Ostentation ou humilité ?
Réflexions autour du vêtement du défunt et du dépôt d’objets dans les tombes au cours du haut Moyen Âge
Ostentation or Humility in Death? Reflections on the Dressing of the Dead and the Placing of Objects in the Tombs in the Early Middle Ages
p. 205-215
Résumés
Depuis longtemps, historiens et archéologues s’interrogent sur l’interruption de la « sépulture habillée » à l’aube de l’époque carolingienne. La raréfaction des vêtements et des objets accompagnant le défunt a souvent été justifiée par une christianisation progressive des pratiques. Les dernières recherches en archéologie funéraire tendent à nuancer cette interruption et la restitution de ces pratiques dans le déroulement des funérailles permet de se recentrer sur la signification de ces gestes funéraires qui traduisent les préoccupations des vivants et des proches du défunt. Cette clé de lecture permet de montrer que le phénomène présente de nombreuses variantes qui s’inscrivent dans tout un processus de compréhension des stratégies de pouvoir et de représentation des élites.
For many years historians and archaeologists have wondered why the custom of “dressed burial” ceased just before the beginning of the Carolingian Era. The rarefaction of clothes and objects that accompanied the deceased has often been attributed to the progressive Christianization of burial practices. The latest research in Funerary Archaeology shows that this interpretation is perhaps too simple and the reconstruction of the practices of the funeral ceremony allows a focus on the meaning of funeral rituals that express the concerns of the living and of the family of the deceased. This reading shows us that the phenomenon presents numerous variants which can be seen as part of a process of understanding the strategies of power and the representation of the elites.
Texte intégral
1Dans l’historiographie de l’Occident chrétien, on admet généralement que, durant le haut Moyen Âge, les défunts sont inhumés habillés, voire parés, et parfois accompagnés d’objets déposés dans leurs tombes. Ces pratiques sont variables (en nombre d’objets et en degré d’ostentation) suivant les régions de l’ancien Empire romain, mais elles sont si fréquentes que les archéologues ont forgé un néologisme pour qualifier les sépultures de cette période : « la sépulture habillée », expression impropre, comme l’a déjà souligné Cécile Treffort1. En effet, cette réification de la sépulture ne rend pas compte de l’épaisseur des gestes funéraires et, à l’instar du mot « costume », tend à voir dans le défunt un mannequin habillé comme une personne vivante. Depuis longtemps, historiens et archéologues s’interrogent sur l’interruption de ces pratiques à l’aube de l’époque carolingienne. Si dans les années 1980 et 1990, Bailey Young ou Cécile Treffort ont prudemment suggéré d’y lire une adoption des usages chrétiens tendant à davantage de simplicité, cette explication a ensuite été la plus fréquemment adoptée, au point de ne plus en proposer de nouvelle et de clore le débat2. Cette humilité serait perceptible dans l’architecture de la tombe (coffrages de bois, inhumation en pleine terre et cercueils au détriment des sarcophages par exemple) et dans la présentation du cadavre : adoption progressive du linceul ou du suaire, couvrant le cadavre nu, sans mobilier d’accompagnement.
2Nous souhaitons ici discuter ce changement dans les pratiques funéraires à l’aune des recherches récentes. En effet, la documentation en archéologie funéraire en France et en Europe s’est considérablement renouvelée, mais n’a pas encore été suffisamment exploitée, notamment en ce qui concerne l’étude du mobilier. Le développement de l’archéothanatologie et le recours plus fréquent à des méthodes de datation (radiocarbone) ou à des analyses archéométriques invitent à réviser certaines interprétations3. On a globalement confondu deux phénomènes différents : d’une part, les inhumations vêtues ou/et accompagnées d’objets et, d’autre part, le degré d’ostentation de ces inhumations. Or, il conviendrait d’abord de poser la question de ce qui s’interrompt : le port de vêtements et le dépôt d’objets sont-ils délaissés pour l’ensemble des défunts ? Ou ce changement ne concerne-t-il que certaines catégories sociales ? L’investissement dans l’ostentation de la présentation du cadavre a-t-il connu des variations ? On s’interrogera ensuite sur les raisons de ces modifications éventuelles ainsi que sur la chronologie des phénomènes.
La présence de vêtements et/ou d’objets s’interrompt-elle ?
3Implicitement, le concept de « sépulture habillée » ou de « mort vêtu » renvoie à un défunt dont le corps est couvert par des vêtements portés dans la vie quotidienne, qu’ils soient luxueux ou non. Dans l’historiographie, on a tendance à opposer cette pratique à celle de l’inhumation en linceul, qui n’est donc pas considéré comme un vêtement. Ces deux modes permettent en tout cas d’écarter l’idée suivant laquelle les défunts seraient enterrés nus au Moyen Âge. La nudité, qui évoque celle des corps réunifiés aux âmes lors du Jugement dernier, reste symbolique et surtout associée au moment de la toilette mortuaire4. Qu’il s’agisse d’un vêtement ou d’un linceul, celui-ci doit être considéré comme « un instrument de passage entre l’ici-bas et l’au-delà5 » et un signe d’appartenance à une communauté. Textes et images sont fortement imprégnés d’un discours chrétien au sein duquel le linceul est valorisé : il est porteur d’une forte charge symbolique, renvoyant au Christ et à certains miracles dont le plus célèbre est celui de la résurrection de Lazare. Si les images sont peu nombreuses pour le haut Moyen Âge, elles montrent des défunts recouverts de linceul, aux formes variées6. Il est indéniable que cette pratique connaît une expansion croissante tout au long du Moyen Âge, les xiie-xiiie siècles correspondant sans doute à une étape décisive dans l’utilisation systématique du suaire. Celui-ci apparaît alors parfois dans les testaments comme un achat indispensable lors des funérailles7.
4Pour autant, le linceul n’exclut pas le port de vêtements : le défunt peut être habillé, puis recouvert d’un drap pour l’inhumation. Par ailleurs, Danièle Alexandre-Bidon a bien montré combien le linceul se complexifie progressivement jusqu’à devenir un vêtement cousu prenant la forme du corps8. Le linceul serait donc un intermédiaire entre le corps nu et le vêtement, adapté à l’humilité de la mort chrétienne. Il reste que les autorités ecclésiastiques n’ont jamais imposé l’arrêt du port de vêtement pour les défunts – les recommandations en la matière intervenant surtout à partir du xiiie siècle – et ont laissé une grande liberté aux familles. Dans son Rationale, au livre VII, Guillaume Durand invite à préférer le suaire, tout en révélant l’existence de pratiques variées qui témoignent du maintien de la vêture des morts9.
5Les sources archéologiques montrent qu’il est particulièrement difficile de distinguer la présence de vêtements ou celle d’un linceul en l’absence de la conservation de vestiges de tissu ou de cuir. En 1996, la « Rencontre autour du linceul » a posé les premiers jalons d’une discussion autour de cette thématique10. Le développement de « l’archéologie de terrain » a permis d’attirer l’attention sur les effets de contraintes et de parois, perceptibles lorsqu’on observe l’agencement des restes humains11. Aujourd’hui, en dépit du développement de l’archéothanatologie, la complexité des processus taphonomiques ne permet guère d’aller au-delà de la restitution d’une enveloppe souple, sans trancher entre un vêtement ou un linceul12. La présence d’épingles ou d’agrafes métalliques a souvent été associée à la présence possible d’un linceul. Pour l’époque carolingienne notamment, les agrafes à doubles crochets constituent parfois les seuls éléments mobiliers conservés et on en conclut à une adoption massive du linceul13. De récents travaux sur ce petit mobilier métallique montrent toutefois qu’agrafes et épingles sont utilisées aussi largement pour maintenir des pièces de vêtements, voire des accessoires, tout au long du Moyen Âge et de l’époque moderne14.
6En l’état actuel des recherches, il paraît donc difficile d’affirmer que les vêtements disparaissent à la fin de l’époque mérovingienne. L’usage du linceul s’accroît certes progressivement, mais il n’est pas incompatible avec le port de vêtements. La restitution proposée pour la sépulture 118 du cimetière de la rue du Mûrier à Louviers, datée du vie siècle, confirme d’ailleurs l’utilisation du drap mortuaire dès cette période15. À l’autre extrémité de la période, les travaux d’Olivier Thuaudet attestent également la présence de vêtements en Provence jusqu’à la fin du Moyen Âge dans des proportions qu’il reste difficile à évaluer16. La transformation du linceul à la fin du Moyen Âge en un vêtement cousu confirme que la vêture du défunt reste une chose importante. En outre, le port de vêtement ne s’est jamais interrompu pour certaines catégories sociales, qu’il s’agisse de la haute aristocratie ou des membres du clergé17. Enfin, dans de nombreux espaces funéraires du haut Moyen Âge, la proportion des sépultures dépourvues de mobilier est souvent plus importante que celle des sépultures dites « habillées ».
7Des remarques analogues peuvent être faites en ce qui concerne les objets déposés aux côtés du défunt. Au cours des ve-viie siècles, cette pratique est déjà très variable suivant les régions : bien représentés en Europe septentrionale, les objets sont nettement moins nombreux dans les régions méridionales. Et, tout au long du Moyen Âge, les dépôts de céramiques ou de verrerie sont fréquents18. Il faut en outre tenir compte de l’ensemble des matériaux périssables qui ont disparu, les analyses les plus récentes montrant que nous avons une image très partielle des éléments d’accompagnement et de présentation des défunts. Le dépôt de végétaux et de fleurs, par exemple, pourrait avoir été beaucoup plus fréquent qu’il n’y paraît19.
8La vêture du mort et la présence d’objets dans la tombe ne semblent donc pas s’interrompre brutalement : les pratiques persistent et se transforment. On peut dès lors se demander si ce n’est pas le degré d’ostentation de la présentation du défunt qui évolue. Mais, avant d’aborder cette question, c’est d’abord sur le sens de ces pratiques qu’il convient de revenir : habiller ou associer des objets à un mort relève du rituel des funérailles et ce serait donc l’attention portée à certaines séquences de gestes qui changerait au fil du temps.
La vêture et le dépôt d’objets : à quel(s) moment(s) du rituel des funérailles ?
9Jean-Claude Schmitt a proposé une définition large du rituel qui sera adoptée ici : « … on peut dire du rite qu’il est une suite ordonnée de gestes, de sons (paroles et musique) et d’objets mis en œuvre par un groupe social à des fins symboliques20. » En outre, le rituel sert à réassurer une communauté sur son existence, son inscription dans la durée (mémoire) et son pouvoir de transformation21. Le rituel des funérailles s’inscrit plus largement dans le temps funéraire, qui comporte une succession de séquences, récemment discutées par Grégory Péreira22. Face à la sépulture, le défi de l’archéologue est de restituer les gestes que les vivants ont été amenés à accomplir autour du cadavre. On pourra alors, en s’appuyant sur les travaux des anthropologues, tenter de placer ces séquences de gestes dans le déroulement du rite de passage que constituent les funérailles23.
10L’habillement du défunt prend place dans un moment où le mort est traité comme étant vivant par la communauté qui l’entoure, cherchant ainsi à le « retenir24 ». Cette phase regroupe l’ensemble des gestes accomplis avant la fermeture de la tombe. Vêtement et objets constituent donc des indices permettant de déchiffrer les liens existant entre le défunt et la communauté qui l’entoure : la préparation du corps et son exposition relèvent du domaine des « représentations » ; il s’agit de moments clés qui permettent de saisir ce qu’une communauté veut transmettre en relation avec un défunt particulier.
11Le dépôt d’objets rentre également dans cette séquence et relève de deux dynamiques différentes. La première sert la « représentation du défunt » : les proches choisissent et sélectionnent des objets (mais aussi des vêtements et des parures) qui peuvent avoir appartenu au mort, qui sont porteurs d’une mémoire familiale et/ou d’une fonction spécifique. La seconde concerne des artefacts qui consistent à « honorer le défunt », c’est-à-dire des objets offerts par les proches ou par les officiants (prêtres) en guise de dernier hommage, des gestes clôturant la phase de « retenue » avant la séparation. Ainsi, dans la seconde moitié du vie siècle, Radegonde, épouse de Clotaire Ier et abbesse de Sainte-Croix de Poitiers, n’ayant pu assister aux funérailles de son frère, se plaint de n’avoir pas pu faire parvenir des présents choisis qui auraient été placés sur sa civière25. Les pots contenant de l’encens ou de l’eau bénite placés ensuite à la tête ou aux pieds du défunt entrent probablement dans cette catégorie. D’autres objets peuvent aussi être déposés sur le coffrage de bois ou le cercueil, avant le comblement de la fosse26.
12La plasticité des rituels conduit en fait à une grande variété des gestes au moment des funérailles et cette diversité renvoie à des stratégies mises en place par les groupes sociaux. En somme, ces gestes correspondent à des intentions de la part des communautés entourant le mort et c’est leur portée qui peut être une clé de compréhension de l’éventuelle interruption de la vêture et du dépôt d’objets.
L’ostentation des funérailles : un déplacement des pratiques ?
13La somptuosité des funérailles peut s’exprimer à différents moments et par différents moyens. L’exposition du défunt se décompose en plusieurs temps et séquences de gestes, mettant en œuvre des lieux, des acteurs, des objets, mais aussi des éléments relevant de la perception sensorielle (odorat, vue, ouïe) que l’on pourrait regrouper ainsi : le traitement du cadavre, son transport, son exposition publique, son dépôt dans la tombe. L’ostentation peut également s’attacher à la tombe dont l’emplacement et l’architecture peuvent être prestigieuses. Elle se prolonge aussi, d’une certaine manière, dans la durée, à travers les commémorations, célébrations régulières de la mémoire du défunt27.
14Tout au long du Moyen Âge, les élites ont organisé des funérailles d’apparat : ce n’est donc pas cette pratique qui s’interrompt, mais plutôt la manière dont le prestige et la distinction sociale sont exprimés28. Dans les premiers temps du haut Moyen Âge, l’accent est mis sur la présentation du cadavre exposé, ainsi que sur les objets signifiants accompagnant le défunt. À l’inverse, la mémoire de la tombe est moins valorisée : accueillis dans l’espace funéraire de la communauté, les défunts sont inhumés dans des coffrages de bois ou des sarcophages, le plus souvent dépourvus d’inscriptions29. Si la pompe funèbre connaît des variations – avec notamment un moment fort durant les derniers siècles du Moyen Âge –, ce qui semble se modifier est le rapport au cadavre30, l’amplification de la commémoration de la mémoire du défunt et l’enfouissement d’objets avec le mort. Cette dernière pratique connaît donc une certaine désaffection : les objets semblent toujours exposés pendant les funérailles, mais ils connaissent ensuite une autre destination. Ainsi, à la fin du Moyen Âge, la dépouille des princes est souvent exposée avant d’être embaumée ; un second temps d’exposition a lieu au moment du convoi funèbre pendant lequel le défunt est parfois dissimulé dans son cercueil alors que ses armes et ses chevaux sont ostensiblement montrés, avant de faire l’objet d’une offrande à l’Église31.
L’interruption du dépôt d’objets précieux dans la tombe : un facteur économique et social ?
15Si le dépôt d’objets a le plus souvent été interprété en relation avec les croyances ou avec l’identité ethnique du défunt (ou de ses proches), sa restitution dans le déroulement du rituel funéraire ouvre d’autres perspectives, notamment celle d’une interprétation sociale et économique. En effet, outre leur visibilité, le destin des objets peut être mis en relation avec la gestion des biens de la famille. Une fois enfouis dans la tombe, ceux-ci sont abandonnés à la terre et deviennent invisibles, « gaspillés » en quelque sorte puisqu’ils ne sont pas transmis32. On peut y lire une démonstration de richesse de la part des proches : la perte de ces objets invite à penser que le niveau de richesse de la parenté est supérieur. Cela montre aussi que les objets matériels, semblables à ceux du trésor, sont avant tout mobilisés comme support de prestige. De plus, cette opération a un impact direct sur la communauté puisqu’elle intervient sur la mémoire immédiate.
16Les objets précieux enfouis appartiennent au thesaurus de la famille. Le trésor est entendu ici dans le sens de l’ensemble des biens mobiliers d’un puissant dont le contenu essentiel est connu à travers les descriptions et les inventaires figurant dans certains testaments : bijoux, monnaies, vaisselle en matériaux précieux (or, argent, pierreries), vêtements et étoffes de luxe, fourrures, armes, reliques, livres33… Cet abandon d’objets précieux correspond à un choix particulier auquel répondent probablement des stratégies de pouvoir34. En évoquant les dépôts très prestigieux de l’âge du fer, Alain Testart distingue deux politiques funéraires : celle « de distribution » et celle « du dépôt », qui renverraient à deux conceptions différentes de l’exercice du pouvoir35. La pratique de l’héritage au sein d’une famille relèverait de la première, animée par un mouvement centrifuge, dirigé vers l’extérieur. À l’inverse, la politique de dépôt consiste à inhumer les biens avec le défunt ou à les détruire de manière massive au moment des funérailles. Les groupes ou les familles semblent regagner sous forme de prestige ce qu’ils ont perdu en biens. C’est dans ce sens que vont les travaux réalisés par Cristina La Rocca sur le nord de l’Italie dans le haut Moyen Âge. L’historienne tend à montrer que le dépôt d’objets dans la tombe relève d’une stratégie particulière, marquant peut-être une instabilité du pouvoir au sein de certaines communautés qui cherchent ainsi, par l’ostentation funéraire, à faire démonstration de leur importance36. L’abandon de cette pratique pourrait alors être liée à une meilleure assise du pouvoir, qui trouve d’autres stratégies de distribution des biens : la pratique testamentaire, mais aussi la distribution d’une partie des objets mobiliers au moment du décès. Progressivement, le don pro anima aux églises prend une place croissante et, finalement, dominante.
17Cette clé de lecture du dépôt d’objets dans les tombes permet de faire le lien entre les pratiques funéraires et l’ensemble des travaux menés sur la transmission des biens et les transferts patrimoniaux au haut Moyen Âge37. Les variations du dépôt d’objets dans les tombes au début de l’époque médiévale apparaissent alors nettement plus complexes et s’inscrivent dans tout un processus de compréhension des stratégies de pouvoir et de représentation des élites.
18Au terme de ce tour d’horizon, la question de l’interruption de la vêture et du dépôt d’objets dans les sépultures à la fin de l’époque mérovingienne nous semble devoir être abordée avec prudence. En ce qui concerne le vêtement, la pratique décroît lentement au profit du linceul, mais elle n’est jamais totalement abandonnée et des études plus précises restent à mener. Le dépôt d’objets ne s’interrompt pas non plus totalement et dépend du reste des catégories sociales examinées. Pour le commun des mortels, la pratique du dépôt semble se poursuivre même si la nature des objets évolue. Le changement concerne davantage les sépultures des élites pour lesquelles, indéniablement, les objets précieux ne sont plus immobilisés aux côtés du défunt.
19La chronologie du processus reste à préciser. Le plus souvent, la « rupture » a été placée à la fin du viie siècle : elle dépend toutefois étroitement de la datation des artefacts dont les typologies s’appuient essentiellement sur des corpus de la Gaule septentrionale38. Il faudrait s’interroger sur la perception du viiie siècle, qui apparaît souvent comme une barrière historiographique chez les archéologues : c’est en accumulant les datations « absolues » (par radiocarbone) réalisées sur les sépultures des viie-ixe siècles que la chronologie des phénomènes sera précisée. Les changements ne sont toutefois pas brutaux, ainsi que paraît l’attester la continuité du dépôt de parures précieuses dans les sépultures lombardes39. Si on relie la diminution des dépôts dans les tombes à des changements sociaux et économiques, le ixe siècle semble plus propice à de telles transformations. La « mise en ordre » carolingienne entraîne en effet des recompositions sociales, des modifications dans la gestion du patrimoine ainsi qu’une affirmation du rôle des moines dans la mémoire des morts. La prise en compte des stratégies sociales ne s’inscrit pas en opposition avec l’incidence possible des croyances sur l’abandon du dépôt d’objets : la diffusion d’un modèle ascétique et monastique a contribué à prôner une certaine humilité dans la mort40, et il s’agit plutôt ici d’ajouter un élément de compréhension face à un phénomène qui est finalement loin d’être simple et engage l’ensemble des transformations en œuvre dans les sociétés du haut Moyen Âge.
Notes de bas de page
1 C. Treffort, « Une identité préservée. Plaques et objets inscrits dans les tombes médiévales », dans C. Treffort, La tombe, l’écrit et la mémoire (vie-xiie siècle), dossier d’habilitation à diriger les recherches, vol. 2, Poitiers, 2004, p. 34.
2 B. Young, « Exemple aristocratique et mode funéraire dans la Gaule mérovingienne », Annales ESC, 41 (1986), p. 379-407 ; C. Treffort, L’Église et la mort à l’époque carolingienne, Lyon, 1996.
3 Voir notamment les journées du Groupe d’anthropologie et d’archéologie funéraire qui se sont tenues à Paris en avril 2014 autour du thème « Rencontres autour de nouvelles approches de l’archéologie funéraire » (à paraître) et Qu’est-ce qu’une sépulture ? Humanités et systèmes funéraires de la Préhistoire à nos jours, dir. M. Lauwers, A. Zemour, Antibes, 2016.
4 C. Treffort, « Du mort vêtu à la nudité eschatologique (xiie-xiiie siècles) », Le nu et le vêtu au Moyen Age : xiie-xiiie siècles, Aix-en-Provence, 2001, p. 351-252.
5 Treffort, « Du mort vêtu… », loc. cit. n. 4, p. 351.
6 C. Treffort, « Quelques remarques sur l’iconographie du linceul au haut Moyen Âge », Rencontre autour du linceul, Bulletin du GAAFIF, éd. L. Bonnabel, F. Carré, 1996, p. 8-9.
7 D. Alexandre-Bidon, « Le linceul (textes et images, xiiie-xve siècles) », ibid., p. 10-14.
8 D. Alexandre-Bidon, La mort au Moyen Âge xiiie-xvie siècle, Paris, 1998, p. 219-222 sur les couturières de la mort.
9 Guillaume Durand, Rational ou Manuel des divins offices, éd. C. Barthélémy, Paris, 1854, V, p. 113 (cité et commenté par Alexandre-Bidon, « Le linceul… », op. cit. n. 7, p. 10).
10 Rencontre autour du linceul…, op. cit. n. 6.
11 L. Bonnabel, « Au-delà du squelette, le cadavre : quelques remarques d’ordre taphonomique utilisées pour la reconnaissance des enveloppes souples », Rencontre autour du linceul…, op. cit. n. 6, p. 31-34.
12 Voir les exemples détaillés dans F. Blaizot, Les espaces funéraires de l’habitat groupé des Ruelles à Serris (Seine-et-Marne) du viie au xie siècle, Bordeaux, 2017.
13 A. Corrochano, J. Soulat, « Le petit mobilier présent dans les tombes “carolingiennes” en France : état de la question et première approche », Rencontre autour de nouvelles approches de l’archéologie funéraire, dir. S. de Larminat, R. Corbineau, A. Corrochano, Y. Gleize, J. Soulat, à paraître, p. 133-138. Voir également dans le même ouvrage, E. Lorans, « En guise de conclusion », p. 251-255.
14 O. Thuaudet, « Les agrafes à double crochet : relecture du hiatus chronologique des xiie-xiiie siècles à partir d’exemples méridionaux », Instrumentum, 40 (2014), p. 40-42 ; A. A. Berthon, « Des agrafes à double crochet à la fin du Moyen Âge et au début de l’époque moderne », Instrumentum, 39 (2014), p. 42-47.
15 F. Carré, F. Jimenez, Louviers (Eure) au haut Moyen Âge. Découvertes anciennes et fouilles récentes du cimetière de la rue du Mûrier, Saint-Germain-en-Laye, 2008. Une monographie exemplaire en ce qui concerne les études taphonomiques.
16 O. Thuaudet, « Linceul ou inhumations habillées ? Les épingles, lacets, boutons et autres attaches dans les sépultures du xiiie siècle au début du xixe siècle en Provence », Rencontre…, op. cit. n. 13, p. 197-216.
17 M. Gaude-Ferragu, D’or et de cendres. La mort et les funérailles des princes dans le royaume de France au bas Moyen Âge, Villeneuve d’Ascq, 2005 ; Treffort, « Du mort vêtu… », loc. cit. n. 4, p. 351-363.
18 Des pots dans la tombe (ixe-xviiie siècle). Regards croisés sur une pratique funéraire en Europe de l’Ouest, éd. A. Bocquet-Liénard, C. Chapelain de Seréville, S. Dervin, V. Hincker, Caen, 2017. Les études sur les accessoires vestimentaires pour le Moyen Âge restent encore à approfondir.
19 Voir notamment les travaux de R. Corbineau, Pour une archéobotanique funéraire : enquêtes interdisciplinaires et analyses polliniques autour de la tombe et du corps mort (ère chrétienne, France – Italie), thèse de doctorat, université du Maine, 2014.
20 J.-C. Schmitt, « Rites », Dictionnaire raisonné du Moyen Âge, dir. J.-C. Schmitt, J. Le Goff, Paris, 1999, p. 969. L’auteur précise toutefois qu’il s’agit ici d’une formulation simplificatrice.
21 Sur la dynamique sociale des rituels, voir C. Wulf, « Les rituels, performativité et dynamique des pratiques sociales », Le rituel. Les essentiels d’Hermès, éd. A. Yannic, Paris, 2009, p. 127-148. La bibliographie sur ce concept est importante, voir. C. Gauvard, « Le rituel, objet d’histoire », Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne, dir. J.-C. Schmitt, G. O. Œxle, Paris, 2003, p. 269-281.
22 G. Pereira, « Introduction », Une archéologie des temps funéraires ? Hommage à Jean Leclerc, Les dossiers de l’archéologie, Paris, 2013, p. 3-7.
23 Ces travaux présentent le processus de deuil comme une succession de relations entre le mort et la communauté des vivants, voir notamment R. Hertz, « Contribution à une étude sur la représentation collective de la mort », Année sociologique, 10 (1907), p. 43-137 ; L.-V. Thomas, Rites de mort : pour la paix des vivants, Paris, 1985.
24 Terminologie empruntée aux études de R. Hertz et de L.-V. Thomas, reprise par G. Péreira, « Introduction », loc. cit. n. 22, p. 5. Le moment de « retenue » correspond à celui pendant lequel les vivants tentent de « retenir » le mort parmi eux en le traitant comme l’un des leurs.
25 Venance Fortunat, Poèmes, livres IX à XI, éd. M. Reydellet, Paris, 2004, appendices 1, p. 139.
26 Quelques exemples à propos des ceintures et des clés dans I. Cartron, « Variation autour d’un objet : la ceinture des femmes du haut Moyen Âge », Splendor reginae. Passions, genre et famille, mélanges en l’honneur de Régine Le Jan, dir. L. Jégou, S. Joye, T. Lienhard, J. Schneider, Turnhout, 2015, p. 129-138.
27 Parmi de nombreuses références sur ce sujet : M. Lauwers, « Memoria. Réflexions à propos d’un objet d’histoire en Allemagne », dir. Schmitt, Œxle, Les tendances actuelles…, op. cit. n. 21, p. 105-126 ; J. Chiffoleau, La comptabilité de l’au-delà : les hommes, la mort et la religion dans la région comtadine à la fin du Moyen Âge (vers 1320-vers 1480), Rome, 1980.
28 De manière générale, sur l’ostentation des funérailles royales, voir l’étude pionnière de A. Erlande-Brandenburg, Le Roi est mort : étude sur les funérailles, les sépultures et les tombeaux des rois de France jusqu’à la fin du xiiie siècle, Genève, 1973.
29 Voir par exemple la sépulture de la dame de Louviers (Carré, Jimenez, Louviers…, op. cit. n. 15) et celle d’Arégonde à Saint-Denis, dont l’étude a été reprise (P. Périn, « Portrait posthume d’une reine mérovingienne. Arégonde [† c. 580], épouse de Clotaire Ier [† 561] et mère de Chilpéric Ier [† 584] », Le Corti nell’alto Medioevo, Spolète, 2015, p. 1001-1048).
30 Celui-ci est plus ou moins visible, allant progressivement vers une dissimulation dans le cercueil, voire son remplacement par une effigie.
31 Plusieurs exemples donnés dans Gaude-Ferragu, D’or et de cendres…, op. cit. n. 17.
32 Cette idée est toutefois à relativiser dans le cas d’un espace funéraire familial : même enfouis, les objets restent propriété de la famille, intégrée à sa mémoire. Sur cette question, voir C. Wickham, « Introduzione: tesori nascosti e tesori esposti », Tesori. Forme di accumulazione della ricchezza nell’alto medioevo (secoli v-xi), dir. S. Gelichi, C. La Rocca, Rome, 2004, p. 9-18.
33 Sur la notion de trésor, voir K. Pomian, « Les trésors : sacré, richesse et pouvoir », Le trésor au Moyen Âge. Discours, pratiques et objets, dir. L. Burkart, P. Cordez, P.-A. Mariaux, Y. Potin, Florence, 2010, p. 131-160. Les textes les plus explicites restent les testaments ou les inventaires des trésors ecclésiastiques, mais les sources narratives ne sont pas en reste. Ainsi, Grégoire de Tours évoque très fréquemment ces objets dans le cadre des dons entre grands.
34 Cela a déjà été discuté par G. Halsall, Early Medieval Cemeteries: An Introduction to Burial Archaeology in the Post-Roman West, Skelmorlie, 1995.
35 A. Testart, « Deux politiques funéraires. Dépôt ou distribution », Archéologie des pratiques funéraires. Approches critiques, dir. L. Baray, Glux-en-Glenne, 2004, p. 303-316.
36 Voir notamment : C. La Rocca, « Segni di distinzione. Dai corredi funerari alle donazini “post obitum” », L’Italia centro-settentrionale in èta longobarde, dir. L. Paroli, Florence, 1997, p. 31-54.
37 Voir entre autres les articles réunis dans Sauver son âme et se perpétuer. Transmission du patrimoine et mémoire au haut Moyen Âge, dir. F. Bougard, C. La Rocca, R. Le Jan, Rome, 2005.
38 Pour la Gaule, on citera les travaux incontournables de R. Legoux, P. Périn, F. Vallet, Chronologie normalisée du mobilier funéraire mérovingien entre Manche et Lorraine, Bulletin de liaison de l’Association française d’archéologie mérovingienne, hors série, Paris, 2006.
39 C. La Rocca, « Rituali di famiglia: pratiche funerarie nell’Italia longobarda », Sauver son âme…, op. cit. n. 37, p. 431-457.
40 C’est essentiellement le cas du récit de la mort de Gertrude de Nivelles qui est mis en exergue, Treffort, L’Église et la mort…, op. cit. n. 2 et Young, « Exemple aristocratique… », loc. cit. n. 2.
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Signes, traces, empreintes du pouvoir (xiiie-xvie siècle)
Patrick Boucheron et Jean-Philippe Genet (dir.)
2013
Église et État, Église ou État ?
Les clercs et la genèse de l’État moderne
Christine Barralis, Jean-Patrice Boudet, Fabrice Delivré et al. (dir.)
2014
La vérité
Vérité et crédibilité : construire la vérité dans le système de communication de l’Occident (XIIIe-XVIIe siècle)
Jean-Philippe Genet (dir.)
2015
La cité et l’Empereur
Les Éduens dans l’Empire romain d’après les Panégyriques latins
Antony Hostein
2012
La délinquance matrimoniale
Couples en conflit et justice en Aragon (XVe-XVIe siècle)
Martine Charageat
2011
Des sociétés en mouvement. Migrations et mobilité au Moyen Âge
XLe Congrès de la SHMESP (Nice, 4-7 juin 2009)
Société des historiens médiévistes de l’Enseignement supérieur public (dir.)
2010
Une histoire provinciale
La Gaule narbonnaise de la fin du IIe siècle av. J.-C. au IIIe siècle ap. J.-C.
Michel Christol
2010