De l’autel à encens au brûle-parfum : héritage des formes, évolution des usages
p. 183-199
Résumés
Les brûle-parfums de la période islamique, en tant qu’objets ayant servi à brûler des résines aromatiques dans un contexte profane, s’opposent aux autels à encens sudarabiques utilisés dans un contexte religieux et funéraire pour la période ancienne (Ier millénaire av. J.-C.-vie siècle apr. J.-C.). Cependant, les brûle-parfums islamiques présentent des formes et des décors comparables, alors que l’usage qui en est fait a évolué. Dans cet article, nous proposons de montrer en quoi, malgré ces différences, nous pouvons parler d’un phénomène d’héritage et d’adaptation.
We define as “incense-burner” any container having served for burning aromatic resins in a secular context, in opposition to the incense altars mainly used in temples and funerary context during the South-Arabian Kingdoms Period. However, a few shapes and patterns of this period have influenced the Islamic production, although the use has evolved. The aim of this article is to demonstrate that in spite of these differences we can describe a phenomenon of hangover and adaptation.
Entrées d’index
Mots-clés : Islam médiéval, autels à encens sudarabiques, brûle-parfums, encens, Péninsule arabique
Keywords : incense-burners, frankincense, medieval Islam, Arabian Peninsula, south Arabian altars
Texte intégral
1Selon R. Garrus (Garrus, 1996, p. 77), le mot « encens » vient du latin incendere, signifiant « mettre le feu », et dont la forme neutre, incensum, signifiant « chose allumée, brûlée », a fini par désigner, dans le monde romain antique, les substances odorantes que l’on brûle à titre d’offrande religieuse ou funéraire, ou encore afin d’honorer l’empereur. Il désigne donc, par extension et dans un contexte aussi bien religieux que profane, toutes les résines séchées issues de l’exsudation ou de l’incision d’arbres possédant des canaux sécréteurs fournissant des oléorésines gommeuses et odorantes (Bel et Monod, 2001, p. 148-149), ainsi que les bois, les plantes et les résines qui dégagent un parfum lorsqu’ils sont brûlés (la myrrhe, l’aloès, le ciste, l’ambre, le copal, etc.).
2Le mot arabe pour désigner l’encens est lubân. Il peut se définir comme la sève desséchée recueillie après l’incision de certaines essences d’arbres, en particulier les Boswellia, de la famille des Burséracées. Les Boswellia sont répartis dans une zone géographique comprenant le Dhofar (Oman), le Hadramaout (Yémen) et la corne de l’Afrique. L’autre grand parfum d’Arabie est la myrrhe, issue de la sève de l’arbre du même nom (Commiphora myrrha « Nees » Engl.). Le terme dérive directement du sudarabique murr, signifiant « amer », preuve de son origine géographique, le sud de l’Arabie (Dagron, 1993, p. 21).
3Ces résines aromatiques sont brûlées dans des récipients bien spécifiques. J’entends par « brûle-parfum » tout récipient ayant servi à brûler des résines aromatiques, qu’il s’agisse d’encens, de myrrhe, de copal ou même de résines non endémiques en Arabie, et ce dans un contexte profane, domestique, c’est-à-dire non religieux. Les termes majmara et mebkhara sont les plus courants en arabe pour désigner les brûle-parfums, et ce quelque soit la substance qu’on y brûle. Il existe un autre terme, maqtara. Son usage peut être lié au bois d’aloès. Ce terme est évoqué dans une note de Hassân b. Thâbit (m. c. H40/660), où il est question de fumigations de uluwwat il-hind (bois d’Aloès d’Inde) dans un maqtara1. Il s’agit de distinguer les brûle-parfums des pyrées sudarabiques, autrement dit les autels à encens employés dans les temples, tels que les a définis A. Bataya (Bataya, 1983) dans son mémoire de DEA dédiés aux autels à encens de l’Arabie antique.
4Le plus ancien brûle-parfum retrouvé à ce jour est en grès, de forme quadrangulaire quadripode (fig. 1). Il provient des fouilles réalisées à Ra’s al-Jins, en territoire d’Oman. Ce brûle-parfum contenait de la matière brûlée au fond du réceptacle. L’objet a été retrouvé dans un bâtiment daté du iiie millénaire av. J.-C. par S. Cleuziou et M. Tosi (Cleuziou et Tosi 1997, p. 60). Les deux auteurs insistent bien sur le contexte domestique de la découverte, non pas religieux ni de prestige. L’objet lui-même est fort simple et sans décor. Ces indices attestent d’un usage de l’encens au sein des populations moins aisées et d’une consommation locale, ce dès le IIIe millénaire av. J.-C. Les possibles rapprochements concernant la taille et la forme de ce brûle-parfum avec ceux utilisés traditionnellement pour les résines aromatiques en Arabie jusqu’à nos jours suggèrent fortement un usage courant associé aux activités domestiques quotidiennes.
5Les brûle-parfums et autels à encens (ou pyrées) présentés dans cet article proviennent de l’Arabie méridionale et plus particulièrement du Yémen, une des principales régions productrices d’encens, et sont datés du Ier millénaire av. J.-C. jusqu’à la fin de la période abbasside, soit le xiiie siècle de notre ère.
6Il s’agit de montrer en quoi les autels à encens ont influencé la production de brûle-parfums à la période islamique, alors que les usages diffèrent.
Les autels à encens
7Les autels à encens sudarabiques sont généralement en pierre, calcaire ou pierre tendre, certains même en albâtre (fig. 2). La plupart de ces objets ont été retrouvés dans des tombes ou des temples, mais parfois dans des maisons, en lien sans doute avec des cultes domestiques. Ils ont été mis au jour sur des sites antiques du Yémen, du Dhofar omanais, du Hijâz ou encore, comme le souligne R. Audouin (Audouin, 1994, p. 33), de l’Ethiopie. Les exemples présentés dans cette étude proviennent des sites de Raybûn en Hadramaout (Yémen), dont l’occupation s’étend du Ier millénaire av. J.-C. au ier siècle de notre ère, de Qaryat al-Fâw, site sudarabique situé dans l’actuelle Arabie Saoudite et dont le mobilier est daté du ier au ive siècle de notre ère, du cimetière de Timna‘ (Yémen) daté de la première moitié du ier siècle de notre ère, et enfin de Shabwa, ancienne capitale du royaume de Hadramaout (Yémen) du ve siècle av. J.-C. au ve siècle de notre ère. Certains objets proviennent aussi de collections particulières, et leur contexte n’est pas connu. Il est donc difficile de proposer une chronologie des différents types. Signalons tout de même que M. Shea (Shea, 1983, p. 94) date les autels à encens de forme cubique quadripode de la fin du ve siècle av. J.-C. au ier siècle de notre ère2.
8Les fouilles menées entre 1975 et 1983 sur le site de Shabwa ont livré une quarantaine d’autels à encens. Ces autels à encens illustrent toutes les catégories citées ci-dessous, et ont fait l’objet d’une étude typologique reposant sur les formes et sur les décors, réalisé par J.-F. Breton et A. Bataya (Breton et Bataya, 1992, p. 365). Cette étude sert de base à la description des autels à encens sudarabiques qui suit.
9Les autels à encens sont généralement de forme cubique ou quadrangulaire, reposant sur quatre pieds ou sur un socle pyramidal, ou de forme pyramidale tronconique reposant sur un socle pyramidal. Le cube/rectangle/pyramide est creusé à l’intérieur de façon à former un réceptacle dans lequel brûlait la résine aromatique posée sur les braises. Les faces peuvent être ornées d’inscriptions, dont certaines sont des noms d’aromates (fig. 2.1 et 2.6). Le brûle-parfum retrouvé à Qaryat al-Fâw (fig. 2.1) porte sur chacun des quatre côtés une inscription désignant quatre aromates qui sont le rand, le kamkân, le darw et le hadhak. Le rand désigne, en arabe classique, le myrte, le bois d’aloès ou encore le laurier, alors qu’au Yémen il désigne une plante à feuilles parfumées (Artemisia abyssinica Sch.Bip ex Rich). Le kamkân est le cancanum des auteurs gréco-romains, plante réputée venir d’Arabie, assez semblable à la myrrhe, mais dont l’identification reste douteuse. Par contre, le darw et le hadhak ne sont pas identifiés, bien que pour certains auteurs arabes classiques le premier désigne en fait la résine du kamkân (Robin, 1993, p. 25-29). Les faces des autels peuvent aussi être décorées d’incisions croisées encadrées de lignes orthogonales formant des panneaux (fig. 2.5). Des triangles peuvent être disposés sur une ou plusieurs lignes organisées en frises (fig. 2.2). Quelques autels sont ornés de rectangles incisés disposés en hauteur et en largeur. Le motif du croissant, symbolisant l’astre lunaire, ne se retrouve que sur les autels à base pyramidale, jamais sur les quadrangulaires. Il est parfois associé à un disque qui représenterait la planète Vénus. Un triangle supporte le croissant : R. Audouin (Audouin, 1994, p. 33) interprète cet ensemble comme le Ciel et la Terre. Enfin ce croissant peut représenter les cornes d’une tête de taureau vue de face (fig. 2.4). Les autels à encens plus élaborés portent un décor gravé ou sculpté représentant un décor architectural (fig. 2.3). Les éléments architecturaux de ce décor évoquent des façades de temple ou de palais avec des piliers, rentrants et saillants qui représentent des portes et des fenêtres, ou encore des tours couronnées de merlons.
Les brûle-parfums islamiques
10Les brûle-parfums produits pendant la période islamique sont généralement en céramique, en chlorite3 ou en métal. Ces derniers étant à rattacher aux productions de tradition copte ou byzantine, ils ne seront pas traités ici. Le présent article fait référence à la typologie réalisée pour le mémoire de Master 2 (Le Maguer, 2009). La nomenclature est donnée à titre indicatif, dans la mesure où, dans cet article, les bornes chronologiques et géographiques sont plus restreintes que dans le mémoire, ce qui ne nous permet pas de présenter tous les types4.
11Quatre-vingt-quinze brûle-parfums en céramique sont jusqu’à présent attestés dans le sud de la Péninsule Arabique pour la période définie (viie-xiiie siècle). Environ 50 % des brûle-parfums présentés proviennent des fouilles d’al-Shihr, port du Hadramaout réputé pour le commerce de l’encens en particulier, comme l’attestent les douze sources traitant de ce commerce dans le site, (Hardy-Guilbert et Ducatez, 2004 ; Hardy-Guilbert, 2005 ; Hardy-Guilbert et Le Maguer, 2010) le seul qui ait livré six types différents de brûle-parfums en céramique pour la période comprise entre le viie et le xiiie siècle.
12Si la forme quadrangulaire quadripode est la plus ancienne, comme l’atteste le brûle-parfum provenant de Ra’s al-Jins, c’est aussi la plus courante pour toutes les périodes, en particulier en ce qui concerne la période islamique. Pour la période chronologique et la zone géographique définies dans cette étude, tous les brûle-parfums en céramique présentent une forme quadrangulaire quadripode.
13Le premier type (C3) en céramique de forme quadrangulaire quadripode peut présenter un manche horizontal, comme l’attestent les exemplaires complets retrouvés, et son décor se compose d’une ou plusieurs frises de triangles excisés (fig. 3.1 et 3.2). Ces frises sont réparties de façons diverses : en bandeau sur les parois externes du réceptacle, le long des bords ou encore sur la hauteur de l’objet, du bord supérieur du réceptacle jusqu’aux pieds. Certains objets peuvent être peints d’un motif géométrique. Il s’agit d’objets fabriqués avec une pâte grossière dont le dégraissant minéral est bien visible, de couleur beige, brun ou gris. Le cœur de la pâte est généralement gris voire très noir, indiquant une cuisson réductrice. Cette production peut être identifiée comme yéménite. En effet, la majeure partie des objets provient de cette zone géographique, c’est-à-dire outre al-Shihr, Sharma, Yadhghat, al-Qaraw, Ghulayfiqa et jusqu’à Aththar dans le sud de l’actuelle Arabie Saoudite. L’autre élément indiquant son origine est le décor lui-même, puisqu’il se rapproche de celui porté par les pyrées sudarabiques retrouvés notamment à Shabwa (fig. 2.3). Enfin, ce décor caractéristique se retrouve jusqu’à Amman et à Suse, attestant d’une large diffusion. Dans le sud de l’Arabie Saoudite et au Yémen, ces objets sont présents dès les ixe-xe siècles, très courants au xie siècle, et seraient toujours en circulation au xiiie siècle si l’on en croit les datations attribuées par G. Joel et A. Peli (Joel et Peli, 2005, p. 191-192) aux objets retrouvés à Suse et conservés au musée du Louvre5.
14Le second type (C4) est surtout représenté à Aththar, en Arabie Saoudite (fig. 3.3 et 3.4). Tous les brûle-parfums proviennent d’un même contexte datant des ixe-xe siècles, voire jusqu’au xie siècle (Zarins et Zahrani, 1985, p. 81-83). Ils se caractérisent par un récipient quadrangulaire fait d’une pâte sableuse de couleur rouge. Les pieds, plus ou moins hauts, sont parfois rattachés de façon à former un ajourage. Le réceptacle est assez profond. Le décor se compose soit d’incisions de séries de points organisés en rangs, de lignes verticales ou obliques, soit d’excisions représentant un motif de croix. Le décor se trouve soit sur les pieds soit sur l’ensemble de l’objet.
15Le troisième type (C6) regroupe les brûle-parfums quadrangulaires quadripodes dont la partie interne est convexe, et ils sont parfois dotés d’un manche horizontal (fig. 3.5). Le décor se compose de rangées horizontales ou verticales de 3 à 5 points, réalisées par piquetage au peigne. Ces objets présentent une pâte grossière de couleur brun clair à rouge pâle. La plupart des brûle-parfums de ce type ont été retrouvés, lors des fouilles d’al-Shihr, jusqu’à une profondeur de 40 cm. Deux exemplaires (SHR99 2331.1 et SHR99 2333.1) proviennent de niveaux antérieurs au xive siècle. Ce type d’objet est très comparable aux céramiques trouvées à Yadhghat, site pour lequel des fours en activité entre la fin du xe siècle et la première moitié du xie siècle ont été identifiés (Rougeulle, 2007, p. 249-250). Cet élément de comparaison conduit à dater l’introduction de ce type de brûle-parfum à al-Shihr dès le xie siècle. Ces objets seraient encore en usage pour des périodes plus récentes, si l’on se réfère à ces mêmes objets présents dans des couches plus récentes sur le site d’Al-Shihr.
16Enfin, le quatrième type (C7) se compose de brûle-parfums quadrangulaires quadripodes faits d’une pâte grossière de couleur brun clair (fig. 3.6). Les parois portent des indentations à la gouge à l’intérieur de lignes incisées, d’un quadrillage orthogonal, ou formant une frise encadrant un bandeau incisé de lignes obliques. Les brûle-parfums de ce type sont bien attestés dans les niveaux de remplissage du xie siècle des bâtiments en dur à al-Shihr, et se retrouvent encore dans les niveaux des xive-xve siècles.
17La période abbasside, et plus particulièrement les ixe-xie siècles, est celle où la production d’objets en stéatite est la plus florissante. Cela est visible archéologiquement puisque les niveaux de cette période ont livré les plus importantes quantités de matériel en stéatite. Ce fait se vérifie sur les sites d’Aqaba, de Suse et de Siraf. Pour le premier site, la grande majorité des objets proviennent des niveaux correspondant à la période « islamique ancien » du site, soit 800-1000 apr. J.-C., période d’apogée de ce port de commerce (Hallett, 1990, p. 63). À Suse, les objets en stéatite sont nombreux dans les niveaux I-0 (810-1000 apr. J.-C.), (Kervran, 1984, p. 226). Enfin, à Siraf, les objets en stéatite proviennent de la Période 2 du site, comprise entre 825-1055 apr. J.-C. correspondant à la période de prospérité du site (Whitehouse, 1969, p. 20).
18Les mines de stéatite en péninsule Arabique sont localisées à l’ouest, dans une bande montagneuse nord-sud comprise entre le Golfe d’Aqaba et le Najd (Zarins et al., 1979, p. 9-12), ainsi que dans les montagnes nord du Yémen (Overstreet et al., 1988, p. 392), (fig. 4).
19Les centres de production d’objets en stéatite se situent dans ces mêmes régions. L’existence d’une production locale est prouvée par la présence d’éléments de taille et de manufacture, l’identification de mines contemporaines de l’implantation de zones d’habitat, et la comparaison entre les sources géologiques et les produits finis. Wadakh et Ghuraba, dans la région de Ta’if, ont fait l’objet d’une étude qui prouve leur fonction de centre de production pour la période abbasside (Zarins et al., 1980, p. 27-28). Ces mines étant localisées précisément, la stéatite est donc amenée à circuler. C’est pourquoi nous retrouvons des brûle-parfums en stéatite produit en péninsule Arabique sur des sites tels que Fustat en égypte, Suse et Siraf en Iran dans des proportions très importantes. Ainsi, sur la centaine de brûle-parfums en stéatite répertoriés à ce jour, soixante-dix environ proviennent du seul site de Siraf.
20Seulement un type en stéatite (S3) présente une forme cuboïde très proche des productions sudarabiques (fig. 5.1). Il possède un réceptacle cylindrique creusé à l’intérieur. La surface porte un décor gravé de lignes obliques croisées. L’objet repose toujours sur quatre pieds, même si ceux-ci peuvent avoir été cassés. Ce type est produit au début de la période abbasside. À Aththar, ces brûle-parfums proviennent du même contexte que les objets en céramique présentés plus haut, daté des ixe-xe siècles, voire jusqu’au xie siècle selon J. Zarins et A. Zahrani (Zarins et Zahrani, 1985, p. 81-83). Il s’agit de productions arabes que l’on retrouve à Aqaba en Jordanie, ainsi qu’à Siraf en Iran.
21Un second type (S4) se présente en forme de barque (boat shaped), il est donc très semblable aux lampes. Les brûle-parfums de ce type repose sur quatre pieds et sont munis d’un tenon, comme l’illustre l’exemple provenant des fouilles d’al-Shihr, objet qui présente des traces de suies à l’intérieur (fig. 5.2). Un brûle-parfum comparable a été retrouvé à al-Rabadhah et date des ixe-xe siècles. M. Shea (Shea, 1983, p. 78) rappelle que certains brûle-parfums de l’Arabie du Sud, dotés d’un réceptacle en V assez profond, ont pu servir de lampes, dans la mesure où aucune lampe à huile n’a été clairement identifiée en fouille. On peut supposer que ce double emploi se poursuit dans le temps, et a pu être inversé. De plus, le réceptacle assez profond se prête bien à l’usage de la combustion de résine.
22Le dernier type (S5) est le plus significatif car il représente, en l’état actuel des recherches, 64 % du corpus de brûle-parfums en stéatite (fig. 5.3 à 5.6). La forme du réceptacle est circulaire ou polygonale, et les quatre pieds sont sculptés de façon à rendre une section qui va de la forme géométrique simple (circulaire ou carrée) à celle, plus complexe, représentant des motifs floraux. Le décor développé sur les parois externes est simple, se composant de lignes incisées verticales ou horizontale qui peuvent se retrouver sur la hauteur des pieds. Les brûle-parfums de ce type sont généralement dotés d’un manche, lui aussi orné d’un décor allant des simples lignes incisées à l’évocation d’une colonne dorique, ou bien des lignes torsadée le long du manche. Ces productions sont bien attestées à Aththar et al-Mabiyat pour la période comprise entre les ixe et xie siècles. Ce type, sans doute produit en Péninsule arabique, où se trouvent de nombreuses mines et ateliers de stéatite, a largement circulé dans le monde musulman et est attesté jusqu’en Asie Centrale (Le Maguer, 2011). Il aurait pu être rapporté comme souvenir du pèlerinage à La Mecque et donc comporter une forte valeur affective et religieuse. Cela pourrait expliquer les quelques copies qui existent en céramique, attestées en particulier à Suse, et les trous de réparation que certains de ces objets portent. Le coût de la stéatite seul ne peut expliquer ces copies en céramique, auquel cas nous aurions les preuves d’une production beaucoup plus importante de ces copies, alors que seuls trois exemplaires sont attestés, tous provenant de Suse.
L’héritage et l’évolution
23Si des formes (cubique, quadrangulaire, etc.) et des types de décors (triangles excisés, lignes incisées, etc.) se maintiennent tout au long de la période islamique, l’usage, en revanche, est désormais profane et domestique. Il n’est pas anodin de rappeler cette évolution : elle explique la disparition de certains décors à connotations religieuse et symbolique, ainsi que l’abandon de la forme pyramidale, sans doute trop liée à la fonction rituelle de l’autel. Ainsi, le décor sculpté évoquant une architecture religieuse disparaît. Il faut attendre les xviiie-xixe siècles, et en particulier la période contemporaine, pour retrouver une réminiscence architecturale à travers l’élaboration de merlons au sommet du réceptacle, sur des brûle-parfums en métal (madkhan) en particulier. En ce qui concerne les décors, la disparition des représentations symboliques à caractère religieux, comme le croissant ou la tête de taureau, est d’abord liée à l’abandon du polythéisme. Cependant, aucun brûle-parfum de la période islamique ne porte de décor connoté à la religion musulmane, qu’il soit épigraphique ou figuratif. Les inscriptions épigraphiques comme celles attestant de l’usage des aromates ont aussi disparu. Enfin, l’autre élément significatif est la taille des objets. Les autels à encens pouvaient être de taille importante, parfois supérieure à un mètre, et ainsi être lourds à transporter, ce qui suggère un usage unique dans le temple où ils ne devaient pas être déplacés. À l’inverse, les brûle-parfums islamiques sont généralement de petite taille (une dizaine de centimètres), dotés d’un manche et très facilement transportables au sein d’une maison dont on voudrait parfumer les différentes pièces par exemple.
24Doit-on se limiter à catégoriser ces objets au sein de contextes bien définis ? L’exemplaire retrouvé à Shabwa et pourvu d’un manche (fig. 2.6), tout comme les petits autels portant les noms d’aromates, étaient aisément transportables, et s’ils étaient employés dans le cadre de rituels domestiques, rien n’empêchait qu’on les utilise à des fins profanes, comme parfumer la maison ou les habits. Ces pratiques sont encore courantes de nos jours et attestées pour la période islamique. Les vertus assainissantes de l’encens étaient aussi connues par les Anciens. Enfin, au cours de la période islamique, l’encens était régulièrement brûlé dans les mosquées, lors de mariages ou bien dans des rituels magiques d’invocation. Ce qui distingue, au final, les pyrées des brûle-parfums, c’est que les premiers ont d’abord été créés dans un contexte religieux et que leur forme et leur décor ne cesse de le rappeler, même dans le cadre d’un usage domestique. En revanche, concernant les brûle-parfums de la période islamique, si des sources médiévales et contemporaines nous indiquent que l’encens peut être brûlé dans un cadre religieux, il n’existe pas de type spécifique lié à cet usage. Citons tout de même le brûle-parfum en fer damasquiné or et argent conservé au Musée national de Riyad : de forme polygonale à l’extérieur, il présente un réceptacle interne circulaire et il est doté d’un manche. Daté de 1649, il a été créé afin d’être offert au tombeau du Prophète à Médine. Sa forme, qui rappelle fortement le type en stéatite S5 décrit plus haut, prouve qu’il est possible d’adapter un type dont l’usage est d’abord profane afin d’en faire un objet sacré.
25Enfin, n’oublions pas que le principal héritage laissé par les Anciens du sud de la péninsule Arabique est l’usage de l’encens lui-même. Encore au xxie siècle, quiconque s’est rendu au Yémen, en Oman, en Arabie Saoudite ou encore dans les pays du Golfe, a pu se voir offrir des fumées d’encens en signe de bienvenue, preuve de la vivacité de ces pratiques millénaires.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Dîwân, Sayyid Hanafî Hasanayn et Hasan Kâmil al-Sayrafî (éd.), Le Caire, 1974, p. 128, ligne 4. Cité par King, 2008, p. 180, no 43.
2 Cependant, il fait remonter la chronologie établie par E. Stern (Stern, 1973, p. 194) puisque ce dernier les datait entre le ive et le ier siècle av. J.-C.
3 « Chlorite » est employé ici en tant que terme générique désignant différents types de pierres douces ou « pierre à savon » comme la stéatite.
4 Les types en céramiques sont indiqués par la lettre « C » suivie d’un numéro, les objets en chloritite/stéatite par la lettre « S » suivie d’un numéro.
5 Les fourchettes chronologiques données sont trop larges pour être fiables et ne reposent pas sur une datation archéologique.
Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne – UMR 8167 : Orient et Méditerranée.
Sujet de thèse : Le commerce de l’encens de la chute des royaumes sudarabiques à l’arrivée des Portugais dans l’Océan Indien (ive-xve siècle).
Directeurs : A. Northedge. Soutenance prévue fin 2013.
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Appréhension et qualification des espaces au sein du site archéologique
Antoine Bourrouilh, Paris Pierre-Emmanuel et Nairusz Haidar Vela (dir.)
2016
Des vestiges aux sociétés
Regards croisés sur le passage des données archéologiques à la société sous-jacente
Jeanne Brancier, Caroline Rémeaud et Thibault Vallette (dir.)
2015
Matières premières et gestion des ressources
Sarra Ferjani, Amélie Le Bihan, Marylise Onfray et al. (dir.)
2014
Les images : regards sur les sociétés
Théophane Nicolas, Aurélie Salavert et Charlotte Leduc (dir.)
2011
Objets et symboles
De la culture matérielle à l’espace culturel
Laurent Dhennequin, Guillaume Gernez et Jessica Giraud (dir.)
2009
Révolutions
L’archéologie face aux renouvellements des sociétés
Clara Filet, Svenja Höltkemeier, Capucine Perriot et al. (dir.)
2017
Biais, hiatus et absences en archéologie
Elisa Caron-Laviolette, Nanouchka Matomou-Adzo, Clara Millot-Richard et al. (dir.)
2019