leur dot, souvent mobilière (p. 37)
Catégories marchandes et conscience du droit
10Parce qu’elles contribuent à définir les ressources dont disposent les parties de l’échange et les aspirations légitimes qui peuvent être les leurs, la prise en compte des propriétés sociales des acteurs engagés dans les transactions constitue une étape déterminante de leur compréhension. Les contributions réunies dans l’ouvrage vont cependant plus loin et mettent en jeu dans leurs analyses une double intuition. La première revient à prendre au sérieux la vieille antienne wébérienne selon laquelle les sciences historiques, pour expliquer, doivent avant tout comprendre – en l’occurrence, elles doivent reconstituer les catégories de l’entendement économique et social que mobilisent les parties engagées dans les transactions. Cette intuition est au cœur de très nombreux travaux de sociologie économiques contemporains, attentifs sans doute au calcul que mettent en œuvre les acteurs sociaux lorsqu’ils sont engagés dans des pratiques économiques, mais prompts surtout à souligner que ces calculs sont entièrement mis en forme par des catégories d’entendement spécifiques que les acteurs mobilisent, fréquemment sans même s’en rendre compte, et qui souvent sont saturés d’attendus normatifs, politiques ou moraux. Ces catégories peuvent, dans une tradition durkheimienne, être désignées comme des institutions5. La seconde intuition prolonge la première, en la spécifiant : elle pose que ces catégories de l’entendement ne sont ni naturelles, ni idiosyncrasiques, mais qu’elles sont au contraire partagées par des collectifs dont les membres mobilisent ces catégories en leur donnant un sens sinon identique, du moins apparenté. Pour comprendre comment les acteurs agissent, il faut donc procéder à une sociologie de leurs catégories de pensée collectives.
11Ces deux intuitions sont au cœur de plusieurs études de cas présentés dans l’ouvrage. Dans l’analyse qu’il propose d’une boutique d’Avignon, Jérôme Hayez s’interroge par exemple sur les procédés qui permettent aux membres de l’agence de reconnaître et de catégoriser les clients dans un contexte de grande variété des origines des clients et des systèmes anthroponymiques en usage (p. 443). Les techniques qui permettent de désigner et de reconnaître les clients couvrent un très large spectre : certains se repèrent sur une base topographique (Lorenzo del Chavallo Bianco ostiere désigne ainsi le Milanais Lorenzo de’ Resti, aubergiste du Cheval Blanc, p. 449) ou par une périphrase (che fa l’arnese di gamba ; che vira la mena, p. 449), d’autres sont identifiés en faisant référence à un tiers, mieux connu (par exemple pour les parents et familiers de grands personnages : uno schudiere del bastardo di Terida, p. 448). Certains clients ne sont pas désignés par un anthroponyme, car leur fonction, souvent liée à la curie, est suffisamment éminente pour que leur titre et leur fonction priment sur leur nom propre. Tout ce travail d’identification repose sur un bricolage constant qui se donne d’autant mieux à voir que les aires géographiques engagées dans l’activité de la boutique mettent en jeu des règles distinctes (p. 486).
12On le voit : les catégories mobilisées par les acteurs engagées dans les transactions sont très largement en cours de définition – et leur labilité rend la lecture des chapitres qui les décrivent d’autant plus fascinante, tant le lecteur a ainsi l’impression de voir les catégories de l’échange et du droit en leur état natif, avant que les pratiques, les conventions et les lois ne les stabilisent. De ce point de vue, les chapitres qui réservent une place privilégiée à la formalisation juridique des transactions permettent de repérer ce que les sociologues du droit nomment aujourd’hui la « conscience du droit6 ». Les Legal Consciousness Studies reposent sur l’idée selon laquelle « la manière par laquelle le droit fait l’objet d’expérience et est compris par les citoyens ordinaires, dans la mesure où ils choisissent d’invoquer la loi, évitent de le faire ou lui résistent, est une part essentielle de la vie du droit7 ». Selon cette approche, le droit prend consistance dans un ensemble de pratiques multiples et distribuées dont le sens ne peut se saisir qu’en étudiant les rapports que les acteurs sociaux entretiennent avec le lui. Plusieurs contributions mettent au jour l’inégale stabilisation de ces pratiques, y compris chez les professionnels du droit. Ainsi des tabellions qu’étudie Isabelle Bretthauer, saisis en un moment singulier où ces pratiques se stabilisent et s’homogénéisent. En effet, explique-t-elle, « l’encadrement de la production écrite authentique se précise au cours des derniers siècles du Moyen Âge, aussi bien dans la répartition des tâches entre les différents membres du bureau que dans la définition des différents types de conventions produits. Cette évolution accompagne, probablement, la constitution d’un socle de connaissances juridiques propre à ce milieu professionnel particulier » (p. 124). En dépit du fait que les tabellions troyens ou rouennais ou les notaires d’Orléans dépendent tous de la même autorité royale, des usages locaux persistent, et surtout les formats juridiques se distribuent le long d’un spectre très large : à Troyes, on dénombre 26 formats de conventions, à Orléans 24. Cette typologie très étendue fait par ailleurs l’objet d’une appropriation par les tabellions que leurs annotations et leurs indications marginales, dans les registres, permettent de reconstituer. À l’issue de cette exploration, l’auteure montre que l’uniformisation des savoirs juridiques est incontestablement à l’œuvre – on la repère en particulier dans la distinction des différents types de contrats ou dans le recours à certaines clauses obligatoires – mais qu’elle n’est que partielle, et qu’elle ne concerne pas en particulier la rédaction proprement dite des actes.
13Mais la « conscience du droit » qu’étudie Isabelle Bretthauer n’est pas seulement celle des professionnels du droit que sont les tabellions et les notaires : l’enjeu est aussi d’« apprécier le degré d’intimité de la société médiévale avec les différentes catégories juridiques employées au sein des boutiques des professionnels de l’écrit » (p. 137). La conclusion, à cet égard, est double. Elle souligne d’abord une réelle pénétration des catégories juridiques au sein de la société médiévale, bien au-delà de la seule sphère des spécialistes. Elle montre également que le rôle des parties prenantes dans la formalisation juridique de certains actes (en particulier des plus simples) est bien plus important qu’on ne l’a longtemps cru : « la transaction n’est plus d’abord une action juridique mais elle est la trace de la réunion de deux parties autour d’un objet économique ou d’une valeur. […] La transaction apparaît comme la réalisation, par un professionnel, de choix des parties dont on peut se demander jusqu’où elles sont intervenues dans la formulation » (p. 143).
14L’étude des propriétés objectives des parties engagées dans les transactions ou des catégories de pensée collectives qu’elles y mobilisent offre des perspectives privilégiées pour analyser les transactions. Les intuitions mobilisées par les historiens correspondent à des agendas de recherche que les sociologues de l’économie et du droit ont pu essayer de formaliser et de nourrir au cours des deux dernières décennies. Le même type de fécondité croisée est à l’œuvre sur l’autre pan de l’ouvrage que je souhaite maintenant évoquer : celui des liens que recouvre la transaction proprement dite.
La transaction comme lien
La transaction
15La sociologie économique a très largement construit son agenda en s’attachant à déconstruire l’opposition qui, il y a trois décennies, pouvait sembler acquise entre des liens économiques, motivés par le calcul et l’intérêt et dépourvu d’engagements interpersonnels ou normatifs, et des liens sociaux, repérables à leur récurrence, à l’entremêlement des motifs qui les fondent et aux valeurs qui les informent. L’un des gestes fondateurs de la nouvelle sociologie économique fut ainsi de montrer que les échanges économiques étaient, selon la formule consacrée, « encastrés » dans le social8 : loin d’être anonymes ou dépourvus de dimensions morales, ils sont incompréhensibles si on ne les replace pas dans les réseaux qui contribuent à les rendre possibles9, et ils sont par ailleurs saturés d’investissements normatifs10. Ce premier moment déconstruisait une opposition insatisfaisante mais débouchait sur une forme d’indistinction aporétique, tous les liens quels qu’ils fussent participant d’un vaste continuum indifférencié. Vint donc un second temps, qui vit des entreprises de clarification analytique, appuyées sur de nombreuses enquêtes empiriques, proposer des distinctions idéales-typiques auxquelles les contributions de l’ouvrage font souvent référence – celles, en particulier, entre don, échange non marchand et échange marchand11.
16Ces deux mouvements – refus des oppositions de sens commun et clarification analytique appuyée sur des cas empiriques – se retrouvent au cœur des textes rassemblés dans cet ouvrage et proposent de nombreuses pistes d’une très grande fécondité. La première de ces pistes, sans doute pas la moins audacieuse, consiste à rapprocher sous le terme « transaction », c’est-à-dire des « échanges humains médiatisés par des biens » (p. 11, p. 125), une diversité de liens que l’introduction s’attache à clarifier. Elle repère ainsi un premier ensemble de sens pertinent au Moyen-Âge, qui « est dérivé de l’emploi antique et [qui] est fondamentalement juridique : il renvoie aux accords qui permettaient de mettre fin à un litige, pénal ou civil, au moyen de concessions réciproques et qui entraînaient le plus souvent un échange onéreux, une partie renonçant aux poursuites contre une compensation » (p. 11). Un deuxième ensemble de sens assimile la transaction à l’échange et au transfert d’un bien. Un troisième univers de sens, qu’évoque notamment le chapitre d’Éléonore Andrieu, fait de la transaction un lien qui concerne moins les hommes et les biens que Dieu et l’au-delà : « transigere vient de trans-agere, « pousser en avant » et transactio en a gardé le sens de voyage, passage, notamment passage dans la vie terrestre (transactio mundi) ou accomplissement dans l’au-delà : un passage qui comporte une connotation de transformation » (p. 17). Cette clarification lexicale inaugurale est suivie de bien d’autres dans les différents chapitres qui approfondissent l’une ou l’autre de ces acceptions générales en les décomposant. La place me manque ici pour les reprendre toutes et pour les discuter, mais on peut cursivement évoquer, notamment, la décomposition des étapes transactionnelles dans le règlement des conflits conjugaux en Aragon dans le chapitre de Martine Charageat, ou encore les précisions apportées par Laurent Jégou pour isoler, au sein des règlements juridiques des conflits, ceux qui peuvent être désignés comme des « transactions ».
17Dans le cadre des quelques remarques qu’autorise cette conclusion, je me bornerai à revenir sur l’opposition du marchand et du non marchand qui constitue pour beaucoup de chapitres un point de référence analytique. Le premier point qui peut être tiré de la lecture est, dans toute sa généralité, assez familier au sociologue de l’économie, mais les déclinaisons empiriques qu’il recouvre le sont beaucoup moins. Il revient à rappeler que la caractérisation idéale-typique du lien marchand – son impersonnalité et sa ponctualité notamment – en fait un cas extrême qui ne se rencontre qu’exceptionnellement dans le cours du monde historique, où les liens « marchands » épousent au contraire des formes d’une très grande variété. Cette variété est, par exemple, déclinée par Jérôme Hayez quand il montre que différents types d’échange (l’achat-vente, l’adaptation, la médiation commerciale pour l’achat d’articles dans une autre boutique, la garantie de paiement envers un tiers, le troc, la vente à terme, la vente au comptant) peuvent être classés au rang des échanges « marchands ». La même déclinaison, il est vrai, peut aussi se repérer sur le versant de l’échange non marchand qu’explore également J. Hayez. L’enjeu analytique de son propos est moins de décrire un kaléidoscope de liens que de repérer ce qui peut fonctionner comme un principe organisateur de pratiques par ailleurs hétérogènes : autour du pôle de l’échange non marchand se décline ainsi un ensemble de pratiques qui relèvent du don à proprement parler, et un autre ensemble de pratiques (la visite, l’hospitalité ou l’assistance à des cérémonies) qui relèvent de « l’honneur ».
18Un autre point, nettement moins fréquemment établi par les sociologues de l’économie, consiste à mettre au jour l’entremêlement de certaines transactions qui peuvent, simultanément, consister en un transfert de biens, en l’établissement d’une dette et en l’inauguration d’une relation d’emploi. La vente des métiers à tisser qu’étudie Diane Chamboduc en est un exceptionnel exemple. Elle montre en effet que, dans certains cas, la vente d’un métier s’analyse comme le transfert d’un bien, qu’en tant qu’elle se fait à crédit, elle institue aussi une relation de débiteur à créancier, mais aussi d’employeur à employé : « Étant donné que le travail de Giovanni a pour objectif le remboursement des deux métiers dont il a reçu la pleine propriété, il est en effet vraisemblable que ce dernier devait être soumis aux obligations imposées par la cour des marchands aux tisserands ayant reçu une avance sur paiement. […] Tant qu’un exécutant devait de l’argent à un marchand, ni lui, ni ses fils, ni aucun de ses valets ou garçons de boutique ne pouvaient accepter une commande d’un autre marchand […]. Tous les métiers à tisser de l’exécutant devaient être mis au service du marchand créancier le temps du remboursement de la dette. Les ouvriers débiteurs ne pouvaient pas non plus aller s’embaucher dans la boutique d’un autre artisan […]. Plus qu’une dépendance économique, le crédit, dans ce contexte, créait donc une dépendance juridique et professionnelle » (p. 290-291). Transfert de biens, lien d’endettement, relation d’emploi peuvent ainsi s’emmêler de manière subtile. Cet entremêlement éloigne la relation de l’idéal-type marchand, moins par l’irruption en son sein de considérations normatives ou d’implications réticulaires, mais par l’empilement, au sein d’une même relation, d’enjeux et d’obligations multiples, hétérogènes et cependant liés.
19Un dernier point établi par plusieurs contributions enrichit encore notre compréhension de ce qui est en jeu dans des transactions qui peuvent de prime abord sembler relever de la seule sphère économique : au-delà des transferts de biens, des reconnaissances de dettes, des obligations d’emploi s’y jouent également l’inauguration ou l’entretien de liens clientélaires. On ne sera pas surpris de repérer ces liens de clientèle lorsque les transactions peuvent s’assimiler à des dons ou à des échanges non-marchands. Les échanges engagés par les employés de l’agence avignonnaise étudiés par J. Hayez relèvent, pour beaucoup d’entre eux, de ces liens qui visent à entretenir des réseaux – mais, au-delà de ce constat générique, une série de questions doivent être soulevées. D’abord, de quels réseaux parle-t-on : ceux de l’agence, de son propriétaire, de ses employés ? Ensuite, quelles sont les ressources mobilisées pour les entretenir : les ressources de l’agence, en particulier, ne sont-elles pas utilisées pour entretenir la clientèle de ses employés ? L’affinité a priori qui existe entre les liens non marchands et l’entretien des clientèles ne doit pas masquer la complexité des agencements à l’œuvre… On retrouve également la dimension clientélaire dans l’établissement d’échanges marchands, ou qui peuvent au moins de prime abord s’en approcher. C’est, par exemple, ce que montre Laurent Feller, pour qui les achats fonciers et les octrois de dette effectués par le couple Pierre de Niviano et sa femme Raimperga doivent s’analyser sur deux versants. S’y joue sans aucun doute une stratégie d’accumulation visant à consolider ou à accroître la fortune familiale. Mais – en particulier lorsque les acquisitions concernent des parcelles de petites dimensions ou quand les créances concédées sont de faibles montants – l’enjeu est tout autant d’exploiter et de renforcer des réseaux familiaux, amicaux ou politiques. L. Feller analyse ainsi l’achat, par la femme d’un des sculdassius qu’il étudie, d’une parcelle de petite taille pour un prix « anormalement élevé, si on le rapporte à ceux qui sont pratiqués à ce moment et dans cette région, et l’on pressent qu’il pourrait y avoir par-derrière une opération bien différente, par exemple un prêt d’argent. La terre sert ici de caution. L’échange de la terre contre de l’argent marque ici l’ouverture d’une relation de crédit qui peut à son tour préluder à l’établissement d’une relation de dépendance » (p. 47).
L’inscription juridique des transactions
20Je souhaiterais terminer ces quelques remarques conclusives en insistant sur ce qui me semble être l’un des apports fondamentaux de l’ouvrage, l’attention portée à l’inscription matérielle des transactions, et plus précisément à leur formalisation juridique. Cette attention est évidemment un impératif de méthode : c’est souvent à partir des traces juridiques qu’elles ont laissées qu’il est possible de connaître l’existence des transactions, d’identifier les parties qui y sont engagées et de reconstituer les termes qu’elles mettent en jeu. Comme toujours en pareil cas, le sociologue est ébahi devant la virtuosité méthodologique engagée par ses cousins historiens, si habiles à faire parler en toute rigueur des sources a priori chiches d’informations. En l’occurrence toutefois, la formalisation juridique n’est pas seulement une trace écrite qui permet de saisir, isolément, telle ou telle transaction : ce sont en fait de véritables systèmes d’échanges qui sont mis au jour, puisqu’il est en général impossible de rendre compte d’un contrat en l’isolant d’une chaîne – ou mieux : d’un maillage – contractuel qui, pris comme un tout organique, constitue la transaction à proprement parler. Dans l’analyse qu’elle propose du « transactionnel et du para-transactionnel » mis en jeu par l’établissement de la rente de l’abbaye d’Ambert, Marie Dejoux montre bien comment la transaction « principale » (ici, la définition d’une rente) entraîne avec elle toute une série de transactions plus modestes dont les moines parties prenantes de la négociation réclament la prise en compte et le dédommagement (remboursement de frais de transport, etc.). Mais l’interdépendance des transactions, souvent implicite, va très au-delà de la prise en compte de ces à-côtés : les implications juridiques des ventes de métiers à tisser étudiées par D. Chamboduc dans le cas des tisserands lucquois débordent, on vient de le voir, le seul transfert d’un outil de production ; et les transactions étudiées par P. Bernardi à Aix ne se comprennent que d’être replacées dans le système qu’elle compose, la dette servant, en l’occurrence, à solidariser deux transactions qui sans elle pourraient sembler disjointes.
21L’attention à la formalisation des transactions va encore au-delà – ou en deçà, comme on voudra – de la prise en compte des subtilités de la technique juridique, elle investit méticuleusement leurs aspects les plus matériels – c’est tout l’enjeu de la troisième partie : l’emplacement des paragraphes sur la page, les marges, le verso, les variations de la calligraphie et la diversité des paraphes, la malléabilité des formules selon le statut juridique des documents, les textes qui les composent dans leur hétérogénéité… Cette description extrêmement méticuleuse du document rappelle irrésistiblement le programme avancé par M. Suchman dans son article portant sur le « contrat comme artefact social12 ». Suchman y plaide qu’en plus de l’étude de la théorie des contrats (law in books) et de l’usage qui est fait de cet instrument juridique (law in action), la sociologie s’intéresse au contrat dans sa matérialité, c’est-à-dire en tant qu’il s’agit d’un document porteur de propriétés techniques et symboliques dont il faut comprendre la genèse et les propriétés. Dans cet article d’une très grande richesse, Suchman suggère de combiner pour cela des perspectives micro-sociologiques, qui s’intéressent à la manière dont les parties en viennent à composer de telle ou telle manière les dispositifs contractuels, en étant attentif aux coûts de transaction attachés à la manufacture des contrats, et des perspectives macro-sociologiques qui s’intéressent aux schémas de diffusion et aux sentiers de dépendance des formes contractuelles, ainsi qu’aux enjeux de légitimité qui y sont impliqués. Ce que l’on pourrait nommer une « sociologie des matérialités juridiques » que Suchman appelle de ses vœux et dont il précise certaines hypothèses peut trouver dans les contributions de la troisième partie de l’ouvrage un exceptionnel matériau. On le voit, par exemple, en se penchant sur la diversité des inscriptions qui gardent la trace des transactions réalisées par Jean Teisseire, le marchand et cordier d’Avignon qu’étudie Mélanie Dubois-Morestin. Elle montre que l’attention portée par le marchand à ses écrits et en particulier à son « livre de raison » tient notamment à ce qu’il en fait un outil lui permettant de gérer dans le temps ses transactions et le réseau social qu’elles fondent et qu’elles reconduisent. La matérialité des notices permet de reconstituer l’évolution de ses liens avec ses partenaires : alors que les notices du livre de raison consacrées aux premiers contrats de locations (d’étal de boucherie) qu’il passe avec le boucher Olivier Séguret sont très développées et occupent une page entière (dans un volume où la plupart des notices sont très allusives), celles qui interviennent après plusieurs années sont, elles, beaucoup plus courtes – signe, sans doute, qu’à mesure que les transactions se reconduisent, la confiance entre les partenaires se construit et que la formalisation détaillée, au sein du livre de raison, est moins impérative. La diversité des écrits (actes notariés et livres de raison notamment) permet de mettre au jour ce qui pourrait, de prime abord, apparaître comme une redondance : dans les uns comme dans l’autre se retrouvent consignées les mêmes transactions, et les deux font l’objet d’une conservation attentive et précautionneuse de la part du marchand. C’est en effet qu’« alors que les actes notariés, une fois classés, ne sont pas utilisés quotidiennement, ni mis à jour par Jean Teisseire en tout cas, le manuel du marchand est au contraire maniable et utilisable de manière journalière. Il peut être mobilisé à tout moment. Les notices sont ainsi disponibles immédiatement, pratiques à mettre à jour, à annoter, corriger ou préciser. En effet, le livre de raison n’est pas un texte figé mais bien un texte et un écrit en constante évolution : les corrections, les annotations et les ajouts sont nombreux et sont indispensables à la compréhension du fonctionnement concret de l’écriture chez Jean Teisseire. S’il est le lieu de l’interconnaissance et du réseau social comme on l’a dit, il est aussi celui de la gestion concrète d’une activité professionnelle et personnelle » (p. 42).
22L’attention portée à leur inscription matérielle montre par ailleurs que l’écriture des transactions ne renvoie pas qu’à des enjeux fonctionnels ou instrumentaux : sans doute la fonction mnémonique de l’écrit est-elle bien présente, mais Julie Claustre montre, par exemple, que la place graphique laissée aux partenaires du couturier dans son livre de boutique est une étape décisive pour comprendre la nature et l’issue de ces transactions. L’étude des signatures (souligne-t-on le nom, le ponctue-t-on d’un « n » ou le laisse-t-on seul, s’accompagnent-elles ou non d’un paraphe ?) permet de mettre au jour, parmi les partenaires du couturier, un jeu subtil de distinctions et de hiérarchies que l’espace de la page enregistre et révèle : « Pour notre artisan et pour ses partenaires, l’écriture est bien plus qu’un simple acte de mémorisation de leurs transactions : elle engage la personne même dans la relation transactionnelle, elle démontre une maîtrise des codes graphiques et textuels en vigueur chez les notaires et dans les bureaux d’écriture de Paris, qui sont recomposés et agencés de façon originale dans des actes sous seing privé, elle exhibe un statut social acquis ou prétendu, elle manifeste parfois des rapports de domination » (p. 374). Si les fonctions instrumentales de l’écrit n’épuisent pas l’explication des formes qu’il épouse, c’est aussi que la force que l’on reconnaît à l’écrit marchand ne s’impose que progressivement : dans l’étude qu’il propose d’un tribunal toscan, C. Quertier montre que même au sein des sociétés médiévales les plus scripturalisées, l’écrit marchand ne suffit pas toujours à faire preuve et qu’il lui faut parfois être relayé par la parole de témoins. Sans doute, rappelle-t-il, « la singularité florentine réside certainement dans la grande confiance accordée à un large éventail de type d’écritures marchandes utilisées comme preuve » (p. 330), sans doute aussi à l’époque du procès qu’il étudie (la fin du xive siècle) les traces écrites commencent à l’emporter sur les témoignages à qui l’on ne reconnaît qu’une force probatoire secondaire, il n’en reste pas moins que « lorsque les écritures marchandes ne sont pas claires ou restent insuffisantes à la manifestation de la vérité, le recours au témoignage est prégnant », à une époque où « la confusion et l’imprécision des écritures marchandes sont loin d’être rares » (p. 346).
23La fascination qu’exercent les descriptions avancées dans les différents chapitres tient d’ailleurs, une nouvelle fois au fait que ces formes s’inventent, qu’elles ne sont pas encore stabilisées mais qu’on les voit progressivement se définir. C’est le cas, par exemple, de l’usage des signatures que met en évidence J. Claustre, où se donne à voir l’emprise des normes notariales qui s’imposent progressivement : « Le caractère systématique du seing transpose l’usage notarial parisien qui s’est définitivement ancré avec l’instauration en 1301 d’un numerus clausus de soixante notaires de la prévôté : depuis lors, aucune charte de transaction n’est censée être scellée par le Châtelet si elle n’est signée par un notaire, puis par deux notaires à partir de la fin du xive siècle, et les brevets du Châtelet qui se diffusent au cours du xive siècle, porteurs des seings notariaux, mais dépourvus du sceau du Châtelet à partir du début du xve siècle, revêtent une réelle authenticité. L’adoption d’un modèle notarial par plusieurs des signataires (anthroponyme limité à l’initiale du nom personnel et au patronyme, paraphe en manière d’encadrement sur trois côtés, soulignement, boucles, paraphe final et lettre n), pour dessiner leur seing, confirme la force d’imposition des modèles scripturaux émanés des chancelleries parisiennes sur les écritures transactionnelles extérieures à celles-ci. Du modèle des notaires du Châtelet semble également découler le positionnement préférentiel de ces seings, à droite de la ligne d’écriture, et bien souvent, en dessous de la dernière ligne d’écriture de la notice, qui tranche avec la mise en page des “mémoires de besogne” sous la forme de listes de travaux de confection dont les items sont alignés sur la gauche et les prix sur la droite de la page » (p. 361).
24L’attention portée aux formes juridiques des transactions permet enfin de mettre au jour tout ce qui en déborde : c’est que le moment du contrat est souvent inséré dans des pratiques rituelles qui, le plus souvent, supposent la coprésence des parties, imposent également des gestes codifiés – se taper dans la main, faire circuler une motte de terre – et, parfois, un « bric-à-brac » selon l’expression employée dans l’introduction au sujet de l’étude que consacre Emmanuel Huertas aux investitures toscanes : une charte, un encrier, un gantelet, un fétu, un brin de paille, un couteau, une motte de terre et une branche de vigne. E. Huertas relève à cet égard ce qui peut ressembler à un paradoxe : d’un côté, l’importance attachée aux rituels qui accompagnent les transactions, de l’autre l’absence de stabilisation de ces rituels dans une liturgie partagée. La présence des rituels dans la mise en place des transactions permet de rappeler, selon la formule durkheimienne, que « tout n’est pas contractuel dans le contrat13 » : pour que le contrat tienne, il faut que la société en son amont le garantisse. C’est sans doute ainsi qu’il faut comprendre l’entreprise de repeuplement à laquelle se livre Kouky Fianu quand elle s’attache à comprendre les multiples formes que prend une même transaction (le transfert d’une maison) autour de l’Hôtel-Dieu d’Orléans : selon qu’on en trouve la trace ici ou là – entre 1461 et 1561, la transaction est évoquée dans pas moins de six documents – sont engagés dans la même transaction un cercle plus ou moins élargi d’acteurs, tantôt identifiés par leurs noms (Jean et Marion Gerbault, Pierre et Rozette Forest, Jean Framberge, Guillaume Garsonnet), tantôt par leur filiation (les héritiers d’Étienne Troisillon et de Thévenin Dolle), tantôt encore par leur fonction (maître, frères et sœurs de l’Hôtel-Dieu), qui sont alternativement convoqués pour décrire la relation et dessiner l’extension de ses implications.
25Dans cette convocation du groupe qui donne sa force à la transaction et qui en garantit le respect, le rite, toujours suivant l’analyse qu’en donnaient les durkheimiens, joue un rôle déterminant : c’est qu’il est une manière de convoquer en un point de l’espace et du temps la force de la société tout entière, en particulier pour marquer la césure irréversible que le rite institue entre son avant et son après14. Et pour être ainsi porteur de la force collective qui garantit l’engagement des parties, l’une des propriétés du rite est notamment d’être étroitement formalisé – mais ce sont moins le détail et la déclinaison de ces formes qui importent que leur existence même : le rite peut convoquer un bric-à-brac, ce bric-à-brac peut même varier d’un lieu à l’autre, qu’importe, c’est le fait de la formalisation même qui ici compte – car sans elle, le collectif qui fonde le contrat et lui confère sa force fait défaut. La plasticité des formes rituelles et le bricolage qui manifestement préside à leur définition peuvent surprendre ou prêter à sourire – ils n’en conservent pas moins l’essentiel : la convocation, au moment d’effectuer la transaction, de la force de la société tout entière.
Notes de bas de page
1 Outre les références à Alain Testart (A. Testart, « Échange marchand, échange non marchand », Revue française de sociologie, 42/4, 2001, p. 719-748) et à Florence Weber (F. Weber, « Transactions marchandes, échanges rituels, relations personnelles. Une ethnographie économique après le grand partage », Genèses, 41/4, 2000, p. 85-107), on se permettra de renvoyer ici à Pascal Chantelat (P. Chantelat, « La nouvelle sociologie économique et le lien marchand : des relations personnelles à l’impersonnalité des relations », Revue française de sociologie, 43/3, 2002, p. 521-556) ainsi qu’à P. François, Sociologie des marchés, Paris, Armand Colin, 2008.
2 Pour une présentation de l’histoire de ce champ de recherche, voir Y. Dezalay, A. Sarat, S. Silbey, « D’une démarche contestataire à un savoir méritocratique. Éléments pour une histoire sociale de la sociologie juridique américaine », Actes de la recherche en sciences sociales, 78, 1989, p. 79-93, ainsi que A. Vauchez, « Entre droit et sciences sociales, retour sur l’histoire du mouvement Law and Society », Genèses, 45, 2001, p. 134-149. Pour un panorama récent, voir A. Sarat, P. Ewick (dir.), The Handbook of Law and Society, Londres, Wiley, 2015.
3 Voir en particulier L. Karpik, L’économie des singularités, Paris, Gallimard, 2007, ainsi que les contributions rassemblées par C. Musselin et C. Paradeise, « Le concept de qualité : où en sommes-nous ? », Sociologie du travail, 44/3, 2002.
4 P. Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.
5 P. Fauconnet, M. Mauss, « La sociologie : objet et méthode », dans M. Mauss (dir.), Essais de sociologie, Paris, Seuil, 1971, p. 6-41, et la lecture qui en est donnée dans P. François, « Puissance et genèse des institutions : un cadre analytique », dans P. François (dir.), Vie et mort des institutions marchandes, Paris, Presses de Sciences Po, 2011, p. 39-79. Voir également les très nombreux travaux dits « néo-institutionnalistes » issus des contributions séminales de J. W. Meyer et B. Rowan, « Institutionalized Organizations : Formal Structure as Myth and Ceremony », American journal of sociology, 83/2, 1977, p. 340-363, et, de P. J. DiMaggio et W. W. Powell, « The Iron Cage Revisited : Institutional Isomorphism and Collective Rationality in Organizational Fields », American sociological review, 48/2, 1983, p. 147-160 (on trouvera une série de reviews présentant les principaux travaux de ce courant théorique dans R. Greenwood, C. Oliver, R. Suddaby et K. Sahlin-Anderson [dir.], The Sage Handbook of Organizational Institutionalism, Thousand Oaks, Sage, 2008).
6 Pour une présentation synthétique de ce courant de recherche, voir en particulier J. Pélisse, « A-t-on conscience du droit ? Autour des Legal Consciousness Studies », Genèses, 59, 2005, p. 114-130.
7 P. Ewick, S. Silbey, « Conformity, Contestation and Resistance : An Account of Legal Consciousness », New England Law Review, 26, 1992, p. 731-749, cité dans J. Pélisse, « A-t-on conscience du droit ? », art. cité, p. 117.
8 M. S. Granovetter, « Economic Action and Social Structure : The Problem of Embeddedness », American journal of sociology, 91/3, 1985, p. 481-510.
9 M. S. Granovetter, Getting a Job. A Study of Contacts and Careers, Cambridge, Harvard University Press, 1974.
10 V. Zelizer, Morals and Markets : the Development of Life Insurance in the United States, New York, Columbia University Press, 1979.
11 Voir A. Testart, « Échange marchand, échange non marchand », art. cité ; F. Weber, « Transactions marchandes, échanges rituels, relations personnelles », art. cité ; P. Chantelat, « La nouvelle sociologie économique et le lien marchand », art. cité.
12 M. Suchman, « The Contract as Social Artifact », Law and society review, 37/1, 2003, p. 91-142.
13 E. Durkheim, De la division du travail social, Paris, Puf, 2007, p. 230.
14 E. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Puf, 1985, quatrième partie ; H. Hubert, M. Mauss, « Esquisse d’une théorie générale de la magie », dans M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, Puf, 1985, p. 3-142.
Auteur
Pierre François, chercheur au CNRS (Centre de sociologie des organisations), est sociologue. Spécialiste de sociologie économique, il s’intéresse à l’analyse des mondes de l’art, notamment de la poésie contemporaine depuis les années 1960, ainsi qu’à l’étude des firmes et de leurs dirigeants depuis le début du xixe siècle. Il a notamment édité le volume Vie et mort des institutions marchandes, Paris, Presses de Sciences Po, 2011.
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