Quand les vivants reviennent vers les morts : la réouverture de sépultures en Scandinavie au xe siècle
When the Living Turn towards the Dead: The Opening of Graves in Scandinavia in the 10th Century
p. 217-228
Résumés
On s’interroge ici sur le commerce des vivants avec les morts dans les sociétés scandinaves du premier Moyen Âge, d’abord païennes puis progressivement christianisées, à partir de quelques exemples de réouvertures de tombes. Les données textuelles (à travers notamment la figure mythologique inquiétante du draugr dans les sagas) et surtout archéologiques (en particulier les sépultures élitaires d’Oseberg, de Gokstad et de Jelling des ixe et xe siècles) permettent de s’interroger les motivations poussant à de telles réouvertures, au-delà du simple pillage. La récupération de la dépouille et de la mémoire de certains morts prestigieux par les vivants peut aussi être mise au service d’une construction idéologique politico-religieuse, en tentant de reconstruire la mémoire dynastique ou de déconstruire la mémoire d’une dynastie concurrente, l’ouverture s’accompagnant alors de destructions.
We will examine a few examples of the opening of graves to consider the interaction between the living and the dead in Scandinavian society of the early Middle Ages. This society was initially pagan and became progressively Christianized. The textual data (mainly the rather disturbing mythological figure of the draugr found in the sagas) and especially the archaeological data (in particular the burial mounds of Oseberg, of Gokstad and of Jelling from the 9th and 10th centuries) allows an examination of the motivations behind these acts that go beyond mere pillage. The recovery of the corpses and of the memories of certain illustrious dead by the living can have been used according to a political and religious ideology in an attempt to reconstruct the memory of a dynasty while deconstructing the memory of an opposing one. These acts would involve material destruction.
Texte intégral
1La mise en garde gravée sur la pierre runique de Magatan en Suède (commune de Flistad, dans le Västergötland), en annonçant « Attention au cadavre ! Destruction ! », rappelle sur un ton impérieux aux vivants qu’ils doivent se méfier des morts1. Il s’agit là d’une très vieille inscription (qui remonte probablement au vie siècle), soulignant l’attitude ambiguë, voire paradoxale, envers les morts en Scandinavie : les morts sont craints (car ils peuvent porter préjudice aux vivants), on se méfie d’eux ; et, en même temps, on recherche souvent leur protection.
2Cette attitude ambiguë n’est pas spécifique à la Scandinavie, mais, dans un contexte de conversion progressive au christianisme à partir du xe siècle, on peut se demander si les relations entre vivants et morts ne connaissent pas un certain nombre d’évolutions. Les rapports que les vivants entretiennent avec les sépultures nous renseignent ainsi sur les croyances religieuses (païennes, puis chrétiennes) des Scandinaves. Il va s’agir ici de se concentrer sur certaines formes de commerce des vivants avec les morts, un commerce qui a pu revêtir différentes formes, y compris physiques, par l’intermédiaire des sépultures, et qui est attesté tant par la littérature que par l’archéologie. Ses significations ne sont toutefois pas toujours très claires. Le sujet est, en effet, délicat et toute tentative d’interprétation sujette à caution : les différents modes de réappropriation ou de profanation des sépultures permettent néanmoins de réfléchir, au-delà de la gestion des morts, à la construction de la mémoire dans les sociétés médiévales.
3À travers plusieurs exemples de réouverture de sépultures dans le sud de la Scandinavie au cours de la seconde moitié du xe siècle, cet article vise à proposer plusieurs explications possibles à ce phénomène, en commençant par montrer que ce motif littéraire a également une réalité historique, attestée par l’archéologie, avant de revenir sur les enjeux religieux, politiques et mémoriels de telles actions.
Du motif littéraire aux traces archéologiques
La figure du draugr dans la littérature norroise
4Parmi les formes d’interactions entre les vivants et les morts, la réouverture de tombes est un phénomène assez présent dans la culture scandinave, jusqu’à constituer un motif littéraire dans les textes norrois plus tardifs. Dans les sagas, un tel acte, qui tend à revêtir une dimension épique et magique, peut être associé à la figure mythologique inquiétante du draugr, sorte de mort-vivant hantant la tombe (souvent un tumulus) qui abrite sa dépouille mortelle et veillant sur le trésor enfoui avec elle (dans la littérature norroise, le draugr étant souvent associé à l’idée de cupidité).
5Dans la Saga de Hrómundr Gripsson2, le héros éponyme pénètre ainsi dans le tumulus d’un ancien roi de Valland (nom donné par certains textes norrois à la Gaule), Þráinn. Il terrasse le roi en le décapitant et en brûlant son corps, avant de s’emparer de son épée, Mistilteinn. Mais quelle pouvait donc être la motivation (ou les motivations) de Hrómundr ? Comme toujours dans les sagas, il s’agissait d’acquérir gloire et renommée, bien sûr : ici, en se débarrassant au cours d’une lutte titanesque d’un monstre, le roi Þráinn devenu un draugr. En cela, cette histoire fait écho aux craintes ancestrales suscitées par les morts et à la mise en garde gravée sur la pierre de Magatan : il faut se méfier des morts. Mais justement, l’interprétation de cette inscription, très fragmentaire, fait débat : elle n’a pas pu être retranscrite ni, donc, traduite avec certitude et plusieurs hypothèses ont été proposées. « Attention au cadavre ! Destruction ! » (« Gaez naaz ! Glata ! ») en est une : il s’agit alors d’une mise en garde adressée aux vivants contre les dangers que représente un mort. Mais elle peut aussi être lue ainsi : « Attention au cadavre, destructeur ! » (« Gaez naaz, glata ! ») ; il s’agit, dans ce cas, d’un avertissement directement adressé au « destructeur » de sépultures, qui n’hésite pas à violer les tombes pour les piller. De fait, Hrómundr entre dans le tumulus pour récupérer un objet symbolique, l’épée.
Pourquoi rouvrir une sépulture ?
6Toutefois, ce phénomène n’est pas qu’un motif littéraire : cette pratique est attestée en Scandinavie par l’archéologie3. Le sommet de plusieurs tertres funéraires présente ainsi une dépression, attestant l’ouverture de la tombe, comme à Borre, en Norvège. Cette disposition soulève la question des raisons pour lesquelles on pouvait éprouver le besoin de rouvrir une sépulture, encourant le courroux du défunt4. L’explication qui vient spontanément à l’esprit est celle du pillage. Certes, la plupart des sépultures scandinaves ne contiennent pas beaucoup de mobilier, mais certaines tombes élitaires pouvaient être richement garnies, suscitant les convoitises. C’est notamment le cas de quelques sépultures féminines contenant des bijoux de prix, comme la chambre no 5 à Hedeby/Haithabu (dans l’actuel Schleswig-Holstein), où l’on a notamment retrouvé deux broches ovales en argent et deux pendentifs en or5. Cependant, toute sépulture violée ne l’est pas nécessairement pour se livrer au pillage : les motivations peuvent être bien plus complexes que la pure avidité.
7Toute réouverture de sépulture offre, en effet, une occasion pour les vivants d’interagir avec le monde des morts, par l’intermédiaire notamment d’objets, en particulier l’épée. Il pouvait ainsi parfois s’agir de récupérer une épée légendaire, comme cela semble être le cas dans la Saga de Hrómundr Gripsson pour l’épée Mistilteinn (littéralement, le « gui », mistletoe en anglais)6, avec laquelle Þráinn prétend avoir tué 420 hommes. L’objectif n’est pas seulement de voler un objet de prix (d’ailleurs le reste du trésor n’intéresse guère Hrómundr, qui se contente de l’épée, d’une bague et d’un collier, laissant le reste à ses compagnons), mais, symboliquement, de s’approprier une partie du pouvoir, de la force du défunt : c’est donc une façon de revendiquer et d’affirmer une légitimité. Il peut aussi s’agir, plus prosaïquement, de récupérer une épée ancestrale, ce qui peut également être une forme de légitimation, l’épée faisant partie de l’héritage7 : c’est un symbole des liens familiaux, et de nombreuses sépultures en Scandinavie en contiennent, telle la tombe 157 à Kaupang dans le Vestfold (Ka. 157), datant de la première moitié du ixe siècle et située sous un tumulus8.
8Enfin, le poids des croyances, des craintes et des espoirs joue également un rôle non négligeable dans ces interventions post-sépulcrales : la destruction de la dépouille d’un être réputé maléfique, un draugr, peut avoir pour but de l’empêcher de nuire aux vivants. Il s’agit alors avant tout d’empêcher les morts d’interférer avec les vivants9.
9Ces explications suffisent-elles toutefois à expliquer tous les cas de réouverture de sépultures attestés par l’archéologie dans le sud de la Scandinavie, notamment dans la seconde moitié du xe siècle ? Laissons là la magie et la littérature norroise pour nous pencher sur le cas de trois tombes élitaires rouvertes : celle de Jelling (dans la péninsule danoise du Jutland) et celles d’Oseberg et de Gokstad (toutes deux dans le Vestfold, en Norvège)10.
Enjeux religieux, politiques et mémoriels
Christianiser des origines païennes
10Dans un contexte de début de christianisation du sud de la Scandinavie, conversion des vivants et réinhumation des morts ont pu aller de pair. L’exemple le plus célèbre est celui du roi païen Gorm, père du roi Harald dit « à la Dent Bleue » (958-986), qui se vante, sur la plus grosse des pierres runiques se trouvant sur le site royal de Jelling, d’avoir « conquis le Danemark entier et la Norvège » et d’avoir « fait chrétiens les Danois ». Or, son père, Gorm, est précisément inhumé sur ce même site, véritable concentré de mémoire dynastique de cette famille, qui en tire d’ailleurs son nom : la dynastie de Jelling. Le site est donc éminemment symbolique. Il est impossible de le présenter ici dans son intégralité11, aussi nous contenterons-nous de souligner quelques-uns de ses aspects remarquables, à commencer par la vaste chambre funéraire du tumulus nord, qui daterait de 958-959, mais qui porte des traces d’ouverture bien plus anciennes que les fouilles du xixe siècle. La chambre semble avoir été vidée peu de temps après sa construction, ce qui soulève bien des questions.
11Il faut rappeler qu’à partir de cette même période, le site de Jelling se christianise, comme l’atteste la construction, peut-être dans le dernier quart du xe siècle, au centre du complexe, de la première église, en bois, dont il ne reste plus rien. Dans ce nouveau contexte et alors que cette dynastie s’appuie assurément sur la nouvelle religion pour légitimer son autorité, la présence au centre du site d’une sépulture païenne, rappelant trop les racines polythéistes (encore récentes) de la famille, devient problématique. Tout porte donc à croire que le roi Gorm est alors réinhumé dans une tombe chrétienne, peut-être celle située justement sous l’église : si tel fut bien le cas, Harald ne paraît alors guère se soucier d’impiare les ossements de son père, pour reprendre un verbe employé par Jonas d’Orléans au siècle précédent12, et cela dans le but de transposer la mémoire dynastique d’un contexte païen à un contexte christianisé. Harald se livre ainsi à une véritable opération de construction de la mémoire de sa famille, étroitement associée à un site.
12La sépulture, qui s’intègre ici dans un complexe dynastique plus vaste, joue donc pleinement son rôle de « support du souvenir13 » : par son intermédiaire, Harald fait de Jelling un lieu de mémoire et pas seulement un lieu de pouvoir, bien que ces deux aspects soient souvent liés. Ce complexe royal à la position relativement centrale dans le Jutland, permet de matérialiser dans le paysage le pouvoir royal alors en cours de consolidation. Le site, en effet, est implanté à quelques kilomètres à l’est de la principale route nord-sud traversant le Jutland (l’Hærvejen), à égale distance de plusieurs centres (Ribe, Aarhus, Odense…) et à proximité de l’imposant pont de Ravning Enge, qui fut probablement bâti sous Harald à la Dent Bleue, également à l’origine des imposantes forteresses circulaires danoises. Tous ces projets semblent avoir pour centre géographique Jelling, marquant une nouvelle étape dans la formation d’un royaume danois, unifié et chrétien, faisant de ce site une illustration assez unique de la conversion du Danemark au christianisme sous l’impulsion du pouvoir royal, avec son église et sa pierre runique arborant un Christ en gloire.
13Mais s’il est permis d’observer à Jelling un phénomène de transfert, on peut, dans d’autres cas, clairement reconnaître une volonté de destruction de la sépulture et de son ou ses occupants.
Destruction de sépultures et déconstruction mémorielle
14Traversons à présent la mer du Nord jusque dans le Viken (la région du fjord d’Oslo), au sud-est de la Norvège, pour étudier le cas de deux autres sépultures surmontées, elles aussi, d’un tertre, mais contenant cette fois-ci en outre un bateau : celles d’Oseberg et de Gokstad, qui abritaient toutes deux des défunts prestigieux à en juger par le mobilier qui y fut retrouvé (avec notamment des restes de soie dans les deux tombes) et par leur caractère monumental. Celle d’Oseberg, datée de 834 par dendrochronologie, abritait deux corps de femmes, un bateau magnifique, mais aussi un chariot, des luges, les restes de plusieurs animaux (chevaux, bœufs, chiens). Mais, de façon surprenante, elle ne contenait ni accessoires vestimentaires ni bijoux. Celle de Gokstad, construite entre 895 et 903, abritait le corps d’un homme, ainsi qu’un superbe bateau, trois bateaux plus petits, un traîneau, des éléments d’équipement équestre, des restes de chevaux, de chiens et même de paons et de rapaces, mais pas d’arme (hormis des boucliers). Lorsque les archéologues les ont mises au jour, en 1880 pour Gokstad et en 1903 pour Oseberg, les deux présentaient des traces évidentes d’ouverture précédente, avec de nombreux dégâts et perturbations14, mais aussi des tranchées ayant permis de pénétrer dans la chambre funéraire.
15Pourquoi avoir creusé ces tranchées et être entré dans ces sépultures ? Peut-être pour y dérober les bijoux et les armes qui s’y trouvaient, et que les archéologues n’ont donc pas retrouvés. Toutefois, le simple vol paraît, ici encore, être une explication peu satisfaisante eu égard aux dégâts causés à la fois sur le mobilier et sur les restes humains, de même que sur le bateau d’Oseberg. Des dégâts qui paraissent trop importants pour être le fait de simples pilleurs de tombes : les os de la plus vieille des deux femmes d’Oseberg ont été jetés hors de la chambre funéraire, dans la tranchée ouverte par le ou les intrus, et plusieurs os, notamment du crâne, manquent15. Peu d’os de la plus jeune ont pu être retrouvés, eux aussi un peu éparpillés, et le crâne semble avoir été écrasé. On rencontre une situation assez similaire dans la sépulture de Gokstad, où le crâne paraît également avoir été volontairement détruit. Dans la typologie des différentes attitudes observées lors de l’ouverture d’une tombe établie par Christoph Kümmel (amicale, hostile, indifférente)16, on se trouve sans conteste ici dans le cas d’une ouverture marquée par l’hostilité. En d’autres termes, la violence de la profanation semble indiquer d’autres motivations que le simple vol. Il faut d’ailleurs souligner l’ampleur des deux chantiers. En effet, les tranchées creusées pour pénétrer dans les sépultures sont de taille impressionnante, mesurant de quatre à six mètres de large et plus de vingt mètres de long. Les travaux de réouverture ont donc duré plusieurs jours sans doute et être assez visibles, ce qui va à l’encontre d’une entrée furtive, de nuit, par des voleurs. Une telle ampleur suggère même que la dimension publique de l’entreprise était voulue, comme une sorte de mise en scène de la destruction17.
16Pour être en mesure d’identifier l’auteur (ou à tout le moins le commanditaire) d’une telle mise en scène et tenter de déterminer quel pouvait être son objectif, il faudrait pouvoir dater la réouverture des tombes. Or, les quatorze pelles retrouvées dans la tombe d’Oseberg et les douze dans celle de Gokstad peuvent nous mettre sur la voie, leur nombre paraissant un peu élevé pour quelques voleurs de passage. Ces pelles en chêne ont été analysées par dendrochronologie en 2010, ce qui a permis de déterminer qu’à Oseberg le bois n’a pas été abattu avant 953 (alors que la tombe date de 83418) et après 939 pour Gokstad (datée de 895-90319). Ces pelles n’ont donc pas pu servir à la construction des chambres funéraires, mais sont bien plutôt liées à une réouverture plus tardive. Jan Bill et Aoife Daly concluent de l’usure des pelles que les deux tombes ont probablement été ouvertes au cours de la seconde moitié du xe siècle20.
17Mais pour tenter de mieux comprendre les motivations de ces profanations, intervenues plusieurs décennies après la mort de l’occupant de Gokstad et plus d’un siècle après celle des défuntes d’Oseberg, il faut rappeler la situation politique particulière du Viken dans la seconde moitié du xe siècle. Il s’agit, en effet, d’une région particulièrement disputée, sous domination danoise, mais avec des dirigeants locaux qui tentent de s’affirmer. Harald dit « à la Belle Chevelure » est certes considéré comme le premier roi de Norvège (872-931), mais ses successeurs se heurtent aux prétentions du Danois Harald à la Dent Bleue au cours de la seconde moitié du xe siècle. Harald à la Dent Bleue est alors déjà roi des Danois et tente d’étendre son influence sur le sud de la Norvège : en 961, il parvient à tuer le dernier fils de Harald à la Belle Chevelure et à placer des fidèles dans cette région21. Il peut alors proclamer sur la grande pierre de Jelling avoir « conquis la Norvège ». En réalité il n’en domine probablement que la partie méridionale et de façon assez temporaire, puisque après plusieurs revers d’alliances, vers le milieu des années 970, il perd assez rapidement le contrôle de la Norvège. L’ouverture des deux tombes pourrait donc se situer dans ce contexte particulièrement troublé, comme en témoigne le surnom attribué au fils de Harald à la Belle Chevelure, Éric dit « à la Hache Sanglante », alors que Harald à la Dent Bleue tente de contrôler cette région norvégienne.
18Pour pouvoir confirmer cette hypothèse, l’idéal serait de connaître l’identité des trois défunts enterrés à Oseberg et Gokstad. Malheureusement, on ne sait pas grand-chose à leur sujet : pour la défunte d’Oseberg, on a d’abord pensé à des membres de la dynastie royale norvégienne des Ynglingar, plus précisément à la reine Åsa, grand-mère de Harald à la Belle Chevelure, et pour celle de Gokstad au roi légendaire de la même dynastie, Olaf Gudrødsson. Ces hypothèses étaient fort séduisantes, mais sont désormais remises en question, si bien qu’il est difficile à l’heure actuelle de relier ces corps à des personnages historiques connus par les sources textuelles22. Une chose est toutefois certaine : il ne s’agit pas de n’importe quels morts. Oseberg comme Gokstad (avec son tertre de cinquante mètres de diamètre et de cinq mètres de haut) sont des sépultures monumentales, attestant le prestige du défunt et une volonté d’affichage par leurs descendants. Cette monumentalité23 semble clairement relever du désir d’affirmer un pouvoir, de marquer un territoire, de s’inscrire dans le paysage, tout en fournissant aux générations suivantes un témoignage visuel de la légitimité d’un groupe24. Leur érection est donc éminemment symbolique, mais leur destruction aussi…
19En effet, si nous ignorons aujourd’hui qui est enterré à Oseberg et à Gokstad, il y a fort à parier que Harald à la Dent Bleue et ses contemporains le savaient très bien. En effet, si le fils de Gorm, bataillant alors pour le contrôle du sud de la Norvège, est bien le commanditaire de ces profanations, il convient peut-être d’y voir la volonté de mettre à bas des symboles qui pouvaient légitimer d’autres prétendants au pouvoir, qu’il s’agisse de la dynastie royale précédente ou d’autres lignées rivales de chefs locaux, une hypothèse qui pourrait également expliquer le retrait des tombes des objets statutaires symboliques tels que les bijoux et les armes. En d’autres termes, ces actions violentes envers des défunts présentent une dimension éminemment politique, en cherchant à déconstruire la mémoire d’une lignée concurrente25. La profanation de la tombe à bateau de Ladby, sur l’île de Fyn, probablement quelques années après sa construction, estimée aux environs de 925, pourrait conforter cette hypothèse26 : il s’agirait alors du « mode opératoire » de ce roi pour affirmer son autorité. Malheureusement, ce cas est bien moins connu que ceux d’Oseberg et de Gokstad.
20D’autres interprétations ne doivent cependant pas être exclues. En effet, les commanditaires potentiels de ces actes de vandalisme ne manquent pas durant cette période particulièrement troublée : on peut citer par exemple le jarl Håkon Sigurdsson, dont le fondement du pouvoir se situe dans le nord de la Norvège et qui cherche alors à s’affirmer plus au sud, où d’autres sépultures sont elles aussi ouvertes et endommagées, à Tune et à Borre en particulier. La datation de ces réouvertures n’a pas pu être établie avec la même précision qu’à Oseberg et Gokstad27, mais cela pourrait aller dans le sens d’une forme d’exécration et de déconstruction mémorielle entre des groupes norvégiens rivaux.
21Si l’incertitude demeure, l’ouverture de la tombe de Gorm à Jelling et sa réinhumation en contexte chrétien ainsi que la mise à sac des sépultures à Oseberg et Gokstad sont peut-être le fait de la volonté du même homme, le roi Harald à la Dent Bleue. Ce dernier, pour affirmer son pouvoir et construire la mémoire (et donc la légitimité) de sa famille autour d’un site, Jelling, et d’une religion, marquant de son empreinte le territoire qu’il prétend placer sous son autorité, se serait ainsi livré, en parallèle, à la destruction publique et symbolique de monuments associés à la mémoire de groupes rivaux. La récupération de certains morts prestigieux (c’est-à-dire à la fois de leur dépouille et de leur mémoire) par les vivants est ainsi mise au service d’une construction politico-religieuse. Les deux entreprises, au Danemark et en Norvège, ont donc pu participer de la même volonté d’affirmation d’une dynastie danoise chrétienne dans le sud de la Scandinavie au cours de la seconde moitié du xe siècle.
22Les trois exemples de Jelling, Oseberg et Gokstad rappellent que les espaces funéraires évoluent et sont modelés par la vie et les actions de nombreux acteurs (parfois sur plusieurs générations). Ils permettent aussi de souligner que la réouverture de sépultures en Scandinavie a pu s’inscrire dans un projet idéologique plus vaste, dans lequel les aspects mémoriels jouent un rôle central.
23Mais l’histoire des mystérieux défunts d’Oseberg et de Gokstad ne s’arrête pas là, rappelant que l’instrumentalisation de la dépouille et de la mémoire de morts prestigieux par les vivants est loin d’être l’apanage du monde médiéval. Le 29 juillet 1929, jour de la Saint-Olaf28, le roi de Norvège Haakon VII, élu à la suite de la dissolution de l’union entre la Suède et la Norvège en 1905, inaugure le tertre restauré de Gokstad, devenu un symbole national pour la jeune Norvège indépendante et dans lequel les restes humains sont réinhumés (mais le bateau reste exposé au Vikingskipshuset, le musée des Navires vikings d’Oslo29). À Oseberg, les corps sont également réinhumés en 1948, avant une nouvelle réouverture des deux sépultures en 2007 pour procéder à des analyses ADN sur les restes humains, qui n’ont malheureusement pas permis de lever le mystère qui plane toujours sur l’identité des trois défunts30.
Carte des principaux lieux cités

Notes de bas de page
1 L’inscription « Gaez naaz,/naaz ! glata !/Glata ! » est écrite en ancien Futhark (la plus ancienne forme d’alphabet runique). Inscription Vg 5 dans la base de données en ligne Samnordisk runtextdatabas : http://www.abdn.ac.uk/skaldic/db.php ?id=16536&if=srdb&table=mss) (consultée en mai 2017). Voir la carte à la fin de cet article.
2 Hrómundar saga Gripssonar, c. 4 (Fornaldarsögur Norðurlanda, vol. II, éd. G. Jónsson, Reykjavík, 1944, p. 271-286). La première version de cette saga légendaire tardive, qui nous est parvenue par un manuscrit du xviie siècle, a probablement été mise par écrit au cours du xive siècle.
3 Sans être toutefois un phénomène propre au sud de la Scandinavie au xe siècle : il existe même une grande diversité d’exemples, s’inscrivant dans des contextes chronologiques et géographiques très variés (M. C. Van Haperen, « Rest in Pieces: An Interpretive Model of Early Medieval “Grave Robbery” », Medieval and Modern Matters. Archaeology and Material culture in the Low Countries, 1 (2010), p. 1-36 ; E. Aspöck, « Past “Disturbances” of Graves as a Source: Taphonomy and Interpretation of Reopened Early Medieval Inhumation Graves at Brunn am Gebirge (Austria) and Winnall II (England) », Oxford Journal of Archaeology, 30/3 (2011), p. 299-324.
4 H. Beck, « Haugbrot im altnordischen », Untersuchungen zu Grabraub und “haugbrot” in Mittel- und Nordeuropa, dir. H. Jankuhn, H. Nehlsen et H. Roth, Göttingen, 1978, p. 211-228 ; H. Steuer, « Grabraub. Archäologisches », Reallexikon der Germanischen Altertumskunde, Berlin/New York, 1998, vol. 12, p. 516-523.
5 S. Eisenschmidt, « The Viking Age Graves from Hedeby », Viking Settlements and Viking Society (Papers from the Proceedings of the Sixteenth Viking Congress, Reykjavik and Reykholt. 16-23 August), dir. A. Holt et al., Reykjavik, 2011, p. 83-102, fig. 14.
6 Peut-être en référence à la mise à mort par Loki du dieu Baldr, réputé invulnérable : sa mère, la déesse Frigga, l’avait protégé contre toute atteinte par les quatre éléments ; mais le malicieux Loki, qui a découvert que le point faible du dieu est le gui, confectionne un arc dans ce bois pour le frapper en plein cœur.
7 P. J. Geary, Living with the Dead in the Middle Ages, Ithaca, 1994, p. 61-67. Dans la Göngu-Hrólfs saga, le roi Hreggviðr sort en personne de son tertre pour offrir un équipement complet à son futur beau-fils (Fornaldarsögur Norðurlanda, vol. III, éd. G. Jónsson, Reykjavík, 1954, p. 161-280, c. 16).
8 C. Blindheim, B. Heyerdahl-Larsen et R. L. Tollnes, Kaupang funnene I, Oslo, 1981, p. 207-209 ; D. Skre, Kaupang in Skiringssal: Excavation and Surveys at Kaupang and Huseby, 1998-2003, Background and Results (Kaupang Excavation Project. Publication Series, vol. 1), Aarhus/Oslo, 2007, p. 68, fig. 5.3, et p. 112-113. Voir la carte à la fin de cet article.
9 J.-C. Schmitt, Les revenants : les vivants et les morts dans la société médiévale, Paris, 1994 ; P. Geary, Living with the Dead in the Middle Ages, Ithaca/Londres, 1994.
10 Voir la carte à la fin de cet article.
11 Plusieurs fouilles, depuis le xviiie siècle, ont permis de mieux comprendre le fonctionnement du complexe, construit en plusieurs étapes. Un alignement de pierres naviforme dépassant les 350 mètres de long incluait un tertre de l’âge du bronze, dans lequel le roi Harald à la Dent Bleue fit creuser, vers 958, avant le passage au christianisme, une chambre funéraire probablement destinée à accueillir le corps de son père. Après la conversion, vers 970, Harald ajouta un second tumulus (d’environ 70 mètres de diamètre et 11 mètres de haut, comme le premier) plus au sud, et fit bâtir au centre du complexe une église en bois, dont il ne reste aucun vestige (l’église romane actuelle date des environs de 1100). Une palissade entourant un espace dépassant les dix hectares a, en outre, été découverte en 2007. Pour avoir un aperçu général de ce site extraordinaire, on peut par exemple consulter la page du Viking Archaeology Site : http://viking.archeurope.info/index.php ?page=jelling-royal-necropolis (consultée en mai 2017).
12 Jonas d’Orléans, De l’institution des laïcs, III, 15 : Desinant ergo homines impiare ossa mortuorum, et sinant ea in urnis suis diem resurrectionis exspectare (De institutione regia, éd. A. Dubreucq, Paris, 1995). Sur le sujet, voir C. Treffort, L’Église carolingienne et la mort : christianisme, rites funéraires et pratiques commémoratives, Lyon, 1996, p. 119 et suiv.
13 Ibid., p. 122.
14 S. Grieg, Osebergfunnet II : Kongsgården, Oslo, 1928, p. 221-223 et p. 228-231 ; N. Nicolaysen, Langskibet fra Gokstad ved Sandefjord, Kristiania, 1882, p. 37.
15 A. W. Brøgger, « Osebergfundets historie », Osebergfunnet I, dir. A. W. Brogger, H. Falk et H. Schetelig, Oslo, 1917, p. 1-119 ; P. Holck, Skjelettene fra Gokstad- og Osebergskipet (Antropologiske skrifter, 8), Oslo, 2009, p. 52.
16 C. Kümmel, Ur- und frühgeschichtlicher Grabraub. Archäologische Interpretationen und kulturanthropologische Erklärungen, Münster, 2009, p. 128.
17 J. Bill et A. Daly, « The Plundering of the Ship Graves from Oseberg and Gokstad: An Example of Power Politics? », Antiquity: A Quarterly Review of Archaeology, 86/333 (2012), p. 808-824, ici p. 818.
18 N. Bonde et A. E. Christensen, « Dendrochronological Dating of the Viking Age Ship Burials at Oseberg, Gokstad and Tune, Norway », Antiquity: A Quarterly Review of Archaeology, 67/256 (1993), p. 575-583.
19 A. Daly, De norske vikingeskibsgrave, Gokstad (Dendro.dk report, 9), Brønshøj, 2011.
20 Les pelles ne semblent pas avoir servi plus de trente ans, ce qui permet de situer l’ouverture de la tombe d’Oseberg entre 953 et 990 et celle de Gokstad entre 939 et 1050 (la datation pour Gokstad est plus délicate, mais l’ouverture se situe probablement plutôt dans début de la fourchette) (Bill et Daly, loc. cit. n. 17).
21 Il place d’abord Harald dit « à la Pelisse Grise » (son beau-frère et fils de sa sœur, descendant de Harald à la Belle Chevelure) comme vassal dans l’ouest de la Norvège ; mais l’alliance est vite rompue : le roi danois le fait tuer vers 970 et le remplace par Håkon Sigurdsson, d’une importante famille du nord de la Norvège. Cette nouvelle alliance est également un échec et Harald perd le contrôle de la Norvège vers 975 (N. Lund, « Scandinavia, c. 700-1066 », The New Cambridge Medieval History, vol. II : c. 700-c. 900, dir. R. McKitterick, Cambridge, 1995, p. 202-227, ici p. 212-220).
22 P. Holck, Skjelettene fra Gokstad- og Osebergskipet (Antropologiske skrifter, 8), Oslo, 2009 ; J. Varberg, « A Norwegian Viking Queen and a Warrior Prince », Aros and the World of the Vikings. The Stories and Travelogues of Seven Vikings from Aros, dir. H. Skov et J. Varberg, Højbjerg, 2011, p. 104-105.
23 M. Müller-Wille, « Monumentale Grabhügel der Völkerwanderungszeit in Mittel- und Nordeuropa: Bestand und Deutung », Mare Balticum. Beiträge zur Geschichte des Ostseeraums in Mittelalter und Neuzeit. Festschrift zum 65. Geburtstag von Erich Hoffmann, éd. E. Hoffmann et al., Sigmaringen, 1992, p. 1-20.
24 L. Hedeager, Iron Age Societies: From Tribe to State in Northern Europe, 500 BC to AD 700, Oxford, 1992, p. 253 ; M. Carver, « Überlegungen zur Bedeutung angelsächsischer Grabhügel », Studien zur Archäologie des Ostseeraumes. Festschrift für Michael Müller-Wille, dir. A. Wesse, Neumünster, 1998, p. 259-268, ici p. 262 ; T. Capelle, « Hügelgrab », Reallexikon der Germanischen Altertumskunde, Neumünster, 2000, vol. 15, p. 179-181, ici p. 180.
25 J. Brendalsmo et G. Rothe, « Haugbrot eller de levendes forhold til de dode – en komparativ analyse », META, Medeltidsarkeologisk Tidskrift, 1/2 (1992), p. 84-119.
26 A. C. Sørensen, Ladby. A Danish Ship-Grave from the Viking Age (Ships and Boats of the North, 3), Roskilde, 2001.
27 B. Myhre et T. Gansum, Skipshaugen 900 e.Kr.-Borrefunnet 1852-2002, Stavanger, 2003.
28 En référence au roi Olaf II (1015-1028), le Rex Perpetuus Norvegiae (titre qui apparaît dans les sources à partir du xiie siècle), grand saint de l’histoire norvégienne canonisé en 1031, seulement un an après sa mort, par l’évêque Grimkell, canonisation confirmée par le pape Alexandre III en 1164 (R. Folz, Les saints rois du Moyen Âge en Occident (vie-xiiie siècles), Bruxelles, 1984, p. 160).
29 http://www.khm.uio.no/besok-oss/vikingskipshuset/.
30 P. Holck, Skjelettene fra Gokstad- og Osebergskipet (Antropologiske skrifter, 8), Oslo, 2009 ; Levd liv : en utstilling om skjelettene fra Oseberg og Gokstad, dir. J. Bill, Borre, 2008, en ligne : https://www.vfk.no/Documents/vfk.no-dok/Kulturarv/Vestfoldhistorie/Levd%20liv_utstillingsplakater.pdf.
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