Quelques transactions dans le texte dit littéraire au xiie siècle
Les discours économiques des grands laïcs
p. 61-121
Résumés
Les textes dits « littéraires » proposent un discours qui rend inopérante, pour l’analyse des transactions entre personnages, l’opposition « marchand » vs. « non marchand ». Ce discours confronte en effet les transactions à finalité spirituelle (aux nombreuses composantes marchandes) et les autres, et les définit au travers d’un système de personnages aristocratiques laïcs. Les romans et chansons de geste construisent ainsi une pensée laïque sur les transactions qui diffère de la pensée éthico-économique ecclésiastique tout en entretenant avec elle un rapport dialectique complexe. Le motif des transactions permet à ces textes de poser les conditions de légitimation spirituelle du fonctionnement seigneurial laïc.
The so-called literary texts address us in a way that neutralizes the opposition between “commercial” and “non-commercial”, as far as transactions between characters are concerned. Indeed this speech confronts the spiritual transactions, which are commercial in many ways, with other types of transactions and defines them into a system of lay aristocrat characters. As regards transactions, novels and “chansons de geste” thus set up a lay thinking which differs from the economic and ethical thinking of the Church, and yet stays connected to it in a complex and dialectical way. The pattern of these transactions between characters enables these texts to lay the conditions which will spiritually legitimate the Lay Lord ruling system.
Texte intégral
1Le corpus que nous avons dépouillé est constitué de chansons de geste, romans ou lais diffusés en langue d’oïl1 avant la fin du xiie siècle, avant que n’apparaisse, dans un roman inachevé de Chrétien de Troyes, l’objet graal : ce corpus rassemble certains des textes narratifs les plus anciens dont nous ayons conservé la trace dans des manuscrits. Les manuscrits en question sont pour la plupart anonymes et ils sont difficiles à situer dans une aire géographique, un site de production ou une constellation d’individus, commanditaires ou copistes. Ils sont souvent plus tardifs (xiiie siècle) que ne le sont les premiers signes de la production et de la diffusion orale de leurs contenus, que l’on date des xie et xiie siècles.
Retour sur le dossier « littéraire »
2Nous allons d’abord tenter de présenter les nombreux travaux qui ont pris pour objet certaines des transactions de ce dossier dit « littéraire2 », avant d’inscrire à leur suite notre perspective de travail et de préciser quelques points de méthode.
31. Concernant l’orientation générale prise par l’analyse littéraire des transactions du corpus dit littéraire, on peut dire que c’est l’omniprésence des transactions relevant du « don », défini plus ou moins clairement comme comprenant toutes les formes d’échanges et de dons3 non marchands et/ou non monétaires (les formes étant souvent confondues), qui a surtout marqué les commentateurs à travers les concepts de « largesse », « chasement », « courtoisie »4… De même, sont omniprésentes dans les analyses littéraires du corpus, comme d’ailleurs dans les textes, les transactions de personnages aristocratiques, telles que la dite littérature du xiie siècle les met en scène : les rares enquêtes (y compris la nôtre, qui n’apparaît pas dans cette présentation) menées à propos des « transactions du commun », culture de la terre ou usages du sol, etc., permettent de dévoiler des allusions parcellaires aux autres groupes sociaux, mais leurs résultats sont complexes à interpréter puisque ces transactions ne structurent pas les textes que nous allons parcourir5. On notera enfin que les enquêtes littéraires sur les transactions aristocratiques « littéraires » du xiie siècle n’ont pas eu à penser la question de la « contractualité » qui se pose aux historiens à partir d’un large « second Moyen Âge », ou déjà à Amour, dans la partie du Roman de la rose attribuée à Jean de Meun6 : l’analyse du « contrat », démarche radicalement mise à la question par K. Fianu dans ce même volume, y disparaît même plutôt dans l’analyse des liens entre personnes, liens produits et entretenus par les transactions. Pour le dire d’une autre manière, si pour le second Moyen Âge, il faut repenser (comme l’expliquent J. Claustre et K. Fianu dans ce volume) une interprétation dominante qui fait de « la montée en puissance de la contractualité » un indice de la « modernité », de la rationalité du marché, et du « repli des échanges non marchands », l’analyse littéraire dominante du corpus « littéraire » n’a au contraire interrogé la composante marchande des transactions que pour en démontrer la dénonciation par les textes. En se basant sur les éléments les plus évidents du corpus, l’interprétation dominante des textes « littéraires » y décrypte un discours univoquement antimarchand, ou difficilement et honteusement marchand7 quant aux actes et calculs de prélèvement, de production, d’investissement… Le « don » a été utilisé dans ces analyses comme un « paradigme unifié8 » (Fl. Weber) opposé aux échanges, spécialement aux échanges marchands. Dès lors, les analyses littéraires présupposent souvent que des « transactions marchandes » s’opposent sans solution de continuité à des « transactions non marchandes », notamment sur le plan éthique9 et plus largement dans le système des personnages. Les mécanismes du « don » cacheraient et par là même condamneraient des comportements économiques inavouables (ceux des vassaux qui ont besoin de biens, de terres, de monnaie, de liens10 en échange de leurs services), notamment ceux qui sont marchands, et des comportements politiques coercitifs (ceux du souverain, selon D. Boutet), parfois marchands eux aussi : ces comportements sont désavoués quand ils ne correspondent pas au « modèle culturel aristocratique » décrit par G. Duby (le « dépenser, distribuer » de Guerriers et paysans). Le dossier littéraire exhiberait de ce fait parfois une forme de refoulement bourdieusien, les « ruses de la générosité » masquant les échanges en cours, notamment les échanges marchands, l’activité de production, le travail, les prélèvements, la circulation monétaire… Par exemple il semblerait que les textes « occultent en tout ou partie la question de la constitution et/ou du renouvellement de la richesse de celui qui est censé donner11 », donc de l’aristocratie laïque ou ecclésiastique. On a pu constater aussi à propos des ermites qui pratiquent l’hospitalité envers les chevaliers que « les textes sont très discrets sur l’origine des ressources des ermites (comme ils le sont d’ailleurs sur l’origine des richesses de la noblesse)12 ». Dans les chansons de geste, de même :
À un degré moindre [que le musulman], le marchand apparaît comme un autre des pôles répulsifs du cycle épique. La présence du bourgeois, s’adonnant exclusivement à des activités mercantiles ou artisanales dans les cités de ces chansons, est aussi négligeable qu’inopportune. Les villes décrites ne sont pas tant des marchés que des citadelles imprenables, défendues par de solides guerriers. La prestigieuse ville du Charroi de Nîmes n’est pas un lieu de production industrielle et d’échanges commerciaux, mais une forteresse, que peuplent des combattants : Nîmes et sa solide fortification, Nîmes avec ses hautes tours pointues, Nîmes puissante et bien pourvue. Ce paysage urbain traduit la présence d’une chevalerie urbaine d’origine nobiliaire, toujours prête à combattre. En contrepartie, le marchand n’est pas toujours apprécié. Les Enfances Vivien racontent comment le jeune neveu de Guillaume, vendu par des pirates à des bourgeois qui l’adoptent, est incapable de cohabiter avec eux, car leurs frustes et grossières habitudes détonnent avec son sang et son éducation nobiliaires13.
4Le discours dit littéraire mettrait donc le plus possible à l’écart tout comportement relatif au gaaing par calcul, gestion, prévision et autres « rationalités ». Des textes plus tardifs (à partir du début du xiiie siècle avec Guillaume de Dôle, Hervis de Mes…) ou relevant de genres différents (hagiographie, genres satiriques en plein développement vers la fin du xiie siècle au plus tôt : Roman de Renart, fabliaux…) mettent en scène plus volontiers le village, l’achat, le prix des choses, le calcul, le champ labouré, le bourgeois, le vilain ou la place du marché en tant que lieu de transactions. Certaines analyses ont interprété dans la même perspective cette mutation comme l’intégration dans la littérature, in fine, de nouvelles données sociales : rôle de la bourgeoisie urbaine et du marchand, développement d’une économie monétaire… et plus largement, de tous les thèmes relatifs à la « croissance » médiévale du xiie siècle. Ces données se seraient ainsi « imposées », avec retard et regret, au groupe aristocratique qui produit les textes dits littéraires : sur un mode rageur (les fabliaux…) ou non (Hervis de Mes14). Ainsi, y compris dans les représentations de l’amour dit « courtois », s’imposeraient peu à peu « les contours d’une singulière transaction économique (intérêts usuriers, dette, restitution, etc.)15 » : ce serait l’effet de la nouvelle conception monétaire de l’économie médiévale, intégrée à regret dans la littérature « courtoise ». Au rebours, certaines formes de comportement, soit la prise guerrière du butin et la dépense ostentatoire, sont alors interprétées comme composant, encore et toujours au xiie siècle et sans doute jusqu’au mousquetaire Athos dessiné par Alexandre Dumas, le socle essentiel de l’identité aristocratique laïque construite dans les textes « littéraires ».
5On en a parfois déduit, comme l’ont fait certains historiens à partir de leurs sources propres et à propos des comportements aristocratiques laïques16, que la définition du seigneur littéraire s’opposerait sans plus à celle du marchand, du bourgeois. Mais est-il absolument fécond de réintroduire dans l’analyse un « grand partage » entre modes de comportements non marchands et donc « courtois » et modes de comportements marchands et donc « bourgeois » ? Est-il assuré que, dans le corpus dit littéraire, seuls seraient accessibles les critères de la légitimité de transactions non marchandes ? Est-ce qu’il convient d’opposer sans plus le large chevalier au cupide bourgeois, plongé dans la vente et l’achat, comme le font certes parfois les textes du corpus ? Certains travaux ont pourtant proposé sur ce corpus des pistes d’analyse qui ont rendu l’interprétation des transactions plus complexe : J. Le Goff a lu dans la Prise d’Orange ou certains lais de Marie de France une réconciliation, sous conditions, entre l’univers guerrier et l’univers urbain et ses types de transactions économiques, le commerce en l’occurrence17. Et les analyses de P. Haugeard18 sur la question des héritages et du statut des cadets ou encore, plus récemment, sur les mécanismes complets de la largesse littéraire et les critères de la « bonne richesse », ont très nettement élargi le focus. M. Stanesco19 appelait plus largement à ne plus raisonner en termes d’opposition, mais en termes d’imbrication entre les types de personnages littéraires (en citant M. Bloch20 et G. Duby21), retrouvant là les propositions de L. Feller ou de Fl. Weber. De fait, « si les échanges non marchands retiennent l’attention, en partie du fait de la documentation d’ailleurs, les échanges marchands de même que les politiques de revenus doivent le faire tout autant22 ».
6La question devient plutôt : les composantes marchandes des transactions du corpus « littéraire » construisent-elles à tout coup un discours antimarchand ou même un discours marchand ? Si l’on veut tenter de repérer dans notre corpus des opérations de marginalisation et/ou de légitimation, relative ou absolue, prenant pour objet la gestion des biens, le profit, la production, les transferts d’objets équivalents en valeur et les modes d’acceptation/de fixation de cette équivalence (payer un travail, un objet, un homme…), il convient sans nul doute d’envisager en lieu et place d’une pure opposition une possible imbrication des composantes marchandes et non marchandes des transactions. Mais pour ce faire, il faut replacer les transferts réalisés par les personnages aristocratiques des textes « littéraires » dans leurs systèmes propres de représentation, et tenter de les décoder sans en faire le simple reflet d’une réalité sociologique. Or, le problème pour qui veut analyser des transactions (y compris celles de la courtoisie, du transfert foncier dans le cadre vassalique, de la richesse accumulée et de la largesse) dans le texte « littéraire » est triple : les concepts utilisés (le « don » comme paradigme unifié contra l’échange marchand, conception « durcie » que nuancent aussi bien Fl. Weber que P. Veyne23) ; la lecture même des textes dits « littéraires », qui suppose de respecter leur langue, leur cohérence extrême et leurs codifications propres24 ; le danger du positivisme – la classe chevaleresque de la cour arthurienne ne saurait servir de preuve immédiate à l’existence historique et aux comportements d’un « groupe aristocratique laïc » horrifié ou fasciné par le commerce, le travail, l’argent… On peut ajouter une quatrième difficulté, relative peut-être au type de documents, mais qui concerne aussi bien les historiens : le risque que l’analyse aboutisse à une « accumulation de mentions dans les textes sans possibilité de quantifier, ou à une analyse anthropologique descriptive peu soucieuse de mesurer exactement l’ampleur de la diffusion des comportements sociaux qu’elle met en avant25 »… Il est vrai que le degré et le mode de réalisation sociale des cas que nous rencontrons dans le corpus « littéraire » ne semblent pas aisés à préciser, sauf si l’on considère le soin mis par d’autres discours, principalement ecclésiastiques, à lui répondre : le nombre de remplois « épiques » dans les cartulaires et/ou chartes du xiie siècle montre suffisamment nous semble-t-il un impact social des chansons de geste, que les centres ecclésiastiques sont prompts à utiliser et à désamorcer !
72. Le deuxième trait sur lequel nous voudrions insister concerne précisément une spécificité du corpus dit littéraire qui est encore trop souvent ignorée dans les analyses. Il est un fait bien connu : ces textes mettent au premier plan des personnages d’aristocrates laïcs et ce sont les transactions d’un chevalier, d’un roi, etc., qui vont nourrir notre enquête. Il est curieusement bien moins clair semble-t-il que la plupart des textes (mais pas tous) que nous identifions comme « littéraires » sont des textes produits à partir du xie siècle par une communauté textuelle aristocratique laïque26 qui se construit et se donne peu à peu en contexte une identité sociale spécifique au moins autant par ses pratiques interprétatives (tel est le sens originel du concept de « communauté textuelle27 ») que par ses pratiques de production de formes culturelles, dont les textes dits littéraires28. On sait et nous l’avons rappelé déjà, qu’il est extrêmement délicat de situer biographiquement et/ou géographiquement les manuscrits « littéraires » et leurs copistes/auteurs. En revanche, ce corpus s’enracine sans surprise, du fait de sa communauté de production et aussi des bornes chronologiques de son développement, dans un contexte précis. Il partage par exemple beaucoup de motifs communs avec nombre d’énoncés ecclésiastiques argumentant en faveur d’une organisation nouvelle de l’Église dès le xie siècle, mais aussi avec des énoncés occupés à argumenter contre ce programme : certaines revendications hérétiques ; certains programmes ecclésiastiques produits dans l’entourage d’Henri IV ou de Frédéric Barberousse ; certaines propositions issues des nombreuses expériences spirituelles nouvelles, assimilables ou non par des règles et/ou un ordre, qui marquent la période, de Pierre Damien à Étienne d’Obazine. Mais il ménage par ailleurs des écarts distinctifs massifs (selon le concept utilisé par A. Guerreau-Jalabert) par rapport à l’ensemble de ces discours en présence, écarts qui permettent de définir la spécificité irréductible de cette production dite « littéraire » en langues(s) romane(s).
8Tout cela implique plusieurs conséquences et nous insisterons ici en particulier sur le fait que ce corpus laïc soulève les mêmes problèmes que d’autres types de corpus de la période, contrairement à ce que pourraient laisser croire nos divisions académiques, aux critères de distinction très trompeurs : corpus « littéraire » de langues romanes vs autres corpus « historiens », en latin ou non. Dans tous ces corpus, les personnages de chevaliers, de paysans, d’ouvriers du bâtiment, de charbonniers, les actes d’achats et de vente et les dons ou encore les modes de gestion et de prélèvement dans la seigneurie sont des constructions idéelles. La transparence du texte ne saurait être une hypothèse d’analyse ni pour un contrat de travail, ni pour un roman. Les textes dits littéraires, comme les autres, produisent des représentations par encodage29. Par exemple, tout comme le saint, le chevalier est une représentation qui ne donne pas accès directement à un ou des modes de vie aristocratiques : son analyse nécessite de se confronter aux codes (y compris génériques et rhétoriques : épique, épidictique…) de construction d’un personnage et de ses valeurs.
9Ces encodages révèlent en revanche des questions socialement centrales et très concrètes pour les groupes qui produisent (et que produisent en retour) ces textes. En effet, les éléments qui servent à encoder les personnages et leurs itinéraires (mariage, largesse, cour…), pour contraints qu’ils soient par une tradition poétique ou rhétorique, ne sont pourtant jamais choisis en dehors d’un contexte : ils jouent tous sans exception, si topiques soient-ils (force, guerre, amour…), un rôle central dans le système chrétien de représentation du xiie siècle parce qu’ils sont alors au cœur des processus de légitimation des rapports sociaux, du fonctionnement social et des formes de domination. On retrouve ainsi tous ces codes au cœur des discours contemporains, et ils se manifestent aussi en tant que faits sociaux au xiie siècle. Comme toute forme culturelle, les constructions « littéraires » doivent en passer par eux pour être signifiantes, pour dire la valeur, fabriquer des héros ou des personnages déviants. L’amor par exemple est un mode d’encodage systématique des personnages épiques et romanesques. Or outre sa topicité rhétorique et générique, il convient de prendre la mesure de sa signification sociale fondamentale et spécifique en contexte et au-delà de notre corpus. Il faut la définir en tant que telle pour pouvoir analyser ce code épique et romanesque et ses lois de fonctionnement, éventuellement ses manifestations sociales. Il est indispensable pour ce faire de prendre en compte l’ensemble de la narration, de la syntaxe d’un texte, pas seulement quelques mots, pour y saisir la logique des transactions. C’est l’une des causes de la difficulté que pose l’intégration des « documents littéraires » dans un travail d’historien. Pourtant, ces textes sont porteurs d’une pensée laïque qu’il faut analyser, parce qu’elle est susceptible de différer de la pensée éthico-économique ecclésiastique, tout en entretenant avec elle un rapport dialectique fécond et complexe.
103. Nous préciserons en dernier lieu notre problématique d’analyse. Les transactions seront considérées ici comme un de ces éléments d’encodage utilisés dans le corpus « littéraire » pour y figurer des personnages et des situations narratives. Le fait qu’elles soient utilisées dans la mise en scène des personnages implique qu’elles ont été considérées comme nécessaires en tant que code pour construire et dire la valeur (positive ou non) et l’identité et ce, du point de vue d’une communauté textuelle aristocratique laïque au xiie siècle.
11Il faut préciser avant d’aller plus loin que dans le corpus dit « littéraire », et comme l’a démontré A. Guerreau-Jalabert, le groupe aristocratique auquel appartient par exemple le personnage du chevalier ne se présente pas comme un groupe unifié de personnages30. Il est structuré par une série de distinctions qui hiérarchisent en valeur tel type de personnage par rapport à d’autres : certains possèdent/acquièrent une valeur très haute ou la valeur la plus haute non seulement dans le système des personnages d’un texte donné, mais aussi de manière absolue par rapport à d’autres discours et aux systèmes de valeurs contemporains (c’est une valeur désignée comme étant spirituelle, ce qui ne veut pas dire qu’elle est immatérielle31) ; d’autres sont de valeur moyenne, voire d’une valeur franchement négative, par rapport aux premiers mais aussi de manière absolue. Nous emploierons ici le terme « chevalier » pour désigner, à la suite d’A. Guerreau-Jalabert, les personnages supérieurs en valeur, même si tous les personnages qualifiés de chevaliers en ancien français n’appartiennent pas à cette catégorie et même si tous les personnages appartenant à cette catégorie ne sont pas nécessairement désignés comme tels, par exemple dans les chansons de geste. On nommera « seigneurs » les autres personnages aristocratiques « littéraires », laïcs ou non. Comme nous le verrons, l’articulation entre le chevalier et le seigneur n’est pas de l’ordre de l’opposition pure et simple. Précisons aussi, toujours selon A. Guerreau-Jalabert aux travaux de laquelle nous empruntons ces problématiques essentielles32, que le parfait chevalier du corpus « littéraire », détenteur ou non d’une seigneurie, peut se définir comme un idéal à la fois symétrique, complémentaire et irréductiblement différent de celui du saint de tout discours ecclésiastique environnant, réformateur ou non, bénédictin des milieux germaniques ou non, et quoi qu’il en soit de la multiplicité et de la complexité de ses propositions33.
12La représentation du groupe aristocratique « littéraire » articule donc un groupe de chevaliers à un groupe de seigneurs : cette articulation hiérarchisée, très nuancée dans les textes, permet toutes sortes de mises en scène et, par voie de conséquence, nous permet d’accéder à divers discours sur les fonctionnements et les identités aristocratiques (laïques ou non) et sur les conditions de possibilité d’une domination aristocratique légitime en système chrétien. Et ce discours peut se définir comme laïc. Le contexte, rappelons-le, est de ce point de vue assez tendu depuis la seconde moitié du xie siècle : il est marqué par une intense réflexion sur les « modes d’être » sociaux, depuis la manière de porter la barbe jusqu’aux principes de gouvernement. Or tout un pan du discours ecclésiastique (de Pierre Damien à Suger), y compris quand il prétend représenter des laici et leurs expériences spirituelles (dans le dossier hagiographique d’Herluin du Bec par exemple), produit alors nombre d’énoncés normatifs fort peu enclins à reconnaître au laicus, à ses représentants aristocratiques et à l’ensemble de ses comportements identitaires, une quelconque légitimité spirituelle. Le Decretum de Gratien34 définit les laici entre autres traits par le fait qu’ils sont en rapport avec les choses temporelles ou de l’extérieur (conjugalité, rapports de production35, justice coercitive entre les hommes…), par opposition aux clerici : en cela, ils ne sont pas des homines spirituales. L’identité seigneuriale laïque, depuis le mariage jusqu’aux transactions de terres, est au cœur d’un discours qui, globalement et de manière certes parfois très nuancée, tend à promouvoir une éthique statutaire36 favorable aux comportements de type ecclésiastiques et à la conversion. Dans le domaine qui nous occupe, celui des transactions, les analyses de G. Todeschini ont montré que des discours issus du « monde des moines, des ermites ou, plus exactement, [du] monde édifié par les institutions qu’ils gouvernaient, – de Cluny à Fonte Avellana, de Montecassino à Cîteaux et Prémontré », se durcissaient à l’égard des modes de gestion seigneuriaux laïcs, systématiquement confrontés aux bonnes gestions et aux bonnes richesses seigneuriales ecclésiastiques, à celles qui peuvent revêtir une valeur spirituelle37. Un certain discours éthico-économique ecclésiastique, analysé récemment par les historiens38, tend de la sorte à fonder en nature l’infériorité éthique du seigneur laïc, de ses transactions et de ses modes d’échanges et de production, voire à faire de ces transactions et de ces modes de production, comme d’ailleurs de l’usage laïc de la force ou de la sexualité, les marques d’une tare charnelle par opposition à la réalisation analogique parfaite de la caritas divine que les clerici prétendent accomplir ici-bas dans leurs propres gestes transactionnels, qualifiés d’ailleurs de dispensatio ou de largitio39. Dès lors, comme le dit Fl. Mazel, cet axe central du discours de la réforme selon laquelle la société chrétienne comprend deux genres d’hommes ne peut que venir impacter concrètement le « rapport aux biens, aux droits et aux échanges40 » : se précisent alors des revendications orientées par une exigence de séparation des droits et de patrimoines comme des comportements et des espaces et plus largement du dominium, que marquent par exemple les exigences de restitutions des biens des églises, et la tentative de captation de la dîme, « prélèvement jusqu’alors partagé au sein de la classe dominante41 ».
13Le corpus « littéraire » en ce sens, et comme le montre l’utilisation des transactions dans les encodages des personnages, constituerait un autre discours éthico-économique qui est une forme de réponse au premier : un discours laïc. Ce n’est certainement pas un hasard s’il se développe et emprunte la forme écrite à cette période. On peut penser de même que c’est parce qu’il s’agit d’un élément alors polémique, socialement fondateur en contexte pour les différentes identités ecclésiastiques et/ou laïques en pleine reconstruction42, que les transactions y sont utilisées pour encoder les itinéraires des personnages afin de configurer leur identité et leur valeur. Dès lors, il peut être intéressant de considérer le discours laïc sous l’angle de son rapport dialectique avec les discours ecclésiastiques analysés par exemple par G. Todeschini. Des travaux ont déjà opéré ce type d’analyse et permis de vérifier à propos d’autres codes (la guerre, l’amor, la parole…) que le discours « littéraire » laïc ne manifeste jamais une opposition pure et simple quand on le confronte à un discours ecclésiastique pour lequel, unanimement, l’identité laïque ne saurait être dotée d’une valeur spirituelle absolue en dehors de la structure ecclésiale où elle est appelée à se convertir : les choses sont plus complexes, et les liens plus étroitement dialectiques, ce qui est fort logique dans une société où c’est bien l’Église qui a pris la main sur la définition des normes et des usages. Le discours dit littéraire ne récuse a priori aucun des éléments qui fondent la plus haute valeur des êtres et des choses dans les discours contemporains, quels qu’ils soient, et en cela, il s’inscrit parfaitement dans une sorte de « système de valeurs » global. Autrement dit et comme tout le corpus ecclésiastique, il ne conteste pas le fait que seules certaines valeurs et comportements légitiment véritablement la domination sociale : il reste de la sorte recevable socialement, du moins au xiie siècle. En revanche il conteste (ce qui est beaucoup) la place dévolue aux grands laïcs, à leurs identités et à leurs valeurs, à leurs gestes et à leurs pratiques, dans les idéaux ecclésiastiques dominants43 : le discours dit « littéraire » s’efforce sans cesse de prouver que des comportements laïques en tant que tels peuvent revêtir, sans conversion à un système ecclésial institutionnalisé, une très haute valeur spirituelle.
14Mais quand il s’agit d’actes de transaction et des individus qui les accomplissent, que décèle-t-on dans le corpus « littéraire » ? Ce corpus emprunte-t-il aux énoncés ecclésiastiques des éléments qui sont incontournables socialement pour dire la valeur spirituelle des actes de transaction, et le bon usage des circulations de biens, par exemple l’exercice de la caritas ou amor, celui de la poverte44 et de l’humiliation ? Qu’en est-il de la notion centrale de transmutation, quand le paradigme de toute transaction reste la « commutation eucharistique45 » comme le montrent la nouvelle définition ecclésiastique de la dîme et sa légitimation en tant que « forme de retour au Seigneur de produits de la terre qu’il a donnée à cultiver aux hommes, et dont il a assuré la fécondité46 » ? Les personnages et comportements transactionnels laïques du corpus manifestent-ils ces composantes, désormais essentielles à la démonstration d’une valeur spirituelle ? Le discours laïc réfléchit-il, en utilisant l’articulation chevalier/seigneur et le motif des transactions, aux conditions de possibilité de transactions aristocratiques laïques qui non seulement seraient socialement légitimes, mais peut-être même dotées de la plus haute valeur spirituelle ? Cela suppose que le corpus « littéraire » serait le seul discours où de tels actes ne seraient plus seulement contraints, tolérables, auxiliarisés, ou bien condamnables en valeur, dans un contexte où l’Église construit son patrimoine en proclamant la nécessité de la « conversion » des personnes et des objets en direction de ses propres homines spirituales, « “transformateurs” ex professione47 » des biens et des personnes en « quelque chose de mieux ».
15Pour commencer à répondre, il nous faudra mesurer en premier lieu ce qui, dans la mise en scène des transactions, permet de déceler ou non des emprunts au corpus ecclésiastique, autrement dit des formes d’acquiescements aussi bien sur le caractère carnalis, négatif ou médiocre de certains modes de gestion et de transaction seigneuriale laïques ou ecclésiastiques (les personnages « littéraires » de seigneurs cristalliseront alors cet aspect), que sur la nécessité pour les personnages de chevaliers de capter la caritas, la pauvreté, etc., sans lesquelles leurs actes ne sauraient être interprétés comme spirituels. En second lieu, il nous faudra aussi repérer s’il existe des écarts distinctifs entre les corpus, écarts qui prouveront que le corpus dit littéraire réfléchit aux conditions de possibilité d’une légitimité spirituelle attribuée à certains modes de gestion et de transactions seigneuriaux laïcs : seuls les personnages de chevaliers peuvent les configurer. Le double mouvement de reprises et d’écarts entre le corpus littéraire du xiie siècle et les discours éthico-économiques ecclésiastiques sur les transactions sera à repérer dans le système des personnages et dans les systèmes de valeur qu’il met en place. Nous ne prétendons pas épuiser cette piste d’analyse sur les transactions dans le cadre de cette étude, bien entendu48. Mais nous souhaiterions au moins la poser tant il nous semble important de donner au corpus en langue romane sa place au sein des autres formes culturelles de la période : elle fonde en effet une hypothèse qui fait du corpus dit « littéraire » rien moins que le pendant laïc du discours ecclésiastique analysé du point de vue éthico-économique par G. Todeschini, V. Toneatto ou E. Bain49, ou encore D. Iogna-Prat pour Cluny. Bien entendu, ce discours laïc n’est pas d’une seule pièce, tout au contraire, pas davantage que ne l’est le corpus ecclésiastique : ses énoncés sont divers, ses propositions idéelles aussi. Mais son unité de discours laïc reste visible et mesurable, notamment quand on le confronte aux autres discours et quand on établit la typologie des écarts distinctifs qu’il ménage par rapport à eux, puisque ce sont de tels écarts, signalant le « défi laïc50 » en voie de formalisation, qui le rendent irréductible à tout type d’énoncé ecclésiastique, monastique, épiscopal, réformateur, etc.
16Ainsi, les transactions jouent un rôle fondamental dans la désignation de l’identité chevaleresque et/ou seigneuriale des personnages aristocratiques « littéraires », comme nous le verrons dans une première partie, mais aussi dans la désignation de tous les « autres » du chevalier et des liens légitimes qui doivent les soumettre aux chevaliers, ce sur quoi insistera notre deuxième partie. C’est donc en articulant l’analyse de la mise en scène des transactions avec l’évaluation de leurs acteurs que nous pourrons repérer la manière dont le discours « littéraire » attribue ou non une légitimité sociale absolue et spirituelle, ou relative, aux transactions aristocratiques laïques, et les conditions qu’il impose à ces niveaux de légitimité/illégitimité.
Les mauvaises transactions des seigneurs « littéraires » :
l’art et la manière de repenser les acteurs des transactions aristocratiques
17Nous commencerons notre enquête par un cas particulier, pris dans le Chevalier au Lion de Chrétien de Troyes, un texte narratif romanesque de la seconde moitié du xiie siècle : même s’il reste très spécifique, ce cas nous permettra de commenter un peu longuement un système « littéraire » de personnages aristocratiques laïcs, le rôle qu’y jouent les transactions et le discours évaluatif qui est tenu sur elles. Nous présenterons d’abord quelques-unes des problématiques qui structurent le roman, avant d’en venir aux scènes de transactions et à leurs fonctions.
Des chevaliers en faute par amor : un déficit de violence
18Le Chevalier au Lion51 s’ouvre sur un diptyque : une scène de commensalité curiale que le roi Arthur quitte pour aller s’allonger auprès de sa femme, ce qui suscite le « murmur »52 des chevaliers ; une scène d’« essart » dans laquelle un gardien de taureaux sauvages « justise » ses bêtes par la force physique, avant d’indiquer aux chevaliers de passage l’aventure de la dame à la Fontaine, celle qui deviendra l’épouse d’Yvain. Ce diptyque, comme on a pu le montrer ailleurs53, engage une réflexion sur la bonne violence, sur sa définition, sur son rôle dans le bon fonctionnement social et dans l’exercice d’un dominium54 idéal : entre pairs (la scène de la cour arthurienne entre chevaliers) ; envers ceux qui, fussent-ils des personnages nobles, doivent se soumettre aux premiers (la scène dans l’« essart »). C’est ainsi que se met en place un système de personnages aristocratiques : les chevaliers d’une part, les seigneurs de l’autre. Plus précisément, le dominium des chevaliers doit se distinguer de celui, médiocre ou franchement néfaste, des simples seigneurs : le propre du dominium vraiment supérieur du chevalier, par rapport à celui du seigneur, consiste en la capacité à conjoindre des liens horizontaux d’« amor » (de caritas) et des liens verticaux de soumission et de domination, fondés sur la coercition. Nous pouvons citer C. Gauvard : « il existe donc une violence licite fondée sur l’amour, face à une violence illicite puisant aux renforts néfastes de l’argent55 » et plus largement, de la cupiditas et des thésaurisations diverses qui la signalent. Le bon dominium incombe aux chevaliers (le roi Arthur, Yvain…), censés maintenir un ordre hiérarchique par lequel ils vont se soumettre, au nom de leur haute valeur spirituelle et par « amor », le reste de la société56 et notamment les seigneurs. Dans ce roman comme dans d’autres textes du xiie siècle que nous avons examinés, le groupe « aristocratique » n’est donc pas tout d’une pièce, loin de là.
19On rencontre ainsi dans le roman de Chrétien un dominium chevaleresque bon parce que complet, et une potestas et un dominium seigneuriaux médiocres ou franchement néfastes parce qu’il leur manque toujours soit l’« amor », soit la coercition nécessaire57. Mais les personnages de chevaliers n’exercent pas d’emblée un dominium chevaleresque : c’est le propre de beaucoup de scénarios romanesques ou épiques que de proposer des conversions de leurs personnages chevaleresques, conduits parfois très progressivement à la manifestation de leurs valeurs. Dans la situation de commensalité curiale qui ouvre le roman, le roi Arthur perd sa valeur chevaleresque quand il se conduit en familier, en égal, en dru des chevaliers de sa cour : en quittant sa place à table à la cour pour aller rejoindre la reine dans sa chambre, il ne maintient plus l’ordre hiérarchique nécessaire dans ce type de transaction qu’est la commensalité, même entre pairs de valeur équivalente unis par l’« amor ». Ce principe avait été repéré par J. Le Goff dans plusieurs représentations et institutions médiévales : le bon dominium chevaleresque consisterait pour le roi Arthur à maintenir « l’inégalité dans l’égalité58 » dans le rapport vassalique, ici en situation de commensalité curiale, entre chevaliers de la Table ronde. Puisqu’elle fait défaut, l’ordre se dissout d’épisodes en épisodes, depuis le sommet de la hiérarchie sociale et la cour arthurienne : comme le montre à partir de là le roman, et à cause de l’attitude déviante d’un chevalier, le désordre seigneurial l’emporte et, avec lui, le mariage non courtois et la mauvaise domination, la mauvaise richesse et la mauvaise justice. Ce sont là des pratiques et des valeurs seulement seigneuriales, néfastes ou médiocres en valeur : leur description appuyée dans le roman n’a rien à envier à la description des exactions et comportements des grands laïcs par certains textes ecclésiastiques.
20Ainsi, dès qu’Arthur commet sa faute, les grands vassaux commettent le péché de « murmur ». La foi jurée se délite59 dans tout le roman, tandis que les mauvais seigneurs pullulent, faisant triompher leurs modes de gouvernement et de production, et leurs comportements thésaurisateurs. Ils s’en prennent aux chevaliers. Et le héros du roman lui-même est contaminé par le défaut de coercition et de bonne violence qu’il aurait dû, quant à lui, maintenir dans le lien conjugal et dans sa seigneurie : Yvain, comme le roi Arthur, abandonne sa place, en l’occurrence son épouse et sa seigneurie nouvellement conquises, pour courir les tournois avec son ami Gauvain. Au nom de l’« amor » qu’il porte à son compagnon en raison de leur égale valeur60 et capté par ce compagnonnage qui le détache du monde, il n’exerce plus aucune mission coercitive susceptible de maintenir l’ordre social ou encore son mariage, que la dame finit par dissoudre : les deux chevaliers errants exercent leur violence per se, de tournois en tournois. Dès lors, elle manque au monde, menacé par la domination néfaste de simples seigneurs. À l’extrême fin du roman, le roi et le chevalier finissent par (re)trouver une valeur chevaleresque, ce dont l’exercice conjoint de la bonne violence et de la « bone amor » est le signe : l’un contraint une dame contestant l’héritage de sa cadette à la peur, à l’obéissance et à l’« amor » par « force ou crieme » (« force ou crainte », v. 6422) ; l’autre « guerroie » la Fontaine « par force et par estovoir » (v. 6512) pour contraindre son épouse au pardon et à l’« amor fine », exaltation, mais bien ordonnée, de l’égalité de valeur entre les conjoints.
21Mais avant cette fin harmonieuse, le roman insiste sur le parcours du chevalier, sur la manière dont il conquiert sa valeur chevaleresque en se confrontant aux conséquences du désordre social, y compris l’expérience de la folie61. Et ce sont des transactions qui sont dès lors mises en scène pour encoder à la fois le désordre social auquel le chevalier s’affronte pour l’effacer et son parcours de reconquête d’une valeur chevaleresque apte à enfin gouverner le monde.
Les mauvaises transactions : encodage du désordre social et d’un dominium seigneurial laïc et ecclésiastique
22En quête du bon dominium aristocratique et laïc (chevaleresque) dont le roman pose peu à peu les conditions de possibilité en le confrontant au mauvais ou médiocre dominium seulement seigneurial, le chevalier doit rétablir l’ordre dans une série de cas exemplaires, tous structurés de la même manière : il rencontre des personnages nobles dont la personne tout entière (identité sociale, corps…) et/ou certains droits (héritage, produit du travail, résidence…) et/ou certains biens sont soumis à des convoitises diverses qu’il doit supprimer par la force et la violence62. Il doit affronter pour ce faire de mauvais seigneurs (hommes ou femmes, parfois configurés comme des êtres merveilleux, géants et autres démons) : ce sont eux qui cherchent à capter par la seule coercition tous les types de transferts, marchands ou non, de biens et de personnes. Puis ils thésaurisent ce qu’ils prélèvent ou captent pour leur usage privé. Toutes ces transactions (vol, viol, claustration, alliance conjugale, mais aussi vente et achat, production de biens, salaires et rétributions…) sont le produit d’une violence néfaste dépourvue de toute caritas ou « amor fine », mais il faut préciser qu’aucune de ces transactions n’est mauvaise en soi, mais seulement en raison du comportement seigneurial qui les gouverne63. La privatisation et l’immobilisation des biens et des personnes (signe de cupiditas et d’orgueil) en sont deux caractéristiques fondamentales, comme l’est aussi la perturbation des transferts par destruction des liens d’« amor » : les seigneurs substituent par exemple l’esclavage au mariage ou au contrat vassalique, le vol au partage des biens, etc. Rappelons en ce point qu’au départ du roman, c’est la faillite, dans l’exercice du dominium chevaleresque, de l’« inégalité dans l’égalité » qui a produit le désordre et permis que les transactions néfastes se multiplient dans le royaume. Pour autant, comme nous allons le voir, ce serait une erreur de croire que le discours « littéraire » laïc définit à tout coup les mauvaises transactions comme des transferts à forte composante libératoire par rapport aux liens sociaux, donc comme transferts de type marchand : la plupart des mauvaises transactions qui scandent le roman sont fondées sur la mauvaise violence et font circuler une inégalité hiérarchique illégitime entre partenaires. Elles ne sont donc pas forcément, pour reprendre la définition de P. Beck, des transferts marchands qui « énoncent un rapport social équilibré entre deux personnes qui échangent deux prestations dont les valeurs sont calibrées et considérées comme égales64 ».
23Le roman utilise de la sorte le motif des transactions pour dire le désordre social et le mauvais comportement aristocratique, laïc mais aussi ecclésiastique comme nous le verrons : d’abord le défaut de violence du roi et du chevalier, ensuite la violence sans « amor » des mauvais seigneurs. Mais nous pouvons préciser encore les contours que le roman de Chrétien donne à ces « mauvaises transactions », en nous attardant sur un épisode particulier. « Pesme aventure » (la « pire des aventures ») est le nom donné à la séquence dite des trois cents pucelles qui clôt, tout en s’entrelaçant à une querelle d’héritage entre sœurs, le parcours du chevalier avant le combat probatoire imposé pour ces deux sœurs. Les trois cents pucelles sont de jeunes filles nobles enfermées qui travaillent tout en se définissant comme « pauvres » et « honteuses » : elles éprouvent faim, soif, froid, souffrances physiques diverses ; elles sont enfermées et contraintes à un rythme de travail en partie nocturne65, dont le produit est ponctionné. Cette aventure est un exemplum répétant la double faute initiale, celle du roi et celle d’Yvain : elle est le résultat de la conduite d’un roi enfant (un « fos naïs », v. 3254) qui, comme Yvain et Arthur dont il est la figure analogique, préfère courir le monde et démontrer sa valeur per se plutôt que de rester à sa place en exerçant son dominium au profit du monde. Son territoire de pouvoir est appelé l’« Isle as puceles », ce qui indique que ce prince est censé régir un groupe de jeunes femmes nobles. Ce groupe évoque peut-être la question de l’alliance : les pucelles sont de jeunes femmes, nobles a priori, et disponibles pour le mariage. Il peut aussi bien, ce qui n’exclut pas du tout la première interprétation, évoquer une communauté chevaleresque partageant les plus hautes valeurs, comme l’est la communauté chevaleresque réunie autour d’Arthur ou le couple d’Yvain : dans les trois cas (Arthur, Yvain, le roi enfant), le personnage censé exercer son pouvoir sur ce type de communauté (et/ou le couple conjugal dans le cas d’Yvain) la livre à elle-même et met en œuvre dans son gouvernement le seul principe de l’égalité entre pairs, sans exercer sur elle sa violence par « amor », ce qui ne manque pas de provoquer en cascade un désordre social plus large et le triomphe de valeurs néfastes. Ainsi, le jeune prince a bien manqué ne jamais revenir dans son « Isle » : il rencontre au cours de ses itinéraires deux adversaires diaboliques (fils d’un « netun ») qui le vainquent par la force au combat. Le prince chevalier et les valeurs qu’il porte se trouvent soumis à des êtres à la valeur évidemment négative, à la fois socialement (ils sont des « sergenz ») et éthiquement. Pour sauver sa vie, il s’engage à verser un « treü » (un tribut) de trente pucelles par an au sire du château dont les fils de « netuns » sont les « sergenz ». Le défaut de dominium chevaleresque entraîne là encore la mise en place de mauvaises transactions par un seigneur.
24C’est la personne des jeunes filles nobles, devenue aliénable à autrui, qui fait l’objet d’un transfert en échange d’une autre personne, celle du roi, entièrement placée elle aussi sous la dépendance du mauvais seigneur : les pucelles représentent une « rante » (v. 5278), une « taille » (v. 5284) vouée à racheter le prix de la personne du prince. Le transfert rappelle annuellement le lien de sujétion établi par la force entre les deux territoires : l’échange est non marchand. Cet échange met aussi en œuvre des éléments propres à la vente en esclavage puisque le transfert suppose, à propos des pucelles et aussi du roi enfant, la dépendance de la personne et des droits devenus aliénables à autrui qui caractérise l’esclave, dont il va être tiré un profit. En profitant du défaut de force princière, le mauvais seigneur substitue de la sorte aux liens hiérarchiques légitimes (chevalier/seigneur) et aux formes complexes d’inégalité (couplée à la nécessaire égalité) qui les régit, des liens de sujétion brutale, fondés sur la seule coercition : il avilit les jeunes femmes nobles et par là même, toutes les valeurs chevaleresques et la caritas qui doit circuler au sein du groupe aristocratique.
25On peut aussi reprendre la piste d’analyse selon laquelle le groupe de pucelles mis en scène fonde un discours sur la transaction matrimoniale : en ce cas, il apparaît que le transfert massif de jeunes femmes nobles et leur thésaurisation (par claustration) les placent hors de portée des circuits d’échanges matrimoniaux aristocratiques et bloquent la logique de reproduction (lignages charnels, territoires, objets, liens) des lignées aristocratiques laïques. Il serait tentant dès lors de reconnaître dans le comportement du seigneur une féroce caricature de ce à quoi peut aboutir l’idéalisation (à la fois par des milieux laïques, comme en témoignent les formes de vie spirituelles qui se développent dans ces milieux, et par les milieux ecclésiastiques) de la conversion des laïcs à un état différent de celui des conjugati : le mécanisme de la conversion, monastique ou autre, se fonde sur la même substitution d’un type de transaction à un autre puisque d’autres types de transferts de personnes et de biens (aux ermitages, aux ordres nouveaux et anciens, etc.) remplacent alors les échanges matrimoniaux. Serait en ce cas dénoncé ici l’afflux des hommes et des choses66 vers les établissements ecclésiastiques et leurs sacrements (baptême, oblation…), en tout cas la promotion massive, en contexte, de ce modèle présenté comme une « transmutation » nécessaire au « profit » spirituel : la démultiplication de l’objet cartulaire théâtralise parfaitement cet afflux ! L’utilisation comme tribut, puis l’enfermement des pucelles pourraient donc bien contenir un fort élément de dénonciation à l’endroit de certaines représentations ecclésiastiques du transfert de personnes aristocratiques et de leurs biens : la scène peut se lire en ce cas comme une forme monstrueuse (aux formes très monastiques…) d’imitatio Christi conduisant les jeunes aristocrates, de manière dévoyée et contrainte, à l’humiliation, à l’enfermement, au travail forcé et à la pauvreté sous l’autorité d’un seigneur qui thésaurise biens et personnes aristocratiques comme le ferait un établissement ecclésiastique.
26Le sort des trois cents pucelles après le transfert semble aller en ce sens, quand est introduit le thème du travail à côté du thème de la pauvreté. Les jeunes filles, transférées comme des esclaves, subissent un nouveau déclassement social sous la coupe du seigneur : elles revêtent alors tous les signes distinctifs de ceux qui sont soumis au travail et à la peine. On peut certes penser en ce cas à « ceux qui travaillent » et aux ouvrières notamment, tout en sachant que dans le dossier « littéraire » du xiie siècle ce serait un cas unique de représentation, en elle-même et pour elle-même, de cette catégorie non aristocratique, de surcroît par le miroir de personnages nobles. Tout cela suffirait à invalider cette interprétation trop documentaire. Mais d’autres faits affaiblissent encore cette piste de lecture : « ceux qui travaillent » ne sont pas le seul groupe social décrit sous l’angle de la pauvreté, du travail et de la souffrance, de la claustration et de l’obéissance contrainte dans les discours contemporains. On peut convoquer en ce point Benoît de Sainte-Maure qui établit dans sa Chronique des ducs de Normandie une comparaison précise entre ceux qui travaillent dans la peine et les souffrances et ceux dont la fonction est la prière, plus précisément ceux qui s’engagent dans la « voie contemplative ». Dans cette voie aussi « sovent i a faim e freidure, / Travaiz, sosfraites e labors, / ahanz e messaises plusors » (« Il y a souvent faim et froidure, pénibles entreprises, privations et travaux pénibles, souffrances et douleurs sans nombre », v. 13372-1337467). Mais au moins pour les moines cloîtrés, ajoute Benoît, il y a toujours en fait de quoi manger et se réchauffer quelque part. Dès le xie siècle, l’Ecbasis cujusdam captivi per tropologiam propose le même parallèle ironique entre ceux qui sont soumis au travail agricole et ceux qui sont cloîtrés entre les murs du monastère, aux « souffrances » bien différentes68. Jacques de Vitry établit, sans la portée satirique, la même comparaison à propos de la souffrance physique de ceux qui travaillent dans et hors la clôture monastique. De tels parallèles confortent l’interprétation selon laquelle les pucelles enfermées ici pourraient bien servir à dénoncer, non pas le travail des ouvrières du textile, mais le modèle monastique et/ou canonial de captation des personnes aristocratiques et de leurs biens au nom de la conversion de soi et de ses biens à des valeurs plus hautes.
27Il convient enfin de s’attarder un peu sur le motif de la pauvreté utilisé ici : ce n’est pas un motif à la signification univoque dans le corpus. Le contexte d’emploi de l’occurrence est fondamental pour l’analyser, mais il semble quand même globalement très difficile de faire de la pauvreté aristocratique le vecteur symbolique de l’état social et économique de « ceux qui travaillent ». Ainsi, les jeunes filles humiliées sous la forme bien précise du travail et de la pauvreté produisent un profit pour le seigneur qui les contraint à un travail manuel de transformation de la soie. Or le fait que le produit du travail féminin noble échoie à un tiers n’est ni rare, ni négatif en soi dans les textes « littéraires », comme le montre l’exemple d’Enide ou de Berthe dans Girart de Roussillon. Le fait que la pauvreté soit entrelacée au travail manuel n’est pas rare non plus dans ce même corpus, ni non plus négatif en soi : la pauvreté volontaire, le travail forcé, la conversion au servage (par la vente de soi-même, par exemple, que nous évoquerons infra) sont au contraire des motifs utilisés en littérature pour construire des figures de perfection spirituelle pleinement laïques, et toujours aristocratiques, comme celle de Rainouart. Par contre, et comme on le voit ailleurs dans le roman de Chrétien, le terme « pauvreté » peut aussi désigner l’avilissement du chevalier et dénoncer un désordre social et éthique : c’est ainsi que lorsqu’une jeune fille trouve Yvain nu dans la forêt, au sortir de l’épisode de sa folie, c’est sa pauvreté qu’elle remarque en premier lieu, comme une caractéristique inconvenante par rapport à une identité chevaleresque établie. C’est quand Yvain reconnaît la noblesse des ouvrières et quand la jeune fille reconnaît la noblesse d’Yvain qu’est nommée et déplorée la pauvreté de ces personnages, autrement dit leur avilissement social : c’est bien de cet avilissement que « poverte » est synonyme ici.
28Ce qui est dénoncé dans la scène des trois cents pucelles, c’est sans doute donc moins la pauvreté comme marqueur d’un groupe social non aristocratique que la figure du mauvais seigneur, ses transactions et ses valeurs. Son comportement social illégitime avilit ici par la force une bonne partie du groupe des dominants et thésaurise des personnes, devenues aliénables. Ce faisant, il renverse l’ordre légitime et fait triompher des valeurs charnelles, celles-là même que les discours de la période imputent parfois avec emphase aux mauvais seigneurs, grands laïcs, évêques, abbés selon les cas. Il est par ailleurs permis de penser, étant donné les autres indices qui vont en ce sens69, que le texte dénonce, sous la forme de ce servage avilissant et involontaire pratiqué entre grands laïcs et en utilisant à la fois le motif de l’humiliation sociale et celui du travail manuel70, aussi bien le mauvais seigneur laïc que la seigneurie de type ecclésiastique. La description des savoir-faire économiques (le fait d’« i gaaigner ») à l’œuvre dans la seigneurie de « Pesme Aventure » ne déparerait pas dans une dénonciation ecclésiastique des exactions seigneuriales laïques et tout particulièrement des prélèvements. La description de la violence hiérarchique et coercitive du seigneur à l’intérieur de sa seigneurie utilise le même champ sémantique que les mentions du prélèvement seigneurial en Catalogne analysées par P. Bonnassie. Mais ce mécanisme du travail contraint, bien géré, aux revenus considérables mais privatisés, pourrait aussi bien désigner les pratiques monastiques du travail et de la gestion patrimoniale, soit la seigneurialisation des établissements ecclésiastiques ayant capté à leur profit des personnes du groupe aristocratique, leurs liens et leurs biens, mais aussi leurs compétences de production, figurées ici par le travail des pucelles, de qualité exceptionnelle et au très fort rendement. Le roman rejoindrait là d’autres discours critiques sur le sujet, comme celui de Benoît de Sainte-Maure ou ceux des « moniages » épiques. Il dénoncerait l’éthique économique triomphante de certains milieux ecclésiastiques, en basculant toutes les transactions ecclésiastiques dans la catégorie des mauvaises transactions71.
29De plus, outre les personnes nobles, leurs modes de production, leurs capacités productives, leurs liens et leurs biens, on peut penser que ce qui est transféré aussi du groupe des dominants vers le mauvais seigneur concerne un savoir-faire économique chevaleresque au sens large, figuré ici, comme d’ailleurs la compétence productive, par les pucelles72. On en a un indice, qui a déjà été remarqué : la jeune ouvrière noble qui parle à Yvain évalue avec beaucoup de compétence73 la valeur du travail (elle sait comparer le rendement des ouvrières entre elles) et le prix des choses (des choses produites dont elle pense qu’elles rapportent vingt sous par ouvrière et par semaine, mais aussi des denrées alimentaires, par exemple). Elle résume fort bien le mécanisme économique du servage qui enrichit sans faille « cil por cui nos nos traveillons » (v. 5313), soit le sire du château, sans circuler vers l’extérieur de la seigneurie. Sa description équivaut à une rigoureuse expertise, autant qu’à une dénonciation de la captation per se qui en prive le groupe social.
30Un dernier élément caractérise les mauvaises transactions mises en place par le mauvais seigneur dans cette scène et pourrait concerner autant la mauvaise seigneurie laïque que la mauvaise seigneurie ecclésiastique : le seigneur se livre sur le travail des pucelles à un « mécanisme d’extraction de la rente qui ne se soucie pas d’autre chose que de procurer à son bénéficiaire, aux moindres frais, le revenu le plus élevé possible74 ». Autrement dit et pour paraphraser L. Feller, ce seigneur ne rend aucun service, économique ou autre, à la communauté par ses profits et c’est ce que souligne la pucelle qui décrit la situation dans le château. Il contrevient de la sorte à l’idéal « littéraire » laïc du parfait chevalier, dont le portrait certes comprend des pratiques d’exactions et de prélèvements contraints sur ceux qui travaillent, sur les bourgeois, etc. (comme Guillaume dans le Charroi de Nîmes), mais uniquement quand il s’agit de rendre service universellement à la communauté chrétienne et à Dieu. Le comportement du mauvais seigneur « littéraire » s’oppose aussi à ce que l’on sait des investissements productifs ou autres (marchés, forteresses, défrichements…) des seigneurs de la période, par exemple du seigneur Lambert d’Ardres sur son territoire.
31Dans le roman de Chrétien, tout le système de représentation des acteurs aristocratiques de transactions quelles qu’elles soient, marchandes ou non marchandes, est organisé de la manière suivante : le personnage du seigneur est un point nodal pour la représentation de mauvaises pratiques aristocratiques laïques et des pratiques seigneuriales de l’Église, très semblables à celles que décrivent les discours ecclésiastiques sur la seigneurie et la faiblesse éthique des comportements économiques laïques. Comme le mauvais seigneur laïc ou ecclésiastique des discours ecclésiastiques, le seigneur « littéraire » accapare et immobilise par la coercition sans « amor » et per se les biens et les hommes, détourne les transactions légitimes entre les groupes sociaux et appauvrit l’ensemble de la société pour son profit privé et strictement charnel. Il fait disparaître les liens sociaux et fait de toute transaction une transaction régie par les lois du monde, sans transformation spirituelle (en « joie », en « fin’amor »…). De surcroît, il stérilise les savoir-faire marchands et ceux qui concernent la production, le travail, etc.
32Le personnage du chevalier, qui signe le retour à l’ordre et aux règles de bon fonctionnement de la communauté sociale, désigne quant à lui des personnages de grands laïcs à la très haute valeur spirituelle, et de fait marquée au sceau de l’humiliation, de la pauvreté, de l’« amor fine »… Le corpus aborde à travers ce personnage les conditions de possibilité de transactions aristocratiques laïques et légitimes spirituellement, à la condition que des valeurs chevaleresques, d’« amor » et de coercition, les gouvernent. C’est la grande nouveauté que propose le discours dit littéraire par rapport aux discours de la période que de faire une place, indépassable en valeur par rapport à des personnages ecclésiastiques souvent absents ou très fortement raillés, à ces personnages aristocratiques à l’identité laïque : ils sont les éléments essentiels d’une réflexion inédite sur le dominium seigneurial laïc. Il nous reste à préciser quels sont les contours des actes transactionnels légitimes, voire de haute valeur spirituelle, pratiqués par ces personnages de chevaliers en privilégiant cette fois l’approche par séries de cas, et le motif des transactions du chevalier avec des personnages non aristocratiques.
Les transactions du chevalier avec les « autres » : discours sur la légitimité spirituelle des bonnes transactions aristocratiques laïques
33Le corpus « littéraire » ne répugne pas, en ce qui concerne les transactions de biens ou de personnes, à mettre au contact le personnage du chevalier avec des marchands75 mais aussi des ouvriers, des paysans riches ou journaliers76, des forestiers, des tisseuses, des charbonniers, des cuisiniers et autres serviteurs de la maison noble, etc. Le marchand ou le vilain sont d’ailleurs rarement des personnages aux activités spécialisées : celui qui vend et achète en nature ou en argent est aussi parfois paysan, journalier, ouvrier, charbonnier… ou moine, ou bien il est un « bourgeois » urbain. Le paysan vend sa récolte, mais aussi d’autres produits qu’il acquiert lui-même ailleurs que sur son exploitation. On repère d’ailleurs dans le corpus « littéraire » du xiie siècle, comme dans le récit hagiographique, de nombreuses notations stylistiquement non marquées, fort peu développées, sur la circulation monétaire et les lieux d’échanges et/ou de prélèvements, ou encore les savoir-faire des dominés concernant la circulation des objets et de l’argent : expertise et fixation des prix des choses et/ou du travail, connaissance des marchés et des demandes, adaptation des attitudes marchandes ou non marchandes… Mais le corpus « littéraire » fait de ces motifs un arrière-plan du récit qui ne donne lieu, le plus souvent, à aucun développement. Nous avons choisi quoi qu’il en soit de laisser de côté, en dépit de leur intérêt, le relevé des saynètes évoquant les circulations monétaires, transactions et savoir-faire entre paysans, ouvriers, artisans et marchands, d’Aiol aux marchands d’anguilles dans le Roman de Renart77. Précisons aussi que les transactions des personnages aristocratiques avec les « dominés » sont parfois monétarisées, qu’elles ne se déroulent pas forcément dans un cadre contraignant ni dans un cadre urbain : elles ne dépendent donc pas nécessairement d’un « imaginaire de la ville ». Dans le cadre de cette étude, nous n’envisagerons que trois types particuliers de transactions qui mettent en rapport le personnage du chevalier et les personnages de ceux que le corpus représente systématiquement comme des dominés : le cas des achats et ventes de personnes aristocratiques mettant en scène des marchands non nobles ; les transactions menées par un chevalier qui adopte provisoirement une autre identité sociale ; le cas de l’hospitalité accordée ou refusée au chevalier.
Achats et ventes de personnes aristocratiques : éloge des « beaux mariages » et du prix de l’amitié
34Le corpus « littéraire » du xiie siècle met en scène des transferts de personnages aristocratiques contre des choses ou de la monnaie que le vocabulaire de la transaction désigne explicitement comme des achats et des ventes, et où interviennent des marchands non nobles mais aussi des transformations provisoires d’identité pour le personnage aristocratique vendu, qui devient esclave, marchand, cuisinier, charbonnier… Ce cas est bien moins transparent qu’il n’y paraît : il est très contestable par exemple de considérer ces transferts comme des informations directes sur l’esclavage ou la captivité et la rançon au xiie siècle. Ce sont des scènes dont la structure de représentation et les significations sont à décoder au cas par cas. Nous aborderons très brièvement deux pistes d’analyse.
35Selon une première piste d’analyse, ces transactions qualifiées de vente et d’achat peuvent modeler l’itinéraire du personnage vendu en lui conférant un caractère « christique », élément essentiel quand il s’agit de construire la valeur spirituelle indépassable du personnage du chevalier. Pour être plus précis, le motif de la vente du héros convoque de manière plus ou moins explicite dans les textes littéraires l’arrière-plan évangélique en interprétant la rétribution de Judas comme le produit de la vente de la personne du Christ par l’apôtre78 : le Couronnement de Louis par exemple cite plusieurs fois cette vente de personne, même si ailleurs le texte évoque des cas de « traïsons par loïer », qui suggèrent plutôt la vente du renseignement79. Mais il n’est pas nécessaire que l’hypotexte biblique fasse l’objet d’une telle citation : dans le corpus « littéraire », le motif de la vente du héros contre de l’argent suffit à en mobiliser des éléments essentiels (humiliation du héros et/ou trahison dont il fait l’objet, déclassement social, pour une épiphanie finale). Dès lors, le personnage vendu entre dans un itinéraire exemplaire, forme d’imitatio Christi laïque humiliée et positive, complémentaire de l’humiliation diabolique et néfaste imposée aux trois cents pucelles dans le roman de Chrétien de Troyes : de la sorte, le corpus récrit complètement le mécanisme de « transformation » en valeur spirituelle « ajoutée » de toute transaction en direction des clerici, exalté par exemple dans les cartulaires monastiques. Il faut noter que selon le discours « littéraire », les modèles christiques suivis par le chevalier, formes de conversions sans changement d’état, le conduisent in fine à la tête d’une seigneurie et à une forme opulente de richesse : on retrouve ainsi dans le texte laïc (ce qui n’est pas un hasard) le paradoxe analysé par G. Todeschini dans certains textes monastiques réformateurs, quand un ermite ayant suivi les traces du Christ semble conquérir par surcroît au sein de son itinéraire une forme de compétence économique supérieure, propre à doter de richesses innombrables80 l’établissement qu’il a fondé, mais sous le couvert d’une indépassable valeur spirituelle. Rainouart, sarrasin noble acheté cent marcs d’argent à des marchands en mer près de Palerme par le roi Louis81, suit un tel itinéraire, passant par le statut d’esclave, la souffrance physique, le travail manuel, la pauvreté et une forme de folie. Contrairement au cas des trois cents pucelles, le parcours alliant souffrance, pauvreté, travail et compétences mises au service d’un tiers, perte de droits sur la personne et humiliation configure ici une exemplarité très positive.
36Nous suggérerons une deuxième piste d’analyse, qui n’est pas exclusive de la première, à propos de ces achats et ventes de « personnes » aristocratiques : en dépit d’un vocabulaire et de situations explicitement marchands, ces transactions ne sont pas toujours exclusivement marchandes, d’une part. D’autre part, elles servent bien souvent à configurer en fait une transaction matrimoniale et/ou féodo-vassalique, autrement dit une transaction portant sur la fides. Ce qui est intéressant en ce cas, c’est qu’elle exhibe tous les traits de l’échange marchand. Prenons l’exemple de Floire et Blancheflor82, roman du xiie siècle : la mère chrétienne de Blanchefleur, prisonnière des sarrasins, est donnée en cadeau par un roi sarrasin à son épouse (« Por la part a la roïne / Done de gaaing la mescine » [« La reine a aussi sa part : il lui offre la jeune fille en guise de butin »], v. 133-134). Sa fille Blanchefleur est vendue par ce même roi à des marchands, parce que ce roi ne veut pas qu’elle épouse son fils Floire. C’est un bourgeois marchand (« qui de marcié estoit molt sages », v. 421) qui se charge, au port, de la négociation : il reçoit en échange trente marcs d’or et vingt d’argent, des étoffes et vêtements de luxe, et une coupe somptueuse. Puis, les marchands vendent à leur tour la jeune fille à l’émir de Babylone : « il l’a tant bien acatee » (v. 513) sept fois son poids en or. La transaction arbore les signes de l’échange marchand, d’abord par le cadre de l’échange (le port, les acteurs qui sont des « marchands »), ensuite par le statut donné à la personne vendue. Blanchefleur est bien ici une marchandise selon la définition d’A. Testart : sa personne est offerte à la vente et l’échange qui suit ne « dépen[t] que des termes de l’échange (le prix, le fait de trouver un acquéreur, etc.)83 » et pas du tout de l’existence de tel ou tel rapport social entre les partenaires, qui préexisterait à l’échange. Tel est le sens de l’intervention de personnages de vrais marchands dans cette scène : ils permettent de dé-socialiser provisoirement l’échange, en le plaçant hors de la sphère des rapports aristocratiques.
37Le roi païen (son paganisme constituant ici une autre forme de mise en scène de « mauvaise seigneurie », ou de « seigneurie incomplète » dans le cas de son fils) a donc transformé la transaction matrimoniale dont il ne veut pas en vente d’esclave. Et cette substitution ne s’arrête pas là, puisque le jeune prince païen qui épousera in fine Blanchefleur se déguise en marchand pour la (re)trouver : « comme marceans le querrai » (« Je la chercherai en tant que marchand », v. 1135)84. Son projet est le suivant : « Partot sera nostre okisons / nostre marcié querant alons. / Et se nos le poons avoir / por nul marcié de nostre avoir, / nos en donrons molt largement, / puis revenrons hastivement » (« Partout nous expliquerons que nous cherchons à faire des affaires ! Et si nous pouvons avoir [Blanchefleur] en contrepartie de quelque affaire avec nos biens, nous donnerons bien largement pour que cela se fasse et puis, nous reviendrons en vitesse », v. 1153-1158). Pourtant, il lui est nécessaire d’emprunter à son père un chambellan « car bien set vendre et acater / et au besoing consel doner » (« car il sait vendre et acheter et au besoin donner des conseils », v. 1151-1152). Le motif du déguisement, dont nous reparlerons, incarne en ce texte le contrôle assujetti du marchand, composante pourtant mieux réalisée par le « vrai » marchand, par le chevaleresque : le déguisement dénonce en fait dès le début du voyage l’identité noble de Floire, par un jeu de contrastes avec les milieux marchands qu’il traverse85 et les compétences marchandes qu’il prétend acquérir. Il reste que c’est en marchand que le chevalier part fonder un lien matrimonial.
38On peut faire quelques remarques sur ces ventes de personnes aristocratiques, qui sont assez fréquentes dans le corpus : dans Floire et Blanchefleur, la vente est transformée en transaction matrimoniale et dans Aliscans, en lien vassalique. C’est toujours un chevalier, Floire ou Guillaume d’Orange, qui transforme la vente de personnes en transaction matrimoniale ou vassalique, dont il rétablit les conditions de possibilité. Ce faisant et comme Yvain au château des pucelles, il met fin au déclassement social qu’un personnage du groupe aristocratique voulait faire subir à un autre. Mais l’intervention du seigneur idéal qu’est le chevalier ne signifie pas que le « mariage courtois86 » ou le lien vassalique « littéraire » ne doivent contenir aucun élément de paiement en échange des droits sur la personne qu’instaurent ce lien matrimonial ou ce lien vassalique. La récurrence des scènes de vente de personnes aristocratiques dans le corpus « littéraire » semble même mettre en relief la nécessité de ce prix donné au lien conjugal ou vassalique. Et il s’agirait à travers ces scènes de définir à quelles conditions le fait de « monnayer sa fidélité87 » est légitime sur le plan spirituel : rappelons qu’Erec paie le prix de sa transaction conjugale à son beau-père dans le roman de Chrétien de Troyes, tandis que la fée du lai de Marie de France consacré au chevalier Lanval lui assure un confortable revenu tout en devenant sa maîtresse. La reine Mélior dans Partonopeu de Blois88 évoque elle aussi cette double contrainte qui fonde la légitimité de la bonne transaction matrimoniale : elle explique qu’elle est, en tant qu’impératrice de Byzance, suffisamment riche en terres et en vassaux, de sorte que quand ses grands vassaux réunis lui ont fait part de leur souhait de la voir mariée, ils lui ont conseillé « que jo presisce a mon avis / Segnor por bontés et por mors, / Non por grans fiés ne por honors, / Car rice sui je trop de fiés ; / Ne doi vendre mes amistiés » (« que je choisisse moi-même un époux, pour ses qualités et ses valeurs, non pas pour ses biens ou sa puissance, puisque je suis déjà très riche en biens : je n’ai pas à vendre mon amour », v. 1346-1350).
39La bonne transaction matrimoniale et/ou vassalique « littéraire » doit donc comporter un échange de droits sur la personne contre d’autres droits, des biens, des liens : elle ne sépare pas la composante matérielle (propriétés, objets, liens, terres) de sa spiritualisation par l’intervention du chevalier (conversion, amor…). Le danger sur lequel insistent en revanche sans cesse les textes réside dans le glissement de transactions portant sur des droits et/ou des biens du partenaire conjugal/vassalique aristocratique à l’achat de la personne tout entière du partenaire : il faudrait aller plus loin dans l’analyse, mais l’achat du partenaire vassalique ou conjugal dénoncé et transformé dans les textes pourrait figurer, dans une société où c’est l’ancrage dans la terre qui configure l’identité et le pouvoir des lignées aristocratiques, le danger de perdre cet élément essentiel à l’existence même de la topolignée, peut-être donc la circulation de la terre vers un établissement ecclésiastique. De même, la représentation fréquente des transactions de personnes en transactions marchandes pourrait configurer les séquences par trop libératoires (peut-être le consentement entre futurs époux, promu par la réforme grégorienne) qui sont susceptibles d’encadrer la négociation du « prix » de l’échange de fides entre deux personnes : dans notre corpus, elles font inexorablement l’objet d’un contrôle par le personnage du chevalier, qui rétablit le lien social adéquat au sein des transactions et bloque toute tentative de thésaurisation ou d’humiliation contrainte des personnages aristocratiques. Il intervient d’ailleurs symptomatiquement dans ces scènes de ventes de personnages aristocratiques, à la fois auprès des mauvais seigneurs, qui sont des figures plus ou moins explicites d’institutions ecclésiastiques promouvant la conversion sans retour des biens et des personnes, et auprès de personnages de simples marchands, qui semblent bien désigner eux aussi les mauvais seigneurs ecclésiastiques autant que laïques.
40En représentant des ventes et achats de personnages nobles, les textes mènent une réflexion poussée sur les bonnes motivations des transactions de fidélités : le corpus insiste en fait sur la nécessité absolue de leur imbrication, condition de leur légitimité spirituelle. Le chevalier est celui qui sait équilibrer au cœur de ce type de transactions la recherche d’un profit adéquat pour chacun des partenaires et le maintien de l’ordre social par l’exercice de son dominium et de ses principes : caritas et coercition. C’est à lui que revient le rôle de « transformateur » des biens et des personnes en « quelque chose de mieux » à forte valeur spirituelle ! Les droits de la personne en jeu dans ces transactions matrimoniales et/ou vassaliques doivent faire circuler du lien et de l’ordre avec un élément de paiement, sans quoi la transaction est mauvaise, illégitime : elle ne peut aboutir à cette valeur ajoutée spirituelle. Les diverses mises en scène de ventes de personnes aristocratiques par des seigneurs et des marchands et l’intervention régulatrice des chevaliers montrent qu’il s’agit, à un moment de la transaction au moins, de monnayer la fidélité, avec de l’argent ou des choses, autant et pas moins que de fidéliser les partenaires des transferts, exactement comme dans les actes languedociens analysés par H. Débax ou comme dans les différentes transactions de l’évêque Meinwerk et de ses donateurs89.
Quand le chevalier devient un marchand, un paysan ou un charbonnier : définition et éloge du « gain par amor », marchand ou non marchand
41Le motif de la captation par le personnage du chevalier de certains des attributs du marchand, de la couturière, du charbonnier, de l’artisan…, au moyen d’un déguisement ou d’une conversion provisoire à une autre identité (adoption, vente en esclavage…), est fréquent dans le corpus « littéraire », laïc ou non. F. Suard90 a bien montré que le propre du déguisement, entre autres choses, consiste à révéler plus spectaculairement, par effet de contraste, l’identité spécifique du chevalier et ses compétences : dans Floire et Blanchefleur, Floire déguisé en marchand est immédiatement reconnu dans les environnements marchands dans lesquels il pénètre, en raison de sa manière de parler, de manger, de son apparence physique…
42Pour expliquer le fonctionnement du déguisement ou de la conversion provisoire à une autre identité, on peut rappeler en premier lieu la définition du modèle hiérarchique utilisé et défini par L. Dumont91 : si l’on applique cette définition au corpus « littéraire », il apparaît que le type du parfait chevalier n’est pas dans une relation d’opposition aux types des dominés, pas plus qu’au type du seigneur comme on l’a vu plus haut. Il entretient plutôt avec eux une relation d’« englobement », selon le terme de L. Dumont, en ce qu’il capte en partie leurs compétences : selon ce modèle hiérarchique qui le place d’emblée au sommet de l’échelle de valeurs, sont regroupées en lui des valeurs de force, de sagesse, aussi bien que des compétences relatives à la production agricole ou aux savoir-faire comptables, etc. Dans le discours hagiographique ecclésiastique, c’est le personnage « cléricalisé » du saint qui regroupe toutes ces valeurs, certes de manière différente. Comme le souverain mérovingien dont on exalte dans certains portraits la compétence productive agricole, par exemple, ou comme le modèle du « souverain tripode » d’Éginhard qui réunit des compétences sacerdotale, juridique et guerrière, le chevalier capte certaines des compétences du vilain, du bourgeois, de l’artisan… par-delà ses compétences guerrières, juridiques et sacerdotales. Les savoir-faire captés sont toujours, chez les « autres », inférieurs en valeur parce qu’ils sont isolés, incomplets. Et le chevalier, paradigme supérieur dans la plupart des textes, dépasse toujours en valeur le simple marchand ou l’artisan auquel il emprunte des traits en les regroupant. Le motif du déguisement, celui de l’adoption par des marchands, ou celui de la conversion provisoire à une activité de production, etc., donnent à ce modèle une lisibilité parfaite, puisqu’ils permettent à la fois de désigner la captation de la compétence des « autres » par le chevalier et dans le même temps, de souligner l’indéniable écart entre l’identité chevaleresque et celle des « autres », entre le sens des transactions chevaleresques et celles des « autres ».
43C’est donc aussi selon ce modèle que les textes « littéraires » mettent souvent en scène, à partir du motif du chevalier déguisé et/ou converti à une autre identité sociale, une marginalisation insistante du chevalier, moqué et/ou humilié ou au moins démasqué et remarqué, à la fois par son milieu d’adoption (marchand ou artisan), qui ne le reconnaît pas pour sien, mais aussi par le reste du groupe aristocratique. Ce sont autant de motifs efficaces et très stéréotypés pour souligner la supériorité irréductible du personnage, et sa différence malgré ses emprunts aux « autres » catégories de personnages. On les retrouve d’ailleurs dans le discours de conversion hagiographique, par exemple dans la vie d’Evrard de Breteuil le charbonnier92 ou dans Girart de Roussillon, où la conversion de Girart et de sa femme Berthe, qu’un ermite incite à se retirer de la guerre contre Charles, s’inspire littéralement de ces modèles hagiographiques cléricalisés. On peut douter que la Chanson soit une production laïque de ce point de vue. Quoi qu’il en soit, ces deux héros accomplissent en punition de leur orgueil (v. 7384) une pénitence qui les conduit à devenir respectivement charbonnier et couturière. Girart est immédiatement reconnu, par les charbonniers qui l’accueillent, comme un « penader », un pénitent (v. 7689). On retrouve dans la petite scène qui décrit leur activité une circulation de monnaie : les charbonniers sortent eux-mêmes du bois où ils produisent le charbon pour le vendre en ville sept deniers le chargement, puis Girart se charge seul de la vente qui « rapporte beaucoup », ce qui marque que les autres charbonniers ont reconnu sa compétence supérieure. Quant à Berthe, sa compétence de couturière est telle que les commandes affluent, mais sa beauté et ses compétences étonnent93 et suscitent des moqueries.
44Plus précisément, la marginalisation du chevalier déguisé et/ou converti est mise en scène au travers de scènes de transactions, ce qui permet d’emblée de définir les bonnes attitudes transactionnelles par des effets de contraste entre le chevalier et les autres. Ces attitudes varient considérablement selon les cas : on ne peut qu’en déduire que la distinction compétences marchandes/pratique de la caritas n’est une fois de plus pas pertinente pour analyser les transactions chevaleresques susceptibles de conférer aux objets et personnes échangées, aussi bien qu’aux partenaires de l’échange, une valeur spirituelle équivalente à celle que pourrait garantir un don à l’autel. Le chevalier exerce donc selon les cas son pouvoir d’expertise, ou sa largesse… sans aucune solution de continuité par rapport à sa mission de « transformation » des biens et des personnes et d’ordonnancement adéquat de la société. Dans un premier cas, le chevalier apparaît impuissant à adopter certaines compétences exigées dans son nouveau milieu : il fait alors de mauvaises affaires et dilapide en chevaux de prix, en tournois, en dons aux pauvres, donc selon son origine aristocratique, l’argent donné pour acheter des marchandises, comme les deux fils de Guillaume d’Angleterre qui sont battus par les marchands qui les ont adoptés. Dans un deuxième cas, ses actes ou son vocabulaire sont perçus comme dangereux pour l’identité du marchand, de l’artisan, de l’ouvrier : Renaud de Montauban, dans une chanson de geste certes un peu tardive, se fait payer fort peu par le maître du chantier de la cathédrale où il s’est retiré « en ouvrier » pour finir sa vie et il sera tué par ses compagnons de chantier qui redoutent la concurrence. On note enfin des cas où ses compétences marchandes, artisanales, etc. apparaissent exceptionnelles.
45Nous pouvons prendre plusieurs exemples pour illustrer ces trois types de comportement transactionnel. Dans le Moniage Guillaume94, l’attitude transactionnelle de Guillaume dénonce à tous son identité véritable, et aussi les transactions mauvaises des moines, qu’elle corrige. Avant cette scène, Guillaume est devenu un moine, et les autres moines qui ne le supportent plus envisagent de le faire supprimer par des voleurs en l’envoyant seul au marché aux poissons. La transaction que Guillaume doit mener sur le marché pour le compte de l’abbé révèle aussitôt son incompétence à régler la transaction marchande d’achat, et une motivation spécifique, qu’il confie à son serviteur camérier : « ne sai, par Dieu, comment je les achate, / Mais paiez lor si que buen gré m’en sachent » (« Je ne saurais comment m’y prendre pour les acheter, par Dieu, mais payez-les donc de telle sorte qu’ils m’en soient reconnaissants », v. 1012-1013). N’y tenant plus, il saisit les deniers que le serviteur était en train de compter et les jette par poignées aux marchands-marins, qui n’ont jamais vu un tel moine et qui soulignent ainsi la différence entre Guillaume et ces derniers. Cette scène permet la dénonciation de la cupidité accumulative des moines, très développée dans leurs transactions marchandes et non marchandes, et l’éloge de la caritas de Guillaume, qui n’est pas incompatible avec les compétences marchandes efficaces qu’il dévoile ailleurs. Le lai d’Haveloc95, vers 1200, propose deux marginalisations successives du chevalier pêcheur et marchand, avec la même réflexion sur les transactions légitimes : au début du lai, est narrée la fuite en mer du noble Grim et de sa femme avec le prince Haveloc, orphelin menacé. Le couple s’installe sur une plage, à même leur navire coupé en deux et aménagé. Grim assure la subsistance de l’enfant : il pêche, puis « sel vendeit e achatot » (« vend et achète du sel », v. 138), assurant lui-même le circuit acquisition-échange. Aussitôt, les « païsanz » le « connaissent » (v. 140), l’entourent, et s’installent autour de son habitation : le lai explique ainsi le nom donné à la plage par le nom du noble pêcheur (Grimesbi). La dimension étiologique révèle la reconnaissance par la communauté du chevalier converti en pêcheur marchand et de l’étendue de ses savoir-faire et de ses compétences marchandes : c’est autour d’eux que se regroupe la communauté. La position du chevalier pêcheur, au centre de la communauté villageoise en formation, se fonde à la fois sur des compétences identiques à celles des villageois, et sur un écart distinctif, puisqu’il se montre meilleur qu’eux. D’ailleurs Grim ne veut pas que le jeune prince fréquente trop les pêcheurs, lui explique qu’il ne pourra rien apprendre de leur métier, et le pousse à partir en Angleterre retrouver son héritage. De même, la conversion forcée du roi dans le roman Guillaume d’Angleterre, étudiée par P. Haugeard96, ne permet pas seulement de décrire l’itinéraire d’un bourgeois marchand, mais aussi de différencier le chevalier marchand (le roi Guillaume) du bourgeois marchand qui le recueille, puis lui prête un capital à rembourser sans intérêts après avoir éprouvé sa loyauté. Le nouveau marchand réussit en ce texte mieux qu’aucun « vrai » marchand dans sa nouvelle carrière (v. 1997) : il dévoile des compétences sur la qualité des objets, plutôt prestigieux (bois précieux, alun, fourrures), qu’il achète contre les deniers prêtés, puis sur les lieux d’échange, foires, marchés et fêtes, qu’il parcourt inlassablement et « avec audace ». Il y gagne beaucoup : le bourgeois lui ordonne alors d’élargir ses itinéraires. Il lui donne un navire (on note que la circulation des richesses se fait toujours de l’autre vers le chevalier, en ce cas), et l’emplit de marchandises, tout en lui demandant de former ses deux fils et en lui indiquant les grandes places marchandes où il doit se rendre (en Angleterre, au Puy, etc.). Sur le marché, c’est la compétence et aussi la forme d’expertise du chevalier marchand qui le distinguent : « molt le vent bien et molt le prise / A ciax qui a lui le bargaignent » (« il sait bien vendre [sa marchandise] et il l’évalue bien, face à ceux qui marchandent avec lui », v. 2062-2063) parce que « bien set de cascun avoir / Qu’il vaut et qu’il en puet avoir » (« Car il sait parfaitement ce que chaque chose vaut et combien il peut en obtenir », v. 2065-2066). Le chevalier marchand fixe les prix en tenant compte seulement de la valeur intrinsèque de l’objet vendu, indépendamment de toute négociation et/ou relation de domination avec un partenaire, ce qui est ici une compétence profondément régulatrice, alors qu’elle aurait été contraignante dans le cas de l’achat des poissons à des marins par le riche monastère qui envoie Guillaume les acheter. Le chevalier adapte ses compétences.
46Le roman Eracle97 de Gautier d’Arras propose aussi une variation sur les compétences du chevalier et la spécificité de ses transactions, dont la valeur est mise à l’épreuve par la collectivité. Après la mort du père d’Eracle, la mère et le fils vendent pour l’amour de Dieu et le salut du défunt leurs terres et leurs biens, puis fondent des « osteleries », des « herbergeries », des « abeïes » et des « moustiers », donnent aux « povres soufraiteus, / as orfelins, as vergondeus », c’est-à-dire à ceux qui ont subi un déclassement social. Ainsi, « lor terres lor ont racatees / as useriers et aquitees » (« Ils leur ont racheté leurs terres auprès des usuriers, pour qu’elles soient quittes », v. 343-344). Comme saint Alexis, les voilà devenus « povres » : dans ce contexte, le terme « pauvreté » désigne une qualité christique, une valeur spirituelle proprement chevaleresque. La mère s’installe comme fileuse et poursuit ses aumônes avec le prix de son travail. Puis elle décide, pour poursuivre ses dons aux pauvres, de vendre son fils : celui-ci fixe son propre prix à mille besants, que la dame « changera » pour en « revestir » les pauvres98. On le voit : le début de ce texte est extrêmement riche de significations, que nous laisserons de côté dans le cadre de cette étude. Eracle par don divin est « de femes connissieres / et canque valt cevaus ne pieres / savra » (« [il a] une bonne connaissance des femmes et il saura combien vaut tel ou tel cheval, ou telle ou telle pierre », v. 265-267). Le verbe « valoir » désigne à la fois le prix et la valeur intrinsèque des objets, que le chevalier marchand saura faire coïncider. Ses compétences permettent à Eracle, finalement acheté par le sénéchal de l’empereur de Rome, de devenir le familier de l’empereur, puis l’empereur chrétien de Constantinople et le gardien de la vraie Croix : Dieu utilise donc le « chevalier marchand » Eracle pour promouvoir la foi chrétienne… Lors du premier marché convoqué par l’empereur pour le mettre à l’épreuve sur sa connaissance du prix des pierres, « ceux qui ont des pierres » les placent sur des establies, et s’assoient « tout autresi c’on fait au cange » (« exactement comme on le fait au change », v. 746). Puis, l’empereur envoie Eracle au marché avec des hommes chargés d’accomplir le paiement demandé (le droiture, c’est-à-dire « selon ce qui est convenu », v. 761) à Eracle par le marchand qu’il aura choisi : selon le texte, on comprend que les meilleurs marchands, ceux qui ont les pierres les plus prestigieuses et les plus chères, sont placés à l’entrée du marché, ce qui suppose une expertise préalable de leurs produits. Mais cette expertise, qui semble relever des simples seigneurs dont fait partie l’empereur, ne se révèle pas fiable puisqu’elle a fixé les prix indépendamment de la valeur réelle de l’objet. Négligeant le résultat de cette expertise de faible valeur, Eracle se dirige vers le « bout des rangs », vers un homme « qui vendoit povre merc en Rome » (« qui vendait une bien pauvre marchandise à Rome », v. 836) : il lui demande sans hésiter de lui vendre sa pierre, pour laquelle l’homme, mentionnant sa pauvreté, demande six deniers. L’expertise de ce dernier est donc elle aussi défaillante. Eracle répond qu’il le rétribuera « selon son mestier », selon le besoin de son interlocuteur (v. 869) : vingt marcs, puis quarante. Tout le monde (les marchands, les financiers et les seigneurs de la cour) se moque violemment d’Eracle, qui aurait fait une mauvaise affaire : il a négligé les « bonnes » pierres, et surtout, il a payé quarante marcs ce qu’il aurait pu avoir pour six deniers et n’a jamais « bargignié » (marchandé, v. 894) ! Cette remarque des témoins, au passage, décèle un bien mauvais amour pour l’empereur à qui doit revenir l’objet prestigieux ! Eracle réplique que la pierre vaut plus que tout l’or possédé par l’empereur : l’expertise du chevalier se confond ici avec le fait qu’à partir de là, c’est lui qui, en raison de sa haute valeur spirituelle, donne le « bon prix » aux choses. Les compétences marchandes du chevalier combinent en effet l’exigence spirituelle de l’exercice de l’« amor » (la charité envers le pauvre homme) et une bonne appréhension du prix des choses, puisque la pierre a été quand même payée moins cher que son prix réel : en cela, il est le meilleur marchand possible en ce qu’il accomplit un acte d’« amor » grâce à un échange marchand, comme sa mère avant lui. Par là même, il rétablit la véritable valeur et le véritable prix des choses en réorganisant le marché, indépendamment de toute négociation et en tenant compte du besoin de son partenaire : tous les transferts marchands du héros sont considérés par les témoins comme des transferts ratés précisément de ce point de vue (la négociation). La « foire » aux chevaux convoquée par l’empereur donne lieu à la répétition de la même scène : s’y ajoute une tromperie de l’empereur, qui y fait mener son cheval préféré, celui qui « bien valt por vendre a son frere / deus cens mars d’argent plainnement » (« [il] vaut bien, quand bien même on l’aurait vendu à son propre frère, deux cents marcs d’argent », v. 1284-1285). Ce qui représente une mention rare du « prix d’ami » ! À nouveau, Eracle néglige le cheval de l’empereur, donc son expertise et les prix qu’il a fixés d’une manière qui ne se révèle pas fiable. Le marchand du poulain que choisit Eracle le vend, en s’excusant du prix trop élevé, deux marcs et demi « s’avoir en volés le saisine, / Mais jel vos vendrai en plevine » (« si vous voulez l’avoir en votre possession, mais je vous le vendrai alors sous garantie », v. 1429-1430). Eracle déclare que le poulain vaut plus, ce qui condamne d’emblée l’expertise du marchand. Le marchand s’étonne alors qu’Eracle poursuive avec lui ce « marcié », parce qu’il est trop jeune et sans amis (v. 1442) : c’est une autre forme de dénonciation des compétences marchandes du héros. Le marchand alors rabat le prix du poulain d’un demi-marc, tout en précisant qu’il est pauvre et que jusque-là, l’entretien du cheval n’a fait qu’augmenter ses dettes contractées lors de l’achat : la marchand en fait mène à bien son « barat » comme si de rien n’était. Eracle lui donne alors (de force) vingt marcs, puis vingt autres quand il proteste. Là encore, le cheval vaut, dit Eracle à l’empereur qui se moque violemment à son tour de son expertise et de sa négociation, bien plus que tout le capital qu’on pourrait réunir. Le « chevalier » marchand a réussi une nouvelle fois la transaction idéale, d’« amor » et de profit mêlés, par sa capacité (incontestable puisqu’elle vient de Dieu) à fixer la valeur des choses et des êtres dans le monde. Ce faisant, il légitime son propre prix (à la lettre !) et sa domination sociale chevaleresque99.
47Quand le corpus « littéraire » fait suivre au personnage chevaleresque des itinéraires complets de marchand, de pèlerin, de charbonnier ou d’ouvrier, c’est afin de rendre visible le fait que la compétence du chevalier est la seule à même de fixer la vraie valeur des choses, autrement dit de maintenir les liens sociaux (notamment la sujétion, mais aussi l’« amistié ») et d’en créer là où ils n’existent pas encore, ou de les corriger là où ils existent de manière pervertie, enfin d’équilibrer les différentes motivations des acteurs (profit, charité, rétribution, liens, etc.), avec le nécessaire « gaaing » matériel. Le déguisement, la conversion… sont des motifs qui permettent d’insister sur la supériorité de cette compétence laïque supérieure, qui garantit toujours de bonnes transactions quel que soit le plan sur lequel on les situe, éthique ou économique. Le profit matériel les couronne toujours (les itinéraires s’achèvent par la captation d’une bonne richesse matérielle ou au moins, pour Renaut de Montauban, spirituelle) et le bon dominium, « amor » et coercition mêlées, les caractérise, y compris dans les phases marchandes que ce dominium légitime spirituellement. Le lai Eliduc de Marie de France100 met en œuvre un schéma topique de ce point de vue : il conduit un chevalier non chasé et réduit à la misère à travers un long itinéraire marqué par le triomphe chevaleresque, l’enrichissement, la possession de deux épouses, et la fondation d’une communauté de femmes et d’une communauté d’hommes où les héros prient Dieu. Ce lai articule différentes motivations, mais s’ouvre sur le motif de l’ingratitude du premier seigneur d’Eliduc, et sur un « proverbe au vilain » : « amurs de seigneur n’est pas fiez » (« Amour de seigneur n’est pas fief », v. 63). La problématique de la richesse matérielle et du profit laïques est le départ du texte, qui vise à leur attribuer une légitimité, donc de la valeur spirituelle.
48Le chevalier, seigneur idéal, imbrique des compétences très diverses dans les transactions qu’il assure, depuis le pouvoir « d’y gagner » (comme le marchand ou l’artisan « vrais ») jusqu’à la violence et la contrainte (celle qui marque aussi bien les mauvais seigneurs) et enfin, la caritas et la largesse (valeurs spirituelles qu’il est le seul à posséder) : comme dans les transactions de fidélité décrites plus haut, les séquences et les motivations doivent être complémentaires et superposées au cours des transferts, ce qui les rend illisibles pour d’autres personnages aux compétences incomplètes et toujours inadaptées. D’où cette marginalisation systématique du chevalier occupé aux transactions, voire la condamnation véhémente de ces transactions, soit par de simples seigneurs, soit par les dominés, bourgeois, vilains ou ouvriers et par les moines à l’occasion : cette condamnation toujours illégitime peut porter sur les deux pans de la compétence chevaleresque, soit sur le manque d’« amor » du « chevalier » (les paysans qui renâclent contre l’arbitraire des exactions dans le Charroi de Nîmes, quand il leur faut construire tonneaux et chariots pour reconquérir Nîmes sur les sarrasins), soit sur son incapacité à y gagner un profit (le chevalier vendrait à perte, ou achèterait trop cher, etc.). Elle n’est qu’un moyen de rendre plus claire encore la différence qui étage en valeur la compétence transactionnelle complète du chevalier et celle des autres partenaires. Elle ne fait pas du corpus dit littéraire un discours antimarchand.
Hospitalités : ils « n’ont rien mais possèdent tout » (2 Co 6, 10)
49Dans le corpus dit littéraire, le chevalier est presque systématiquement soit non encore chasé, soit chasé bien loin de la cour où il sert un prince, de sorte que le motif de l’hospitalité y est récurrent. Les hospitalités bourgeoises, généralement rétribuées101, sont relativement nombreuses dans les chansons de geste et les romans et lais, même si l’accueil par des ermites, des moines ou des vavasseurs, des rois et des seigneurs, est plus fréquent comme l’a analysé P. Bretel avec précision102. La valeur de l’hôte est présentée comme variable : dans Aiol, la propre tante d’Aiol se récrie quand Aiol veut la rétribuer, protestant qu’elle n’est pas une bourgeoise (v. 2240-2265) à qui l’on donne de l’argent pour le gîte. Les bourgeois urbains rétribués sont ailleurs de bons ostes et certains bénéficient même d’un nom propre dans le texte : Girart loge, quand il revient de pénitence, « chies l’oste Erveu » à Orléans103. Les activités hospitalières des ermites, appelées à un énorme développement dans les romans du xiiie siècle, sont déjà bien représentées dans notre dossier, de Girart de Roussillon à Aiol, du Roman de Tristan de Béroul au Lai de Désiré : comme l’avait noté P. Bretel, elles sont plus austères que les hospitalités monastiques épiques, souvent somptueuses. Quoi qu’il en soit, le motif de l’hospitalité, qui engendre une série de transactions complexes entre le personnage du chevalier et d’autres types de personnages, peut donner lieu à plusieurs interprétations, en fonction du contexte dans lequel il s’insère. Nous avons choisi de présenter deux pistes d’analyse.
50Selon une première piste possible, les mises en scène répétées de chevaliers pauvres et sans fief contraints à des hospitalités négociées, semblent poser très simplement le problème de la richesse, plus précisément comme le dit Suger, de l’opulence terrienne et de la rémunération temporelle104 : à travers la scène de l’hospitalité demandée et reçue ou refusée (ce qui est un cas fréquent), il s’agit pour le chevalier de bénéficier d’un certain nombre de biens matériels ou immatériels nécessaires que son statut provisoire ne lui permet pas de posséder en propre105 et qu’autrui, qui les possède ou les acquiert, lui délivre. Son statut de « povre bacheler », récurrent dans les textes, n’est pas dû au hasard : il renvoie sans doute moins en ce sens à la « petite chevalerie pauvre », comme le pensait E. Köhler, qu’à une réflexion plus générale sur les moyens légitimes de l’acquisition et du maintien de la richesse matérielle, tout autant que sur les formes idéelles, néfastes ou positives, de son usage106, autrement dit sur les conditions de la légitimité, qui ne saurait être que spirituelle, de la richesse et de la possession. Il semble très inexact de dire que les textes « littéraires » manifestent une sorte d’indifférence à cet égard : la demande d’hospitalité (et tous les motifs liés à la pauvreté économique du chevalier) est un motif trop insistant dans les textes pour ne pas y lire le motif du « gaaing » (nourriture, logement, épouse, vêtements, armes parfois) que le bon chevalier doit légitimement acquérir et les formes que doivent/peuvent prendre cette acquisition pour garantir sa valeur spirituelle. Le motif de l’hospitalité permet de penser diverses solutions acceptables pour résoudre et légitimer la question du revenu, de la possession, de la propriété, qui tiennent compte de l’exemplarité du chevalier et donc, des contraintes de l’« amor ». Toutes les scènes d’hospitalité négociée, parfois durement, tous ces personnages de bourgeois-hôteliers et de rois ou de comtes tour à tour généreux et oublieux, qui aident ou non le chevalier à financer son « ostel » et toute forme de « secur », traiteraient entre autres significations de ce problème, de manière certes codée : « Huem estranges, descunseilliez / mult est dolenz en altre terre, / quant il ne set u sucurs querre » (« Un étranger sans appui / Est bien malheureux dans un autre pays, / Quand il ne sait où trouver du secours107 »). Il faudrait examiner aussi dans ce cadre le fait que certains textes interrogent à travers le personnage du bourgeois ou de l’abbé hôteliers les mécanismes de l’albergue108. Dans le lai de Marie de France Eliduc109, par exemple, Eliduc est comme Tristan un chevalier exilé auprès d’un autre roi que le sien. Le nouveau roi assure avec soin, en convoquant son connétable et faisant mettre de l’argent de côté pour un mois, les « dépenses » du chevalier : Eliduc prend son hébergement en ville chez un bourgeois et peut ainsi interdire à ses hommes de procéder pendant un mois à tout prélèvement en nature et en argent sur le nouveau territoire. Dans le Roman de Tristan de Béroul, l’une des roueries d’Yseult envers le roi Marc porte sur la question de la pauvreté infligée au chevalier Tristan (qui est aussi le neveu de Marc), confronté à une hospitalité rémunérée qu’il ne peut payer : elle fait croire à son époux que Tristan lui aurait demandé de solder son logement pour pouvoir retirer son équipement mis en gage, faute d’un soutien de la part de son oncle. Il faut interpréter cette scène (déjà présente au début du texte) dans le cadre plus général d’un roman dans lequel le mariage de Marc n’est pas approuvé par Dieu110 : le roi n’assure pas ce qu’Yseult présente (ce qui ne manque pas de sel) comme un « devoir de gîte » vis-à-vis de son propre neveu, motif qui reflète par analogie la captation néfaste, par ce même roi, d’une femme destinée à son neveu et plus largement et par ce biais, la « mauvaise pauvreté » infligée à Tristan. Le déguisement de Tristan en mendiant lépreux, dans la scène qui précède le serment de la reine Yseult au Mal Pas, permet de souligner le désordre social absolu, dont la pauvreté du chevalier est le symptôme : Tristan n’a rien gagné au service du roi Marc par son service de chevalier, pas même son gîte, mais il s’enrichit très rapidement en tant que lépreux, à la fois en choses et en monnaie, par son extraordinaire habileté rhétorique, auprès des deux rois présents (les guêtres du roi Arthur, le capuchon du roi Marc) et auprès des chevaliers de la cour. Dans tous ces cas, la richesse vient/doit venir au chevalier par les autres personnages, bourgeois, princes, seigneurs… et le parcours du « povre chevalier » est ainsi un enrichissement, une entrée en possession, signe de l’« amor » que Dieu et les hommes lui portent.
51Il est une deuxième piste d’analyse sur le motif de l’hospitalité accordée ou non au chevalier, qui s’entrelace à la première et l’approfondit. Selon É. Baumgartner que nous suivrons ici, le corpus « littéraire » « imagine un système idéal de services réciproques entre le chevalier qui la protège et la société qui le “nourrit”111 » : on peut se demander si le motif de l’hospitalité, qui pose après tout la question de savoir qui doit « faire les courses112 » pour le chevalier et pourquoi, ne joue pas un rôle central dans cette proposition utopique, qu’on pourrait élargir en signalant que la mission du chevalier ne se réduit pas à la protection du groupe mais comprend sa direction spirituelle, notamment le rôle de médiateur par rapport au sacré que son rôle dans les transactions dévoile clairement. Pour illustrer cette hypothèse et la prolonger, nous choisirons, dans l’imposant corpus des hospitalités offertes par des ermites, un sous-motif très rare au xiie siècle : le motif de l’hospitalité offerte par un ermite que l’accueil du chevalier contraint à des transactions avec le monde.
52Le personnage de l’ermite est en soi fort intéressant et il apparaît assez souvent dans le corpus « littéraire », déjà au xiie siècle. P. Bretel a fourni une étude quasi exhaustive de ce personnage, à laquelle nous renvoyons113. Pour résumer, il s’agit d’un personnage plus ou moins solitaire à la haute valeur spirituelle, placé hors de toute communauté institutionnelle et à la périphérie des espaces courtois dans les forêts, les essarts… Parfois le texte précise qu’il est ordonné, et/ou qu’il s’agit d’un ancien chevalier. Comme l’a montré A. Guerreau-Jalabert, ce personnage représente un écart distinctif intéressant avec les clerici de l’Église institutionnelle et avec les ermites de l’hagiographie de la période, renvoyés assez vite dans des cadres institutionnels114. On dispose d’un corpus de vives critiques adressées par des contemporains aux ermites qui seraient restés les « possesseurs » de leurs biens, contrairement aux moines, et plus largement à leurs activités en lien avec le monde, même si l’un des topoi d’humilité les plus répandus pour décrire positivement ces ermites est alors celui de l’ermite charbonnier, comme dans Girart de Roussillon115. En tout cas, en dehors des cas très rares dont nous allons parler et des hospitalités offertes, le corpus dit littéraire du xiie siècle n’évoque pas de transactions des ermites avec le monde. Plus largement, les représentations précises de l’économie domestique érémitique sont assez rares elles aussi : dans la version longue du Moniage Guillaume, quand Guillaume quitte définitivement le monastère, il parcourt un vallon désert peuplé d’anachorètes se consacrant à la prière. Il y découvre une petite économie de l’ermitage. Mais c’est à distance de toute ville que les ermites ont établi leur estorement, sans que la nature de la communauté d’ermites soit précisée : « enz el bois ont lor estorement ; / Lor besteletes i orent voirement, / Lor cortillages, lor edifiëment ; / La se garissent et vivent saintement » (« [Ils] se sont établis dans le bois. Pour dire le vrai, ils y ont leur petit bétail, avec leurs jardins potagers, et leurs bâtiments. De là ils tirent leur subsistance et vivent saintement », v. 2145-2148). L’ermite qui accueille Guillaume précise un peu les choses : « Molt a hermites ci entor el boscage / Qui par cest bois lor vïande porchacent, / Lor besteletes i norrissent et pessent, / De quoi l’iver et la seson trespassent » (« Il y a beaucoup d’ermites aux alentours, en cet endroit boisé, qui recherchent leur nourriture au cœur du bois. Ils y nourrissent leurs petits animaux, et les font paître : c’est comme cela qu’ils tiennent l’hiver jusqu’au retour du printemps », v. 2294-2297). Mais il semble évoquer un travail de transformation sur place (lait, fromages, parce que la nourriture est non carnée), et non des échanges hors de l’ermitage. Et le repas offert à Guillaume (cidre, pain de seigle, pommes rôties, faines et nèfles) suggère ces activités de transformation sur place et de cueillette. Le récit sur les voleurs qui persécutent l’ermitage révèle que ce même ermite est « très riche en toutes choses, et en deniers aussi » (v. 2357), mais il est un parent de Guillaume, un ancien chevalier : cela peut expliquer sa fortune. Le vol, motif omniprésent dans les textes, est une forme de transaction contrainte avec le monde parfois très positive116, et très intéressante, mais qui demanderait un trop long développement pour être exposée ici.
53Par rapport à ces représentations très discrètes d’ermites assurant leur subsistance sans transactions avec l’extérieur, par le travail manuel et leurs avoirs propres, par rapport au motif très fréquent de l’hospitalité offerte par un ermite à un chevalier, le motif de l’ermite que cette hospitalité contraint à se rendre au marché et à travailler au profit du chevalier qu’il accueille est excessivement rare. Le Chevalier au Lion de Chrétien de Troyes met en scène un tel ermite dans une scène très connue qui prend place au moment où Yvain, qui a rompu son pacte conjugal, plonge dans la folie. J. Le Goff a longuement analysé cette rencontre117, comme aussi D. Régnier-Bohler118 ou J.-C. Huchet119, selon des articulations anthropologiques fondamentales (l’alimentation, le sauvage, etc.). Il convient de rappeler quelques éléments de la scène : Yvain, complètement oublieux de son identité sociale, vit désormais nu dans la forêt et chasse à l’arc pour obtenir de la viande, qu’il mange crue. Quand il trouve la maison de l’ermite, ce dernier dépose par charité de l’eau « nete » et du pain d’orge et de paille mêlés, sec et moisi, devant sa porte : c’est une nourriture topique de la charité120 qui semble bien monachiser le rapport entre l’ermite et le fou. La haute fonction spirituelle de l’ermite s’en trouve rappelée : elle est composée d’« amor » et institue un rapport hiérarchisé entre l’ermite, premier médiateur pour le retour à l’humanité, et l’homme sauvage, tout près de basculer dans l’animalité. Puis s’instaure entre l’ermite et l’homme sauvage qui mange son pain et boit son eau une transaction modifiant l’alimentation du fou : celui-ci apporte chaque jour à l’ermitage une bête sauvage qu’il a tuée lors de sa chasse121. L’ermite l’écorche puis en cuit une partie, que le fou peut désormais manger sans sel et sans poivre, sans vin non plus, en plus du pain de l’ermite. Or, en apportant ainsi le produit de sa chasse, le chevalier fou modifie aussi son rapport avec l’ermite. Tout d’abord, la chasse est bien un marqueur social aristocratique et laïc, que l’ermite repère immédiatement grâce à la viande posée devant sa porte. On peut interpréter le fait qu’il cuise cette viande comme une réponse appropriée à cette découverte : la charité de l’ermite se conforme à l’identité sociale perdue de l’homme sauvage puisque la consommation de viande de chasse cuite est elle aussi un marqueur social aristocratique. L’ermite ainsi assure à l’homme sauvage de sortir du stade menaçant de l’animalité, aussi bien que de la « vilenie » : il remplit bien sa mission spirituelle de remise en ordre, avant de passer le relais à de mystérieuses jeunes femmes nobles disposant d’un onguent donné par la fée Morgue et elles aussi dotées d’un fort caractère spirituel. Quand il aura repris son identité, le chevalier à son tour héritera de cette fonction spirituelle de remise en ordre du monde sous la coupe des valeurs qui sont les siennes.
54C’est à propos de ce groupe ermite/femmes fées/chevalier qu’il nous faut revenir à la notion de communauté chevaleresque d’égaux que nous avons mentionnée au début de notre analyse, dans le même roman : les trois acteurs partagent en effet la même identité chevaleresque idéale, dont ils sont trois incarnations. On pourrait y joindre le gardien de taureaux sauvages qui ouvre le roman, ainsi que le lion rencontré par Yvain. Et à ce titre, ils détiennent une des formes les plus hautes de l’« amor », notion incarnée à la fois dans la scène de l’ermite et dans la scène des jeunes filles. Mais au fur et à mesure que le chevalier retrouve son identité, il semble bien que cet amor se teinte sans solution de continuité de la même « inégalité dans l’égalité » que celle qui aurait dû régner à la Table ronde, ou dans le couple d’Yvain. Autrement dit, la progression du récit montre que le chevalier est celui qui possède ces valeurs chevaleresques et spirituelles au plus haut degré, mieux que ne le font l’ermite et/ou les jeunes femmes fées et courtoises. Ainsi, la monachisation initiale du rapport chevalier/ermite, lisible dans l’offrande de pain d’ermite et d’eau, est brouillée par l’offrande de viande cuite, qui devient de la sorte non seulement un marqueur d’identité seigneurial, mais aussi un marqueur spirituel bien différent des marqueurs de la nourriture monastique. Jamais les moines de Jumièges qui offrent au duc Guillaume la charité (c’est le terme utilisé dans le texte de Benoît de Sainte-Maure) ne varient dans leur offrande : une offrande de type monastique marquée d’une haute valeur spirituelle reste, du point de vue monastique, de pain et d’eau122. De plus, l’ermite du roman accomplit deux activités de transformation à la suite de l’offrande de viande crue par le sauvage : le travail sur les bêtes qu’il doit écorcher, puis la cuisson de la viande ainsi préparée. C’est l’arrivée du chevalier qui provoque ces activités. Les lois de l’« amor », certes manifestées ici sous une forme positive, sont impactées par l’identité chevaleresque, au point de soumettre l’ermite à ces activités au profit du chevalier : on a là une première représentation hiérarchique du lien ermite/chevalier, qui ne contrevient certes pas à la commune identité spirituelle des deux acteurs, mais qui vient modeler le lien d’« amor ».
55On peut donc lire la scène en y décryptant à la fois l’identité hautement spirituelle de l’ermite, qui remplit dans le roman, en l’absence de tout personnage ecclésiastique et comme les femmes-fées, un rôle de médiation spirituelle. Mais cette lecture n’est pas exclusive du fait que l’ermite entre dès cette scène de charité dans un espace de fonctionnement seigneurial idéal, autrement dit chevaleresque, sur lequel le chevalier est destiné à exercer son dominium hiérarchisant et à définir lui-même les codes de ce qui est spirituel : la viande chassée plutôt que le pain et l’eau, une activité de transformation et de production soumise à des prélèvements par le chevalier plutôt qu’une autosuffisance plus ou moins autonome dans l’essart. Mais cette transformation de la mission spirituelle de l’ermite par le chevalier va plus loin : la deuxième partie de la scène narre la peine que prend l’ermite à « vendre les cuirs » et à « acheter pain / d’orge, et de soigle sanz levain » (v. 2879-2880) pour le chevalier. L’ermite est donc conduit à exercer une activité marchande (qui ne semble pas être de simple échange) à l’extérieur de l’essart, à partir du produit de son travail sur les peaux. Il rapporte un pain de meilleure qualité (même si les manuscrits diffèrent sur sa composition), que consomme le chevalier en lieu et place du pain d’ermite.
56La rencontre avec l’ermite constitue la première étape du retour d’Yvain vers l’espace curial et l’identité chevaleresque, grâce à la médiation spirituelle de l’ermite, complétée par celle des jeunes filles. Mais quand on la replace au début de la série des scènes qui conduisent le chevalier de sa faute au rachat final, l’ermite mis au travail et envoyé au marché apparaît aussi comme le premier acteur d’une série de personnages que l’action chevaleresque, d’« amor » et de violence mêlées, remet à sa place dans un ordre social global consacrant le dominium chevaleresque. Pour effacer la faute de son incapacité initiale à agir comme un chevalier, source d’une série de cas de convoitises mauvaises, le chevalier doit comme on l’a vu rétablir l’ordre et certaines valeurs. Selon le principe de cette série de cas, l’ermite représente un personnage qui doit être remis à sa place par le chevalier en dépit de sa valeur spirituelle, en dépit du fait qu’il est aussi un personnage chevaleresque. Cela implique que sa mission spirituelle comprend un défaut majeur. Et que le fait d’y intégrer travail et échanges marchands au service du chevalier la corrige. On peut en déduire que cette mission spirituelle ne doit pas rester confinée dans l’espace de l’ermitage, ce qui semble de ce point de vue correspondre à une forme négative de thésaurisation, mais doit s’exercer en rapport avec le monde, dans les affaires du monde : l’ermite, en manifestant sa charité envers le chevalier, est en quelque sorte contraint à l’exercer dans le monde en direction du chevalier, après en avoir adapté les formes (la viande cuite, le travail, le marché) au chevalier.
57En cela, le premier médiateur spirituel dans le roman devient, sans surprise, le chevalier lui-même : l’ermite et le chevalier sont bien deux personnages à la haute valeur spirituelle, mais l’ermite se soumet aux besoins du chevalier. La ressemblance analogique du chevalier avec l’ermite s’arrête là où commence la ressemblance analogique de l’ermite avec un moine ou un prêtre, sur laquelle insistent parfois les textes. Il ne faut pas oublier que dans l’ensemble de ces textes, l’ermite est un substitut, certes très positif, pour tout un système d’Église qui n’apparaît que dans les marges, ou de manière franchement négative. Les seuls personnages ecclésiastiques positifs, comme l’archevêque Turpin dans la Chanson de Roland, sont profondément laïcisés. Dans cette perspective, faire circuler la charité de l’ermite vers le monde et vers le chevalier en l’envoyant au marché revient en contrepoint, comme la scène des trois cents pucelles, à dénoncer l’afflux des choses et des personnes vers l’Église et sa propre pratique de la caritas : ici, l’ermite fait avant tout circuler les choses vers le chevalier et c’est cette circulation qui assure la valeur spirituelle des transactions et des biens échangés, et non pas la claustration de sa caritas ou la transmutation des choses du chevalier en quelque chose de mieux.
58Le motif de l’ermite renvoyé au travail et/ou sur le marché par le meilleur des seigneurs se retrouve dans le Roman de Tristan de Béroul. L’ermite Ogrin, qui a accueilli plusieurs fois les amants retirés dans la forêt, est sollicité par eux au moment où l’effet du philtre prend fin, quand il s’agit de rendre Yseult à Marc, plus précisément de la revêtir somptueusement en reine pour mieux préparer son retour :
Li hermites en vet au Mont,
Por les richeces qui la sont.
Assés achate ver et gris,
Dras de soie et de porpre bis,
Escarlates et blanc chainsil,
Asez plus blanc que flor de lil,
Et palefroi souef anblant,
Bien atornez d’or flanboiant.
Ogrins l’ermite tant achate
Et tant acroit123 et tant barate
Pailes, vairs et gris et hermine
Que richement vest la roïne.
[Alors l’ermite se rend au Mont-Saint-Michel en raison des richesses qu’on y trouve. Il achète en quantité manteaux de fourrure blanche et grise, vêtements de soie et de pourpre sombre, étoffes de couleurs vives et une toile fine dont la blancheur dépasse de loin celle du lis. Il achète aussi un cheval de parade qui va doucement l’amble et dont le harnais est tout éclatant d’or. L’ermite Ogrin achète tellement de choses, prend à crédit, et marchande si bien sur la soie, sur les fourrures blanches et grises et sur l’hermine, qu’il apporte à la reine de somptueuses toilettes, v. 2733-2744.]
59Ayant rejoint comme l’ermite d’Yvain une place d’échanges hors de son ermitage à la suite de l’arrivée du couple, Ogrin pratique des négociations serrées mais pertinentes sur la valeur des choses et se sert du crédit. Sa compétence sur la valeur marchande et sociale des choses est indéniable. Le schéma narratif dans lequel il intervient sur le marché est le même que pour le personnage d’Yvain : il s’agit à ce moment-là pour le chevalier et la reine, comme pour Yvain l’ensauvagé, de revenir dans l’espace social central de la cour au moyen des signes de leur condition aristocratique (vêtements et montures cette fois). L’ermite doit les leur fournir et, pour cela, dit un vers certes ambigu, il contrevient à sa « loi », son état de vie : l’ambiguïté du sens du texte124 concerne justement le degré de contrainte exercée par le chevalier sur l’ermite, dont l’action peut aussi bien être un effet de sa caritas volontaire. Reste que l’ermite accomplit une transaction, en l’occurrence marchande, au profit du chevalier, et qu’il est alors comme l’ermite d’Yvain envoyé dans le monde au profit du chevalier, à ses ordres, et pour faire venir des biens vers lui. Sa haute valeur spirituelle n’est pas remise en cause mais elle quitte l’essart et est engagée dans le monde et les affaires du monde, ici par la transaction marchande.
60Comme les scènes négatives de personnages nobles contraints à l’enfermement et/ou à la pauvreté, le motif de l’ermite contraint au travail et/ou au négoce par un chevalier est d’une grande violence idéologique125 en contexte.
61Tout d’abord parce que le personnage de l’ermite, on l’a dit, participe (plus directement que le « mauvais seigneur » des textes) du personnage ecclésiastique dont il est une figure analogique et complémentaire dans les textes. En inventant un personnage d’ermite aux traits spécifiques, les textes « littéraires » proposent un dialogue tendu avec les discours ecclésiastiques. Ainsi, ils ne réservent pas de manière exclusive la fonction spirituelle (prière, contact direct avec Dieu ou les anges, prédication, parole sacramentelle, etc.) au personnel ni aux lieux ecclésiastiques, et le prêtre et le moine et le pape ne sont en rien dans les romans et chansons les seuls « professionnels » du sacré126. Cette fonction spirituelle donne lieu à une série complexe de transactions entre l’ermite et le chevalier, dont nous ne parlerons pas ici, mais qui se fondent sur l’aide et le conseil que l’ermite apporte au chevalier sous diverses formes matérielles et immatérielles, néfastes ou bénéfiques. Leur analyse ne devrait pas, en bonne méthode, être distinguée de l’analyse du motif que nous avons choisi d’explorer en détail ! Quoi qu’il en soit, ce n’est pas à l’ermite, mais au chevalier que les textes « littéraires » attribuent l’accomplissement le plus excellent de la fonction spirituelle, et donc la supériorité éthique la plus haute, notamment dans la direction de l’ensemble de la communauté. Ces personnages structurent un véritable discours sur les ordres sociaux, leur articulation générale et leurs fonctions respectives, bien différent de celui que proposent les schémas ecclésiastiques, monastiques ou épiscopaux, sur les trois ordres et/ou les trois modes de vie, ou encore l’articulation clerici/laici.
62De surcroît, avec ces ermites envoyés au marché, comme avec les personnages de grands aristocrates vendus en esclavage et/ou déguisés en marchands, et aussi quelques personnages ecclésiastiques très riches et/ou très négatifs dont nous ne parlerons pas ici, le discours « littéraire » réfléchit sans cesse on l’a vu à la question de la richesse, de la possession des objets et des patrimoines, de leur gestion et de leur distribution dans la communauté, mais surtout en direction de certains grands laïcs. Or le contexte est à la valorisation d’une « conversion » des objets et des personnes en patrimoine ecclésiastique, ce qui garantit leur « transformation spirituelle », et à la lutte pour une distinction radicale et nouvelle des patrimoines et des droits entre grands ecclésiastiques et grands laïcs. Dans les quelques scènes que nous avons relevées, l’intervention du chevalier prouve que c’est essentiellement la prétention « grégorienne » à la séparation des choses ecclésiastiques d’avec la richesse du reste du groupe aristocratique, soit la « rupture de l’amitié127 », qui est dénoncée : la captation des biens et des personnes et la prétention des clerici à la possession exclusive et non plus partagée de certaines res sont interprétées dans le corpus « littéraire » comme le refus de redistribuer la richesse vers les meilleurs des grands laïcs, figurés en chevaliers dans des textes où ils sont dotés d’une haute légitimité sociale. Tel est un des sens de la mauvaise « cupidité » monastique raillée par les chansons de geste, celle des ecclésiastiques rejoignant là celle des mauvais seigneurs plus explicitement que dans les romans et les lais que nous avons analysés et qui éliminent souvent plus franchement toutes les structures ecclésiales de leurs paysages. Sur cette base, le texte « littéraire » rêve soit d’exclure les ecclésiastiques de toute gestion de nature patrimoniale et commerciale en les réduisant au statut des dominés, soit de collaborer avec eux à l’ancienne manière, avec des imbrications de droits et une association de compétences sur les choses et les personnes comme le montrent les hospitalités monastiques opulentes des chansons de geste ou les personnages de clercs chevaliers non monachisés. C’est ce qui explique, selon ce premier axe de réflexion, pourquoi il réintègre certains personnages d’ecclésiastiques et/ou d’ermites, soit en position de dominés, soit en position d’amis, au fonctionnement matériel et spirituel de la communauté par des transactions plus ou moins contraintes : négoce, travail, transferts de leurs biens et/ou de leurs personnes au service du chevalier et de ses missions. Il récuse en revanche absolument leur rôle spirituel de « transformateurs ex professione128 » des choses et des personnes alors même que ce rôle définit en contexte les contours de leur prétention au dominium : il le donne aux chevaliers laïcs.
63L’invention du personnage de l’ermite, aux côtés des personnages de clercs et de moines, permet de donner une forme très radicale à cette réflexion du corpus sur la distribution et la gestion des biens et des personnes entre aristocrates ecclésiastiques et laïcs. Le motif de l’ermite conduit aux transactions marchandes par l’exercice de sa caritas au bénéfice du chevalier peut sans nul doute être analysé comme la forme la plus polémique de la dénonciation du discours ecclésiastique réformateur sur les patrimoines et leur gestion. En ce sens, il s’accorde parfaitement au ton agressif des « discours critiques » (« états du monde », poèmes didactiques…) qui se développent sur les moines blancs à partir du xiiie siècle129, et qui les montrent en marchands âpres au gain courant les foires130. Le motif de l’ermite forcé au travail seigneurial semble en tout cas plus violent encore que les dénonciations directes, plus ou moins satiriques, du personnel monastique par la chanson de geste, le Roman de Renart ou même les fabliaux, parce qu’au-delà du fait qu’il représente une spiritualité décléricalisée et désinstitutionnalisée (ce qui n’est pas rien !), il fait une proposition sociale radicale. Dans le motif de l’ermite envoyé au marché en effet, l’ermite « fait les courses » pour le chevalier. Je reprends là à dessein une expression utilisée par G. Todeschini131 pour désigner le rôle attribué aux laïcs, serviteurs et « amis » des « hommes spirituels », au moment où se déploie la nouvelle spiritualité monastique des xiie et xiiie siècles, de Fonte Avellana à Cîteaux et à la fondation d’Étienne de Muret132 : selon les discours monastiques, si le « pauvre » parfait que représente l’ermite ecclésiastique et/ou le moine échappe au paradoxe de sa spectaculaire richesse patrimoniale, c’est bien parce qu’il reste « pauvre en esprit », grâce à des médiateurs qui se consacrent aux transactions avec le monde, qui restent au monde. Le laïc ainsi, dans les dossiers analysés par G. Todeschini ou G. Constable, gère des transactions nécessaires à l’accomplissement de la pauvreté et à la « logique de subsistance » des mendiants, des ermites, etc., puisque la pauvreté et la perfection monastiques supposent que « la propriété de l’argent, la propriété des biens immobiliers, mais également de ce que l’on mange, de ce que l’on boit et de ce qui sert à se vêtir, soit détenue par autrui133 ». La nature même de la transaction gérée par le laïc désigne le bénéficiaire de la transaction comme supérieur en valeur spirituelle et le lien de sujétion qui se noue avec la nourriture, l’argent, les terres… soumet en valeur spirituelle le laïc donateur au donataire.
64Le texte « littéraire » propose me semble-t-il, comme le révèle très bien le motif de l’ermite qui travaille pour le chevalier, quelque chose d’inverse et de complémentaire à la fois et là est la source principale de sa violence idéologique : à certains moments de l’itinéraire des chevaliers, et pour des transactions portant sur la nourriture et les vêtements aristocratiques, il attribue le rôle de médiateur matériel (ce qui ne manque pas de sel !) aux ermites, et aux moines quand il s’agit d’acquérir de l’argent et des biens précieux pour la guerre, dans Aspremont par exemple. À l’inverse de ce qui se passe dans le discours monastique cité plus haut, le bénéficiaire laïc de la transaction (le chevalier) n’est pas soumis au lien de sujétion spirituel qui circule avec les vêtements, la nourriture ou l’argent dans la transaction : c’est l’ermite/le moine qui l’est en tant que donateur de terres ou de choses. De telles scènes disent bien où est la plus haute valeur spirituelle : non pas dans la charité de l’ermite, le donateur, mais dans la dépossession matérielle du chevalier, bénéficiaire d’une caritas qui imbrique une transaction marchande. Ce n’est en effet pas un hasard si les motifs de la pauvreté, de la dépossession sont récurrents dans les itinéraires épiques et romanesques. Ils sont le premier signe de la plus haute valeur spirituelle du chevalier qui ne possède jamais rien d’emblée : l’ermite alors dirige des choses vers lui par des transactions, tout comme le font les dominés, les autres seigneurs, les princes, les ecclésiastiques, ou Dieu lui-même. Tout le groupe social lui procure choses et personnes, liens et biens qu’il ne possède pas. Cette proposition sociale va plus loin qu’une simple défense et illustration de la domination nécessaire de l’ordre social par le chevalier.
65Comme les dossiers étudiés par G. Todeschini, V. Toneatto ou E. Bain, le corpus « littéraire » du xiie siècle s’empare du problème de la richesse seigneuriale, de sa compatibilité avec la plus haute valeur spirituelle. Mais il inverse les propositions des discours ecclésiastiques en rendant cette haute valeur de la richesse seigneuriale compatible avec le statut de grand laïc (conjugalité, fonction guerrière, etc.), moyennant certaines appropriations de valeurs monastiques, comme l’expérience du dénuement individuel à la charge de tous les autres : c’est un écart significatif avec les textes ecclésiastiques étudiés par G. Todeschini. La seigneurie idéale, chevaleresque, dépeinte par le discours « littéraire » est bien différente de la seigneurie idéale de Géraud d’Aurillac, « monachisé » par Odon de Cluny jusque dans les signes qu’il porte sur son corps (tonsure et cilice) et qui donne ses biens et sa personne à l’Église. Quand un « seigneur » littéraire en cours d’accomplissement chevaleresque est la cause de l’entrée de l’ermite dans les circuits du marché et de l’argent, ou bien quand il prélève les biens des abbayes, il fait rentrer l’ermite et les moines dans l’ordre, du moins l’ordre tel que les grands aristocrates laïcs l’envisagent. Quand il contraint les mauvais seigneurs ou les dominés au travail, au négoce, au juste prix, c’est la même chose. L’usage de toute chose est bien, dans le texte « littéraire », dans les mains du chevalier, parce que les autres, tous les autres, redistribuent ces choses vers lui par des transactions continues qui d’ailleurs, transforment la valeur de ces choses « en mieux » et aussi bien, accordent aux donateurs un bénéfice spirituel. Ce faisant, le discours « littéraire » sur la richesse seigneuriale rejoint point par point ce que dit que Benoît de Sainte-Maure dans sa Chronique des ducs de Normandie134, au moment où dans le dialogue entre le duc Guillaume et l’abbé de Jumièges Martin, le duc (et non plus l’abbé comme chez Dudon de Saint-Quentin135) expose les trois ordres de la société et s’inquiète de leurs mérites respectifs. Le duc propose de faire de la fonction spécifique des chevaliers (la fonction de justice) la justification de leur droit à jouir, de façon exclusive, de l’ensemble des biens, matériels ou immatériels, dont disposent ou que produisent les autres ordres de la société : « Cist ordres resostient grant fais ; / Icist en fait tant, sanz mentir, / Queu bien as autres deit partir » (« Cet ordre accomplit de grandes choses : il en fait tant, sans mentir, qu’il doit recevoir en partage le bien de tous les autres », v. 13288-13290). Autrement dit, il est absolument légitime que le grand laïc qui manifeste les valeurs spirituelles reconnues en société chrétienne, soit le chevalier, exerce un dominium, éventuellement contraint (« deit partir »), sur l’ensemble des biens de tous, y compris des « moines » et des « pauvres », dit Benoît. On a là une légitimation spirituelle complète d’un certain fonctionnement seigneurial laïc qui peut considérer, moyennant certaines conditions, les biens de l’Église et tous les autres biens de la communauté comme étant à son usage propre. Selon Benoît et les textes « littéraires », c’est bien aux autres, à tous les autres et même aux clerici de « faire les courses » pour les chevaliers. Les transactions « littéraires » du chevalier dessinent une « conversion des objets » et des personnes vers le grand laïc, inverse de celle que préconise Suger et que décrit Pierre le Vénérable, mais tout aussi nécessaire et bénéfique spirituellement.
Conclusions
66Il semble pour finir nécessaire de revenir, même si nous l’avons déjà évoquée, sur la situation des discours en présence : nous avons analysé un corpus qui prend place dans un ensemble d’autres discours, émanant d’emplacements institutionnels et sociaux différents. C’est en tentant d’affronter ce corpus à ces autres discours que nous avons regardé les textes dit littéraires. C’est par cette confrontation que la « rupture de l’amitié136 » et les leçons ecclésiastiques sur les transactions de choses et de personnes nous sont apparues comme l’une des conditions de possibilité du corpus dit littéraire, parole nouvelle qui nous semble y répondre. Mais nos conclusions sont provisoires et encore largement incomplètes.
67Le corpus dit « littéraire » propose des mises en scène de transactions aristocratiques qui sont autant d’encodages d’une identité laïque : ces représentations empruntent aux arguments qui, en contexte, fondent le grand mouvement de « patrimonialisation ecclésiastique » sur la dénonciation des exactions des seigneurs, sur leur violence prédatrice, mais aussi sur la nécessaire « transformation » des biens et des personnes par des transactions de « restitution » en direction des clerici et en vue de se garantir un « trésor dans le ciel » et pour autant, dans le cas du laicus, vouées à rester en deçà du geste de conversion de soi. L’indéniable caractère carnalis des transactions laïques, de la richesse qu’elle produit, des savoir-faire qu’elle exige, de la thésaurisation et de la cupiditas qui la menacent constamment, est clairement exposé dans le corpus dit littéraire, qui emprunte ces représentations à d’autres discours. De même, on y retrouve les différentes façons de conférer aux transactions, marchandes ou non marchandes, et à leurs produits, richesse et propriété des choses, fidélités et potestas, une haute valeur spirituelle par leur conversion, leur « transformation vertueuse » selon l’expression de G. Todeschini, ou leur « commutation » comme l’explicite D. Iogna-Prat : l’exercice de la pauvreté, de la caritas, du don… font partie de tout cycle transactionnel légitime, dès lors spiritualisé avec les mêmes éléments que dans le discours des moines de Fonte-Avellana, de Pierre le Vénérable ou de l’hagiographe d’Étienne d’Obazine. Mais le corpus analysé présente aussi un écart distinctif massif avec les discours ecclésiastiques : la capacité à convertir les pratiques transactionnelles en pratiques soumises aux lois de la caritas y concerne non pas un groupe de clerici mais un groupe de grands laïcs, nommés chevaliers, qui ne rejoignent jamais l’institution ecclésiale. L’ensemble des clerici rejoint, dans ce dossier, les autres grands laïcs (les seigneurs) et les « dominés » dans des pratiques transactionnelles vouées à rester médiocres en valeur, voire franchement déviantes, en tout cas dépourvues de tout pouvoir spirituel de « transformation » des choses et des personnes.
68Tout cela réorganise complètement les énoncés éthico-économiques du contexte, en exploitant pourtant les mêmes données : le corpus « littéraire » remplace les moines, ou l’ermite fondateur d’ordre, par le chevalier, pauvre absolument mais possédant tout, joie et biens, grâce aux « autres » invités à reconnaître son activité de « transformateur » des choses charnelles en choses spirituelles et à se soumettre à son bon dominium, de nature profondément spirituelle, donc à lui transférer leurs biens et leurs personnes. Il est dès lors peu efficace de lire les transactions de ce corpus en opposant les transactions marchandes et les transactions non marchandes : mieux vaut considérer les transactions chevaleresques par rapport aux autres, comme d’ailleurs la richesse et la pauvreté chevaleresques par rapport aux autres. Nous rejoignons par-là les conclusions de certains historiens qui ont rendu depuis quelques décennies les transactions des seigneurs médiévaux bien plus complexes que ne le laissait présager une lecture un peu « romantique », comme le dit M. Bourin137, de seigneurs prédateurs, obsédés par les exigences ecclésiastiques de la largesse, ruinés par elle, et acculés par la circulation monétaire et les valeurs bourgeoises, tout autant qu’une lecture sans recul de discours ecclésiastiques prompts à dénoncer les exactions seigneuriales et/ou à exalter l’adhésion des grands laïcs à l’idéal monastique de la pauvreté et aux exigences des dons à l’autel. Ce n’est pas en effet l’idéal ecclésiastique ou les idéaux ecclésiastiques de la transaction que reprend notre corpus, mais bien plutôt, à partir du même paradigme de la commutation eucharistique, sa version décléricalisée au profit d’acteurs laïcs, susceptibles de parvenir au plus niveau de perfection spirituelle et de « fin’amor ». Par contrepoint, ces grands laïcs reçoivent en partage, dans les transactions qu’ils dominent, le rôle de « transformateurs » par lequel ils donnent aux transactions de biens et de personnes une signification spirituelle, essentielle socialement. Ce rôle, aucun texte dit littéraire ne le donne aux clerici.
69Dans ce cadre, aucun des comportements transactionnels n’est a priori négatif en soi. La circulation monétaire par exemple n’apparaît plus seulement comme une violence sociale et une contrainte imposée au groupe seigneurial, mais est aussi analysée comme « une forme de libération des engrenages interpersonnels, à la manière de la vente qui clôt une relation bien plus radicalement que toute autre forme de transaction, si elle est faite au juste prix138 ». Ce sont des données que le portrait du chevalier dit littéraire permet de conforter : dans les transactions que nous avons présentées, la composante libératoire de la séquence marchande des transferts de choses ou de personnes paraît parfois aussi nécessaire pour acquérir des choses ou des liens que le maintien des liens sociaux qui unissent les partenaires (sujétion, « amistié », « amor »…) selon l’ordre social légitime. De même, la prévision, la recherche du gaaing et de la richesse nécessaire, la capacité à l’expertise font partie du portrait idéal du chevalier, tout autant que sa capacité à équilibrer sans solution de continuité ces motivations avec la caritas et l’« amor », la largesse et la circulation des biens, au cœur même des différentes séquences qui composent les transactions. Eracle par exemple donne au pauvre tout en accomplissant un acte marchand qui lui permet de réaliser un gain, à la fois quant à l’argent donné par rapport à la chose achetée, et quant à la domination sociale qu’il conquiert ainsi. Guillaume exerce des exactions seigneuriales d’une grande violence sur des paysans pillés, et contraints au travail et au « service de charroi », et Renart opère des prélèvements en nature par le vol sur les marchandises de pêcheurs. Mais les personnages chevaleresques justifient toujours cette violence économique par une mission de nature spirituelle : Guillaume est plongé à ce moment-là dans une opération de dilatation de l’espace chrétien au service de Dieu ; Renart en fait accomplit là une opération d’éradication de l’« envie » dont ces marchands et d’autres personnages, à leur suite, se rendent coupables. Violence sur la force de travail et/ou prélèvement contraint sur le commerce et la pêche ne sont pas néfastes en soi, et certainement pas incompatibles avec le soin « d’y gagner », avec le profit matériel de Guillaume, « povre bacheler » en quête d’un fief, ou de Renart, seigneur affamé : dans le comportement du chevalier, la logique coercitive est mêlée à la logique commerciale et productive qu’elle soutient et aux motivations spirituelles qui les couronnent toujours. En revanche, le mauvais seigneur des trois cents pucelles au travail n’envisage que le gain et la contrainte, en dissolvant les liens sociaux élémentaires : ce type de prélèvement sans limite, cette violence arbitraire non équilibrée par la caritas est alors condamnée. Là est le seul type d’exaction transactionnelle que le corpus reconnaît : il met trop profondément en cause la caritas, et l’ordonnancement du groupe aristocratique.
Notes de bas de page
1 Nous avons également dépouillé et consulté pour comparer, outre un corpus en latin, hagiographique, historiographique ou diplomatique, des textes un peu plus tardifs comme Aiol, et des textes dits littéraires qui n’appartiennent pas à ces genres, comme les farces, les chroniques, les fabliaux, les jeux, les branches du Roman de Renart… Le corpus, pour mémoire, rassemble ainsi une quarantaine de textes (Chanson de Guillaume, Aliscans, Floire et Blancheflor, lais anonymes ou de Marie de France, romans de Chrétien de Troyes…), aux variantes parfois nombreuses bien entendu. Il ne prétend pas à l’exhaustivité, puisqu’il n’inclut pas la matière d’Alexandre, ni la poésie lyrique, et assez peu les « romans d’antiquité », ou laisse de côté faute de place pour l’analyser vraiment un texte comme Aucassin et Nicolette, très complexe du point de vue de la circulation de la monnaie.
2 Nous prendrons la précaution de souligner le terme « littéraire » par des guillemets afin d’attirer l’attention sur le fait que, même si nous annexons ces textes à un domaine dit littéraire, ce domaine n’a évidemment pas les mêmes contours que ceux qu’on lui donne aujourd’hui.
3 Pour la distinction entre « échange » et « don », et « échange marchand » et « non marchand », voir, outre les travaux de Fl. Weber : A. Testart, « Échange marchand, échange non marchand », Revue française de sociologie, 42/4, 2001, p. 719-748.
4 H. R. Bloch (Étymologie et généalogie. Une anthropologie littéraire du Moyen Âge français, Paris, Seuil, 1989, trad. fr. : 1983 pour l’édition américaine) définit ainsi la courtoisie comme « une “psychologisation” de la réalité sociale, la conversion en qualités morales d’un ensemble de relations sociales réciproques, perçues comme extérieures et objectives, et s’exprimant dans des termes comme salaire, saisine, guerredon, héritage, droit, tort, honor, foi, servise, homage, largesce, pretz, valor, joven, courtois, etc. » (p. 306) selon sa thèse, développée dans Medieval French Literature and Law, Berkeley, 1977.
5 Nous reviendrons brièvement sur cette question et fournirons une bibliographie infra. Mais nous ne traiterons donc pas les transactions entre personnages qui ne font pas partie du groupe des personnages nobles.
6 Voir la théorie du « Grand Partage » développée par Amour qui commente les actions marchandes et par le fait même, libératoires, de sa mère Vénus : Le Roman de la Rose, partie attribuée à Jean de Meun, éd. et trad. A. Strubel, Paris, Librairie générale française, 1992, v. 10769-10830.
7 Voir, par exemple J. Alter, Les origines de la satire anti-bourgeoise en France, Genève, Droz, 1966. Voir aussi, en dépit de ses précautions de langage, la thèse de C. Clamote Carreto (« La parole rachetée : imaginaire marchand et économie du signe dans le récit médiéval [xiie-xiiie siècle] », PRIS-MA, XXV/1-2, 49-50, 2009, p. 23-54, p. 31 et id., Contez vous qui savez de nombre… Imaginaire marchand et économie du récit au Moyen Âge, Paris, Honoré Champion, 2014) qui montre dans le genre romanesque arthurien par exemple comment se met en place (à travers les métaphores monétaires, le rôle donné à l’argent et les itinéraires « commerçants » dans l’intrigue des personnages) « une échelle de valeurs où le sens économique côtoie, se superpose, se cache et s’infiltre de plus en plus sous le sens moral, chevaleresque ou guerrier » (« La parole rachetée », p. 36) distingué donc ici du « sens économique ». Ainsi, le roman arthurien aurait « du mal à intégrer un imaginaire économique qui trouble une certaine vision du monde et du langage qui lui est propre », et n’accueillerait que « la métaphore », « seul moyen par lequel ce monde finit par s’inscrire ou s’infiltrer sournoisement et insidieusement dans la topique arthurienne » (ibid., p. 38)…
8 Fl. Weber, « Transactions marchandes, échanges rituels, relations personnelles. Une ethnographie économique après le Grand Partage », Genèses, 41, 2000, p. 85-107, ici p. 97.
9 Rappelons simplement que si l’on ne considérait plus ces scènes a priori comme le lieu de transactions non marchandes (y compris si, comme dans certains cartulaires, on ne trouve aucune mention explicite d’achat ou de vente ou de monnaie), l’analyse s’enrichirait de nouvelles données. P. Haugeard l’a montré en analysant quelques-unes des plus complexes scènes de transactions de terres, d’aide militaire, de butin, de femmes et de fidélité (et/ou d’amor) entre seigneurs (dans Aspremont, ou encore dans Renaud de Montauban ou bien le Roman de Thèbes : voir Du Roman de Thèbes à Renaut de Montauban. Une genèse sociale des représentations familiales, Paris, Puf, 2002). Les narrateurs se servent de ce qui est une composante marchande de la transaction pour mettre en scène des conflits et des personnages, et pas forcément pour condamner sans plus les « transferts marchands » : dans Renaud de Montauban, la posture du « roi marchand » est certes très négative (voir par exemple l’analyse détaillée proposée par P. Haugeard dans « Le magicien voleur et le roi marchand. Essai sur le don dans Renaut de Montauban », Romania, 123, 2005, p. 292-320), mais dans le Charroi de Nîmes, c’est la conduite non marchande du vassal Guillaume, tentant de provoquer à toute force le don pour lui, qui est condamnée par le narrateur.
10 Un ouvrage qui a fait date dans les études littéraires, celui d’E. Köhler (L’aventure chevaleresque. Idéal et réalité dans le roman courtois, Paris, Gallimard, 1974 pour la traduction française, avec une préface de J. Le Goff, p. xi-xxi), propose de lire à la fois dans la littérature d’oïl et dans la poésie des troubadours, en utilisant par exemple les nombreux termes relatifs aux transactions dans la représentation lyrique (le prez, le guerredon…), les revendications d’une petite noblesse pauvre : celle-ci exalterait ainsi une largesse adaptée à ses difficultés économiques, mais propre aussi bien à satisfaire les princes plus puissants en s’attachant de la sorte des vassaux. Cette thèse a été contestée par D. Boutet, qui a relié la fonction de largesse à la représentation de la souveraineté, en la détachant pour ce faire du contexte trop étroit que lui donnait E. Köhler : dans Charlemagne et Arthur, ou le roi imaginaire, Paris, Honoré Champion, 1992, il réoriente l’analyse dans une perspective plus politique, utilisant les outils duméziliens en particulier. Les travaux récents de P. Haugeard (Ruses médiévales de la générosité. Donner, dépenser, dominer dans la littérature épique et romanesque des xiie-xiiie siècles, Paris, Honoré Champion, 2013) reprennent le dossier de la largesse selon une perspective anthropologique fondée notamment sur les travaux de P. Bourdieu, ce qui implique de considérer le mécanisme spécifique du don-contre-don comme principe même d’une domination (nature agonistique et « dette morale », que P. Haugeard retrouve dans les représentations littéraires de la largesse).
11 P. Haugeard, Ruses médiévales de la générosité, op. cit., p. 307.
12 P. Bretel, Les ermites et les moines dans la littérature française du Moyen Âge (1150-1250), Paris, Honoré Champion, 1995, p. 420.
13 M. Aurell, « Conclusions », dans L. Macé (dir.), Entre histoire et épopée. Les Guillaume d’Orange (ixe-xiiie siècle). Hommage à Claudie Amado, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2006, p. 263-276, ici p. 273.
14 Citons C. M. Jones, The Noble Merchant : Problems of Genre and Lineage in Hervis de Mes, Chapell Hill, University of North California Press, 1993.
15 C. F. Clamote Carreto, « La parole rachetée : imaginaire marchand et économie du signe dans le récit médiéval (xiie-xiiie siècle) », PRIS-MA, XXV/1-2, 49-50, 2009, p. 23-54, ici p. 31.
16 Nous renvoyons au commentaire de M. Bourin dans « Propos de conclusion : conversions, commutations et raisonnement économique », dans L. Feller (dir.), Calculs et rationalités dans la seigneurie médiévale. Les conversions de redevances entre xie et xve siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2009, p. 297-324.
17 J. Le Goff, « Guerriers et bourgeois conquérants. L’image de la ville dans la littérature française du xiie siècle », Mélanges en l’honneur de Charles Morazé. Culture, science et Développement, Toulouse, 1979, p. 113-136. Repris dans L’Imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1991, p. 208-241.
18 Par exemple : P. Haugeard, Ruses médiévales de la générosité, op. cit.
19 M. Stanesco, « Le chevalier dans la ville. Le modèle romanesque et ses métamorphoses bourgeoises », dans L’imaginaire courtois et son double. Actes du VIe Congrès triennal de la société internationale de littérature courtoise, Salerno, 24-28 juillet 1989, repris dans D’armes et d’amours. Études de littérature arthurienne, Orléans, Paradigme, 2002, p. 281-297. Cet article, rappelons-le, s’insurgeait contre une critique « historico-sociologique » trop positiviste dans sa déconstruction de « l’idéologie courtoise » : « Dans son projet de “démystification de l’idéologie courtoise”, la critique dite “historico-sociologique” a constamment utilisé l’opposition entre une aristocratie déclinante, qui ne cesserait de se réfugier dans les “brumes de l’imaginaire” et une bourgeoisie montante, préoccupée uniquement par le “tintement des deniers”. L’alliance entre le roi de France et le “peuple” contre la “féodalité”, alliance considérée comme l’axe principal de l’histoire du Moyen Âge, expliquerait ainsi la “haine” que les chevaliers des romans nourrissent à l’égard des communes urbaines. L’espace de la culture courtoise serait la cour et la forêt, les personnages que fréquente le chevalier seraient exclusivement les châtelains, les vavasseurs et les ermites. Il paraît qu’un abîme infranchissable sépare la société trifonctionnelle traditionnelle des religieux, des nobles et des laboureurs et le monde nouveau des villes, qui s’acharne à “faire éclater le monde féodal” » (p. 284). M. Stanesco cite ici M. Bloch.
20 « Il ne serait que trop aisé de forcer l’antithèse. Avec le chevalier, le bourgeois de la première époque urbaine partage l’honneur guerrier et le port usuel des armes […]. Rien de plus faux, par ailleurs, on le sait, que d’imaginer une classe chevaleresque idéalement détachée de tout souci de fortune » (M. Bloch, La société féodale, « Les classes et le gouvernement des hommes », Paris, Albin Michel, 1968, p. 490). Cité par M. Stanesco, « Le chevalier dans la ville », art. cité, p. 284.
21 G. Duby, « La vulgarisation des modèles culturels dans la société féodale », paru initialement en 1967, repris dans La société chevaleresque. Hommes et structures du Moyen Âge (I), Paris, Champ-Flammarion, 1988 (éd. de poche), p. 194-205.
22 L. Feller, « Accumuler, redistribuer et échanger durant le haut Moyen Âge », Città e campagna nell’alto medioevo, Spolète (Settimana, 56), 2009, p. 81-113. Voir aussi E. Magnani, « Les médiévistes et le don. Avant et après la théorie maussienne », dans E. Magnani (dir.), Don et sciences sociales, Dijon, 2007, p. 15-29 (en ligne : Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre [BUCEMA], hors-série 2, 2008).
23 P. Veyne, Le pain et le cirque. Sociologie historique d’un pluralisme politique, Paris, Seuil, 1976, notamment le chapitre premier, « Les agents et les conduites », p. 15-181 : « Ce sont moins des hommes qui s’opposent que des finalités, qui peuvent très bien coexister dans le même homme », p. 19 et l’ensemble des propositions sur la description de ces conduites « imbriquées ».
24 Nous renvoyons aux avertissements de J. Le Goff, dans J. Le Goff, en collaboration avec P. Vidal-Naquet : « Lévi-Strauss en Brocéliande. Esquisse pour une analyse d’un roman courtois », Critique, XXX/325, juin 1974, p. 541-571, et d’A. Guerreau-Jalabert.
25 A. Wilkin, « Quelques réflexions sur la circulation contrainte des objets au haut Moyen Âge. Entre contrainte institutionnelle ritualisée et pillage », dans L. Feller, A. Rodríguez (dir.), Objets sous contrainte. Circulation des richesses et valeur des choses au Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013, p. 217-240, p. 219.
26 Pour toutes les questions de méthode et de définitions, et le problème posé par la notion de littérature, nous renvoyons à la présentation générale d’A. Guerreau-Jalabert, « Le temps des créations (xie-xiiie siècle) », dans J.-P. Rioux, J.-F. Sirinelli (dir.), Histoire culturelle de la France, t. 1 (M. Sot, J.-P. Boudet, A. Guerreau-Jalabert), Paris, Seuil, 2005 [1re éd. 1997], p. 115-259. Nous suivons ici ses hypothèses et analyses et empruntons beaucoup à ses méthodes.
27 B. Stock, The Implications of Literacy : Written Language And Models of Interpretation in the Eleventh and Twelfth Centuries, Princeton, Princeton University Press, 1983.
28 Cette production est marquée aussi à partir du xiie siècle par la conquête d’une forme écrite en langue romane, passage fondamental aux significations sociales nombreuses en contexte (voir, en dernier lieu, P. Bertrand, Les écritures ordinaires. Sociologie d’un temps de révolution documentaire (entre royaume de France et Empire, 1250-1350), Paris, Publications de la Sorbonne, 2015).
29 Nous utilisons ici la notion d’encodage largement développée dans les travaux de C. Lévi-Strauss, et appliquée aux textes romans par A. Guerreau-Jalabert par exemple. Le « code » utilisé dans l’énoncé est, à l’instar du langage, composé d’un signifié (repris aux domaines spatiaux, sociaux, cosmologiques, techniques… : l’espace, les relations de parenté…) et d’un signifiant (ce que révèle le signifié placé dans la cohérence systématique de l’énoncé, par rapport aux autres éléments), pris dans un système d’homologies et d’oppositions. Il faut donc en quêter la mise en structure, pour déceler du sens. Nous renvoyons pour une illustration à A. Guerreau-Jalabert, « Inceste et sainteté. La Vie de saint Grégoire en français (xiie siècle) », Annales. Économies, sociétés, civilisations, 6, 1988, p. 1291-1319.
30 Voir par exemple pour une analyse détaillée : « Le cerf et l’épervier dans la structure du prologue d’Erec », dans A. Paravicini Bagliani, B. Van den Abeele (dir.), La chasse au Moyen Âge. Société, traités, symboles, Lausanne, 2000, p. 203-219.
31 Sur ces composantes : A. Guerreau-Jalabert, « Occident médiéval et pensée analogique : le sens de spiritus et caro », dans J.-P. Genet (dir.), La légitimité implicite (Les vecteurs de l’idéel, I), Paris/Rome, Publications de la Sorbonne/École française de Rome, 2015, p. 457-476.
32 Voir « Saint Gengoul dans le monde : l’opposition de la cupiditas et de la caritas », dans M. Lauwers (dir.), Guerriers et moines. Conversion et sainteté aristocratiques dans l’Occident médiéval, Antibes, APDCA, 2002, p. 265-283.
33 Par exemple, et en cela il se distingue même du saint Géraud d’Aurillac d’Odon ou du saint Gengoul de Hrotsvita, le modèle du chevalier parfait (en général un grand laïc) intègre, sans jamais soumettre son itinéraire à l’institution ecclésiastique, des motifs que le discours ecclésiastique place en dehors de ses idéaux, qu’ils soient monastiques ou autres et quoi qu’il en soit de leur diversité : la sexualité est un de ces motifs, comme la chasse aussi bien, ou l’absence d’obéissance régulée et de transferts de terres ou d’objets et de personnes à une forme institutionnelle émanant de l’Église (clerc, moine, ordre, règle, etc.). La marginalité des structures cléricalisées dans les transactions « littéraires » est un écart distinctif fondamental que notre corpus ménage par rapport à tout autre discours du contexte.
34 Decretum, sec. pars, c. 12, q. 1, c. 7. Cette « définition » est tout à fait cruciale en contexte d’apparition des textes dits littéraires, comme le signale F. Mazel, « Introduction », dans La réforme « grégorienne » dans le Midi (milieu xie-début xiiie siècle), Cahiers de Fanjeaux (48), Toulouse, 2013, p. 9-38, p. 21.
35 His [ce sont les laïcs] concessum est uxorem ducere, terram colere, inter virum et virum judicare, causas agere, oblationes super altaria ponere, decimas reddere… (Decretum, sec. pars, c. 12, q. 1, c. 7)
36 Pour une vue d’ensemble sur ces problématiques : D. Iogna-Prat, « La place idéale du laïc à Cluny (v. 930-v. 1150) : d’une morale statutaire à une éthique absolue ? », dans Guerriers et moines, op. cit., p. 291-316 ainsi que l’ensemble des études réunies dans le volume. Voir aussi l’étude fondamentale de G. Constable, The Reformation of the Twelth Century, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
37 Voici la citation complète : « après 1100 », « le monde des moines, des ermites ou, plus exactement, le monde édifié par les institutions qu’ils gouvernaient, – de Cluny à Fonte Avellana, de Montecassino à Cîteaux et Prémontré – était devenu le théâtre d’un conflit ouvert dirigé contre les modalités de gestion des seigneurs qui, par tradition, identifiaient la propriété héréditaire de la terre et le droit de l’administrer économiquement dans une visée purement personnelle. Les seigneurs laïcs se voyaient donc proposer, avec de plus en plus d’insistance, une typologie vertueuse et chrétienne du pouvoir économique qui se fondait sur la distribution de la richesse, c’est-à-dire sur la donation aux pauvres, aux monastères et aux églises, d’une partie des ressources économiques, monétaires ou en nature, que produisaient leurs terres » (G. Todeschini, Richesse franciscaine. De la pauvreté volontaire à la société de marché, Paris, Verdier, 2008 [2004], p. 57-58).
38 Ibid. ; id., Il prezzo della salvezza. Lessici medievali del pensiero economico, Rome, La Nuova Italia Scientifica, 1994 ; O. Capitani (dir.), L’etica economica medievale, Bologne, Il Mulino, 1974 ; V. Toneatto, Les banquiers du Seigneur. Évêques et moines face à la richesse (ive-début ixe siècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012 ; E. Bain, Église, richesse et pauvreté dans l’Occident Médiéval. L’exégèse des Évangiles aux xie-xiiie siècle, Turnhout, Brepols, 2014.
39 Il faut se reporter aux analyses du corpus clunisien par D. Iogna-Prat, par exemple dans Ordonner et exclure. Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’islam (1000-1150), Paris, Aubier, 1998, surtout p. 211 et suiv. et à celles de B. H. Rosenwein, par exemple dans To Be the Neighbor of Saint Peter. The Social Meaning of Cluny’s Property, 909-1049, Ithaca/Londres, Cornell Université Press, 1989. Et en dernier lieu sur ces deux termes, E. Bain, ; E. Bain, Église, richesse et pauvreté dans l’Occident Médiéval, op. cit.
40 Fl. Mazel, « Introduction », dans La réforme « grégorienne » dans le Midi, op. cit., p. 21.
41 M. Lauwers, « Pour une histoire de la dîme et du dominium ecclésial », dans M. Lauwers (dir.), La dîme, l’église et la société féodale, Turnhout, Brepols, 2012, p. 11-64, ici p. 42.
42 Comme le rappelle J. S. Ott à propos de l’identité sociale de l’évêque, les identités sociales ecclésiastiques sont elles aussi en pleine reconstruction pendant la période : What did it mean to be a bishop in a age of impressive, and at times destabilizing, social, religious, and institutionnal transformation ? (Bishops, Authority and Community in Northwestern Europe, c. 1050-1150, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, p. 6). Nous reprenons ici cette question à notre compte à propos de l’identité sociale du « grand laïc ».
43 « La contestation de l’ordre social/ecclésial énoncée par la littérature courtoise porte sur la place des laïcs dans le schème orthodoxe, non sur le schème lui-même » (A. Guerreau-Jalabert, « Occident médiéval et pensée analogique… », art. cité, p. 469).
44 Nous nous permettons de renvoyer à notre article : « Itinéraires chevaleresques dans quelques textes de langue d’oïl (xiie siècle) : une appropriation laïque de l’evangelica seu apostolica perfectio ? », dans V. Fasseur, J.-R. Valette (dir.), Littérature et écoles de pensée (xiie-xiiie siècle), Turnhout, Brepols, 2016, p. 243-269.
45 D. Iogna-Prat, Ordonner et exclure, op. cit., p. 211.
46 J. Morsel, L’aristocratie médiévale. La domination sociale en Occident (ve-xve siècle), Paris, Armand Colin, 2004, p. 207.
47 D. Iogna-Prat, Ordonner et exclure, op. cit., p. 28.
48 Certaines formes de transactions ne sont pas traitées ici, notamment les cas de transactions aristocratiques prises trop explicitement dans une mise en scène « féodo-vassalique » : les négociations et les devoirs liés à la possession d’une terre ou à l’entrée en possession de cette terre dans un cadre « féodo-vassalique » (aide militaire, conseil, chasement, adoubement, conflits armés ou non, modes de largesse…). Ce sont souvent ces transactions, omniprésentes, qui ont attiré au premier chef l’attention des chercheurs.
49 Voir supra, n. 38, p. 73.
50 Voir la démarche adoptée par C. Köenig-Pralong et R. Imbach dans Le défi laïque. Existe-t-il une philosophie de laïcs au Moyen Âge ?, Paris, Vrin, 2013.
51 Le Chevalier au Lion (Yvain), Les Romans de Chrétien de Troyes édités d’après la copie de Guiot (BN fr. 794), t. IV, éd. par M. Roques, Paris, 1960.
52 Nous rappelons qu’il s’agit d’un « péché » bien référencé parmi d’autres « péchés de langue » : C. Casagrande, S. Vecchio, Les péchés de la langue, Paris, Cerf, 1991.
53 É. Andrieu, « Si le destraing par mi le cors : droit et violence dans l’essart (Le Chevalier au Lion de Chrétien de Troyes) », dans P. Haugeard, M. Ott (dir.), Droit et violence au Moyen Âge, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 39-51.
54 A. Guerreau fait du dominium « une relation sociale entre dominants et dominés dans laquelle les dominants exerçaient simultanément un pouvoir sur les hommes et un pouvoir sur les terres » (L’avenir d’un passé incertain. Quelle histoire du Moyen Âge au xxe siècle ?, Paris, Seuil, 2001, p. 26). Voir aussi H. Débax, La Féodalité languedocienne (xie-xiie siècle). Serments, hommages et fiefs dans le Languedoc des Trencavel, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2003, p. 150-152 ; D. Panfili, « Transferts d’églises, de dîmes et recomposition des seigneuries en Languedoc (vers 1050-vers 1200) », dans La réforme « grégorienne » dans le Midi (milieu xie-début xiiie siècle), Cahiers de Fanjeaux, 48, Toulouse, 2013, p. 581-602, p. 595-597.
55 « Violence licite et violence illicite », dans Violence et ordre public au Moyen Âge, Paris, Picard, 2005, p. 265-282, p. 280.
56 On peut noter que dans ce texte littéraire comme dans beaucoup d’autres, l’exercice de la violence ne correspond absolument pas à une « auxiliarisation » du grand aristocrate laïc par rapport à l’Église. Cette « auxiliarisation » a été bien décrite par Y. Sassier (par exemple dans une série d’analyses réunies dans Structures du pouvoir, royauté et Res Publica (France, ixe-xiie siècle), Rouen, Presses universitaires de Rouen, 2004) : c’est une représentation (et une contrainte juridique et politique concrète !) propre à certains discours de la période, notamment réformateurs. Elle consiste à réduire l’identité sociale du grand laïc à la fonction « guerrière » et place ainsi l’exercice de la « bonne violence » laïque au service exclusif de l’Église. Le roman de Chrétien de Troyes tient un propos très différent sur cette bonne violence laïque et il rejoint en cela certaines chansons de geste et aussi la Chronique des ducs de Normandie de Benoît de Sainte-Maure.
57 On reconnaît là le modèle hiérarchique (englobement des formes inférieures par le modèle supérieur) utilisé par L. Dumont dans l’ensemble de ses travaux : pour une présentation, voir infra n. 91, p. 96.
58 « Codes vestimentaire et alimentaire dans Erec et Enide », réédité dans Un autre Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1999, p. 615-634, ici p. 623.
59 Quand E. Baumgartner souligne justement l’importance, dans ce roman, de la question de l’ordre, elle fait du covant, soit « l’alliance signée entre deux êtres, au sein d’un groupe », le « seul moyen de garantir » cet ordre. Or sans bonne violence, aucune foi jurée n’est établie durablement, qu’elle soit conjugale ou féodo-vassalique, et le désordre contamine l’ensemble du monde arthurien et de ses marges (voir Romans de la Table ronde de Chrétien de Troyes, Paris, Gallimard, 2003, p. 83-119, ici p. 102).
60 R. Girard a fourni selon cette perspective une analyse très éclairante du combat final entre les deux chevaliers, qui ne se reconnaissent pas, dans « Amour et Haine dans Yvain », article traduit en français par N. Lenoir dans H. Heckmann, N. Lenoir (dir.), Mimétisme, violence, sacré. Approche anthropologique de la littérature narrative médiévale, Orléans, Paradigme, 2012, p. 7-27.
61 Sur l’épisode précédent de la folie d’Yvain, signant le début de ce parcours, voir J. Le Goff, « Lévi-Strauss en Brocéliande… », art. cité.
62 Dans ce cadre, Yvain croise successivement une dame victime d’un seigneur qui convoite et pille sa terre ; un lion attaqué par un serpent ; la conseillère de sa femme, emprisonnée pour trahison ; le beau-frère de Gauvain auquel le géant Harpin de la Montagne a pris ses fils, tous ses biens et menace sa fille de la livrer à la prostitution ; deux sœurs dont l’aînée réclame tout l’héritage et que le roi Arthur est incapable de contrôler. C’est en chemin vers le combat probatoire où il défendra le droit de la cadette dans cette querelle qu’Yvain croise le château de Pesme Aventure enfermant les trois cents pucelles.
63 Nous nous permettons de renvoyer à notre article : « Force, violence et fin amor dans quelques textes narratifs du xiie siècle : un discours laïc sur l’ordre social ? », dans S. Lefay, F. Roudaut (dir.), La Force, no spécial des Travaux de littérature, XXIX, Genève, Droz, 2016, p. 33-51.
64 P. Beck, « Introduction », dans P. Beck, P. Bernardi, L. Feller (dir.), Rémunérer le travail au Moyen Âge. Pour une histoire sociale du salariat, Paris, Picard, 2014, p. 151-153, ici p. 152.
65 Cette scène a été par exemple étudiée par P. Jonin, « Aspects de la vie sociale dans Yvain », L’information littéraire, 16, 1964, p. 307-316 ; Y. Lepage, « Encore les trois cents pucelles (Chrétien de Troyes, Yvain, v. 5298-5324) », Cahiers de civilisation médiévale, 34, 1991, p. 159-166.
66 P. Buc, « Conversion of Objects », Viator, 28, 1997, p. 99-143.
67 La Chronique des ducs de Normandie par Benoît, éd. C. Fahlin, t. I et II, Uppsala, 1951-1954 (t. III : Glossaire revu et complété par O. Södergard, Uppsala, 1967 ; t. IV : Notes, par S. Sandqvist, Stockholm, 1979), t. I.
68 L’évasion d’un prisonnier. Ecbasis cuiusdam captivi, éd. et trad. par C. Munier, Turnhout, Brepols, 1998, v. 1100. Je remercie J. Claustre pour cette référence.
69 Notamment dans le prologue et le discours de Calogrenant, au début du roman.
70 Voir, pour les textes de référence, Dom J. Dubois, « Le travail des moines au Moyen Âge », dans J. Hamesse, C. Muraille-Samaran (dir.), Le travail au Moyen Âge. Une approche interdisciplinaire. Actes du Colloque international de Louvain-la-Neuve, 21-23 mai 1987, Louvain, Institut d’études médiévales de l’Université catholique de Louvain, 1990, p. 61-100.
71 En faveur de cette interprétation, on peut aussi noter qu’à la fin de cette scène, le mauvais seigneur explique à Yvain, au moment où ce dernier veut se remettre en route, que ce départ ne lui est pas permis parce qu’il lui faut d’abord combattre seul contre les deux netuns. Le seigneur recherche en effet le chevalier doté de la meilleure valeur guerrière possible afin de le placer, dit-il, à la tête de la seigneurie et de lui donner sa propre fille en mariage. Comme la dame à la Fontaine, le seigneur a besoin de la seule vertu chevaleresque de force à la tête de sa seigneurie, mais dénie tout autre qualité au personnage chevaleresque, voué à devenir le « bras armé » du mauvais seigneur, ce qui confirmerait la piste selon laquelle ce mauvais seigneur est tout autant ecclésiastique que laïque. Notons que le mauvais seigneur manifeste là son désir de supprimer la catégorie des chevaliers, puisqu’en réalité, le combat proposé est a priori sans espoir sauf si le chevalier, ce qui est le cas d’Yvain, fait intervenir autre chose que sa seule force guerrière.
72 D. Panfili, « Transferts d’églises, de dîmes et recomposition des seigneuries… », art. cité.
73 Le texte ne dit d’ailleurs pas que les jeunes filles reçoivent une rétribution monétaire : la pucelle qui explique la situation à Yvain utilise certes dans son discours des valeurs monétaires (trois deniers, vingt sous, avec des variations selon les manuscrits), mais c’est parce qu’elle compare le prix de ce que les jeunes filles reçoivent en nature (pain, faim, froid, veilles, souffrances diverses…) et le prix élevé du produit de leurs travaux.
74 L. Feller, « Les conversions de redevances. Pour une problématique des prélèvements seigneuriaux », dans L. Feller (dir.), Calculs et rationalités, op. cit., p. 5-25, ici p. 23.
75 Un « relevé » thématique est certes décevant quantitativement pour le xiie siècle, comme le montre une étude pionnière : G. Schilperoort, Le Commerçant dans la littérature française du Moyen Âge. Caractère, vie, position sociale, Groningen, Wolters, 1933. Voir encore, mais la liste des travaux n’est pas exhaustive, M. Augier, « Remarques sur la place des marchands dans quelques chansons de geste », Actes du VIe congrès international de la Société Rencesvals (Aix, 1973), Aix-en-Provence, Presses universitaire de Provence, 1974, p. 747-760 ; R. Berger, « Les bourgeois dans la littérature romane (Zone Ouest) », Revue de l’université de Bruxelles, IV, 1978, p. 429-436 ; D. Buschinger, « L’image du marchand dans les romans de Tristan en France et en Allemagne », Tristania, 10/1-2, 1984-1985, p. 43-51.
76 Citons par exemple M. de Combarieu, « Image et représentation du vilain dans les chansons de geste (et dans quelques autres textes médiévaux) », dans Exclus et systèmes d’exclusion dans la littérature et la civilisation médiévales, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, revue Senefiance, 5, 1978 et sur deux dossiers plus tardifs, mais intéressants : J. Dufournet, « Portrait d’un paysan du Moyen Âge : le vilain Liétard », dans J. Dufournet (dir.), Le goupil et le paysan. Roman de Renart, branche X, Paris, Honoré Champion, 1990, p. 57-105 ; M.-T. Lorcin, « Du vilain au paysan sur la scène littéraire du xiiie siècle », Médiévales, 61, automne 2011, p. 163-186.
77 Pour autant, précisons que la présence minimale (et certes croissante) du marchand et/ou du vilain ou de l’ovreor dans les textes littéraires au xiie siècle n’est pas un signe transparent de la résistance du seigneur laïc à une logique marchande qui serait « bourgeoise », « urbaine » et « monétaire », ou à la promotion du travail et du commerce : J. Gautié, invité à commenter avec un regard d’économiste les analyses des médiévistes, résume bien ce problème. En l’occurrence, le silence et/ou l’imprécision du vocabulaire pose pour lui « la question […] des relations entre le vocabulaire, les représentations, et les pratiques. […] Non seulement le vocabulaire (ou plutôt son absence) ne reflète pas la réalité des pratiques mais même au-delà, il les masque. L’apparence de l’ordre social ancien est par là sauve ». La rareté des acteurs autres que les acteurs aristocratiques dans notre dossier n’implique pas nécessairement que l’énonciateur médiéval du texte ne peut pas « concevoir » « le caractère marchand de la relation de travail », de la relation de production ou de commerce en argent ou en nature. De même, il est difficile de conclure d’emblée que ce caractère est forcément « contraire[s] à l’ordre social existant » (J. Gautié, « Salaire et salariat au Moyen Âge : le regard d’un économiste », dans P. Beck, Ph. Bernardi, L. Feller [dir.], Rémunérer le travail au Moyen Âge, op. cit., p. 125-133, ici p. 127), ou trop profane ou trop bourgeois.
78 Voir par exemple G. Todeschini, « The Incivility of Judas : “Manifest” Usury as a Metaphor for the “Infamy of Fact” (infamia facti) », dans J. Vitullo, D. Wolfthal (dir.), Money, Morality and Culture in Late Medieval and Early Modern Europe, Farnham, Ashgate, 2010, p. 33-52.
79 Dans Li Romanz de Dieu et de sa Mere d’Herman de Valenciennes, dont le narrateur écrit à la demande de la Vierge un livre sur sa vie et celle de son fils, il est dit à propos de Judas qu’il vent a sa dampnatïon [son signor] (éd. par I. Spiele, Leyde, Presses universitaires de Leyde, 1975, v. 5904).
80 Voir supra, n. 38, p. 73 .
81 Aliscans (seconde moitié du xiie siècle), texte établi par C. Régnier, présentation et notes de J. Subrenat, trad. revue par A. et J. Subrenat, Paris, Honoré Champion, 2007, laisses LXXIII-LXXIV. Il y a là une transaction complexe, qui annonce la conversion de Rainouart sur un mode « christique » : elle fait se succéder l’achat de Rainouart par le roi ; l’utilisation de Rainouart à la cuisine (comme porteur d’eau, écumeur de soupe, gardien…) où il est « asoté » et plongé dans la misère, comme les trois cents pucelles, par un roi qui ne se résout pas à l’aimer ; le choix de Rainouart par Guillaume qui en demande le don gratuit au roi au nom de la foi qu’il lui porte, ce qu’accepte le roi « par amistié » : Guillaume alors l’embrasse « par amor ».
82 Le conte de Floire et Blanchefleur de Robert d’Orbigny (vers 1150), publié, traduit, présenté et annoté par J.-L. Leclanche, Paris, Honoré Champion, 2003.
83 A. Testart, « Échange marchand, échange non marchand… », art. cité, p. 726.
84 Un peu plus loin, déjà à destination, Floire dira à un hôte très généreux : « Jou sui pensis/ de mon marcié que j’ai enquis » (« Je suis inquiet à propos de l’affaire que je suis venu négocier », v. 1167-1668)…
85 Voir infra, p. 95, notamment pour l’analyse de F. Suard.
86 Notion fondamentale définie par A. Guerreau-Jalabert, par exemple dans « Le temps des créations », art. cité.
87 H. Débax, « “Une féodalité qui sent l’encre” : typologie des actes féodaux dans le Languedoc des xie-xiie siècles », dans J.-F. Nieus (dir.), Le vassal, le fief et l’écrit. Pratiques d’écriture et enjeux documentaires dans le champ de la féodalité (xie-xve siècle), Turnhout, Brepols, 2007, p. 35-70, ici p. 7.
88 Partonopeu de Blois (roman du xiie siècle) éd. et trad. par O. Collet et P.-M. Joris, Paris, 2005.
89 H. Débax, « “Une féodalité qui sent l’encre”… », art. cité ; L. Feller, « Transformation des objets et valeur des choses. L’exemple de la Vita Meinwerici », dans Objets sous contrainte, op. cit., p. 91-122 et l’introduction à ce même volume, id., p. 5-22, surtout p. 12 et suiv.
90 « Le motif du déguisement dans quelques chansons du cycle de Guillaume d’Orange », Olifant (7/4), été 1980, p. 343-358.
91 Homo hierarchicus. Le système des castes et son implication, Paris, Gallimard, 1967, notamment p. 397 et Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Gallimard, 1983-1985, pour le chapitre « Genèse, I. De l’individu-hors-le-monde à l’individu-dans-le-monde », p. 36-81.
92 Nous nous permettons de renvoyer à É. Andrieu, J.-R. Valette, « Du personnage de Guillaume d’Orange au chevalier celestiel : itinéraires de conversion et communautés textuelles (xiie-xiiie siècle) », dans D. Boisson, E. Pinto-Mathieu (dir.), La conversion, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 29-63.
93 À la fin du texte, les deux personnages participent de leurs mains à la construction de l’abbaye de Vézelay qu’ils ont fondée : ils transportent des sacs de sable de la carrière au chantier.
94 Le moniage Guillaume. Chanson de geste du xiie siècle, éd. par N. Andrieux-Reix, Paris, Honoré Champion, 2003 (version dite longue).
95 The Anglo-Norman Lay of Haveloc, text and translation, éd. et trad. par G. S. Burgess et L. C. Brook, Cambridge, D. S. Brewer, 2015.
96 P. Haugeard, Ruses médiévales de la générosité, op. cit.
97 Eracle (roman du xiie siècle) de Gautier d’Arras, éd. par G. Raynaud de Lage, Paris, Champion, 1976, v. 305 et suiv.
98 L’hypotexte évangélique est dense et en contexte, le texte serait à analyser par rapport aux itinéraires de saint Alexis et de sainte Foy, dont il existe des versions en langue d’oïl et d’oc très précoces. Le motif de la parenté en particulier est très important à analyser dans cet acte de vente.
99 Le double langage des chevaliers endossant une autre identité révèle parfois fort bien ces compétences idéales du chevalier marchand : le double langage, en effet, n’utilise pas n’importe quelle surface de langage et de comportement, mais dévoile le chevalier. Dans le Charroi de Nîmes, par exemple, Guillaume choisit le déguisement du marchand itinérant (comme Richard à la tête des Français dans Fierabras) pour se rendre incognito dans Nîmes avec sa troupe. Il joue le rôle d’un gros marchand, extrêmement riche (le chevalier Guillaume n’est qu’un « povre bacheler ») et aux itinéraires très vastes, par-delà la chrétienté. On peut se demander si au-delà de la farce, qu’il ne s’agit pas de nier, le discours de Guillaume ne dit pas aussi que dans la compétence du chevalier marchand, il devrait y avoir autant de largesse que de recherche du profit, autrement dit une forme d’adaptation systématique aux types de liens sociaux qui unissent les partenaires (sujétion vs « amor ») et à la vraie valeur des choses. Le vocabulaire du chevalier marchand emprunte en effet ici au motif du don par amor : « Li miens avoirs est toz abandonez/ A mes amis qui de moi sont privez » (Le bien qui est le mien, il est à la disposition des amis qui sont mes fidèles, v. 1174-1175). L’ironie ne se construit pas avec n’importe quel motif et en ce sens, sa « lettre » est aussi exacte que son sens second.
100 Lais de Marie de France (xiie siècle), éd. par K. Warnke, trad. et présentation L. Harf-Lancner, Paris, Librairie générale française, 1990.
101 Analysés en partie par J. Le Goff à partir de la Prise d’Orange, des lais de Marie de France et du Conte du Graal de Chrétien de Troyes dans « Guerriers et bourgeois conquérants… », op. cit.
102 C’est P. Bretel qui a analysé ces fréquences dans son livre majeur : Les ermites et les moines, op. cit.
103 Girart de Roussillon (chanson de geste du xiie siècle), publiée par W. Mary Hackett, Paris, Société des anciens textes français, trois tomes, 1953-1955 : t. II, v. 7775. Une traduction est proposée par M. de Combarieu du Grès et G. Gouiran : La chanson de Girart de Roussillon, Paris, Librairie générale française, 1993.
104 Vie de Louis VI le Gros, éd. et trad. par H. Waquet, Paris, Les Belles Lettres, 1929, XXVII, p. 213-215 : « Il n’est rien en quoi [l]a clémence [de Dieu] n’ait assuré la prospérité à notre petitesse, car elle connaît les insuffisances tant de notre naissance que de notre savoir ; néanmoins, entre tant de faveurs, le recouvrement des anciens domaines de l’église et l’acquisition de nouveaux domaines, l’augmentation de l’église de tous les côtés, la restauration ou la construction des édifices, la plus douce et la plus agréable, que dis-je, la faveur suprême qu’il m’accorda fut la réforme complète, pour l’honneur de ses saints et le sien propre, du saint ordre de sa sainte Église, l’établissement pacifique, sans scandale et, quoique ce ne fût pas la coutume, sans désordre parmi nos frères, de la sainte règle religieuse par quoi l’on parvient à jouir de Dieu. Cette efficace manifestation de la volonté divine fut suivie d’une telle affluence de liberté, de bonne renommée et d’opulence terrienne [terrene opulentie] que, même dans le temps présent, pour que notre pusillanimité y trouve un stimulant plus vif, on peut, dans une certaine mesure, reconnaître que nous-mêmes, nous recevons aussi une récompense temporelle [remuneratione etiam temporali remunerare]. En effet, les successeurs des apôtres, les rois et les princes prennent plaisir à faire le bonheur de l’Église et il en résulte une merveilleuse abondance de pierres précieuses, d’or et d’argent, de manteaux et d’autres ornements ecclésiastiques »…
105 Le motif récurrent de la pauvreté du chevalier fait partie de cette problématique, et aussi de la construction de son exemplarité selon certains éléments évangéliques : voir É. Andrieu, « Itinéraires chevaleresques dans quelques textes de langue d’oïl (xiie siècle) : une appropriation laïque de l’evangelica seu apostolica perfectio ? », dans V. Fasseur, J.-R. Valette (dir.), Littérature et écoles de pensée, op. cit., p. 243-269.
106 Nous renvoyons aux travaux récents sur le comportement des élites par rapport à la richesse : L. Feller, « Accumuler, redistribuer et échanger… », art. cité ; J.-P. Devroey, L. Feller, R. Le Jan (dir.), Les élites et la richesse durant le haut Moyen Âge, Turnhout, Brepols, 2010.
107 « Lanval », Lais de Marie de France…, v. 36-38.
108 Comme le font les scènes qui évoquent les ventes d’armes et de pain dans les armées ou à côté des tournois.
109 « Eliduc », Lais de Marie de France…
110 Le Roman de Tristan de Béroul, éd. par E. Muret, éd. revue par L. M. Defourques, Paris, 1982, v. 444.
111 Romans de la Table ronde, op. cit., p. 106.
112 G. Todeschini, Richesse franciscaine, op. cit., p. 108.
113 P. Bretel, Les ermites et les moines, op. cit. Les études produites par ailleurs concernent surtout les romans du Graal, et la scène du Chevalier au lion entre l’ermite et Yvain, dont nous allons parler ici.
114 A. Guerreau-Jalabert, « L’essart comme figure de la subversion de l’ordre spatial dans les romans arthuriens », dans E. Mornet (dir.), Campagnes médiévales. L’homme et son espace. Études offertes à R. Fossier, Paris, 1995, p. 59-72. Voir aussi les études rassemblées dans Guerriers et moines, op. cit. et surtout, G. Constable, The Reformation…, op. cit., p. 60 et suiv. par exemple. Signalons une étude remarquable de J.-Y. Foulon sur le dossier hagiographique d’Herluin du Bec revu et corrigé au xiie siècle : « Le chevalier Herluin et la fondation de l’abbaye du Bec : un dossier complexe entre tentation érémitique et normalisation cénobitique », Revue historique, 663, 2012, p. 563-607.
115 Voir G. Constable, The Reformation…, op. cit., p. 61 et 62.
116 Voir cependant l’étude passionnante de P. Haugeard, « Le magicien voleur et le roi marchand… », art. cité.
117 J. Le Goff, « Lévi-Strauss en Brocéliande… », art. cité.
118 D. Régnier-Bohler, « Exil et retour : la nourriture des origines », Médiévales, 5, Paris, 1983, p. 67-80.
119 J.-C. Huchet, « Les déserts du roman médiéval. Le personnage de l’ermite dans les romans des xiie et xiiie siècles », Littérature, 60/4, 1985, p. 89-108.
120 Il faut absolument consulter sur ce point l’étude d’A. Guerreau-Jalabert, « Aliments symboliques et symbolique de la table dans les romans arthuriens (xiie-xiiie siècle) », Annales, 47, 1992, p. 561-594. Signalons que dans la Chronique du duc de Normandie de Benoît de Sainte-Maure, contemporaine de notre dossier, le duc Guillaume rencontre sur le site alors ruiné de Jumièges deux moines, qui lui offrent de même par charité du pain d’orge et de l’eau (« Après li osfrent charité,/ Pain d’orge li unt aporté/ E eue, n’i unt plus que traire », v. 13101-13103), ce dont le duc ne se « réjouit » point…
121 Voir A. Guerreau, article « Chasse », dans J. Le Goff, J.-C. Schmitt (dir.), Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, Paris, Flammarion, p. 166-178.
122 Il faut lire à partir du v. 13075, pour les deux offrandes successives d’eau et de pain d’orge : La Chronique des ducs de Normandie, op. cit., t. I.
123 « acroire » : verbe évoquant indifféremment les deux pôles de la transaction (< LC credere) : « se fier ou faire crédit à » et « prendre à crédit » (locution « a croire » : « à crédit »).
124 Il s’agit du v. 1422 de l’édition d’E. Muret revue par L. M. Defourques.
125 Il reste d’ailleurs fort rare au xiie siècle : on le retrouve plus tard dans le cycle Lancelot-Graal, où des ermites achètent ou envoient quelqu’un acheter à leur place pain et/ou vin et/ou poisson aux chevaliers errants. Voir le cas signalé par P. Bretel dans Lancelot, t. IV, LXXIX, 31 (éd. A. Micha), où le clerc du religieux qui accueille Lancelot est allé acheter spécialement du poisson a.I. chastel, ce qui a l’air habituel : « si come au jor del vendredi ». Mais on relève aussi le cas d’Hector, pour qui un « cler » apporte pain et vin dans la lande. Dans le Lai de Désiré, notons que l’enfant qui accompagne son père à la chasse mange des « fruits » de l’ermite (Lais féeriques des xiie et xiiie siècles, présentation, trad. et notes A. Micha (d’après l’édition de P. M. O’Hara Tobin : Les lais anonymes des xiie et xiiie siècles), Paris, Flammarion, 1992, v. 128).
126 Selon l’expression de D. Iogna-Prat, que je paraphrase ici : Ordonner et exclure, op. cit., p. 28.
127 F. Mazel, « Amitié et rupture de l’amitié. Moines et grands laïcs provençaux au temps de la crise grégorienne (milieu xie-milieu xiie siècle) », Revue historique, 633, 2005, p. 53-95.
128 D. Iogna-Prat, Ordonner et exclure, op. cit., p. 28.
129 Voir J. Batany, « Les moines blancs dans les États du monde, xiiie-xive siècle », Cîteaux. Commentarii cistercienses, XV/1, 1964, p. 5-25.
130 Par exemple la Bible Guiot, v. 1245 et suiv.
131 G. Todeschini, Richesse franciscaine, op. cit., p. 108.
132 Il faut consulter là encore G. Constable, The Renovation, op. cit., p. 77 et suiv., sur la complexité de ces formes de vie religieuse, souvent non renseignées, dans lesquelles des laïcs de toute origine viennent se mettre au service des moines en tant que barbati, conversi, devoti…
133 G. Todeschini, Richesse franciscaine, op. cit., p. 109.
134 La Chronique des ducs de Normandie, t. I, v. 13242-13254.
135 C’est une remarque fondamentale de G. Duby, Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme, Paris, Gallimard, 1978, p. 327-334 surtout.
136 F. Mazel, « Amitié et rupture de l’amitié… », art. cité, p. 90.
137 « Il n’est plus absurde de chercher la rationalité économique de leurs comportements. Pour autant, il faut s’entendre sur le terme de rationalité économique et ne pas y voir la seule intention de maximiser ses profits pour un être parfaitement rationnel, dénué d’émotions et d’affections. Ici, rationalité est pris au sens large : celui des raisons qui dictent les choix, conscients et inconscients, et les comportements dans un système de décisions personnel plus ou moins cohérent », M. Bourin, « Propos de conclusion », art. cité, p. 300.
138 Ibid., p. 301-302.
Auteur
Éléonore Andrieu est maître de conférences en langue et littérature médiévales à l’université Toulouse 2-Jean-Jaurès, membre du laboratoire PLH (équipe ELH). Elle est l’auteur d’un manuel d’ancien français et d’une trentaine d’articles et chapitres d’ouvrages sur les rapports entre les premiers textes narratifs de langue d’oc et d’oïl et les discours ecclésiastiques, autour de la figure du « grand laïc » et de l’émergence d’une identité laïque entre la fin du xie et la fin du xiie siècle.
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