Conclusion
p. 269-277
Texte intégral
1Surprise par la Révolution et la décomposition de l’armée russe, la France n’avait aucune politique de rechange. Désirant gagner du temps, elle essayait de trouver des solutions temporaires, se fiant le plus souvent à l’action de ses missions sur place : en Russie, en Ukraine et en Roumanie.
2La période dont il est question ici (mars 1917-février 1918) est trop brève pour que l’on puisse dégager des constantes de la politique française à l’égard de l’Ukraine et de l’Europe de l’Est. Une seule chose est certaine, c’est que le gouvernement français devait s’occuper en priorité des questions pouvant aider la France à chasser les Allemands de son territoire. Georges Clemenceau est arrivé au pouvoir le 16 novembre, dans une situation dramatique. Décidé à redoubler d’efforts, il savait parfaitement qu’un grave problème allait se poser, celui des effectifs.
3En effet, l’État-major français a calculé, en novembre 1917, que sur le front il y aurait un déficit de 20 divisions en mars et 30 divisions en juin 1918. Ce n’est qu’après juin seulement que l’on pouvait espérer la venue suffisante de troupes américaines. L’objectif immédiat, qui se résumait à la nécessité de tenir bon jusqu’au printemps, ne permettait pas de faire des projets plus vastes. Vues sous cet angle, les hésitations de la politique française à l’égard de l’Ukraine, dans une situation dramatique pour la France, sont faciles à comprendre. L’argument le plus convaincant en faveur du jeune État ukrainien aurait été sans aucun doute la création d’une forte armée nationale. Toutefois, l’Ukraine étant incapable de mettre sur pied une armée sans une aide massive de la France, ce problème se trouvait transformé en un cercle vicieux que seul le temps aurait réussi à briser. Mais les événements n’attendaient pas.
4Par ailleurs, pour les mêmes raisons, la France n’aurait sans doute pas beaucoup hésité à reconnaître et aider le gouvernement bolchevique, si celui-ci avait reconstitué son armée et consenti à continuer la guerre contre les Allemands.
5Les raisons de l’échec de la mission française en Ukraine sont en partie expliquées dans la note du Quai d’Orsay pour le gouvernement, du 8 février 1918. Il ressort de cette note que le gouvernement français n’était pas suffisamment informé sur la situation politique en Ukraine et sur les moyens d’en tirer parti au mieux des intérêts de la France et de l’Entente. La note reconnaît que le général Tabouis et ses collaborateurs étaient incapables de conduire une politique conforme aux intérêts français dans ce pays. Il apparaît donc très clairement que Paris avait été gêné dans sa politique par ce manque d’informations précises et sûres. Celles que l’on recevait étaient contradictoires, tandis que les rapports fiables arrivaient toujours trop tard.
6Dans l’ignorance de la situation et des possibilités réelles, le gouvernement français ne pouvait qu’être hésitant. Personne n’insistait assez sur l’importance réelle de l’Ukraine. Pourtant, c’est Clemenceau qui est intervenu personnellement, le 18 décembre 1917, auprès du ministre des Affaires étrangères S. Pichon, suggérant qu’il fallait « favoriser la constitution d’une Ukraine antonome » et que l’on pouvait « y contribuer en reconnaissant le nouvel État » et en nommant un représentant de la République française auprès du gouvernement ukrainien.
7Les buts de guerre de la France, dont Clemenceau refusait de parler, n’étaient sûrement pas la politique de libération des nationalités. Certes, des hommes politiques français sont pour la liberté de la Pologne ou se déclarent favorables à la Tchéco-Slovaquie et à la Yougoslavie. Mais ces prises de positions découlent de la sympathie pour des causes particulières et non de la politique gouvernementale des nationalités applicable sans discernement à toutes les nationalités opprimées, donc également aux nationalités de la Russie.
8Au cours de cette période, les États de l’Entente n’avaient pas de politique commune concernant le « principe des nationalités ». Les intérêts italiens étaient opposés à ceux des Yougoslaves et la Russie se réservait la liberté d’action dans la question polonaise. Au moment de la Révolution russe, la France et la Grande-Bretagne cherchaient plutôt la paix séparée. Dans ses quatorze points de janvier 1918, le président Wilson dit que les nationalités d’Autriche-Hongrie devront obtenir « la plus grande latitude de développement autonome ». Lloyd George, tout en assurant que « la destruction de l’Autriche-Hongrie ne fait pas partie de nos buts de guerre », s’est prononcé vaguement en faveur d’un règlement de la question d’Autriche « selon le droit des nationalités », sans autres précisions1
9Ce n’est qu’à partir de février 1918, après que l’empereur Charles ait répondu à Wilson que les revendications des nationalités d’Autriche-Hongrie ne pouvaient recevoir satisfaction, que les États alliés et associés vont préciser leur politique des nationalités en vue de provoquer la dislocation de la Double Monarchie. En mai 1918, Clemenceau dira que l’on allait « chercher à détruire l’Autriche-Hongrie, en s’appuyant sur les nationalités », et Wilson encouragera les « aspirations nationales des Tchèques et des Yougoslaves à la liberté »2. Par conséquent, l’Entente n’avait pas de politique cohérente dans ce domaine, même en ce qui concerne les Puissances centrales. Pour ce qui est de la Russie, aucun gouvernement de l’Entente ne pensait sérieusement aux nations qui y étaient opprimées, à l’exception de la Pologne.
10On sait que les buts de guerre des Puissances centrales comprenaient d’importantes annexions à l’Est : l’Allemagne voulait obtenir les pays baltes, et l’Autriche la Pologne russe. Comme les négociations à Brest-Litovsk se déroulaient sur la base du principe « sans annexions ni contribution », les Puissances centrales ont dû renoncer aux annexions, mais elles comptaient sur le principe de la libre disposition des nations pour étendre une domination indirecte sur les territoires visés, espérant créer des États qui contracteraient envers l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie un lien de vassalité. Ces plans à l’Est obligeaient l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie à maintenir des forces importantes sur le front oriental, même pendant la période où l’armée russe n’existait pratiquement plus.
11Toutefois, si certains milieux allemands, notamment le haut commandement, pensaient imposer le programme en continuant la guerre, l’Autriche, où la crise du ravitaillement et l’agitation des nationalités s’aggravaient, était disposée à mettre fin à la guerre. Le comte Czernin, ministre des Affaires étrangères, conseilla l’empereur dans ce sens dès le mois d’avril 191753. C’est parce qu’elle était au bord de l’effondrement que l’Autriche céda devant les exigences ukrainiennes, signant un traité avec l’Ukraine qui comportait des dangers pour l’avenir de la Double Monarchie.
12L’Allemagne, également aux prises avec des difficultés sérieuses, était disposée, comme l’Autriche, à conclure une paix avec la Russie. Avant les négociations de Brest-Litovsk, elle n’avait pas de politique précise à l’égard de l’Ukraine. Une importante partie de l’opinion allemande était favorable à une politique pro-russe pouvant assurer à l’Allemagne des liens économiques préférentiels avec la Russie. Le gouvernement allemand ne voulait pas reconnaître l’Ukraine avant qu’elle ne fût reconnue d’abord par le gouvernement russe. Mais après la signature du traité de Brest-Litovsk, tout en reconnaissant l’indépendance de l’Ukraine, l’Allemagne n’a pas hésité à transformer son aide militaire à l’Ukraine en une occupation et à lui imposer un gouvernement plus docile.
13Car, en effet, après avoir signé le traité de paix, le gouvernement ukrainien fit appel à l’aide austro-allemande pour combattre les troupes bolcheviques, qui avaient conquis presque tout le pays. Mais en raison de la paix séparée et de l’appel à l’aide allemande, l’Ukraine sera accusée de trahison et certains milieux politiques de l’Entente songeront ouvertement à la vengeance. Dans ces conditions, la France ne croyait plus possible de poursuivre sa politique ukrainienne.
14 Les accusations étaient de deux sortes. On affirmait, d’une part, qu’en signant la paix, l’Ukraine aurait permis aux Allemands de transférer ses divisions vers le front occidental. D’autre part, elle consentit à approvisionner les ennemis de l’Entente, brisant ainsi le blocus.
15En fait, le traité de paix du 9 février 1918 rapporta aux Austro-Allemands beaucoup moins d’avantages que l’on prétendait.
16Tout d’abord, ce n’est pas à la suite de ce traité, mais de l’armistice du 15 décembre 1917, signé par la Russie seule, que le haut commandement allemand a transporté vers le front occidental une partie de ses troupes, de sorte qu’au début de mars 1918, il était déjà prêt à engager l’effort décisif en France4. Le 21 mars, le front sera rompu au point de jonction du front français et du front anglais.
17Bien que sollicités par les Ukrainiens, les Allemands n’apportèrent leur aide contre les bolcheviks qu’à partir du jour de l’offensive générale sur tout le front oriental, qui a commencé le 18 février. Dans quelques semaines, tout le territoire de l’Ukraine fut libéré des troupes bolcheviques.
18Mais ce qu’on ignore souvent, c’est que les Austro-Allemands engagèrent en Ukraine au moins 33 divisions (23 divisions et une brigade allemandes et 10 divisions autrichiennes)5, soit environ 500.000 hommes. Si les Allemands avaient mis ces divisions sur le front occidental dès février 1918, cela aurait sans doute changé le sort de la guerre.
19Une fois l’Ukraine libérée, le gouvernement ukrainien ne fut pas très enchanté – ni en mesure – de remplir les obligations du traité, d’où les conflits fréquents entre lui et les Allemands. En outre, par leur comportement, les Allemands seront également en conflit avec la population ukrainienne.
20L’un des rapports reçus par le gouvernement français au début d’avril 1918 fait état du fait que les Austro-Allemands étaient accueillis dans les villes ukrainiennes « en libérateurs », alors qu’à la campagne il y avait quelques difficultés6. Très vite, les Allemands dresseront contre eux pratiquement toute la population, comme le confirme ce rapport de Moscou du 11 avril :
« Plusieurs hommes politiques connaissant bien l’Ukraine me confirment que les procédés tyranniques des Allemands créent un mécontentement général parmi la population des villes et des campagnes. Leurs relations avec la Rada sont tendues, les paysans refusent de se soumettre aux réquisitions... »7
21Dès le 18 avril, l’attaché militaire français télégraphiait de Moscou que le gouvernement ukrainien était obligé de subir des « ultimatums d’Allemagne qui a déjà exigé : suppression du IVe Universal sur (la) socialisation (des) terres, exportation plus intense en Allemagne des produits alimentaires d’Ukraine, remise aux Allemands (de l’) artillerie et (des) armes prises aux Bolcheviks... (Les) Allemands trouveraient (le) Gouvernement (ukrainien) insuffisamment docile et projetteraient (un) coup d’État pour le remplacer par (un) gouvernement plus bourgeois et plus germanophile »8.
22Le coup d’État eut lieu le 29 avril 1918, le lendemain de l’arrestation de plusieurs ministres ukrainiens par les autorités militaires allemandes. A partir de ce moment, les Allemands instaureront en fait un régime d’occupation militaire.
23Selon une dépêche de Moscou du 25 avril, le comte Mirbach, ambassadeur d’Allemagne en Russie soviétique, aurait déclaré :
24« (Les) Ukrainiens nous ont appelé pour chasser (les) Bolcheviks mais (ils) sont pires qu’eux et il y a en Ukraine (un) tel désordre que nous devons avoir beaucoup plus de troupes que nous ne le prévoyions »9
25Il se serait plaint également que l’Ukraine ne subvenait pas à l’entretien des troupes allemandes appelées par elle et obligeait ces troupes à faire des réquisitions forcées.
26Il faut citer également un rapport confidentiel établi le 29 avril par le 2e Bureau. Selon ce rapport, la question ukrainienne « préoccupe au plus haut point les Empires centraux... surtout à cause de l’attitude récalcitrante du gouvernement de Kief » :
27« Celui-ci lutte avec énergie contre les prétentions de l’Allemagne qui veut imposer à l’Ukraine une véritable alliance en vue d’en tirer des ressources en hommes destinées à alimenter ses propres contingents. La Rada ne veut rien entendre de ce projet, et malgré les représentations réitérées de von Mumm, l’ambassadeur de l’Allemagne à Kief, et du général von Eichhorn, elle a refusé d’intervenir avec ses propres forces contre les émeutes qui ont lieu à Kief, Nikolaef, Charkoff, Ekaterinoslaw et Odessa, ainsi que contre les jacqueries qui désolent les campagnes.
28» De nombreuses informations attestent que les paysans font aux Austro-Allemands une véritable guerre de francs-tireurs fort meurtrière, à laquelle les autorités d’occupation répondent avec violence... Rien, ou presque rien n’a été tiré de l’Ukraine, et le dénuement dans lequel se trouve l’Autriche est effroyable...
29 » En cas de non réalisation de leurs espoirs, les Empires centraux n’hésiteraient pas à destituer la Rada et à la remplacer par un gouvernement plus souple... »10
30Un rapport reçu par le 2e Bureau disait en outre :
« On ne rencontre pas de transports allant à l’Ouest, au contraire, on voit des voitures chargées de foin et de paille venant (de l’Ouest) pour ravitailler les chevaux des Centraux, qui ne trouvent pas de fourrage en Ukraine »11.
31En signant le traité de Brest-Litovsk, les Ukrainiens avaient été d’accord pour fournir aux Austro-Allemands un million de tonnes de blé avant le 1er juillet 1918. Or à la date du 9 mai 1918, l’Ukraine n’a livré que 4.000 tonnes à l’Allemagne et 25.000 tonnes à l’Autriche12 En tout, 113.421 tonnes de blé et de fourrage13 ont été fournis pendant les dix mois de la présence austro-allemande ; on était donc loin de la quantité promise pour les quatre premiers mois seulement.
32Il y a donc lieu de considérer les accusations portées contre l’Ukraine comme exagérées et peu justifiées. Elles relevaient surtout du refus d’accepter le « démembrement de la Russie », c’est-à-dire du refus de voir apparaître sur les décombres de l’ancien Empire russe un État ukrainien et quelques autres États nationaux indépendants.
33Habitués à l’idée d’une grande Russie qui doit contrebalancer la puissance allemande, les milieux politiques occidentaux ne voyaient pas d’autre solution que d’essayer de reconstruire, d’une façon ou d’une autre, l’unité de l’Empire éclaté. Dans ce contexte, il n’était pas très difficile aux bolcheviks d’attaquer l’Ukraine et de refaire cette unité, mais pour des raisons bien différentes.
34La France avait d’importants intérêts économiques en Ukraine. Par conséquent, on pourrait penser que c’est pour cette raison que le gouvernement français s’était intéressé à ce pays. Or ce ne sont pas les raisons économiques qui ont prévalu à cette époque. Ce qui importait aux Français, c’était de maintenir le front et d’empêcher les richesses de l’Ukraine de tomber aux mains des Allemands.
35De ce fait, il n’y avait pas à l’époque de pressions de groupes économiques ou financiers sur la politique gouvernementale à l’égard de l’Ukraine. En revanche, les pressions politiques étaient innombrables.
36Un comité de protection des intérêts français engagés en Russie ne fut créé qu’en janvier 191814. C’est également en janvier seulement qu’une mission française (mission Schneider) s’est rendue en Ukraine pour « définir les débouchés que l’Ukraine indépendante peut offrir aux industriels et aux commerçants français » et qui reçut du ministère ukrainien du commerce et de l’industrie un document « définissant les besoins du Gouvernement actuel sur la question des importations et des exportations en Ukraine »15 La guerre soviéto-ukrainienne a mis fin aux tentatives dans ce domaine.
37 Soumise aux impératifs de la guerre, la politique française et alliée était fondée sur le problème des effectifs. L’armée russe effondrée, on allait essayer de mettre sur pied des troupes nationales, en attendant la reconstruction d’une Russie fédérative. Comme on n’était pas certain de réussir, on faisait ces efforts sans conviction et sans s’occuper des réalités locales. Et surtout sans une vision de l’avenir. La formation réussie des troupes tchèques et polonaises était due surtout au fait que la politique française et alliée dans ces deux questions était plus claire et précise.
38Parmi les Alliés, c’est le gouvernement français qui semblait approcher le plus la réalité et qui osa concevoir les grandes lignes d’un plan dans lequel il y avait une place pour l’Ukraine indépendante. Mais en raison des difficultés de communication et du manque d’informations, l’élaboration et l’application de la politique française étaient en difficulté permanente. De plus, la France n’avait pas obtenu le soutien espéré des Puissances alliées et associées, à l’exception, notamment au début, de la Grande-Bretagne.
39Dans cette atmosphère générale, la France ne voulait pas s’engager sur la voie d’une action catégorique de soutien à l’Ukraine qui aurait sans doute sauvé l’indépendance de ce pays. Le plan français fut abandonné. L’un des représentants anglais à Kiev, FitzWilliams, a déclaré à ce propos : « Le plan a échoué et on le qualifie de mauvais. S’il avait réussi, on l’aurait estimé excellent »16
40Sur place, la réalisation de la politique française s’est trouvée aux mains d’hommes qui n’ont pas toujours su apprécier la situation pour en tirer des avantages pour la France et l’Entente. Ils ont laissé se dégrader la situation en Ukraine sans essayer d’épauler sérieusement un gouvernement inexpérimenté, notamment à l’approche et pendant le conflit soviéto-ukrainien, dont ils sous-estimaient l’importance et les conséquences.
41Espérant que le pouvoir bolchevique allait reprendre la lutte sur le front, les Alliés, tout en considérant ce pouvoir illégitime, crurent utile de le ménager et de lui promettre une assistance éventuelle.
42C’est dans ce contexte que se place la question de la reconnaissance de l’Ukraine par la France.
43En droit international, selon le professeur Paul Reuter, « la reconnaissance d’État est possible à partir du moment où sont réunis les éléments constitutifs d’un État ». La seule condition de la reconnaissance est « l’effectivité de l’organisation étatique ; peu importe que cette organisation soit née sur un territoire sans maître où qu’elle apparaisse à la suite de la rupture violente de provinces se détachant de l’organisation d’un État déjà existant »17
44 A partir du 20 novembre 1917, l’Ukraine possédait tous les éléments constitutifs d’un État et une organisation étatique effective. Les conditions d’une reconnaissance de l’Ukraine étaient donc réunies. Le gouvernement français le savait et c’est sur cette base qu’il a autorisé ses représentants à contacter le gouvernement ukrainien.
45La reconnaissance n’est rien d’autre que « l’acte par lequel un État atteste que l’existence d’un État tiers est certaine et qu’il accepte les conséquences qui découlent à son égard de cette existence ». L’une de ces conséquences est « l’absence de forme de la reconnaissance »18.
46Autrement dit, il n’existe aucune procédure pour obliger un État à en reconnaître un autre. La reconnaissance « n’est assujettie à aucune condition de forme » ; elle peut résulter d’une correspondance diplomatique, d’une déclaration, d’un accord, mais elle peut aussi être implicite. « Un seul élément est exigé : que les actes dont elle résulte traduisent la volonté non équivoque de reconnaître »19.
47Les documents cités dans cet ouvrage attestent que le gouvernement français avait cette volonté. De même, les efforts demandés à l’Ukraine (maintien de l’ordre, organisation des forces armées, participation à la guerre, etc.) sont de ceux qui concernent un État.
48Comme « il est d’autre part impossible d’établir des relations diplomatiques sans reconnaître », la nomination d’un représentant permanent investi des pouvoirs de traiter implique également la reconnaissance. Certes, dans le cas de l’Ukraine, le représentant permanent, nommé par le gouvernement français, n’était pas un ambassadeur mais un commissaire. Toutefois, il était investi des pouvoirs de traiter et il était considéré comme chargé d’affaires de France en Ukraine.
49La lettre du ministre de Saint-Aulaire du 29 décembre 1917, accréditant le général Tabouis auprès du gouvernement ukrainien en qualité de commissaire de la République française en Ukraine, ainsi que la lettre du général Tabouis du 3 janvier 1918, par laquelle celui-ci notifiait au gouvernement ukrainien sa nomination, étaient conçues d’une manière qui impliquait la reconnaissance.
50Cependant, ainsi que l’indique le titre de commissaire, cette reconnaissance n’était pas complète. La forme de reconnaissance est précisée dans les télégrammes du Quai d’Orsay du 5 et du 8 janvier 1918, où il était dit que le gouvernement français a reconnu le gouvernement ukrainien « en fait comme gouvernement indépendant ». Il s’agit donc d’une reconnaissance de facto. Cette reconnaissance entraîne également la reconnaissance de l’État, du pays. Par conséquent, dans le télégramme du 9 janvier 1918, le ministre des Affaires étrangères informait les Puissances alliées et associées que « le gouvernement français à reconnu l’indépendance de l’Ukraine ».
51 Contrairement à ce que prétendait F. Clément-Simon, la reconnaissance de facto n’a pas besoin d’être notifiée au gouvernement reconnu d’une façon officielle et spécifique. Les démarches et les télégrammes plus haut constituent donc une base suffisante pour considérer que la France a effectivement reconnu l’Ukraine au début de 1918. Cette reconnaissance prit fin avec la révocation de la mission de Kiev et l’adoption par le gouvernement français de la thèse de non-reconnaissance, qui est survenue une semaine après la signature par l’Ukraine du traité de paix de Brest-Litovsk.
52Les complications, les déceptions, les embarras autour de la question de la reconnaissance de l’Ukraine ne font que confirmer les conditions extrêmement difficiles dans lesquelles s’établissaient les relations entre le jeune État et la France.
53Il est certain que l’avenir de l’Europe de l’Est se jouait pendant les trois mois allant du coup d’État de Lénine à la conclusion par l’Ukraine du traité de paix à Brest-Litovsk. Des occasions qui ne se représentent jamais deux fois semblent avoir été manquées. Des idées préconçues empêchaient la recherche d’une solution et la mise en application d’une politique cohérente. Et la puissance impitoyable des événements qui n’attendent pas a fait le reste.
Notes de bas de page
1 Pierre Renouvin, Histoire des relations internationales, t. VII, Paris, 1957, p. 112.
2 Ibid., p. 113.
3 Ereignisse..., op. cit., vol. II, p. 1-3.
4 Pierre Renouvin, La première guerre mondiale, op. cit., p. 101.
5 Oukraïska RSR v periodi..., op. cit., p. 275.
6 AMAE, vol. 698, f. 73.
7 Ibid., f. 106.
8 Ibid., f. 137.
9 Ibid., f. 195.
10 Ibid., f. 221-222.
11 Ibid., vol. 699, f. 10.
12 L’Allemagne et les problèmes..., op. cit., vol. IV, Paris, 1978, p. 164.
13 O.Y. Karpenko, Imperialistytchna..., op. cit., p. 50.
14 AMAE, Europe 1918-1929, Russie, vol. 575, f. 1-13.
15 Arch. nat., F 12 7955.
16 Cité dans Robert D. Warth, The Allies and the Russian Revolution, New York, 1954, p. 225.
17 Paul Reuter, Institutions internationales, Paris, 1962, p. 123.
18 Ibid., p. 124.
19 Ibid., p. 125.
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