Femmes et pouvoir : réalité ou fiction funéraire ?
Aux âges du Bronze et du Fer dans le monde celtique nord-alpin
p. 11-25
Résumé
The aim of this paper is to enhance the discussion on the hierarchical organization of European Bronze and Iron Age societies in addressing them through the prism of gender. The existence of differentiated treatments of individuals within burial assemblages in the Northern Alpine Celtic world justifies a questioning of the underlying social reality. An analysis of these funerary differentiations will quickly show that they are the reflection of hierarchical societies and will lead to further developments concerning the treatment of gender and power in these societies.
Entrées d’index
Mots-clés : âge du bronze, âge du fer, Europe, archéologie funéraire, genre et pouvoir, anthropologie
Keywords : Bronze Age, Iron Age, Europe, funeral archaeology, gender and power, anthropology
Note de l’éditeur
Ce travail a reçu le soutien de l’Institut émilie du Châtelet sous la forme d’une allocation doctorale, 2008-2011.
Texte intégral
1Les interrogations sur la place des femmes dans les sociétés, quelles qu’elles soient, connaissent actuellement un regain d’intérêt. La protohistoire européenne n’échappe pas à ce phénomène. S’il est vrai que l’étude des sociétés protohistoriques nécessite la mise en place d’un cadre méthodologique différent de celui des sociétés ayant de nombreuses sources textuelles (qui ne sont pas d’ailleurs sans ambiguïté), nous avons d’un point de vue archéologique une documentation importante et de qualité. Il est donc possible d’aborder ce champ d’étude par le prisme du genre ce qui permet d’enrichir notre connaissance de ces sociétés, tout en renouvelant le champ des problématiques.
2Ainsi l’objectif de cet article est de mettre en évidence, à travers les assemblages funéraires, l’existence d’une élite par l’identification et l’interprétation des marqueurs de leur pouvoir et de comprendre par une approche sexuée la structuration de cette élite – la différence entre les sexes étant une donnée immuable qu’on retrouve au fondement de toute société humaine1.
Tableau 1. Tableau synthétique de la chronologie des âges du Bronze et du Fer
Âge du Bronze | Bronze ancien | 2200 – 1600 |
Bronze moyen | 1600 – 1350 | |
Bronze final | 1350 – 800 | |
Premier Âge du Fer | Hallstatt C | 800 – 630 |
Hallstatt D1 | 630 – 530 | |
Hallstatt D2 | 530 – 500 | |
Hallstatt D3 | 500 – 460 | |
Second Âge du Fer | La Tène A | 460 – 400 |
La Tène B | 400 – 250 | |
La Tène C | 250 – 130 | |
La Tène D | 130 – 75 |
3Le cadre choisi ici est assez large chronologiquement (tab. 1) et géographiquement (fig. 2) : il s’intéresse à plus de 2 000 ans et englobe la Bohême, l’Autriche, le sud de l’Allemagne, la Suisse et le quart nord-est de la France. Cet ensemble qui s’est étendu par étapes au fil de ces deux millénaires comprenait une mosaïque de culture où l’on parlait des langues celtiques. L’existence de réseaux d’échanges et de contacts entretenait cette cohérence en permettant une large circulation des biens et des idées.
4Pour aborder les thèmes du genre et de la hiérarchisation, il convient d’utiliser les données issues d’assemblages funéraires appartenant à ce vaste cadre chrono-culturel, avec quelques exemples qui illustreront à la fois l’Âge du Bronze et celui du Fer.
Des témoins d’une hiérarchisation des sociétés
5Les données funéraires sont disponibles tant quantitativement que qualitativement pour ces aires chrono-culturelles et montrent l’existence d’une structure sociale hiérarchisée. En effet, dès les débuts de l’archéologie, s’est développé un intérêt pour la compréhension de l’organisation des sociétés. Ces axes de réflexion ont été formalisés dans les années 1970 avec la New Archaeolgy (avec, notamment, la publication en 1973 de l’ouvrage de C. Renfrew, Social Archaeology). Les nécropoles ont ainsi été étudiées dans ce but : la mise en évidence d’une organisation hiérarchisée visible notamment à travers le traitement différencié des sépultures d’un même cimetière.
6Cette hiérarchie n’est pas fortuite et s’explique par la représentation funéraire de différences sociales réelles (l’inverse n’étant bien sûr pas toujours vrai : l’absence de différenciation funéraire n’est pas la preuve d’une société égalitaire). En effet, les âges des métaux se caractérisent par l’affirmation de l’individualité qui va de pair avec le renforcement de systèmes hiérarchiques.
Les nécropoles sont les témoins d’une structuration sociale. De nombreux indices sont ainsi tangibles :
l’organisation spatiale de la nécropole : dans certains cas, le plan montre une gestion de l’espace en fonction de l’inhumation la plus ancienne : la sépulture fondatrice. Cette pratique témoigne de la place privilégiée de cette dernière au sein de sa communauté comme le montre la nécropole tumulaire de Courtesoult (France, Ha D1-LT A) (Piningre, 1996) qui s’organise selon un plan concentrique, autour de la tombe fondatrice, allant même jusqu’à agrandir le tertre initial pour y accueillir plus de sépultures adventices.
L’architecture de la sépulture. En effet, pour signaler une sépulture, de nombreuses variantes ont été mises en œuvre, de la simple fosse en pleine terre au tertre monumental, elles traduisent probablement les écarts de statut au sein d’une même nécropole.
Les écarts de richesse dans le dépôt funéraire de chaque sépulture. Ceux-ci sont perceptibles de façon quantitative – par un simple décompte des artefacts – mais ce n’est pas suffisant et les résultats ne sont pertinents qu’avec une prise en considération de la qualité du mobilier (matériaux mis en œuvre, technicité des pièces, etc.). La sépulture d’Hochdorf (Biel, 1998) en est un exemple emblématique : les chaussures et le poignard du défunt notamment ont été rehaussés d’un placage de feuilles d’or, juste avant l’installation du défunt dans la chambre funéraire.
7Même séparément, ces critères sont significatifs et lorsque, comme fréquemment, ils se recoupent, l’existence d’une hiérarchisation dans les nécropoles est probable.
8Parallèlement aux nécropoles, les tombes isolées révèlent l’existence d’une élite. L’exemple le plus marquant est celui du tumulus de Leubingen (Allemagne, daté de 1942 av. J.-C.)2. Il appartient à la culture d’Unétice, dans laquelle le rite funéraire largement dominant est celui de l’inhumation individuelle en tombe plate, dans des cimetières de dimensions variables. Or le défunt de Leubingen s’éloigne de ce schéma pourtant bien ancré et sa famille a opté pour une tombe isolée et ostentatoire (un autre cas est également connu, celui de Helmsdorf) : un tertre de 34 mètres de diamètre et plus de 8 mètres de haut, représentant 210 m3 de pierres (inexistantes à proximité du tertre) déplacées pour cette construction. Le dépôt funéraire n’est certes pas en reste avec une riche parure en or, des armes et des outils.
9Cette pratique funéraire ostentatoire est récurrente aux âges du Bronze et du Fer et s’accentue au début du Premier âge du Fer avec le phénomène des sépultures dites princières. Celles-ci, en plus d’une architecture tumulaire monumentale et de leur position dominante, sont caractérisées par la richesse de leur dépôt funéraire. Cette richesse du dépôt funéraire s’exprime par la présence d’un costume de cérémonie de qualité pour le défunt (parures et accessoires vestimentaires en or ou rehaussé de corail, d’ambre, armes et outils) et surtout de biens supplémentaires de prestige3 – citons le cratère de 1 100 litres de la dame de Vix (Rolley, 2003) ou la klinè en bronze du prince de Hochdorf (Biel, 1998) – qui désignent le dépôt funéraire comme une manifestation de puissance sociale.
Du monde funéraire vers une réalité sociale
10Ces éléments montrent l’existence de procédés ostentatoires tant matériels qu’architecturaux, voire spatiaux, pour distinguer une partie favorisée (une élite) du reste de la population.
11Or, il est évident, et ce particulièrement dans ces sociétés anciennes, que la richesse et le pouvoir entretiennent des relations de causalité directe :
la richesse peut s’acquérir par la possession d’un pouvoir,
la richesse peut être la condition sine qua non pour accéder au pouvoir, comme dans le cas des Big Men4.
12Quel que soit le sens de cette relation, elle est fondamentale et permet de conclure à un rapport étroit entre une richesse constatée et le pouvoir, même si cette proximité ne signifie pas forcément la possession du pouvoir.
13Ces sépultures richement différenciées de leurs contemporaines sont donc les témoins de l’existence d’une élite. La mise en évidence de cette dernière pose alors la question de la caractérisation de son pouvoir par l’archéologie.
14Si l’archéologie funéraire semble un medium opportun pour repérer la présence d’une structure sociale hiérarchisée, la décrypter et en comprendre les réalités sous-jacentes est autrement plus complexe. En effet, les nécropoles semblent parfois être une translittération – funéraire donc idéologique et approximative – de l’organisation interne d’une société. Malheureusement, les données funéraires sont partielles et susceptibles de subjectivité de la part de l’observateur, ce qui interdit tout transfert direct.
15Les vestiges archéologiques sont partiels puisque nombre d’activités humaines ne laissent pas de traces spécifiques. Ainsi, lors des funérailles, de nombreux rituels peuvent avoir lieu et ne pas laisser de traces archéologiques. L’un des cas les plus marquants est celui de la distribution. Nombre de sociétés ne pratiquent pas le dépôt funéraire mais la distribution, pratique par laquelle la famille distribue largement les biens du défunt au lieu de les déposer dans la tombe, et ce qui est archéologiquement presque5 invisible.
16Parallèlement à ces filtres culturels, d’autres plus naturels (que ce soit la dégradation des éléments organiques et autres processus taphonomiques, et les pillages antiques ou modernes) sont autant de facteurs qui font disparaître d’importants témoins au cours des siècles.
Ils sont également subjectifs, et c’est particulièrement le cas dans le domaine funéraire ou l’idéologie est reine.
17D’une part (de façon endogène, c’est-à-dire du point de vue des sociétés elles-mêmes) la sépulture tant par son architecture que par son dépôt est le résultat de choix liés à la représentation collective du défunt, de sa famille, de son groupe social dans le respect des normes et coutumes de sa culture. Cette diversité culturelle (marquée par le choix de l’incinération ou de l’inhumation, avec ou sans équipement personnel, l’utilisation de la pars pro toto, etc.) varie chronologiquement et géographiquement, créant ainsi des différences dans le degré de richesse des sépultures qu’on ne peut transcrire directement en termes d’inégalité sociale réelle.
18D’autre part (et littéralement à l’autre bout de la chaîne archéologique, lors des fouilles, c’est-à-dire d’un point de vue exogène) ce sont nos propres représentations qui viennent brouiller le jeu de l’interprétation. En effet, se mettre à la place des sociétés passées en essayant de comprendre leurs propres représentations de la famille, de la mort, etc., est impossible et notre interprétation sera donc faussée par notre vision, forcément ethnocentrée, « andro »- ou « gynocentrée ».
19Toutes ces limites ne sont cependant pas insurmontables, mais il est nécessaire d’en prendre conscience afin de ne pas (re)tomber dans des interprétations hâtives et déformées.
20On peut alors se poser la question de la compréhension des vestiges : comment dépasser le stade du simple artefact et comprendre sa signification ?
21La récurrence de certains objets de prestige (rares mais présents sur l’ensemble du domaine étudié) dans les assemblages funéraires permet d’identifier des regalia, dans le sens d’objets connus et surtout reconnus de tous afin d’identifier l’individu et sa place dans la société, en ne les prenant pas seulement comme synonymes d’insignes royaux (ce serait déjà postuler le statut du défunt).
Quelques éléments sont ainsi récurrents (tant dans les tombes que sur des représentations) et constituent de véritables marqueurs ostentatoires :
La richesse de l’équipement personnel. Le dépôt des biens appartenant au costume (lorsqu’il existe) est bien souvent vu comme normal (puisqu’il appartenait au défunt, il reste au défunt et cela sans forcément traduire une croyance en un au-delà ou une vie après la mort). Néanmoins certains se distinguent par la quantité, la qualité et la nature des matériaux mis en jeu (or, ambre, corail) que ce soit pour la parure, les éléments du costume, les ustensiles de toilette, ou l’armement.
La présence de biens supplémentaires, témoins de la cérémonie funéraire et des fonctions sociales idéelles ou symboliques du défunt (harnachement équestre, char, restes animaux, couteaux, haches, ustensiles de banquets, autres éléments non portables, spécificités funéraires, vaisselle céramique).
Une architecture funéraire monumentale : le tertre, qui, par sa construction, demande un réel effort collectif.
22Ces éléments montrent la richesse du défunt, son importance au sein de la communauté puisque celle-ci sacrifie des richesses pour un personnage en les enfouissant avec ce dernier ou consacre une partie de son énergie à l’édification – non productive – d’un tertre. De telles marques témoignent d’un ascendant fort d’un personnage sur sa famille et/ou sa communauté. Ascendant qui n’est probablement que le résultat d’un pouvoir, dont la nature reste à déterminer, sur un groupe humain. En effet, la mort peut apparaître comme une rupture, et ce particulièrement dans le cas de personnages importants dans l’organisation sociale d’un groupe humain. Le risque est grand de voir disparaître dans le même temps les réseaux sociaux de ce personnage. Il est donc nécessaire que les survivants réaffirment publiquement, économiquement et politiquement leur position (par rapport aux autres et par rapport au défunt)6. Face à cet événement antisocial qu’est la mort, c’est tout le groupe humain qui est en péril et qui doit se réaffirmer par le biais des pratiques funéraires. Plus un personnage est important dans l’organisation d’un groupe, plus sa mort est susceptible d’avoir des répercussions sur ce groupe, plus ce dernier risque d’investir dans les cérémonies mortuaires.
En effet, le statut de l’artefact (simple objet) ayant été dépassé pour y reconnaître des regalia, peut-on tenter de s’approcher de la signification sociale de ces marqueurs ?
23Ces regalia sont des éléments symboliques permettant lors des funérailles de rappeler à l’assemblée le statut et le rôle exact du défunt.
24Il faut donc aller au-delà de leur simple inventaire et les analyser, d’abord, dans le cadre de leur contexte archéologique puis voir les récurrences de ces symboles sur le long terme pour approcher la signification symbolique de ces derniers :
Le char peut être le symbole d’un pouvoir militaire (surtout le char à deux roues) ou plus cultuel (le char à quatre roues, moins mobile, semble plus lié à des processions).
La présence d’éléments du service à boisson pose de multiples questions et particulièrement celle du cadre du partage de ces boissons (était-il collectif et assez largement ouvert ou plus restreint, se tenait-il dans un cadre politique, rituel, ou était-il une simple marque de prestige comme le symposion grec ?).
25L’appréhension de ces significations est délicate – d’autant plus que nous tendons à y plaquer directement nos propres catégories – mais nécessaire pour progresser dans notre compréhension de ces élites.
Des sépultures féminines riches : une réalité funéraire
26Au sein des nécropoles et des monuments isolés, la présence de tombes féminines aussi riches que les plus riches des tombes masculines pose la question de la place de ces femmes et surtout de leur éventuel accès au pouvoir. Ces sépultures féminines interpellent tout autant que les sépultures masculines : en effet pourquoi considère-t-on comme probable la relation entre la richesse du défunt et la détention d’un pouvoir pour les sépultures masculines, alors qu’on se pose la question en ce qui concerne cette relation quand il s’agit de sépultures féminines semblables ?
Ainsi il faut déterminer si la richesse déposée (et ainsi sacrifiée) dans la tombe est le marqueur :
d’une volonté des survivants de magnifier le défunt, sans lien avec sa richesse de son vivant,
d’une traduction de la richesse réelle du défunt, ou de sa famille,
d’une traduction symbolique du statut social, et dans ce cas traduit-elle : l’appartenance à une famille ou un groupe social riche uniquement ou bien la possession (permanente, temporaire ou exceptionnelle) d’un pouvoir ? Et dans ce cas, lequel ?
27Cette question est prégnante, surtout à travers les cas de riches tombes féminines isolées.
28Le phénomène des « sépultures princières » peut se résumer comme l’apparition, dans un contexte de compétition et d’accentuation de la hiérarchie sociale, de très riches sépultures, isolées, masculines et féminines. La présence de femmes inhumées aussi richement que leurs contemporains masculins (voire plus si on pense à la fastueuse sépulture de Vix), a fait couler beaucoup d’encre sur le rôle de ces femmes (jusqu’à nier le fait que ce soit des femmes…).
29Les riches tombes féminines sont souvent considérées comme des « femmes de » ou des « filles de », leur parenté avec un riche personnage expliquerait que ce dernier ait fait démonstration de sa richesse lors des funérailles par un dépôt funéraire ostentatoire. Dans cette situation, nous pourrions trouver à proximité la sépulture de ce personnage masculin, avec un faste équivalent, or ce n’est pas le cas. De plus, les sépultures dites princières présentent une certaine diversité mais la composition du dépôt funéraire est semblable pour les deux sexes (présence de char, vaisselle métallique, éléments d’importation, etc.). Or ces différents éléments, considérés comme les témoins du pouvoir dans le cas des sépultures masculines, sont aussi présents dans les sépultures féminines. L’isolement et la composition de l’assemblage funéraire ne permettent donc pas de proposer une différence de statut entre les sexes à travers ces sépultures.
30En outre, les systèmes de parenté et de filiation étant inconnus (cf. infra) nous ne pouvons faire cette hypothèse que si elle est également appliquée aux riches sépultures isolées masculines.
31Il semblerait bien que ce soit des femmes importantes dans leur société, hypothèse qui permet d’expliquer leur richesse, la composition de leur mobilier, leur monumentalité, leur situation isolée des tombes plus ordinaires et leur proximité des résidences « princières ». Cela montre la probabilité d’un accès de certaines femmes à des prérogatives « princières », au même titre que leurs homologues masculins.
32Il est clair aujourd’hui grâce notamment à l’apport de l’anthropologie sociale qu’une égalité idyllique entre les deux sexes n’a encore jamais existé, puisque toute société est construite sur quatre piliers fondamentaux. Claude Lévi-Strauss en définit trois : la répartition sexuelle des tâches, la prohibition de l’inceste, qui implique une obligation exogamique, et l’instauration d’une forme reconnue d’union (Lévi-Strauss, 1967). Les travaux de F. Héritier les complètent avec l’ajout d’un quatrième : la valence différentielle des sexes, qui définit un rapport conceptuel orienté, sinon toujours hiérarchique, entre le masculin et le féminin (Héritier, 1996). Cette proposition est convaincante, cette valence différentielle trouvant sa base dans un donné biologique immuable.
33De plus, les études anthropologiques nous montrent une forte probabilité statistique de l’universalité de la suprématie masculine : les sociétés matrifocales7 (les plus proches du matriarcat, système dont l’existence n’a encore jamais été prouvée) ne représentent que 15 % environ des sociétés humaines répertoriées.
34Le phénomène archéologique de ces riches tombes féminines a souvent conduit à la formulation de l’hypothèse d’une modification dans les systèmes de filiation (sachant que des indices d’hérédité statutaire sont attestés dès le Bronze ancien par la découverte de sépultures d’enfants richement dotées), avec la mise en place d’un système matrilinéaire. Un argument souvent utilisé est tiré du texte de Tite-Live, sur les migrations celtiques : « Bellouesum ac Segouesum sororis filios » (Bellovèse et Ségovèse, les fils de sa sœur) [Histoires Romaines, V, 34]. En effet, dans les sociétés matrilinéaires, l’oncle utérin joue le rôle dévolu normalement au père. Ce cas pourrait permettre de proposer une matrilinéarité mais uniquement pour les Bituriges.
35Sur les systèmes de parenté et de filiation, l’anthropologie est de loin la mieux placée pour nous aider à évaluer cette hypothèse. Elle nous apprend qu’aucun système de parenté ou de filiation n’influe sur l’organisation de la société. Ces sociétés matrilinéaires n’accordent pas forcément une place particulière à la femme, celle-ci étant un simple vecteur (de nom, de terres, de charge, etc.) et le pouvoir, les décisions restant dans la sphère masculine.
36Ainsi la matrilinéarité n’est pas suffisante pour expliquer la thésaurisation dans ces tombes féminines. Cette hypothèse bien que séduisante ne peut être ni infirmée ni confirmée en l’état de notre documentation.
37Il faut certes admettre notre incapacité à connaître un système de filiation, mais non pas à expliquer la place des femmes dans la société d’autant plus que ce système n’infère pas avec leur rôle.
Depuis l’Âge du Bronze, le recrutement funéraire semble lié :
à l’âge : certaines classes d’âge sont absentes ou largement sous-représentées (périnataux et moins de cinq ans).
Au statut social : l’accès à la sépulture archéologiquement visible n’est pas forcément ouvert à toute la population, on observe ainsi des cas de nécropoles dynastiques ne regroupant qu’une partie de la population.
38Et si on observe des différences de richesse entre les sexes celles-ci sont fluctuantes (au sein d’une même nécropole ou culture) : dans certains cas les tombes féminines semblent prédominantes, dans d’autres cas ce sont les tombes masculines (que ce soit par leur nombre, la richesse du dépôt, l’organisation spatiale, etc.). Ainsi les différences liées au sexe s’observent non pas dans les modes de recrutement funéraire mais plus facilement dans les rituels. La culture d’Unétice (Bronze A) illustre bien ce phénomène. Les squelettes sont orientés majoritairement selon un axe est-ouest mais les hommes ont la tête à l’est et les femmes à l’ouest, sachant que les deux sexes sont en proportions équivalentes (Harding, 2000).
39Les écarts de richesse existent bien entre les dépôts funéraires, mais ne sont affectés par l’appartenance du défunt à un genre donné que de manière secondaire par rapport à l’âge et au statut social.
40La mise en évidence d’une structuration hiérarchisée est relativement simple à établir à l’aide des données funéraires. Elles permettent même d’approfondir la notion d’élite en définissant de la hiérarchie au sein même de ces couches aristocratiques (comme par exemple, S. Frankenstein et M. J. Rowlands définissant trois sous-niveaux au sein de l’ensemble des sépultures à char8).
41L’appréhension d’une réalité sociale à travers des données funéraires représente un pari difficile, risqué mais possible, avec un minimum de précautions théoriques.
42La définition de regalia et leur association au sein d’un ensemble archéologique marquent un statut et un pouvoir qui permet de caractériser les sépultures plus finement que par une simple opposition de richesse, ce qui permettra de progresser dans une compréhension plus fine de ces sociétés.
43Il semble que globalement, durant les Âges du Bronze et du Fer, l’accès à la sépulture et à tous les degrés de richesse soit similaire pour les deux sexes. Peut-on déduire de cette égalité funéraire une certaine égalité dans la société ? Si on admet une correspondance entre la richesse de la sépulture et le pouvoir du défunt pour des sépultures masculines disposant d’un équipement funéraire ostentatoire, il faudrait donc l’admettre également pour les tombes féminines similaires, ou bien la remettre en question quel que soit le genre du défunt. Ainsi nous pourrons dépasser cette simple relation [richesse-pouvoir] pour comprendre la structuration de ces sociétés et nous questionner plutôt sur la qualification, la fréquence, et le type de pouvoir possédé par ces défunts favorisés, éléments qui permettraient d’approcher la signification des dépôts funéraires.
44Si le genre n’est pas un critère prioritaire, il faut peut-être envisager – non pas une égalité entre les deux sexes, ce qui semble utopique9 – mais des sociétés qui accordent une place relativement importante aux femmes, leur permettant un accès – dont les conditions restent à définir – à des prérogatives par ailleurs uniquement masculines.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Cl. Lévi-Strauss a défini trois piliers fondamentaux des sociétés : la répartition sexuelle des tâches, la prohibition de l’inceste qui entraîne une obligation exogamique et l’instauration d’une forme reconnue d’union.
2 Voir pour la datation : Becker et al., 1940. Exemple repris notamment dans Harding, 2000 ; Seidel, 1995 et Verger, 2006.
3 Concepts de biens supplémentaires et de costume de cérémonie abordés par P. Brun, 2004, p. 58.
4 Système connu en Mélanésie dans lequel l’acquisition du prestige et du pouvoir se fait par le jeu de grands échanges cérémoniels de dons et contre-dons. à ce sujet voir Godelier, 1991.
5 « Presque » puisqu’on pourrait, comme le développe A. Testart (2007), avec des méthodes et des raisonnements détournés, comprendre que l’absence de dépôt funéraire peut dans certains cas nous conduire à supposer la pratique de la distribution.
6 Phénomènes bien mis en évidence par A. Weiner (1983, p. 244) sur les cérémonies mortuaires des îles Trobriand.
7 C’est-à-dire à la fois matrilinéaires (système de filiation et d’organisation dans lequel seule l’ascendance maternelle compte) et matrilocales (le lieu de résidence du couple est celui de la femme, c’est donc le mari qui vient habiter dans la famille de l’épouse).
8 Frankenstein et Rowlands, 1978.
9 Les travaux de Françoise Héritier (1996) montrent une universalité de la suprématie masculine qu’elle nomme la valence différentielle des sexes : même dans les cas de dominance du féminin sur le masculin toutes les conséquences n’en sont pas tirées (le masculin garde des prérogatives), alors que dans la situation d’une domination du masculin sur le féminin celle-ci est implacable, ne permettant aucune prérogative féminine.
Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne – UMR 8215 : « Trajectoires ». Sujet de thèse : La production des « grandes femmes », la relation entre les femmes, la richesse et le pouvoir dans le monde celtique nord-alpin aux Âges du Bronze et du Fer.
Directeur : P. Brun. Date de soutenance prévue : fin 2013.
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