Chapitre 13. Les emplois et les interêts
p. 331-354
Texte intégral
1Dans la région new-yorkaise, tout ce qui touche au port ne peut être tenu pour négligeable. Trop d’emplois et d’intérêts sont en jeu. Combien exactement ? L’enquête s’avère un peu vaine dans la mesure où il existe une interdépendance entre les activités de la région urbaine et celles de l’organisme portuaire. En remontant dans le temps, on pourrait voir partout l’influence de la mer, puisque c’est elle qui est à l’origine de la prospérité et du fabuleux essor de New York. Cependant, dans la seconde moitié du XIXème siècle, une conception aussi extensive ne paraît guère légitime. Déjà en 1860, une partie de la vie économique new-yorkaise se développait d’une manière autonome par rapport au port, quoique les effets indirects ne fussent pas négligeables. En 1900, la région a encore davantage desserré ses liens de dépendance, ne serait-ce qu’à cause de la présence d’une importante masse de population de niveau de vie moyen élevé qui trouve en elle-même partiellement les sources du dynamisme de sa croissance.
2La première région industrielle des Etats-Unis ne doit guère sa place à la fonction industrielle du port. A l’exception du pétrole, la plupart des produits bruts et semi-manufacturés exportés de ses quais ne sont pas travaillés sur place ; aux importations dominent les articles finis. Si le sucre et le café sont, l’un raffiné, l’autre conditionné ou torréfié dans les usines locales, d’autres matières premières, telles que la laine, les peaux et le caoutchouc, sont dirigées, une fois débarquées, en majorité, vers d’autres lieux de transformation. L’état de la documentation ne permet pas d’établir une comptabilité précise du nombre d’emplois liés directement ou indirectement au port. Il importe toutefois de distinguer les emplois qui dépendent immédiatement du trafic portuaire des intérêts économiques plus généraux qui Ont cependant trop besoin d’un port de qualité apte a résister à la concurrence pour ne pas rechercher des solutions adéquates aux difficultés résurgentes.
13.1 Les emplois liés directement à l’activité portuaire
3Ces emplois ne relèvent pas uniquement des échanges internationaux du port de New York ; une grande partie du trafic consiste en cabotage et n’a, comme dans le cas du charbon, que des rapports assez lointains avec la navigation en haute mer. Néanmoins il n’existe pas de séparation franche entre les deux secteurs de l’activité maritime. Les navires qui assurent la liaison avec les ports du Sud apportent le coton expédié par steamers vers les usines de l’Europe occidentale et méditerranéenne ; de même, pour les articles importés achetés par les négociants de l’intérieur, le cabotage côtier est un moyen de transport alternatif qui pèse sur les tarifs ferroviaires. Le commerce extérieur est inséparable du commerce intérieur ; les interactions mutuelles sont trop fortes pour qu’une crise dans un secteur ne retentisse pas sur le second. Parmi les emplois concernés, il importe de distinguer les fonctions administratives de celles qui relèvent de l’exploitation économique, d’autant que leurs relations sont souvent conflictuelles, voire antagoniques.
13.1.1 Les emplois administratifs
4Dépendant des autorités publiques – gouvernement fédéral, Etat, municipalité – les administrations sont chargées de réglementer le.trafic portuaire et de faire respecter les lois qui le concerne. A cause de leurs liens avec la politique, elles donnent lieu à de nombreuses accusations de corruption et d’abus. Ce sont les mal aimées des négociants qui les dénoncent comme des parasites grevant les frais de revient. Politiciens ou experts présentent un sombre tableau du cortège de sangsues qui sapent la vitalité du commerce maritime local, mais ce qui importe, c’est la différence entre les droits perçus à New York et ceux qu’on exige dans les ports rivaux1.
5Or la réglementation fédérale s’applique uniformément sur tout le territoire américain sans discrimination. Elle est donc neutre dans ses effets sur la concurrence entre ports. Comme dans d’autres domaines, on assiste dans le dernier tiers du XIXème siècle à un élargissement de la compétence du gouvernement de Washington, bien modeste cependant. En 1872, des commissaires fédéraux sont chargés de protéger les marins contre ceux qui les exploitent. En 1890, un Contrôleur du Port reçoit tout pouvoir en matière de chenaux maritimes. L’institution fédérale par excellence, c’est la Douane. Du fait que New York accueille environ les deux tiers des importations, on y perçoit la plus grosse partie des droits qui alimentent le budget. En 1883, par exemple, 1472 personnes y sont employées, représentant une masse salariale totale de plus de 2 millions de dollars. A sa tête, le Receveur, rémunéré 12 000 dollars par an, alors que ses collègues de Boston et de Philadelphie ne perçoivent que 8 000 dollars et ceux de Baltimore, de La Nouvelle-Orléans ou de San Francisco 7 000 dollars. De tels émoluments en font une proie convoitée dans le cadre du système des dépouilles ; le plus célèbre des Receveurs de l’époque, Chester Arthur, accède à la Présidence des Etats-Unis en 1881 après l’assassinat de Garfield. Au second rang de la hiérarchie vient l’officier naval, qui reçoit 8000 dollars, tout comme le contrôleur. En-dessous d’eux, on ne compte pas moins de 442 employés de bureaux payés en moyenne 1572 dollars et 446 surveillants dont le salaire moyen s’élève à 1346 dollars. Au bas de l’échelle, les 92 garçons de course se contentent de 814 dollars. La Douane de New York est un bastion du patronage fédéral ; on y place les amis politiques, d’autant plus attirés qu’au même moment le salaire nominal moyen ne dépasse pas 438 dollars par an. En contrepartie, il faut alimenter les caisses du parti vainqueur. C’est pourquoi il est tentant de se rattraper en acceptant ou en sollicitant des pots-de-vin des importateurs. La complexité et les ambiguïtés de la législation douanière, ainsi que son penchant prohibitionniste, encouragent toutes sortes de malhonnêtetés dont les négociants sont à la fois victimes et complices. Offre et demande de fraude se rencontrent pour léser le fisc. Parfois les abus dépassent le niveau jugé tolérable ; les plaintes contre la concussion se multiplient et les ports rivaux, dépités de ne pouvoir entamer la domination new-yorkaise aux importations, incriminent, parmi les causes de leur infortune, la fréquence des sous-estimations à la douane de New York2.
6Plus irritants pour les milieux économiques new-yorkais sont les abus commis par les administrations qui dépendent des autorités publiques de l’Etat et de la municipalité .
7Au premier rang figurent les pilotes. Aux deux entrées du port, à Sandy Hook et à Hell Gate, le pilotage est obligatoire pour tout navire qui vient de l’étranger. Mais chaque voie a sa propre réglementation. La Porte de l’Enfer est située intégralement dans les eaux new-yorkaises et relève de la seule souveraineté de l’Etat. Les pilotes y sont nommés par le Gouverneur, sur recommandation du bureau des gardiens du port. A Sandy Hook, au contraire, les Etats de New York et de New Jersey se partagent les responsabilités. Chacun désigne ses propres pilotes. Dans le New Jersey, les brevets sont décernés par six commissaires nommés pour trois ans par le Gouverneur, tandis qu’à New York cette fonction incombe à une commission de cinq membres désignés pour deux ans, à raison de trois élus de la Chambre de commerce et deux représentants des compagnies d’assurances maritimes. Une organisation aussi complexe ne favorise pas une rapide adaptation aux besoins3.
8Le pilotage obligatoire à la Porte de l’Enfer ne concerne guère le commerce international, sinon le trafic de cabotage avec les Provinces Maritimes canadiennes. Les pilotes que la presse compare volontiers aux barons pillards du Rhin ou aux Maures du détroit de Gibraltar ne représentent donc pas une menace sérieuse. Il n’en va pas de même à Sandy Hook. Les tarifs fixés par une loi de l’ Etat de New York ne sont modifiés que deux fois en un demi-siècle, en dépit des fortes fluctuations de l’indice des prix : les barêmes établis en 1853 sont augmentés de 50 % en 1865 ; en 1884 est consentie une baisse de 25 %. La cherté relative dépend donc de l’année de référence choisie. De toute façon, pour les négociants et les armateurs, les tarifs sont trop élevés parce que les pilotes sont trop nombreux (72 en 1860, 166 en 1895), alors que le nombre de navires ne présente aucune tendance à la croissance. Bien organisés en groupe de pression, les pilotes s’opposent à l’établissement de la concurrence et du caractère facultatif du pilotage, prétextant qu’ils ne sortiraient pas dans ce cas par tempête. Les armateurs font remarquer qu’il n’y a pas de meilleur rendement du capital. Un voilier monté par les pilotes coûte 7 500 dollars, ses gains bruts s’élèvent à 22 000 dollars, tandis que ses dépenses ne se montent pas à plus de 5 000 dollars – soit un bénéfice net de 17 000 dollars par navire, dont les trois quarts vont aux six pilotes à titre de rémunération du travail. Au total, un revenu moyen supérieur à 2000 dollars, voire 2 500, que la Chambre de commerce juge exorbitant, vu qu’il rémunère un labeur qui est loin d’être exercé toute l’année4.
9Le fardeau paraît d’autant plus pesant qu’il est impossible de s’y soustraire. Qu’il prenne ou non un pilote à bord, le capitaine doit acquitter le montant prescrit par la loi. En outre, pour améliorer leur revenu, les pilotes n’hésitent pas à user de la clause qui leur accorde un supplément de 25 % s’ils accostent le navire au large de Sandy Hook au lieu de l’attendre à l’entrée de la rade. En 1875, la Cour d’Appel proscrit ces abus : le pilotage au large n’est pas obligatoire, le capitaine n’est pas tenu de prendre le premier pilote qui se présente ; il suffit qu’il en prenne un avant d’entrer dans le port. Monopole légal, les pilotes réussissent jusqu’en 1896 à empêcher l’introduction de la vapeur, sous le prétexte que la voile est une meilleure école de formation à la navigation, en fait pour ne pas avoir à mettre au rebut leur flotille sous-utilisée de schooners. Cependant les frais de pilotage ne semblent pas beaucoup plus élevés à New York que dans les ports rivaux. Seul Boston est meilleur marché. A Philadelphie et à Baltimore, les coûts sont identiques ou légèrement plus chers – pour une distance plus longue, il est vrai5.
10Plus évident est le handicap lié à la perception de droits de port. La loi de 1857 autorise les maîtres de port à recevoir 1,5 cent par tonneau de tout navire qui entre à New York. A Philadelphie, les frais sont près de cinq fois moindres ; à Boston et à Baltimore, aucune taxe de ce genre n’est instituée. En fait, ce n’est pas la somme légale qui fait problème, mais les abus dont se rendent coupables les onze maîtres de port qui dépendent d’Albany. Vers 1860, dans l’argot des quais, la question "de combien de mètres le bateau dépassera-t-il ?" signifie en langage clair "combien êtes-vous prêts à payer pour accoster ?", une gratification de 10 à 40 dollars semblant normale. En 1871, à l’apogee du boss Tweed, les pots-de-vins varieraient entre 50 et 200 dollars ; on les présente déguisés sous les oripeaux de frais de remorquage, le remorqueur appartenant au maître de port ou à un de ses amis – un système que le Gouverneur Dix qualifie de "piraterie organisée". Son prédécesseur, Hoffman, estimait, lui, que la responsabilité incombait aux armateurs prêts à corrompre les maîtres de port pour obtenir un quai bien situé. De telles pratiques ne sont possibles que parce que l’espace disponible est trop rare pour les milliers de voiliers qui viennent chaque année à New York. En accordant aux maîtres de quai le privilège exclusif d’affecter un emplacement à tout navire dépourvu d’un appontement réservé (seules les compagnies de navigation à vapeur peuvent se permettre une pareille dépense), l’Etat leur octroie un pouvoir de chantage qui s’exerce d’ailleurs non seulement au détriment des armateurs, mais aussi des propriétaires ou des exploitants de quais privés6.
11Face à de telles exactions, qui détourneraient parfois les cargaisons de sucre de New York vers d’autres ports, faut-il abolir l’institution ou la réformer ? La création en 1862 d’un poste de capitaine du port chargé de superviser les onze districts ne donne pas les résultats escomptés, chaque maître tenant à conserver son autonomie. Après l’arrêt de la Cour Suprême qui déclare illégaux les honoraires perçus, le Gouverneur Robinson préconise, en 1878 et en 1879, l’abolition de la fonction qui serait confiée à la police ou à l’Administration des Docks, mais ni la Chambre de commerce, ni la Bourse des denrées n’acceptent une trop grande concentration de pouvoirs aux mains de cette dernière institution. Toutes deux préfèrent que les maîtres soient rétribués par un "paiement volontaire". La loi de 1883 en fait des salariés de l’Etat, jouissant d’un traitement fixe, mais elle ne sera jamais appliquée, car le Sénat refuse de confirmer les personnes nommées par le Gouverneur. Aussi, quand est créé le Grand New York en 1897, les postes sont-ils supprimes ; la tâche est confiée, comme avant, aux maîtres des docks dépendant de l’administration municipale. Depuis 1883, il n’y avait plus de handicap7.
12D’autres fonctionnaires font l’objet de plaintes. Par exemple, les gardiens du port, nommés par le Gouverneur avec le consentement du Sénat, dont l’avis est indispensable pour le règlement des avaries et qui sont rémunérés par les armateurs pour contrôler les cargaisons, à l’arrivée des navires ; ou bien les employés de la quarantaine, qui ont le pouvoir arbitraire de détenir plus ou moins longtemps les bateaux qui viennent de ports infestés par les épidémies .
13Ce n’est donc pas tant par les sommes légales qu’elles prélèvent que par les pots-de-vin qu’elles exigent que les administrations du port nuisent à sa capacité concurrentielle. La situation semble d’ailleurs s’améliorer sensiblement à la fin du siècle. La politisation à outrance des fonctions administratives caractérise davantage les années 1860 et 1870 que les deux décennies suivantes. A partir de 1857, la majorité républicaine d’Albany avait multiplié ses créatures à New York pour faire pièce aux démocrates de la ville. Quand ces mêmes démocrates, conduits par Tweed et Hoffman, s’emparent des leviers de commande entre 1868 et 1871, la corruption atteint son apogée ; la pratique rigoureuse du système des dépouilles de leurs successeurs républicains soumis à la tutelle implacable de Roscoe Conkling n’apporte pas d’amélioration sensible. Il faut attendre que le mouvement de réforme de la fonction publique qui touche tout le pays au début des années 1880 obtienne d’appréciables succès pour que les pires tares de l’ancien régime administratif s’estompent sans disparaître complètement, loin de là !
13.1.2 Les services d’exploitation du port
14Ces administrations, auxquelles il faut ajouter le Département des Docks, passent pour des parasites, voire des vampires, aux yeux de ceux qui estiment être les seuls véritables créateurs de valeur ajoutée : les entrepreneurs et les travailleurs au service des navires, des marchandises et des passagers.
15Avant la guerre de Sécession, l’activité du port était dominée par les "princes – marchands". Ils avaient fondé leur fortune sur la pratique conjointe de l’armement maritime et du commerce. Dr leurs jours étaient comptés à partir du moment où le télégraphe et la vapeur rapprochaient le producteur du consommateur et rendaient inutiles les anciens intermédiaires. Dernier survivant d’une époque évanouie, Abiel A. Low était salué par la Chambre de commerce, lors de son décès, le 9 janvier 1893, comme "te dennien dec grands marchands de New york, au sens ancien. du terme – de la race des Goodhues, des griswolds, des Howlands, des Grinnells, dont lec bateaux sillonnaient toutes les mers " 8.
16Le déclin de la marine marchande américaine scelle le destin de cette génération, l’ascension de la vapeur réduit les sources de profit des prestigieux voiliers d’antan. Low lui-même voyait dans le télégraphe l’origine d’une profonde révolution :
" A partir du moment, dit-il, où Le petit négociant qui aspirait aux. honneurs d’être un importateur fut en mesure à tout moment, avec un crédit bancaire, d’expédier un câble et d’acheter ses cinq caisses de thé. à Shanghai, l’activité commerciale du marchand gui achetait des récoltes entières et plaçait, grâce à son habileté et à son esprit d’entreprise, des cargaisons entières sur Le marché, disparut à jamais... Les progrès de la science rapprochent étroitement Le consommateur du producteur et permettent au petit négociant de s’approvisionner Lui-même de première main. Il se peut que ce soit un bienfait général, mais cela détruit La majesté du commerce" 9.
17Cette majesté du commerce disparaît peu après la guerre de Sécession. Les coups fatals lui sont portés par la pose du câble transatlantique en 1866, par l’ouverture du premier transcontinental et du canal de Suez trois ans plus tard, enfin par la multiplication des lignes de navigation à vapeur qui s’imposent sur les principaux itinéraires du globe. Désormais, les nouvelles gloires de la mer, ce sont les steamers qui arborent les pavillons britannique, allemand ou français. Les armateurs américains gardent de solides positions dans le cabotage, puisque les étrangers en sont exclus, mais ils disparaissent de l’Atlantique-Nord, jusqu’à ce que l’international Navigation C° prenne son essor. Dans les relations avec le Golfe du Mexique, Alexandre & Sons, James E. Ward ou Dallett, Boulton & C° résistent mieux à l’offensive européenne . Pour survivre, la plupart de leurs compatriotes doivent affréter des navires de nationalité étrangère ou se convertir en agents des entreprises d’outre-mer.
18En 1879, à la Bourse des denrées, 80 membres représentant 47 firmes déclarent comme profession l’armement maritime, 101 appartenant à 69 firmes se font enregistrer sous la rubrique armement et commerce – un bien pâle souvenir des princes-marchands d’antan, même si on y trouve trois membres de Grinnell, Minturn & C° et deux de Howland & Aspinwall ; enfin les courtiers maritimes réunissent 75 noms pour 39 firmes. En fait, ces distinctions paraissent quelque peu artificielles, les courtiers affrétant souvent des bateaux pour leur propre compte10.
19Les grandes compagnies à vapeur qui assurent le prestige de New York et contribuent à sa supériorité sur ses rivaux ne sont pas dirigées de la ville elle-même ; elles ont leur siège social de l’autre côté de l’Océan, à Liverpool, à Hambourg, à Brême, à Paris ou à Londres. Elles sont représentées sur place par des agents qui jouissent de plus ou moins d’autonomie, mais bénéficient généralement longtemps de leur confiance. Ainsi Vernon H. Brown pour Cunard, Oelrichs & C° pour le Lloyd, Kunhardt & C° pour la HAPAG, Cortis pour la White Star. Cependant, dans quelques cas, la stratégie commerciale s’élabore autant à New York que de l’autre côté de l’Atlantique. Ainsi chez Inman, Williams & Guion ou Anchor. Les agents se voient déléguer d’importants pouvoirs de décision sur place en tout ce qui concerne la gestion. Il en résulte parfois des déboires. La CGT pâtit de la maladie de son agent George Mackenzie en 1873 ; son successeur Louis de Bébian (1875-1888) redresse la situation, mais après lui, Augustin Forget doit être licencié en 1897 pour être remplacé par Eugène de Bocandé, à qui on alloue 50000 francs de fixe par an, plus une participation aux recettes qui ne saurait être inférieure à 20 000 francs – soit environ 13 500 dollars. La HAPAG, elle aussi, évolue vers le salariat, quand elle rompt en 1888 son association avec Kunhardt et confie ses propres bureaux à R.J. Cortis, l’ancien agent de la White Star. A l’opposé, le Lloyd reste lié à Oelrichs, animé par Gustav Schwab, une des personnalités les plus influentes en matière maritime11.
20Si les grandes lignes de l’Atlantique-Nord tenues à une stricte régularité ne peuvent pas laisser beaucoup d’autonomie à leurs agents new-yorkais, il n’en va pas de même pour ceux qui s’occupent de routes moins astreignantes vers les régions tropicales. Quoiqu’ils battent pavillon étranger, les navires affrétés ou affectés en permanence au trafic ont en fait New York pour port d’attache. Des dizaines de firmes se consacrent à ces itinéraires moins prestigieux qui assurent néanmoins le rayonnement mondial de la Ville-Empire. Auprès de ces entreprises spécialisées, l’importateur américain a la certitude de pouvoir faire venir sa marchandise de n’importe quel point du globe ; de même, l’exportateur peut espérer trouver facilement un navire qui expédiera sa production vers n’importe quel port de la planète. Pour la côte pacifique de l’Amérique du Sud, il a le choix entre W.R. Grace et Fabbri & Chauncey ; pour l’Extrême-Orient, il peut s’adresser à Salter & Livermore. A destination des Antilles et du Golfe du Mexique, l’éventail s’élargit : A. Emilius Outer-bridge, Pim, Forwood & C° ou Waydell & C° proposent de multiples destinations12.
21Parmi les principales firmes de courtiers maritimes relativement spécialisées, on compte Slocovich & C°, actif dans le commerce méditerranéen, Benham, Pickering & C° qui s’occupe des relations avec Londres, Boyd & Hincken, qui concurrence la CGT au Havre, ou Arkell, Tufts & C° tourné vers Bristol. Certaines ont un champ d’action plus vaste, comme Norton & Son, qui étend son activité du Rio de la Plata à l’Afrique du Sud et à l’Australie. La plus importante est Funch, Edye & C°. Christian F. Funch, né à Copenhague en 1820, après avoir travaillé quelque temps à Alger pour le compte d’un armateur danois, débarque à New York en 1846. Il y rencontre un autre Danois, Andréas F. Meincke, capitaine de voilier, de trois ans son aîné. Tous deux fondent à Wall Street, en mai 1847, la firme de courtage maritime Funch & Meincke qui fait immédiatement de bonnes affaires grâce à la ruée vers l’or de Californie. Ils représentent divers armements européens, rassemblent du fret pour San Francisco et la Chine. En 1859, ils s’adjoignent Adelbért Wendt qui connaît bien les négociants d’Allemagne, de Scandinavie et de Russie. La profession de courtier s’impose car les armateurs ne résident plus nécessairement, comme jadis, au port d’attache de leur navire ; ils ont besoin d’avoir sur place un gérant permanent, un ship’s husband, pour rassembler les cargaisons, effectuer les démarches à la douane et les réparations indispensables, contre le versement d’une commission. A la mort de Weincke en 1869, entre en scène un nouveau partenaire, l’Ecossais Henry W.O. Edye, qui a longtemps vécu à Hambourg. La firme s’installe alors au 27, South William Street et connaît une croissance rapide. Au moment de l’afflux des voiliers vers New York en 1879-1881, elle a jusqu’à 150 bâtiments stationnés en même temps dans le port qui lui sont consignés. D’elle dépendent la Red Cross line pour Anvers, la ligne Adler pour Stettin, la ligne Union-Sloman pour Hambourg et Rio, la Holland-America, la Thingvalla, la Compagnie bordelaise de navigation à vapeur, puis, à la fin du siècle, des lignes vers l’Extrême-Orient et l’Océan Indien.
22L’armement et le courtage ne sont pas des professions fermées. Certaines firmes passent comme des météores, d’autres résistent à tous les aléas. Avec de la hardiesse et de la chance, on peut s’y faire un nom. C’est le cas des frères Barber, Herbert (1847-1915) et James Webb (1852- 1928), nés en Angleterre, où ils entrent au service de la firme Patton, Vickers & C°, de Londres, spécialisée dans le transport du bétail et des grains. En 1880, Herbert est envoyé comme représentant à New York pour organiser la ligne Monarch ; son cadet le rejoint en 1887, mais dès 1883, ils fondent une compagnie en nom collectif, Barber & C°, qui s’occupe d’agence maritime et d’affrêtement. En 1893, les deux frères inaugurent la première ligne régulière entre New York et l’Extrême-Orient par navire à vapeur. On les trouve ensuite sur les routes d’Afrique du Sud, d’Australie et de la Manche, en particulier au Havre et à Dunkerque13.
23L’importateur ou l’exportateur à la recherche d’un armateur ou d’un courtier les rencontre tous dans un périmètre restreint, à la pointe méridionale de Manhattan, entre l’East River et Broadway ; le plus grand nombre de firmes sont installées sur cette artère et sur South Street, ainsi que sur les rues parallèles au rivage ou sur quelques voies perpendiculaires à Broadway, sans oublier le rond-point de Bowling Green. Cette localisation reflète le poids du passé, l’inertie qui affecte le monde des affaires, même en période de transformation rapide. En effet, elle correspond à l’activité maritime antérieure à la guerre de Sécession, au moment où les voiliers dominaient sans partage sur les océans. A l’ère de la navigation à vapeur, le centre de gravité se déplace vers l’Hudson et Brooklyn et pourtant, soit par nostalgie, soit par désir de ne pas amoindrir la valeur du capital immobilier, les professions les plus liées aux bateaux restent groupées comme un essaim sur un demi-kilomètre carré, un peu excentrées par rapport à la nouvelle localisation imposée par les progrès techniques14.
24Au total, les dirigeants et les gérants d’entreprises de navigation forment une cohorte étoffée, mais relativement peu nombreuse, mais autour d’eux gravitent des milliers de personnes.
25D’abord, les marins. Le déclin de la marine marchande américaine et la perte de la vocation de bourlinguer sur les mers réduisent peu à peu à New York les emplois directement offerts à bord des navires aux nationaux ou aux immigrants de fraîche date. Néanmoins, chaque année, c’est par dizaines de milliers qu’on compte les marins qui débarquent ou embarquent à bord de voiliers ou de steamers. En 1860/1, on en enregistre 76 000 aux entrées dans le trafic international, puis les effectifs croissent ; ils atteignent 148 000 en 1873/4, soit 3 marins pour 100 tonneaux de jauge, et beaucoup plus lors de la pointe de 1879/81. Dans les dernières décennies, la prépondérance des navires à vapeur réguliers ne permet guère aux matelots de faire de longs séjours dans le port. Pour assurer la rentabilité de leurs unités coûteuses, les armateurs réduisent au minimum le repos le long des quais. A la fin du siècle, les imposants équipages des grands steamers ne posent plus les mêmes problèmes que ceux qui trouvaient auparavant à s’engager sur des voiliers après avoir attendu plus ou moins longtemps le départ. Toutefois les tramps n’échappent pas complètement à ces difficultés, surtout les britanniques. En effet, le Royaume-Uni n’a pas signé d’accord consulaire permettant au consul d’arrêter et de garder en détention les marins déserteurs. Aussi, dès que les voiliers anglais accostent à New York, les matelots sont-ils incités à déserter par des démarcheurs qui travaillent pour le compte des tenanciers d’hôtels et de pensions et leur font miroiter des conditions d’embauche mirobolantes.
Une fois tombé aux mains des crimps, le marin perd en fait sa liberté de négociation, car il s’endette à l’égard de son hôte. Le capitaine qui a perdu une partie de son équipage doit s’adresser à un shipping master lié aux boîtes à matelots pour reconstituer son effectif ; ces intermédiaires prélèvent une commission élevée surnommée blood money. Si le marin se montre réticent pour signer l’engagement, on l’enivre puis on l’embarque de force et il ne retrouve ses esprits qu’une fois en mer – une pratique connue sous le nom de shanghaiing. Pour remédier à ces abus, la loi de 1872 institue les Shipping Commissioners chargés de protéger les matelots; ils doivent exiger qu’ un accord écrit soit signé avant le départ, stipulant en détail les conditions de l’engagement ; les avances sur salaires sont interdites, sauf pour la famille la plus proche, afin d’éviter que les intermédiaires ne prélèvent le blood rnoney, Ces clauses sont applicables aux seuls navires américains, mais pour les navires étrangers, les consuls peuvent jouer le même rôle que les shipping commissioners. En dépit de la loi, les abus se poursuivent jusqu’à la fin du siècle, atténués seulement par le déclin de la marine à voile15.
26Dans un grand port moderne, les navires ont besoin de nombreux services annexes : remorqueurs, installations de réparations, compagnies d’assurances. Du fait de la proximité de l’océan, les bâtiments qui entrent et sortent de New York n’exigent pas d’être halés sur de longues distances. Aussi les tarifs, qui ne sont pas fixés légalement, sont-ils généralement inférieurs à ceux de Boston, de Philadelphie ou de Baltimore. L’efficacité de firmes telles que Moran ou Starin est généralement reconnue et ne donne pas lieu à des plaintes. A la fin du siècle, le port compte une cinquantaine de docks flottants et de cales sèches, dont huit seulement dépassent 1́00 mètres de long. Les plus grandes cales se trouvent à l’Arsenal de Brooklyn et dans le Bassin de l’Erié. Les gros steamers ne pouvant plus être réparés à New York, le maire Strong recommande en 1896 que la ville édifie une vaste forme de radoub, mais il rencontre l’opposition de la Chambre de commerce ; celle-ci juge l’investissement trop coûteux, peu utile et sentant le socialisme. Quant aux assurances maritimes, leur prospérité dépend de la vitalité de la marine marchande américaine. Le retrait progressif de la bannière étoilée des océans réduit le nombre des firmes de 12 en 1860 à 9 en 1873, 6 en 1880, 3 six ans plus tard. En 1891, il n’en reste plus que deux et à partir de 1894 seule survit l’Atlantic Mutual, qui était déjà la plus puissante en 186016.
27D’autres services concernent davantage les marchandises. Par exemple, les courtiers en fret, tels que Carey, Yale & Lambert, ou Munn & Jenkins, qui exercent aussi parfois les fonctions de courtiers maritimes (Blackslee & Caldwell) ou d’armateurs (les frères Seager, John P. Elwell). Plus nombreux, les commissionnaires sont 150 en 1879 à la Bourse des denrées. Les plus connus ont pour noms Sawyer, Wallace & C°, Bowring & Archibald, dirigé par Edward B. Archibald, le fils du consul du Royaume-Uni, et Thomas B. Bowring ; Henry Knight ; Williams, Black & C° ; George S. Scott & C° ; G. Amsinck ; Hagemeyer & Brunn ; H.A. Vatable & Son. Il faut ajouter une vingtaine de firmes spécialisées dans l’export-import, telles que les frères Mayer, Recknagel & C°, ou Morrison & Bartow17.
28Avant d’être consommées sur place, expédiées vers d’autres régions ou exportées outre-mer, les marchandises s’accumulent dans les entrepôts. Là réside une des supériorités de New York sur ses rivaux : on peut y trouver à s’approvisionner à tout moment, sans crainte de rupture de stock. Les magasins manquent cependant de liaisons immédiate avec les voies ferrées – c’est un des handicaps du site de New York. A Manhattan, ils sont localisés à l’intérieur de la ville, dans la partie occidentale. Le plus bel ensemble est édifié à Brooklyn, sans communication terrestre avec le reste des Etats-Unis. Tout le front de mer, de l’Arsenal à la baie de Gowanus, y est occupé par des entrepôts qui portent les noms de leurs propriétaires. En janvier 1895, toutes les installations de Brooklyn, à de rares exceptions près, fusionnent dans une firme unique, la Brooklyn Wharf & Warehouse C°, présidée par Thomas A. Mclntyre, un des principaux négociants en grains. Les six exploitants précédents acceptent volontiers de se retirer car on leur propose un prix très intéressant. Le but du rachat semble bien être l’établissement d’un monopole pour augmenter la rentabilité des installations, mais le capital est exagérément gonflé – 27 à 30 millions de dollars au lieu de 15 réellement – et en 1900 la nouvelle compagnie fait faillite ; elle sera reprise partiellement sur des bases plus saines par la New York Dock C°18.
29A ces entrepôts sont étroitement liés les équipements qui servent à la manutention des grains : les élévateurs. On distingue les élévateurs stationnaires qui font office d’entrepôts et abritent des millions de boisseaux de céréales, des élévateurs flottants indispensables pour trans férer le blé et le maïs des allèges dans les cales des navires. Les premiers garantissent un mouvement régulier des exportations. Au début, les compagnies ferroviaires s’en désintéressent et abandonnent ce secteur à des entreprises indépendantes, au nombre d’une quinzaine en 1876. A cette date, sur une capacité d’entrepôt totale de 15 millions de boisseaux, la Grain Warehouse C° en détient à elle seule 6 millions dans ses magasins situés autour du bassin de l’Atlantique à Brooklyn. Viennent ensuite Hazeltine & C° (3 millions), J.P. & G.C. Robinson (2 millions) et F. Woodruff & McLean (1 million), les autres opérant dans les comtés de New York et de Kings, mais d’une taille réduite. Le seul élévateur dépendant d’une compagnie ferroviaire est celui du New York Central, d’une capacité de 1,5 million de tonneaux, construit au bord de l’Hudson à la hauteur de la 60ème rue. Les années suivantes, l’Erie Railroad et le Pennsylvania imitent Vanderbilt et édifient, à leur tour, à Jersey City, des équipements modernes d’une contenance équivalente. Les capacités globales croissent jusqu’à atteindre un maximum de 30 millions de boisseaux en 1894 ; avec ses 2,5 millions de boisseaux, le magasin de David Dows, situé au pied de Pacific Street, à Brooklyn, fait figure de monstre. La plupart des élévateurs sont fusionnés dans la Brooklyn Wharf & Warehouse C° de McIntyre et de Bartlett, mais la surcapacité est évidente, au moment où décline la position de New York dans le commerce des grains. Au début du XXème siècle, la New York Dock C° poursuit une politique de réduction des installations, tandis que les compagnies ferroviaires doivent maintenir une capacité minimum dans leurs installations terminales19.
30Les élévateurs flottants connaissent une évolution semblable vers la concentration. Au début, ils ont du mal à s’imposer face à l’opposition des travailleurs chargés de la mise du grain à bord des navires, mais la productivité des machines est telle que toute résistance n’est qu’un combat d’arrière-garde. Il faut serrer les prix de revient au moment où les ports rivaux se montrent menaçants. En 1876, on dénombre 34 élévateurs de ce type, dont 14 appartiennent à l’international Grain Elevating Association dirigée par Edward Annan. Quand ils fonctionnent ensemble, ces derniers peuvent transférer dans les cales environ 50 000 boisseaux à l’heure. Le seul concurrent sérieux est la New York Floating Elevator C°. Aussi, dans les années 1880, la fusion s’opère-t-elle progressivement pour éviter toute concurrence. En juin 1891 est organisée l’international Elevating C°, au capital de 2,2 millions de dollars, que la Commission du commerce en 1900 juge excessif. La surévaluation permettrait de cacher au public un rendement exceptionnellement élevé, fondé sur un quasi-monopole. Les négociants en grains auraient pu s’estimer lésés, mais le président Edward G. Burgess a l’habileté de prendre comme actionnaires et directeurs quelques une des plus gros marchands de la place, tels que Thomas Mclntyre, David Bingham, Yale Kneeland, E. Pfarrius, O.M. Mitchell. Aussi les protestations se font-elles rares, en dépit de grognements contre des tarifs jugés trop élevés. Alors que la loi McEvoy de 1888 autorise un prix maximum de 5/8 de cent par boisseau, l’international Elevating C° prélève un demi cent supplémentaire pour couvrir, paraît-il, les frais de déplacement des machines dans le port. En étant actionnaires, les membres de la Bourse des denrées peuvent espérer récupérer une partie de leurs pertes sous forme de bénéfices qui s’élèvent en moyenne, entre 1892 et 1899, à 8,25 % par an, mais l’effet de ces manipulations n’échappe pas à la Commission du commerce instituée en 1900 qui voit dans ce monopole l’une des raisons du déclin de New York dans les exportations de céréales à la fin du siècle20.
31Pour les tenants de la thèse des responsabilités propres à New York dans la crise, il n’y a pas que les élévateurs stationnaires ou flottants qui méritent d’être incriminés. Tout le système de transport interne au port, du fait de ses coûts excessifs, contribue à l’effritement des positions commerciales. Qu’il s’agisse des allèges, propriétés des compagnies ferroviaires ou de firmes particulières comme celle de John H. Starin, l’inventeur du bac à wagons (car float), ou du charroi hippomobile indispensable à travers les rues embouteillées.
32Reste une masse d’hommes imposante, quoique peu visible : les dockers. Peu visible, car, comme le remarque Charles B. Barnes, le seul à les avoir étudiés systématiquement, "le fait le plus remarquable concernant te docker, c’est qu’on, ne te remarque pas... Les bibliothèques, les rapports statistiques tes histoires du travait presque sans exception l’ignorent ou se méprennent sur son cas" 21. Il est vrai que les recensements ne font pas souvent la distinction entre le docker proprement dit et le stevedore, l’entrepreneur qui signe un contrat avec un armateur pour charger ou décharger son navire. En 1914, selon Barnes, le nombre des dockers se situait dans une fourchette allant de 27 000 à 60 000 personnes, 35 000 apparaissant le chiffre le plus vraisemblable. En l’absence d’enquête au XIXème siècle, il est impossible de donner un effectif plausible, mais il semble probable qu’il y ait eu au moins 20 000 emplois vers 1900. Le manque d’intérêt pour la profession est d’autant plus curieux qu’au XXème siècle elle défraye souvent la chronique par l’ampleur de ses grèves ou par le rôle qu’y joue le syndicat du crime. Et pourtant, les conditions de travail, toujours aléatoires, et le recrutement social dans les classes les plus défavorisées n’ont pas substantiellement changé !
33Les dockers apparaissent rapidement dans les enquêtes sur les taudis, où nombre d’entre eux résident dans des conditions précaires. Ils font la une de l’actualité au moment de leurs grèves, comme en 1874 et en 1887, puis retombent dans l’anonymat. Il importe de remarquer que les grèves ne constituent pas au XIXème siècle un handicap pour New York ; les débrayages sont très rares ; ils n’accroissent pas l’incertitude des armateurs. Ce qui peut éventuellement détourner un navire de New York, ce n’est pas la crainte d’une longue immobilisation par suite d’un conflit social prolonge, mais le coût de la main d’oeuvre. En 1879, sur les quais, les salaires horaires sont égaux à ceux de Boston (30 cents), mais nettement plus élevés qu’à Philadelphie (25 cents) et à Baltimore (20 cents), sans qu’il soit possible de savoir dans quelle mesure les différences de rémunération correspondent à des écarts de productivité. Il ne semble pas toutefois que les frais de chargement ou de déchargement par les dockers soient plus coûteux à New York que dans les ports rivaux22.
34Les grèves ont toujours pour origine des questions de salaires. Avant la guerre de Sécession, le docker recevait 1,50 dollar par jour pour 9 heures de travail effectif. L’inflation contemporaine du conflit civil entraîne des demandes d’augmentation qui sont acceptées. Le salaire devient horaire : de 25 cents, il passe à 40 en 1868 ; en 1872, à la suite d’une grève, les travailleurs obtiennent 80 cents pour le travail de nuit. C’est beaucoup pour l’époque, mais il faut tenir compte de ce que l’embauche est irrégulière. Le revenu hebdomadaire moyen se situe entre 10 et 12 dollars et beaucoup ne gagnent pas plus de 6 dollars. Les dockers ne sont pas employés généralement par les compagnies maritimes, car il y aurait trop de temps morts, mais par des acconiers qui signent avec les armateurs des contrats fixant le prix du chargement ou du déchargement.
35En 1874, la crise économique et la réduction des importations contraignent les agents des compagnies maritimes à réduire les coûts. Pour arracher des contrats, les stevedores proposent pendant l’été des prix de plus en plus bas, tout particulièrement les frères Robert et John Walsh, qui espèrent, l’hiver venu, partager une partie des pertes avec leurs employés, Au début novembre, une réduction de salaire de 25 % s’impose : 30 cents de l’heure le jour, 45 cents la nuit. Le moment semble bien choisi car le trafic est faible et les chômeurs nombreux. De leur côté, les dockers, organisés en syndicats multiples, refusent toute réduction ; ils vivent sur l’illusion que leur metier ne s’improvise pas, qu’ils sont irremplaçables. A cela s’ajoute le mépris des Irlandais, qui dominent la profession, pour les Italiens. Or le travail n’exige pas de qualification particulière ; il suffit que les stevedores surveillent étroitement leurs ouvriers pour que les manutentions s’effectuent sans casse. Dès le début, le 16 novembre 1874, la grève paraît condamnée à l’échec. Grâce à l’embauche de nouveaux travailleurs, les "verts" (green hands), les navires partent sans retard. Devant l’inflexibilité des armateurs, les grévistes perdent leur calme initial. Le 27, est déclenchée une grève générale de tous les dockers du port par solidarité avec leurs collègues du front de mer de l’Hudson à Manhattan ; 8 000 personnes cessent le travail, mais l’extension n’obtient pas les résultats prévus. Les compagnies qui n’avaient pas de différends avec .leurs employés n’admettent pas d’être impliquées dans le conflit et font appel à leur tour à des chômeurs. Aucun autre corps de métier ne soutenant le mouvement, la grève générale est suspendue dès le 1er décembre, à l’appel des syndicats dirigés par Roger Burke. Le travail pourra reprendre chez les acconiers qui acceptent de verser les anciens tarifs (40 cents de l’heure le jour, 60 la nuit) ; les frères Walsh resteront au ban. Pas pour logtemps, car à la mi-décembre, après un mois de lutte, toute résistance cesse sur les quais de l’Hudson23 .
36La reprise économique qui s’amorce à partir de 1879 redonne vigueur au mouvement syndical ; sous la bannière des Chevaliers du Travail, il atteint son apogée en 1887, l’année de la "grande grève" des quais de New York. La situation est alors bien différente de celle de 1874. Si le conflit éclate en hiver, comme précédemment, l’arrière-plan économique paraît beaucoup plus favorable. On est en période d’expansion. D’autre part, la solidarité ouvrière a fait de rapides progrès durant la décennie . Aussi la grève de 1887 prend-elle une toute autre ampleur que celle de 1874. A l’origine, on trouve deux débrayages séparés affectant une poignée de travailleurs. Le premier, qui débute le 3 janvier, oppose à la compagnie ferroviaire et minière du Philadelphia & Reading Railroad des débardeurs de charbon employés à Port Johnson, dans la commune de Bayonne. En juillet 1886, le syndic de faillite de l’entreprise, contre l’avis de ses pairs, avait accordé une augmentation de salaires de 20 à 22,5 cents de l’heure, alors que les autres entreprises ne versaient que de 19 à 20 cents, mais avec une garantie d’embauche de dix heures par jour, alors qu’à Port Johnson seules les heures réellement effectuées étaient rémunérées. Au début de janvier 1887, les nouveaux dirigeants du Reading décident d’aligner les salaires sur ceux de leurs concurrents. Immédiatement les débardeurs se mettent en grève, suivis par leurs collègues, à l’appel de la section des Chevaliers du Travail. Les 2 500 grévistes bloquent toute activité dans les sept ports charbonniers de la région, new-yorkaise, tous situés dans le New Jersey. L’agglomération est menacée d’une famine de charbon qui arrête les industries grosses consommatrices, comme le raffinage du sucre. En plein hiver, la population risque de souffrir du froid et de la hausse du prix du combustible24.
37Au même moment, sur les quais de l’Hudson, à New York, un conflit oppose la compagnie de navigation à vapeur Old Dominion spécialisée dans les relations avec les ports de Virginie à ses dockers. Jusqu’alors ceux-ci recevaient 25 cents de l’heure effectivement travaillée, la firme embauchant du personnel chaque fois qu’un de ses sept steamers arrivait à New York. Préférant disposer d’une main d’oeuvre permanente, le président McCreary fixe au début janvier un salaire hebdomadaire de 12 dollars correspondant à 60 heures d’embauche, qu’il y ait ou non une tâche à accomplir. Pour un docker travaillant effectivement 60 heures, cela revient à une rémunération horaire de 20 cents, soit une diminution par rapport au tarif précédent qui aurait rapporté 15 dollars pour la même durée. Apparemment les dockers de l’Old Dominion préfèrent une certaine probabilité de gagner 15 dollars à la certitude d’en toucher 12. Ils se mettent donc en grève et, comme ils n’ont aucune chance de remporter, seuls, la victoire, le syndicat new-yorkais des dockers, l’Ocean Association, qui regroupe plusieurs sections plus ou moins autonomes affiliées aux Chevaliers du Travail, lance un mot d’ordre de boycott : toute compagnie qui acceptera du fret de l’Old Dominion verra ses dockers cesser immédiatement leur tâche. Dr une bonne partie du tabac de Maryland et de Virginie vient par cette voie avant d’être exportée. Oublieux des leçons de 1874, les ouvriers des quais s’imaginent toujours qu’ils sont irremplaçables. Or la main d’oeuvre abonde à New York en ces temps de forte immigration. Italiens, Juifs, Allemands et Scandinaves peuvent remplacer les présomptueux Irlandais et apprendre rapidement le métier. Aussi, si des steamers partent avec retard, cela ne présente-t-il aucun caractère catastrophique25.
38Sous la direction des Chevaliers du Travail, les deux grèves- celles des débardeurs de charbon et des dockers s’épaulent mutuellement. Par solidarité, les dockers abandonnent leur tâche dès qu’un navire s’approvisionne en combustible manutentionné par des "jaunes". Les circonstances semblant favorables, les revendications ne se contentent pas du statu quo ; on exige une augmentation des salaires, à 30 cents pour les dockers. Face à la menace de boycott, les compagnies maritimes commencent par adopter une attitude prudente. La CGT se voit même attribuer la palme de la lâcheté pour refuser de charger des boucauts de tabac et des balles de coton apportés par l’Old Dominion. Un tribunal a vite fait de la rappeler à ses devoirs de transporteur public. Privés d’un moyen de pression efficace, les dirigeants de l’Assemblée de district N° 49 pratiquent la fuite en avant. Ils étendent la grève aux quais de l’East River et de Brooklyn, puis aux manutentionnaires du fret transporté par les compagnies ferroviaires. Au début de février, la "grande grève" atteint son apogée. De 30 000 à 40 000 personnes sont engagées dans l’action. Cependant le port n’en est pas paralysé pour autant, car il y a assez de candidats à l’embauche pour prendre les places libres. La situation paraît bloquée. Des violences éclatent çà et là ; un steamer de l’Old Dominion est victime d’un attentat terroriste. Les tentatives de médiation de la Chambre de commerce et de la Bourse des denrées qui évoquent le spectre de la fuite du trafic vers d’autres ports, n’aboutissent pas. A l’appui de la demande de dommages et intérêts intentée par l’Old Dominion, la justice lance un mandat d’arrestation contre les dirigeants syndicaux. Plus le conflit se prolonge, plus les familles ouvrières souffrent, plus les pertes d’emplois risquent de devenir définitives, car les nouveaux embauchés gagnent en adresse. A la mi-février, les ouvriers des brasseries et les mécaniciens refusent de se mettre en grève par solidarité. Le mouvement est désormais brisé. Les Chevaliers du Travail obtiennent pour les débardeurs de charbon le rétablissement des rémunérations antérieures, tandis que les dockers sont abandonnés à leur sort. L’échec de 1887 se traduit par une perte de prestige. Autrefois, au moment de l’embauche, les hommes ne stationnaient pas sur le quai, les contremaîtres venaient à leur rencontre ; désormais, la formation des équipes s’effectue directement devant l ’appontement, parmi les candidats rassemblés26.
39Les années suivantes, il n’y a plus d’organisation syndicale qui s’étende à tout le port. Des patrons en profitent pour réduire le coût des heures supplémentaires et des jours fériés. Les Irlandais cèdent du terrain aux Italiens et même aux Noirs. Il faut attendre la fin du siècle pour voir repartir l’action collective – sans grand succès d’ailleurs. Les raisons de tous ces échecs sont multiples. D’abord, une confiance aveugle dans le caractère irremplaçable d’une main d’oeuvre qualifiée, alors que le métier s’apprend vite et peut être exécuté correctement sous la direction de stevedores compétents par des novices. Dr l’immigration apporte sans cesse un flot de personnes dépourvues de qualification et avides d’obtenir un emploi. Cette offre abondante pèse sur le niveau des salaires. D’autre part, du fait de la rétribution à l’heure et de la nature aléatoire de l’embauche, les fortes disparités de revenus suscitent des jalousies entre travailleurs. Le port ne présente aucune unité ; il n’existe pas de barême de rémunération unique ; les taux diffèrent d’un rivage à l’autre, parfois d’un quai à l’autre. Exceptionnellement, un mouvement de solidarité réunit tout le monde, mais il ne dure guère à cause des divisions internes qui recouvrent des tensions ethniques et. professionnelles. Dans ces conditions, le patronat, appuyé sur ses réserves financières, est assuré de remporter les épreuves de force, d’ailleurs trop peu nombreuses pour que la réputation du port en souffre face à la concurrence de ses rivaux.
13.2 Les intérêts en jeu
40A côté des milliers d’emplois liés directement au trafic maritime, d’importants intérêts dépendent étroitement de la prospérité du port.
13.2.1 La psychologie des milieux d’affaires new-yorkais
41La presse de l’époque abonde en remarques sur l’indifférence des New-Yorkais à l’égard de leur port. Alors que les villes rivales de Boston, de Philadelphie et de Baltimore mobilisent toutes leurs énergies pour capter la plus grande part possible des échanges extérieurs du pays, les New-Yorkais, trop imbus de la supériorité des avantages naturels de leur site, négligeraient de faire corps autour des intérêts fondamentaux de leur cité. En 1 874, le maire William F. Havemeyer stigmatise "l’indifférence et l’inertie des classes marchandes et capitatistes" ; quatre ans plus tard, devant la Chambre de commerce, Charles C. Dodge reproche aux négociants de s’être " apparemment assoupis dans une. trop grande confiance et dans l’assurance qu’il n’était pas nécessaire de fournir des efforts spéciaux pour conserver leur suprématie". Le reproche d’apathie revient constamment. Pourquoi, dit-on, exiger des compagnies ferroviaires new-yorkaises des sacrifices qu’on n’est pas prêt à consentir soi-même ? fl la fin du siècle, le Gouverneur Black présente un tableau inchangé quand il parle de "l’ esprit d’auto satisfaction et d’indifférence" qui sape la prospérité de New YorK27.
42En fait, dans la psychologie des milieux d’affaires new-yorkais, l’inquiétude se mêle constamment à un sentiment de supériorité dans un noeud contradictoire. Chauncey Depew, l’avocat du New York Central, le sait bien, qui flatte son auditoire de la Chambre de commerce en lui présentant une typologie qui répond à ses intimes convictions :
"Il y a, dit-il en 1881, te manchand de Battimore : on le. dépeint comme un homme qui se réjouit aujourd’hui de découvertes faites et abandonnées pan nous voici vingt ans (rires). Prenez te marchand de Phitadetphie : te type idéal tet qu’on se te représente est un gentleman qui a connu, tard dans sa vie, une promotion de détaillant à grossiste e.t qui contemple, pour se détendre, un ciel où n’existent que des détaillants (rires). Prenez te marchand de Boston : c’est un gentleman dont l’ultime. ambition consiste à s’assurer une. position suffisament éminente dans sa ville pour être Invité, à titre de partenaire, dans une firme de New York (rires et applaudissements), Mais, partout où s’étend te commence, . . . .te Synonyme d’entreprise et de puissance, c’est te Marchand de ta Ville de New York (applaudissements)"28.
En 1897, cette exaltation du négoce n’est même plus de mise. La force de New York, à en croire la commission de la Chambre de commerce consacrée au port et à l’armement maritime, réside ailleurs, dans des sphères plus éthérées.
" Nous pouvons nous permettre, écrit-elle, de contempler avec satisfaction, sinon avec un réel plaisir, ta prospérité croissante des villes soeurs de ta côte atlantique ; nous savons en effet parfaitement que leurs ressources et leurs avantages sont ouverts à tous, à nous comme à leurs concitoyens, sur un pied d’égalité, New York. est désormais un centre d’attraction pour tous les citoyens américains qui ont acquis une fortune dans les lieux les plus éloignés. Il est le centre des arts, des sciences et de l’éducation. Il offre des sources aussi nombreuses que merveilleuses où on peut goûter un plaisir moral et intellectuel élevé. Dans ces domaines, il dépend entièrement de nous et de nos ressources de surpasser tous nos rivaux. Avec vigilance, efforçons-nous de faire progresser ces éléments de notre suprématie, quand bien même les villes soeurs pourraient rivaliser ou même nous égaler dans le domaine du commerce" 29.
Cette conception d’une ville rentière, capitale intellectuelle et artistique, Athènes des Etats-Unis, insouciante des bases matérielles qui permettent le fonctionnement des institutions culturelles, a le don d’exciter la colère et la commisération de la presse économique. En effet, rien n’est moins assuré que ce genre de suprématie. C’est le commerce qui a attiré les éditeurs de Boston à New York. La Ville-Empire ne conservera pas sa primauté dans les humanités, si les moyens de soutenir ce luxe sont affaiblis. Sur toutes ces questions, il n’y a pas d’unité de vue à New York ; les élites y sont trop nombreuses et trop diverses pour qu’il y ait en permanence une convergence vers des buts communs30.
13.2.2 Les institutions commerciales
43Les opinions des milieux économiques s’expriment par le truchement de leurs associations. Certaines de ces associations couvrent un secteur limité, comme la Bourse du café ou celle du coton, d’autres, au contraire, réunissent des intérêts plus variés. Pour les activités spécifiquement maritimes a été fondée en 1863 l’Association des capitaines américains ; dix ans plus tard, l’Association maritime du port de New York regroupe armateurs, courtiers, stevedores – ce qui explique son déclin à la fin du siècle, quand les voiliers perdent du terrain face aux navires de ligne sur tous les océans. Dans les luttes du temps, on la retrouve souvent aux côtés du New York Board of Trade and Transportation, de la Bourse des denrées et de la Chambre de commerce. Nombre de membres appartiennent simultanément à plusieurs institutions ; les principales firmes sont représentées partout. L’apparent émiettement s’en trouve donc quelque peu corrigé, surtout dans les phases critiques.
44Le Board of Trade and Transportation s’est d’abord appelé, lors de sa création, en 1873, Cheap Transportation Association. A cette époque, comme son l’indique, son principal souci était l’abaissement des coûts de transport, plus particulièrement du transport ferroviaire. Ennemie des monopoles, l’Association préconisait comme remède aux exactions la construction par le gouvernement fédéral d’une ligne directe de New York à St Louis qui serait consacrée uniquement au transport des marchandises à longue distance ; cette voie servirait de référence pour étudier les véritables coûts d’une entreprise de chemin de fer, sans capital indûment mouillé ou autres abus qui justifieraient des tarifs jugés excessifs. Solution simpliste, qui oubliait qu’une bonne part des revenus des entreprises ferroviaires provenaient du transport des voyageurs et du trafic local des marchandises et qu’une ligne consacrée au seul fret à longue distance serait constamment déficitaire ! Peu à peu l’Association, à l’image de son porte-parole, Francis B. Thurber, un important grossiste en produits d’épicerie, évolue. En 1877, elle change de nom pour s’appeler Board of Trade and Transportation. Elle représente plutôt les intérêts des importateurs et des jobbers. A sa revendication de transport bon marché, elle substitue celle de tarifs stables. Les grossistes de la côte Est se sentent de moins en moins menacés par le prix élevé des services ferroviaires ; ils auraient même plutôt tendance à trouver qu’il n’est pas assez élevé ! Plus les tarifs sont bas, plus ils favorisent les grossistes de l’intérieur. Le danger, ce sont les variations rapides des prix du transport, au gré des humeurs des dirigeants ferroviaires, et les discriminations entre chargeurs31.
45La Chambre de commerce de l’Etat de New York, la plus vénérable institution économique de la ville, tant par son ancienneté que par le prestige de ses membres cooptés à vie par leurs pairs, rassemble des firmes diverses aux intérêts parfois contradictoires. Les dirigeants des compagnies ferroviaires ou John P. Morgan ne partagent pas nécessairement le même point de vue que les exportateurs de grains ou les courtiers maritimes. Parmi les 700 membres de 1880 ou les 1250 de 1900, figurent tous les secteurs de l’activité régionale. Cependant les hommes pour qui les affaires du port revêtent une importance capitale occupent souvent de hautes positions à la Chambre. Parmi ses présidents, on trouve Abiel A. Low (1863-1867), armateur spécialisé dans le commerce avec la Chine et le Japon, William E. Dodge (1867-1875), importateur de produits sidérurgiques, Charles S. Smith (1887-1894), un des leaders du commerce des articles textiles et Alexander E. Orr (1894-1899), de l’entreprise de négoce en grains, David Dows & C°. La Chambre de commerce accueille en son sein tout le Gotha de la richesse new-yorkaise. En 1900, les trois vice-présidents élus s’appellent John D. Rockefeller, Andrew Carnegie et John P. Morgan. Ces hommes d’affaires prestigieux, à la tête d’intérêts localisés sur tout le territoire américain et à l’étranger, n’adoptent pas un point de vue marqué par l’esprit de clocher quand il s’agit d’apprécier les forces et les faiblesses du port. L’avenir culturel de New York leur semble une carte digne d’être jouée. Cependant la Chambre ne manque pas de pugnacité. Du fait même de la diversité des secteurs qui y sont représentés, elle se penche sur toutes les activités menacées, dans toutes les directions. C’est pourquoi, lors de la première crise de 1874-1882, elle joue un rôle prépondérant dans la défense du port, car l’avenir des grossistes, soumis à la concurrence de leurs rivaux de l’intérieur, est en question, tout comme celui des exportateurs qui doivent affronter le dynamisme commercial de Baltimore et de Philadelphie. A la fin du siècle, au contraire, alors que la crise se circonscrit principalement autour des expéditions de céréales à l’étranger, la Chambre prend un certain recul. La lutte est trop partielle pour l’engager totalement. La célébration des fonctions culturelles de New York fait partie de cette attitude un peu distante à l’égard de problèmes spécifiques aux négociants en grains32.
46C’est pourquoi le relais est pris alors par la Bourse des denrées. Celle-ci est l’héritière du Corn Exchange qui existait avant la guerre de Sécession, au coin de Board et de South Street. La plupart des membres, environ 700, fondent en avril 1861 l’Association commerciale de New York qui s’installe dans un bâtiment ceinturé par Whitehall, Pearl, Water et Moore Street. L’organisation prend officiellement le nom de New York Produce Exchange. en 1868. Cinq ans plus tard, elle compte 2237 membres qui achètent et peuvent vendre leur siège ; à la fin du siècle, ils sont près de 3000, installés depuis 1884 dans un somptueux immeuble de style Renaissance italienne qui coûte plus de trois millions de dollars. La Bourse des denrées couvre un vaste champ du commerce d’exportation : non seulement les céréales et les produits d’origine animale, mais aussi le pétrole, une multitude de produits agricoles et toutes les activités commerciales et les services liés à la manutention, au transport, voire au financernent. A la différence de la Chambre de commerce qui s’intéresse aux tarifs de transport à la fois vers l’Ouest et vers l’Est, la Bourse des denrées, du fait de son orientation vers l’exportation, fait passer au premier plan de ses préoccupations la réduction des coûts de transport de l’intérieur vers la côte, sans discrimination contre New York. L’homogénéité des intérêts en jeu lui permet d’adopter une attitude franche, dégagée des compromis qui troublent parfois l’action de la Chambre de commerce.
47Néanmoins les deux institutions commerciales les plus importantes de la cité ne se tournent pas le dos. Leurs membres communs assurent une communication de l’information et une certaine harmonie. En 1879, par exemple, 75 membres de la Chambre de commerce sur 700 appartiennent aussi à la Bourse des denrées, soit directement, soit par l’intermédiaire de leur firme. Dans cet échantillon commun sont surreprésentées les professions liées aux activités maritimes (armateurs, courtiers), les plus prestigieuses. Sur les deux listes, on trouve les noms de James R. Boyd et d’Edward Hincken (3 fois président de la Bourse, 1865-66, 1868-69, 1879-80), de Vernon H. Brown, de Richard J. Cortis, de John G. Dale, de Henry W.O. Edye, de William H. Guion, de Francis W.J. Hurst, de Gustav Schwab, de John H. Starin, etc. Plais il y a aussi des commissionnaires, des courtiers en fret, des propriétaires d’entrepôt, comme Jeremiah P. Robinson ou James S.T. Stranahan, président de l’Atlantic Dock C°. La maison d’épicerie H.K. & F.B. Thurber a deux de ses membres dans chacune de ses associations, tout comme la plus grande firme engagée dans le commerce des grains, David Dows & C°, qui délègue David Dows lui-même et Alexander Orr, président de la Bourse des denrées de 1887 à 1889, avant de diriger plus tard la Chambre de commerce. Membre lui aussi des deux organisations, Franklin Edson, fondateur du négoce de céréales qui porte son hom, est élu deux fois président de la Bourse (1873-75 et 1878-79) ; il y gagne une popularité qui lui vaut de devenir maire de New York en 1883-84, à une époque où la population, écoeurée des dilapidations de politiciens véreux, fait confiance aux hommes d’affaires pour restaurer le crédit de la cité33.
48Le reproche d’apathie et d’indifférence souvent lancé contre les entrepreneurs new-yorkais mérite donc d’être fortement nuancé. Ils disposent d’associations puissantes qui savent se faire entendre des pouvoirs politiques, quoiqu’il serait abusif d’affirmer qu’elles les contrôlent. En effet, les hommes d’affaires ont des intérêts trop divergents pour constituer en permanence un groupe de pression unique et efficace. Le système démocratique permet à d’autres forces de s’exprimer. A l’époque, la place de New York comme centre financier des Etats-Unis donne lieu à des interprétations divergentes sur l’influence des capitaux dans la localisation du commerce. Certains pensent que la présence à New York d’un vaste marché financier et monétaire lié étroitement aux grands centres européens, particulièrement à la Cité de Londres, garantit la permanence de la suprématie du port, les négociants, importateurs ou exportateurs, tenant à conserver des relations directes avec les banques et les maisons de change, telles que Drexel, Morgan & C°, Brown Brothers & C°, Kidder, Peabody & C°, August Belmont & C°, etc. Aucun des ports rivaux n’offre de pareilles facilités. Avant de s’installer à New York, la première de ces firmes n’était-elle pas philadelphienne, et la seconde baltimorienne ? A cette argumentation, la Bourse des denrées répond que c’est le contraire qui se produit ; la ville où le commerce est le plus rémunérateur attire les capitaux ; les facilités de transport bon marché priment la qualité du réseau financier. On peut ajouter que, dans le dernier tiers du XIXème siècle, il n’y a pas de relation positive entre les positions détenues par New York dans le commerce extérieur des Etats-Unis et la concentration financière qui s’opère à Wall Street, puisque, on le sait, la Ville-Empire perd des parts de marché, principalement aux exportations, alors qu’elle développe son hégémonie sur le marché des capitaux34.
49A la limite, les milieux bancaires se soucient peu du port par lequel passe le trafic. Seuls capables d’en assurer le financement à grande échelle, les intermédiaires new-yorkais sont assurés de percevoir leur obole au passage :
"Nous qui vivons dans l’Est, dit Charles Smith, le président de la Chambre de commerce, nous, ressentons parfois un soupçon de tristesse à ta pensée que les rênes du pouvoir sont en train de glisser de nos mains et de passer à ceux, qui vivent au-delà des lacs, Mais nous nous consolons à l’idée que toutes les routes commerciales mènent encore à New York. et que notre ville continue à percevoir sa modeste commission sur de vastes transactions” 35.
Ambition trop limitée aux yeux du Shipping and Commercial List, pour qui New York peut” être bien davantage que te centre bancaire du pays” 36.
50Dans le maintien de la suprématie, les intérêts new-yorkais ont de bonnes cartes, s’ils agissent unis. Cela suppose l’existence d’un vif patriotisme local – peu évident dans une ville aussi complexe et aussi cosmopolite. Aussi les atouts légués par la nature et le passé peuvent-il être gaspillés ou utilisés inefficacement, alors que les forces extérieures peu contrôlables sapent les bases de la primauté. Au premier rang, les compagnies ferroviaires.
Notes de bas de page
1 State of New York, Annual Message of the governor of the State of N eu York ; january 14, 7S59, p. 21 ; David A. Wells, Our Merchant Marine, 1882, p. 183-185.
2 House of Représentatives, 48th Gong., 1st Sess., Ex. Doc. N° 94, vol. 24, 1883/4, p. 5, 15-16 ; HS, Part 1, D 735, p. 165 ; SCL, 15 juin 1870, 21 avril 1877, 3 janvier 1891 ; CCSNY, Proceedings, 1871/2, p. 106-122. Les pratiques de la Douane sont étudiées en 1877 par la commission John Jay. Sur le rôle de cette institution dans les querelles entre factions républicaines, Stalwarts contre Half-Breeds, sous les présidences de Hayes et de Garfield, voir DeAlva Stanwood Alexander, A political History of the State of New york, vol. III, 1861-1882, 1909, p. 399-410, et David M. Ellis, James A. Frost, Harold C. Syrett et Harry J. Carman, A History of New York State, op. cité, p. 363-366. AMRE, CC, BA, 2 mai 1 882.
3 The United New York and New Jersey Sandy Hook Pilots Benevolent Associations, under the direction of Edward L. Allen, Pitot Lore. F nom Sait to Steam, and Historical Sketches of the Various Interests identified with the Development of the World’s Greatest Pont, New York, 1922, 322 p.
4 CCSNy, P no ceedings, 1881/2, p. 65, 131-136 ; 1883/4. SCL, 28 février 1877, 24 mars 1877 ; 7 février, 11 février, 17 mars, 6 juin, 10 novembre 1880 ; 7 mai, 21 mai 1881 .
5 SCL, 24 avril, 22 mai, 29 mai 1875 ; 31 juillet 1880 ; CFC, 31 juillet 1880 ; NyT, 30 avril 1880 ; Journal of. Commence, 4 février 1898 ; CCSNY, Proceeding/, , 1817/8 ; 1881/2 (21 mars 1882) ; G.D. Urquhart, Dues and Changes on Shipping in Foreign Ports ; a Manual of Reference for the Use of Shipowners S hipbrokers and S hipmasters, Londres, George Philip & Son : il faut comparer les différentes éditions (1ère en 1869, 7ème en 1892, 12ème en 1905) ; Theodore Hunter et Jarvis Patten, Pont Charges and Requirements on Vessels in the Various Ports of the World with Tables of Moneys, Weights, and Measures of all Nations, and a Telegraphic Codex, for Masters, Owners, and SKipbrokers, New York, John Wiley & Sons, 1879, 2 vol. : vol. 1, 2 parts, 299+1046 p., vol. 2, 182 p. : Baron Quinette de Rochemont et Henri Vétillart, Le/, ports maritimes de l’Amérique du Nord sur l’Atlantique,III : Les ports des Etats-Unis, Paris, Duhod, 1904, 607 p.
6 Annual Message of the Governor, January 2, 1872, p. 17-18, January 7, 1873, p. 25 ; SCL, 27 mars 1861, 21 avril 1871 ; State of New York, Repont of. the Select Committee appointed by the Last Senate to examine into the Affairs, and investigate the charges of Malfaisance in Office of the Harbon Masters, of New york, Albany, 1862, 22 p.
7 SCL, 23 mars, 1er octobre 1870 ; 15 février, 1er mars 1871 ; 27 mars, 16 juin 1875 ; CCSNY, Proceedings, 7877/2, p. 71 -73, 7882/3, p. 102-103 ; NYPE, 1883 ; New York Herald, 5 janvier 1870 ; Annual Message of the Governor, January 1st, 1878, p. 27, January 9, 1879, p. 45, January 4, 1881, p. 15, January 3, 1882, p. 33, January 2, 1883, p. 22 ; Henri Vétillart, op. cité, II, p. 522-523 et III, p. 179, note 1.
8 CCSNY, Proceedings, 1892/3, p. XVIII ; Robert G. Albion, The Rise of New york. Pont, ch. XII, p. 235-259.
9 CCSNy, P no ceedings, 7892/3, p. 136.
10 Les développements qui suivent sont tirés d’une analyse des membres de la Bourse des denrées et de la Chambre de commerce, tels qu’ils sont présentés dans les rapports annuels de ces institutions.
11 Un exemple de contrat d’agence dans CGT, Délibérations du Conseil d’Administration, 13 août 1875 ; pour les salaires, I bid., 25 mars 1873, 30 juillet 1875, 27 octobre 1876, 4 septembre 1888, 6 octobre 1897, 9 février 1898 ; HAPAG, jahresberichte, 1888.
12 SCL, 18 mars 1882.
13 A Century of ship Agency and Brokenage. The Stony of Funch, Edye & C°, Inc., 1847-1947, 30 p. ; The National Cyclopaedia of American Biography being the history of the U.S., New York, James T. White & C°, vol. 31, p. 38 et vol. 35, p. 32.
14 NYPE ; Thèse, p. 1157, 810.
15 CCSNy, P no ceedings, 1879/80, p. XXXI et 148 ; SCL, 11 juin 1870 ; AMRƐ, CC, NY, 2 juillet 1869, p. 31 ; New York Commercial, 5 mars 1898 (pour 100 tonnes, on compte en moyenne 1,75 marin sur un voilier et 2,75 sur un steamer) ; NYT, 13 décembre 1964 ; Pantiamentary Papers, Accounts and Papers, 1866, vol. LXIX, p. 479, 7877, vol. LXXXIII, p. 456-457 ; House of Représentatives, 56th Cong., 1st Sess., Doc. n° 14, Part 1 , Annual Report of the Commissioner of Navigation for the fiscal year ended june 30, 1899, Washington, GPO, 1899, p. 89, 222-223, 225 ; NAFC, pour chaque navire est indiqué l’effectif (cf. pour 1898/9, Thèse, p. 1157-1158).
16 thèse, p. 962-963 ; journal of Commence, 18 mars 1898 ; Quinette de Rochemont et Vétillart, op. cité, III, p. 226-273 ; Chauncey Depew, One Hundred years of American Commence, op. cité (chapitre sur l’assurance maritime) ; CCSNY, Proceedings, 1896/7, p. 15.
17 Thèse, p. 1159.
18 William Nelson Black, Storage and Transportation in the Pont of New york. An Investigation into Methods of Handling Merchandise with special reference to Questions of Cost and Convenience, New York, 1884, p. 37 ; State of New York, Report of the New York Commence Commission, transmitted to the Legislature, january 25, 1900 (NYCC), Albany, 1 900, vol. 1 , p. 814-847, 1017 ; American Warehousemens’ Association, Bulletin, September 1900, p. 110 ; CFC, 20 juillet 1895, 1 7 octobre 1896 ; King’s Handbook of New York City, 1893, p. 786, 814 ; The New York Dock C°, The premier wanehouses and tenminals, New York, 1911, 31 p.
19 NYPE : InCo, 1881, p. 57 ; Thèse, p. 11 59-1 1 60.
20 SCC, 2 juin 1875 ; NYCC, p. 115, 997-999, 1002, 1015, 1461 -1491 , 1506-1513, 1523-1 525.
21 Charles B. Barnes, The Longshoremen, New York, Russell Sage Foundation, 1915, p. V (rapport rédigé en 1910-1911).
22 Barnes, op. cité, p. VIII ; Board of Commissioners of the Metropolitan Police, Annual Repont, 1890 ; 1891, p. 67-70 ; Carroll D. Wright, 7 th Special Repont of the Commissioner of labor, The Slums of Baltimone, Chicago, New york, and Philadelphia, Washington, GPO, 1894, tableau XVIII, p. 462 sq., p. 141 , 350-351 ; Hunter et Patten, op. cité, p. 136 ; Thèse, p. 962-963.
23 Le New York Times est une excellente source pour suivre le déroulement de la grève ; Barnes, op. cité, p. 76.
24 NYT.
25 NYT, 3 février 1887.
26 NYT ; Barnes, op. cité, p. 59, 110-115.
27 CCSNY, Pnoceedings, 1871/5 ; 1877/8, p. 106-107, 1897/8, p. 40 ; George Henry Andrews, Twelve Letters on the Future of New york, I et II, New York, 1877.
28 CCSNY, 1881/2, p. 17-18.
29 CCSNY, 1897/8, p. 89.
30 journal of Commence, 5 février 1898 ; Commencial America, 2 mars, 5 mars 1898 ; David C. Hammack, Powen and Society : greater New York at the Turn of the Centuny, New York, Russell Sage Foundation, 1982.
31 journal of. Commence, 20 avril 1898 ; InCo, 1876 et 1878 ; Lee Benson, Merchants, Farmers, and Railroads, 1850-1887, ch. 2 et 3.
32 Benson, op. cité, ch. 3.
33 NYPL ; Melvin G. Holli et Peter d’A. Jones, Biognaphical Dictionary of American Mayors, 1820-1980, Westport, Greenwood Press, 1981.
34 SCL, 9 avril 1881 ; CTC, 8 mai 1886, 26 octobre 1889, 4 janvier 1890 ; NYPE, Proceedings, 1882 ; InCo, 1879, Appendix N’1, p. 15-18.
35 CCSNY, Proceedings, 1889/90, p. 39 ; 1897/8, p. 61.
36 SCL, 9 avril 1881 .
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