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Le spectacle de la mort sainte : mettre en scène la Passion et les martyres chrétiens

The Dramatization of Death: The Staging of the Passion and of Christian Martyrdom

p. 367-378

Résumés

La mise en spectacle des histoires chrétiennes trouve son apogée au xve siècle avec les représentations de mystères de la Passion ou de vies de saints. La mise en scène du martyre et de la mort du Christ ou du saint était un des moments privilégiés du spectacle. Mythe fondateur de la relation chrétienne entre les morts et les vivants, autour de la question du salut de l’humanité, la mort rédemptrice ou la mort sainte est violente, sanglante et douloureuse, et représentée à grand renfort de machineries, de feux, de maquillage, de bruitage et d’effets spéciaux. Les maîtres de ces « secrets » étaient très recherchés : on pouvait les faire venir de loin et payer cher pour leurs collaborations. Il fallait en effet matérialiser les mystères de la foi ainsi que les multiples apparitions, disparitions, miracles accomplis par Dieu ou les saints, tortures et décapitations exécutées par les bourreaux, et autres exorcismes, incendies et fumées infernales. Ces techniques de mise en scène médiévale sont au service du surnaturel et du merveilleux.

The representations of mysteries of the Passion and of the lives of the saints in the 15th century are the high point in the history of the dramatization of the Christian narrative. The staging of the martyrdom and the death of Christ or of a saint were key moments of the representation. Functioning as the founding myth of the Christian relationship between the living and the dead and of the salvation of humanity, redemptive or sacred deaths were violent, bloody and involved great suffering. Their staging made ample use of stage machinery, of pyrotechnics, of makeup, of sound effects and of special effects. Those who possessed these “secrets” were much in demand. They could be brought from far away and were well-paid. Their task was to materialize the mysteries of the faith as well as multiple apparitions and disappearances, the miracles performed by God and by the saints, tortures and decapitations executed by torturers as well as various exorcisms together with conflagrations and the flames of Hell. These medieval theatrical techniques were used to evoke the supernatural and fantastic realms.


Texte intégral

1Un des épisodes cultes de la série d’animation américaine satirique et controversée South Park, qui met en scène quatre jeunes garçons confrontés aux événements de leur pays, s’intitule La Passion du Juif (épisode 3 de la saison 8, diffusé en mars 2004). Le scénario de l’épisode est le suivant : la récente sortie du film de Mel Gibson La Passion du Christ provoque un nouvel essor de la foi à South Park. Cartman convainc ses amis d’aller voir le film. Choqué par ce qu’on lui donne à voir du martyre christique, Kyle remet sa foi juive en question. Cartman, lui, décide de monter une armée pour exterminer les juifs. Stan et Kenny, quant à eux, trouvant le film nullissime, décident de se faire rembourser coûte que coûte et pourchassent Mel Gibson à travers le pays. L’épisode tourne en ridicule le personnage de Mel Gibson dans des scènes extrêmement grotesques tout en dénonçant la position idéologique du film. À sa sortie, le film de Mel Gibson a été vivement critiqué à la fois pour l’antisémitisme qu’il aurait affiché dans ses choix de scénario et de mise en scène et pour l’esthétique hyperréaliste avec laquelle le réalisateur a choisi de montrer la Passion du Christ, de très nombreuses scènes du film étant quasi insoutenables si l’on est sensible à la violence des images. Si le traditionnel « On n’est pas au Moyen Âge » est évidemment présent dans certaines répliques de l’épisode de South Park pour dénoncer le film de Mel Gibson, les mises en scène médiévales de la Passion sont citées dans le dessin animé comme référence du réalisateur. Mel Gibson a, en effet, explicitement renvoyé au théâtre médiéval pour justifier son entreprise dans les interviews qu’il a données aux médias. C’est une Passion spectacularisée comme cela se faisait au Moyen Âge que le réalisateur a souhaité faire renaître.

2La mise en spectacle des histoires chrétiennes, drames liturgiques, miracles et mystères, a été fréquente dans toutes les régions du domaine français entre le xiie et le milieu du xvie siècle. Le corpus des mystères, forme tardive et monumentale de cette spectacularisation, se dénombre, pour le seul domaine français, à plus de 220 textes conservés. Certaines œuvres, telles certaines Passions ou le Mystère des Actes des Apôtres, se jouent sur plusieurs semaines. Les représentations sont organisées par différentes institutions laïques ou ecclésiastiques, séculières et régulières. Exposant le mythe fondateur de la chrétienté, le mystère de la Passion représente sur la scène l’histoire du Christ de sa naissance à sa mort, voire à sa résurrection pour certaines versions. Sur scène de façon encore plus coutumière, les mystères de saints mettent en scène la vie et la mort des martyrs chrétiens. Ces mystères de saints sont représentés par les confréries de métiers, qui jouaient ou faisaient jouer l’histoire de leur patron lors de leurs fêtes annuelles ou, de façon fréquente à partir de la seconde moitié du xve siècle, dans le cadre du culte des martyrs, par les communautés urbaines qui assoient alors leurs prérogatives dans le domaine religieux et ne laissent plus au clergé le monopole de la gestion du sacré1. La préparation de ces grands spectacles dramatiques et musicaux rassemblait de nombreux notables, artisans et artistes. Les spécialistes des techniques théâtrales et des effets spéciaux étaient très recherchés : on pouvait les faire venir de loin et payer cher pour leurs collaborations. Il fallait, en effet, matérialiser les mystères de la foi ainsi que les multiples apparitions, disparitions, miracles accomplis par Dieu ou les saints, décapitations, exorcismes, incendies et fumées infernales. Les techniciens devaient rivaliser d’inventivité afin de donner à voir une âme montant au ciel, de faire voler les anges ou de montrer les feux de l’enfer. Tout était entrepris pour frapper l’imagination des spectateurs. La souffrance et la mort du Christ ou du saint sont un des moments clés du spectacle. La mort rédemptrice, mythe central et fondateur de la relation chrétienne entre les morts et les vivants, autour de la question du salut de l’humanité, est au cœur des questions de mise en scène.

La mort en scène : l’exemple du mystère de saint Martin

3Dans les sources des xve et xvie siècles, les décors des mystères comme les machineries sont d’une manière générale appelés « feintes ». Il s’agit de tout l’arsenal scénique qui permet à la fois de rendre visibles les mystères de la foi et de montrer le martyre : trappes, machines, voleries, feux et eaux. Les effets spéciaux à proprement parler sont appelés « secrets ». On peut mobiliser une pluralité de sources, encore peu exploitées en ce sens : comptabilités, contrats de marché, délibérations municipales, procès-verbaux des organisateurs, directions de mise en scène, textes dramatiques et leurs didascalies, chroniques et comptes rendus des représentations. Enfin, quelques documents plus rares, des sortes de cahiers de feintiers, nous permettent d’accéder précisément aux techniques utilisées.

4En 1496, les notables de Seurre, petite commune fortifiée à quelques kilomètres de Dijon, décident de faire représenter la vie de Martin, saint patron de la ville, « en façon que, a la voir jouer, le commun peuple pourroit voir et entendre facillement commant le noble patron dudit Seurre en son vivant a vescu sainctement et devostement2 ». Dans les dernières pages du manuscrit consignant les textes des pièces composant le spectacle (Mystère de saint Martin3, Moralité de l’Aveugle et du Boiteux, Farce du Meunier dont le diable emporte l’âme en Enfer4), son auteur, André de la Vigne, rédige un procès-verbal de la représentation, nous informant avec détail des aléas de la préparation et de la représentation de ce spectacle.

5Au mois de mai 1496, le vicaire de l’église Saint-Martin, le recteur des écoles et cinq bourgeois de la ville de Seurre commandent à Maître André de la Vigne la composition d’une vie de saint Martin par personnages. André de la Vigne est alors fatiste du roi Charles VIII, soit le poète et spécialiste des spectacles officiels. L’homme de théâtre, expérimenté, rédige le texte du mystère en cinq semaines, ainsi que la farce et la moralité qui se jouaient lors de la même représentation, comme la pratique était courante5. Une fois le texte composé, chaque rôle est copié sur des manuscrits différents appelés rôles ou rôlets, qui contenaient le texte des répliques que le personnage devait jouer. Le rôlet faisait apparaître le demi-vers final précédent de la tirade dite par l’acteur et parfois le premier vers de la réplique suivante6. Un comité, composé du maire de la ville et de trois notables, choisit les acteurs parmi les habitants de la ville en fonction de leur capacité à tenir tel ou tel rôle. Les acteurs prêtent alors serment d’assister à toutes les répétitions et de payer eux-mêmes les costumes nécessaires à la mise en scène du mystère7. La ville paye la construction des échafauds, peints, décorés, tapissés richement. Les effets de scène sont confiés à un spécialiste :

Le maistre des secretz, nommé maistre Germain Jacquet, fut envoyé querir a Ostun8. Et luy venu, par le devant dit Pierre Goillot, receveur des denyers dudit mistere, luy fut delivré toutes choses a luy neccessaires pour faire les ydolles9, secretz et aultres choses10.

6Des rumeurs sur la venue de soldats dans la ville désorganisent néanmoins les préparatifs du spectacle prévu pour le 4 juillet, date de la saint Martin d’été, commémoration de l’ordination du saint évêque. La représentation est repoussée au mois d’octobre, une fois les dangers écartés et les vendanges passées, nous précise André de la Vigne.

7L’histoire du saint, soldat devenu évêque de Tours en 371, se développe sur 10 444 vers, soit de très nombreuses heures de représentation étalées sur plusieurs jours. Le récit des épisodes de sa vie est entrecoupé de chants liturgiques, de longs sermons et de nombreux passages didactiques d’instruction religieuse. Mais il était aussi accompagné de scènes comiques et satiriques sur les ecclésiastiques débauchés, les nobliaux vaniteux, les soldats pillards et ivrognes, ou les gens de justice incompétents et expéditifs. Le mystère met en avant de façon particulièrement frappante la puissance de l’enfer et de ses tentations, dont on ne peut triompher que par la pénitence et des prières toujours répétées. Les combats de Martin contre les démons sont l’occasion de scènes d’action éclatantes. Saint Martin, épuisé, se meurt très lentement sur scène, encore tourmenté par les diables. Enfin, les anges arrivent sur le plateau afin de porter l’âme du saint en Paradis.

8Pendant la mort de Martin, sur une autre partie de la grande scène de bois, se jouait la farce composée par le fatiste, La Farce du Meunier dont le diable emporte l’âme en Enfer. Le choix d’un meunier comme personnage principal de la farce n’est pas un hasard, Martin étant le patron des meuniers. Voici l’intrigue de la farce : Lucifer envoie son petit diable Bérith sur terre, pour qu’il lui ramène une nouvelle âme damnée. Un meunier alité et malade, brutalisé par sa femme, souffre de voir celle-ci recevoir le curé, son amant, alors qu’il est mourant. Il profite néanmoins de la présence du prêtre pour confesser ses larcins avant de succomber. Pendant ce temps, Bérith tourne autour du corps du meunier. Inexpérimenté, le petit diable ne sait pas que l’âme sort par la bouche d’un mourant lors de son dernier soupir. On figurait ainsi habituellement sur la scène de théâtre l’issue de l’âme d’un défunt à l’aide d’un jeu de voiles qui sortaient de la bouche du mort. Mais Bérith se demande par quel orifice du corps il va pouvoir la récupérer. En pleine confession de ses péchés, le meunier exhale un monstrueux pet et défèque ! Le petit diable se glisse alors sous ses fesses pour recueillir dans son sac ce qu’il croit être l’âme du pécheur. De retour chez lui, Bérith ouvre le sac et empuantit l’Enfer. Lucifer, offusqué, intime l’ordre qu’on ne lui amène plus jamais d’âme de meunier qui sent si mauvais, et en profite pour faire battre son petit diable tout penaud.

9Cette grotesque agonie a lieu sur scène en parallèle avec le long et saint trépas de Martin. Le jeu du mystère proprement dit reprend alors et l’âme de Martin est accompagnée au Paradis par la procession des anges. Je ne partage pas la position de l’éditeur du mystère, qui ayant jugé que la farce n’avait pour fonction que de détendre l’atmosphère après ces longues heures de spectacle religieux, choisit de ne pas l’éditer avec le mystère. À mon sens, ce traitement farcesque et trivial de la sortie de l’âme du meunier sert le dessein édifiant du spectacle du martyre de Martin. Ceci n’est pas sans rappeler la scientia bene moriendi que le théologien Jean Gerson prêche au début du xve siècle, et les arts de bien mourir, qui s’impriment dès la fin du xve siècle, dans lesquels la bonne mort et la mauvaise mort sont illustrées11.

10Moment privilégié de la représentation, la mort sainte ou la mort rédemptrice est forcément violente, sanglante et douloureuse, et représentée à grand renfort de machineries, de feux, de maquillage, de bruitage et d’effets spéciaux. L’image la plus connue figurant une représentation de mystère est celle du Martyre de sainte Apolline que Jean Fouquet a peint, entre 1452 et 1460, pour le célèbre Livre d’heures d’Étienne Chevalier. Au sein de ce livre d’heures, le martyre d’Apolline est accompagné de la Passion du Christ et des supplices de saints, saint Pierre et saint André, crucifiés, saint Jacques le Majeur, décapité, saint Étienne, lapidé, sainte Catherine, promise à l’écartèlement. Si Fouquet peint toujours, dans ses enluminures, un public assistant aux martyres des saints qu’il a choisis, le martyre de sainte Apolline est, quant à lui, situé au milieu d’un dispositif théâtral vraisemblable d’après ce que les sources de la pratique nous apprennent des conditions matérielles de la représentation des mystères à partir du milieu du xve siècle. Jean Fouquet prenait part lui-même à l’organisation des spectacles. Il avait reçu commande en 1461 des décors et échafauds de mystères pour l’entrée de Louis XI et de la reine en la ville de Tours12.

11Au premier plan de l’enluminure, la scène où le martyre se déroule met en jeu quatre bourreaux qui torturent la sainte en lui arrachant les dents et un fou, de dos, qui baisse sa culotte. Au-dessus d’eux, des spectateurs se tiennent debout ou assis dans des loges, sur des échafauds de bois. La Gueule d’Enfer est peuplée de diables. À droite de l’image, un homme, tenant à la main un livre et une baguette de bois, pointée vers les nombreux musiciens que l’on distingue dans la partie haute de l’image, semble organiser la représentation (certaines sources de la pratique mentionnent clairement la présence d’un régisseur ou d’un meneur de jeu sur la scène médiévale)13.

12Cette exposition des souffrances est une constante. Dans le Mystère de saint Christofle (Grenoble, 1527), le texte énumère et expose les tortures infligées aux chrétiens : écartèlement, décapitation, écorchement, démembrement, empalement, bûcher, noyade, écrasement. Dans le Mystère de saint Laurent, connu par une édition parisienne de 1530-1534, on assiste successivement aux supplices de Lucille, du pape Sixte, de Laurent, de Romain, d’Hippolyte et de son épouse, de sa nourrice Concorde et de leurs domestiques. Dans le Mystère de sainte Marguerite (xve siècle), la sainte est battue de verges et emprisonnée, on essaie de la noyer en un « vaisseau » plein d’eau, on la pend par deux fois, elle est avalée par un dragon infernal dont le ventre se fend pour la rendre à la vie, elle est enfin décapitée par le bourreau qui se convertit au moment de la frapper, et ne lui tranche la tête que pour obéir à ses ordres. Avant de mourir, Marguerite convertit encore huit autres personnes qui sont décapitées une par une sous les yeux des spectateurs. Les didascalies nous donnent ce type d’indications : « Adonc la transgloutist en sa gueule et jette le feu bien fort ». Un dragon animé sur la scène, donc. Une machine qui vient compléter l’arsenal d’effets spéciaux nécessaires à la visualisation des martyres : pour le mystère de saint Vincent (1476), celui-ci doit marcher sur des chevilles pointues, et le manuscrit nous avertit à la marge que ces chevilles, « faictes de papier », devront être « fourrées de sang »14.

Représenter le martyre : feintes et secrets

13Deux documents exceptionnels nous renseignent sur ces effets spéciaux. Le premier est une sorte de cahier des secrets techniques des spectacles. On a en effet retrouvé, à la fin du xxe siècle, un petit manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale de Turin (X29). En langue occitane, le cahier est un relevé de solutions techniques pour les effets de mise en scène. D’après l’écriture, le document est daté par son éditeur Vitale-Brovarone de 1485-151515. Depuis, il a été localisé par Jean-Pierre Chambon en Rouergue, très probablement à Millau16. L’état de conservation est assez mauvais, car le document a été endommagé par le feu. Il est lacunaire. Mais on comprend qu’il a sans doute servi aux effets spéciaux d’une Passion. On peut y lire, par exemple, à la rubrique « Feinte pour faire un diable couvert de feu », qu’il faut prendre de l’essence de térébenthine (trementina) et en enduire totalement le diable. On ajoutera du coton imbibé d’eau ardente sur la térébenthine pour y mettre le feu, en prenant soin d’ajuster les doses de poudre aux pieds et aux mains du diable, auxquelles un autre diable mettra le feu17. On y lit aussi comment faire exploser des vessies de porcs remplies d’un liquide rouge ou comment des éponges gorgées de vermillon sous une perruque permettront à l’acteur d’y plaquer ses mains pour que le liquide rouge sang dégouline, afin de rendre visible la sueur de sang dont se couvre le Christ18.

14Le deuxième document est un manuscrit conservé à la bibliothèque de Bourges (dit agenda Girardot, du nom de son éditeur)19, qui offre la liste des décors, accessoires, machineries et effets spéciaux nécessaires à la mise en scène du Mystère des Actes des Apôtres. De format agenda, relié en veau estampé, incomplet, il compte cinquante feuillets. Rédigé en cursive du xvie siècle par un auteur qui nous est inconnu, il est titré C’est la table et sommaire de la représentation de la passation faicte a la fosse des Arenes par les bourgeois de Bourges en l’an 153 (sic). Il s’agit en fait de la représentation du Mystère des Actes des Apôtres, à Bourges en 1536, très bien documentée par ailleurs. Ce mystère, commandé par René d’Anjou et composé dans les années 1470 par Simon Gréban, a été joué par la suite aux Arènes de Bourges en 1536 et à l’Hôtel de Flandre à Paris en 1541. Ces deux gigantesques représentations (plusieurs centaines de personnages sur scène et 60 000 vers sur neuf journées de représentation) sont bien connues. Il n’en est pas de même du petit manuscrit berruyer, qui contient la liste des 495 personnages du mystère des Actes des Apôtres par groupes, classés comme suit : Paradis, Enfer, Apôtres, Maries, Empereurs, etc., avec des références chiffrées à l’ordre de leur entrée en scène et aux journées du mystère dans lesquelles ils prennent la parole, ainsi que le nombre de vers que chaque personnage dit. Cette liste a pu être utile à la confection des rôlets pour chaque acteur, mais aussi à l’organisation des répétitions. La seconde partie du manuscrit, intitulée Extrait des feintes qu’il conviendra de faire pour le Mystère des Actes des Apôtres, fournit la liste des décors, accessoires, machineries et effets spéciaux nécessaires à la mise en scène du mystère. Chaque feinte est précédée du numéro du feuillet du manuscrit de la représentation où elle se trouvait, manuscrit aujourd’hui malheureusement perdu. Outre le Paradis et l’Enfer, les décors sont variés : villes, palais, temples, jardins, montagnes, mer, tombeaux, prisons, etc. Tout y est mentionné avec détail, les trappes et issues souterraines permettant les apparitions et disparitions, les différents animaux naturels et surnaturels, les idoles (soit les mannequins qui remplaçaient les corps des acteurs pour les martyres et les décapitations), les feux, les voleries, les effets de lumière, effets de son (tonnerre) et même les effets olfactifs. On peut y lire, par exemple, que le feintier doit fournir pour la scène une fournaise, en laquelle sera mis bois, paille et feu, en laquelle saint Thomas sera jeté, et de laquelle il sortira intact quelques temps après. Quant à saint Paul, lors de sa décapitation, « sa tête fera trois sauts, et de chaque saut sortira une fontaine dont sortiront lait, sang et eau20 ». Cette seule mention suffit à visualiser clairement que nous ne sommes pas face à une esthétique qui se veut réaliste. L’outrance des effets doit produire le merveilleux.

15Ces deux cahiers se trouvaient dans les mains d’un spécialiste que les documents nomment « feintier » ou parfois plus précisément « maître des secrets ». Dans toutes les comptabilités concernant les mystères que nous avons conservées, un maître des secrets est payé. Il peut être peintre, ou plus spécifiquement artificier et spécialiste des feux. À Mons par exemple, en 1501, pour une Passion, les échevins paient Maître Guillaume de la Chiere pour fabriquer « le secret du Pinacle, le fau-corps Sainct Jehan, le couteau Herodias faint, le couteau dont Herode se tua, les polions dont Judas se pendi, la lance, le fer et le custode, deux coulons fainct dont un estoit rouge, troix escories de secret, troix molles a fuzees, deux faulx visaiges de mors, la molle de deux bastons dont Dieu fu batut21 ». D’après le compte de la Passion jouée à Châteaudun en 1510, on fait venir Guillaume Brudeval pour « toutes fainctes necessaires et convenables pour les misteres » et Perrinet Rifflart, de Beaugencyn, est appelé pour faire et gouverner l’Enfer22. Il s’agit donc d’un spécialiste du feu.

16Plusieurs contrats notariés parisiens conclus entre des peintres et des organisateurs de spectacles sont conservés pour la décennie 1540, notamment celui du peintre Louis Calongne pour le mystère de saint Blaise joué à Arcueil en 1540, celui du peintre Jean Cousin lors de la représentation du Mystère du Viel Testament joué à Paris en 1542, et celui du peintre Jean Boivin, pour une représentation d’un Mystère de Saint Cyr à Villejuif en 154723. Ce quatrième contrat, daté du 22 août 1541, est inédit. Il enregistre un marché entre Jean Brumereau, prêtre à Bièvres-le-Châtel et Robert Landoys, laboureur à Sceaux, d’une part, et le peintre Christophe Loyson, habitant dans les faubourgs Saint-Marcel, d’autre part, pour une représentation d’un mystère de la Vengeance Notre-Seigneur à la Toussaint. Le mystère de La Vengeance Notre-Seigneur raconte la conséquence de la Passion : Dieu décide d’employer l’armée romaine à détruire Jérusalem. La pièce connut, en effet, un grand succès et de multiples représentations. Les didascalies sont explicites quant aux besoins en secrets. Ainsi quand Néron, conformément à l’histoire romaine, fait ouvrir le ventre de sa mère, on lit dans le manuscrit : « Nota qu’ilz la lient icy sur un long banc, le ventre dessus, et faut avoir un corps feint pour l’ouvrir. » En 1541, Loyson promet de fournir sur les lieux de la représentation, à Brumereau et Landoys, qui ont entrepris de mettre en scène le Jeu de la Vengeance et destruction de Jherusalem au village de Plessys Picquet24, les éléments suivants : le costume de Dieu le Père et de trois anges, les diadèmes pour Dieu le Père, le Fils et Saint-Esprit, Notre Dame et les anges ainsi que les accessoires qu’il faut pour le Paradis. Il s’engage à fournir toutes les peintures, couleurs, perruques, cheveux, barbes, nuées et autres matières nécessaires aux feintes qui sont contenues dans le livre de la Vengeance, lesquelles Loyson « dit bien sçavoir et entendre », ainsi qu’à peindre les cinq costumes de diables et le Paradis et l’Enfer des couleurs nécessaires. Il fournit tant les bâtons royaux, les couronnes d’empereurs, de rois, évêques, que les poupées et mannequins (ydoles), et les autres feintes pour les décapitations et martyres. Les organisateurs s’engagent à lui donner « le repertoire ou memoyre pour ce faire ». Il est payé vingt-cinq livres tournois pour ces peintures et ces feintes, à raison de quarante sous tournois chaque semaine. En plus de ce salaire, Brumereau et Landoys s’engagent à nourrir Loyson et ses ouvriers, quand ils travailleront sur place à fabriquer le Paradis et l’Enfer25.

17Les feintes et secrets ne sont pourtant pas toujours au point. André de la Vigne, dans le procès-verbal de la représentation de la vie de saint Martin que j’ai cité plus haut, relate d’ailleurs un incident technique en Enfer :

Puis apres commença a parler Luciffer, pendant lequel parlement celuy qui jouoit le parsonnaige de Sathan, ainsi qu’il volut sortir de son secret par dessoubz terre, le feu se prist a son habit autour des fesses, tellement qu’il fut fort bruslé. Mais il fut si soubdaynement secouru, devestu et rabillé que, sans faire semblant de rien, il vint jouer son parsonnaige, puis se retira en sa maison. De ceste chose furent moult fort espoventez lesditz joueurs, car ils pensoyent que, puisque au commancement inconvenient les assailloit, que la fin s’en ensuivroit. Touteffois, moyennant l’ayde de Mondit seigneur sainct Martin, qui prist la conduyte de la matiere en ses mains, les choses allerent trop mieulx cent foys que l’on ne pensoit. Apres ces choses, le pere, la mere sainct Martin avecques leurs gens marcherent oudit parc, et firent ung commancement si tresveyf que tout le monde tant les joueurs que les assistans, furent moult esbahis. Et de fait, en abolissant la cremeur26 devant dicte, lesditz joueurs prindrent une telle hardiesse et audasse en eulx, qu’onques lyon en sa taynyere ne meurtrier en ung boys ne furent jamais plus fiers ne mieulx assurez qu’ilz estoient quand ilz jouoient. […]

Pour le commancement de l’apres disnee qui fut a une heure, ledict Sathan revint jouer son parsonnage et pour son excuse dist a Luciffer :

Malle mort te puisse avorter,
Paillart, filz de putain coquu,
Pour a mal faire t’enorter
27 :
Je me suis tout bruslé le cu.

Et puis parfist son parsonnage pour celle clause28 et les autres joueurs ensuivant, chacun selon son degré. Puis firent pause pour aller souper entre cinq et six heures, tousjours jouans et exploitant le temps au mieulx qu’ilz pouoient. Et puis, a l’issue du parc, lesditz joueurs se misrent en ordre comme dit est, en venant jusques a ladite eglise Monseigneur sainct Martin, dire et chanter devostement en rendant graces a Dieu ung Salve Regina29.

18Au-delà de l’aspect amusant de ce récit d’un effet de flammes raté et périlleux, cette relation des circonstances de jeu du mystère de saint Martin nous montre que le savoir-faire des acteurs et leur capacité à faire que le spectacle continue ne sont pas en contradiction avec leur foi.

19L’incarnation de ces histoires sacrées par des acteurs laïcs et cette réitération des martyres et de la Passion du Christ, dans un mode qui n’est pas « euphémisé » comme celui de la messe, est un phénomène caractéristique de la fin du Moyen Âge, qu’il faudra prendre mieux en compte pour l’étude des faits religieux et de la mise en scène de la foi. Les documents que j’ai rapidement évoqués montrent que ce n’est pas une forme de réalisme qui est recherchée dans l’esthétique des mystères, contrairement à ce qu’a affirmé Gustave Cohen au milieu du xxe siècle30. Pas plus de mauvais goût et d’obscénité dans la violence, comme Cohen le disait encore en suivant les érudits du xixe siècle qui ont, les premiers, travaillé sur ce théâtre, mais la recherche d’un surnaturel spectaculaire, pour visualiser et « spectaculariser » les mystères de la foi. C’est précisément là où la comparaison de Mel Gibson avec les Passions médiévales ne tient pas. Son film à l’esthétique hyperréaliste brouille les conventions du spectacle et du jeu, alors que les techniques de mise en scène médiévale étaient au service du merveilleux. Connaître, percevoir et apprécier les machines et les techniques scéniques qui permettent de voir le Christ traverser sa Passion pour le salut des hommes n’affaiblit en rien l’effet recherché sur le spectateur chrétien.

Notes de bas de page

1 Sur la religion civique, voir La religion civique à l’époque médiévale et moderne (Chrétienté et Islam), dir. A. Vauchez, Rome, 1995 ; ainsi que les dernières mises au point historiographiques sur la question : P. Monnet, « Pour en finir avec la religion civique ? », Histoire urbaine, 27 (2010), p. 107-120 ; P. Boucheron, « Religion civique, religion civile, religion séculière. L’ombre d’un doute », Revue de synthèse, t. 134, 6e série, 2 (2013), p. 161-183.

2 Paris, BnF, fr. 24332. Le procès-verbal de la représentation se trouve aux folios 260-264.

3 Andrieu de la Vigne, Le Mystère de Saint Martin (1496), éd. A. Duplat, Genève, 1979.

4 Éditée dans Farces françaises de la fin du Moyen Âge, t. 2, éd. A. Tissier, Genève, 1999, p. 53-72.

5 Voir par exemple M. Longtin, « Le Mystère de sainte Barbe en cinq journées et sa farce », Mainte belle œuvre faicte. Études sur le théâtre médiéval offertes à Graham A. Runnalls, éd. D. Hüe, M. Longtin et L. Muir, Orléans, 2005, p. 339-354.

6 Sur les rôlets de théâtre, voir É. Lalou, «  Les rôlets de théâtre, étude codicologique  », Actes du 115e Congrès national des Sociétés savantes. Théâtre et Spectacles Hier et Aujourd’hui  : Moyen Âge et Renaissance [Avignon, 1990], Paris, 1991, p. 51-71.

7 Sur l’organisation et l’écriture des mystères, je me permets de renvoyer à M. Bouhaïk-Gironès, « L’écriture en action. Les processus de mise en texte du Mystère de saint Sébastien (1497) et du Mystère des Trois Doms (1509) », Histoires pragmatiques, dir. Fr. Chateauraynaud et Y. Cohen, Paris, 2016, p. 77-104.

8 Autun (Saône-et-Loire), à 75 kilomètres à l’ouest de Seurre.

9 Idole : poupée ou mannequin servant à remplacer les corps des acteurs pour les effets spéciaux.

10 Paris, BnF, fr. 24332, fol. 260v.

11 F. Bayard, L’art du bien mourir au xve siècle : étude sur les arts du bien mourir au bas Moyen Âge à la lumière d’un « ars moriendi » allemand du xve siècle, Paris, 2000.

12 Jean Fouquet. Peintre et enlumineur du xve siècle, dir. Fr. Avril, Paris, 2003, p. 418-419. Je prépare un article sur le travail de Jean Fouquet pour ce spectacle.

13 Pour une étude précise de cette image et de ses sources, voir V. Dominguez, « La scène et l’enluminure : l’Apolline de Jean Fouquet dans le Livre d’Heures d’Étienne Chevalier », Romania, 122 (2004), p. 468-505.

14 Pour d’autres exemples, voir J. Koopmans, « L’équarrissage pour tous ou la scène des mystères dits religieux », Littératures classiques, 73/3 (2010), p. 109-120.

15 Il Quaderno di segreti d’un regista provenzale del Medioevo. Note per la messa in scena d’una Passione, éd. A. Vitale-Brovarone, Alessandria, 1984.

16 J.-P. Chambon, « Pour le texte, le lexique et la localisation du Quaderno di Segreti d’un Regista Provenzale del Medioevo (éd. Vitale-Brovarone) », Travaux de linguistique et de philologie, 30 (1992), p. 319-353.

17 Il Quaderno di segreti…, op. cit. n. 15, p. 36.

18 Ibid., p. 26-28.

19 Bourges, bibl. mun., 328. Consultable en ligne sur Les bibliothèques virtuelles humanistes : http://www.bvh.univ-tours.fr/Consult/consult.asp?numtable=B180336101_MS328&numfiche=963&mode=3&offset=5&ecran=0 et édité dans Le Mystère des Actes des Apôtres, éd. A.-T. Girardot (baron de), Paris, 1854.

20 Bourges, bibl. mun., 328, fol. 25r à 50v.

21 G. Cohen, Le Livre de conduite du régisseur et le compte des dépenses pour le Mystère de la Passion joué à Mons en 1501, Paris, 1924, p. XLII.

22 Compte du Mystère de la Passion. Châteaudun, 1510, éd. M. Couturier et G. A. Runnalls, Chartres, 1991, p. 104.

23 G. A. Runnalls, « Les mystères à Paris et en Île de France à la fin du Moyen Âge : l’apport de six actes notariés », Romania, 119 (2001), p. 113-169.

24 Aujourd’hui Le Plessis-Robinson (Hauts-de-Seine, arr. Antony, c. Châtenay-Malabry).

25 Paris, Arch. nat., Minutier central des notaires, Étude XXXIII/18.

26 Cremeur : crainte.

27 Enorter : informer, avertir.

28 Clause : réplique de l’acteur.

29 Paris, BnF, fr. 24332, fol. 263.

30 G. Cohen, Histoire de la mise en scène dans le théâtre religieux du Moyen Âge, Paris, 1951, p. 148. Pour les questions historiographiques, je me permets de renvoyer le lecteur à l’ouvrage que j’ai co-dirigé : Les pères du théâtre médiéval. Examen critique de la constitution d’un savoir académique, dir. M. Bouhaïk-Gironès, V. Dominguez et J. Koopmans, Rennes, 2010.

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