Introduction
p. 5-9
Texte intégral
1Quel sujet d’étude plus actuel, en ces temps de globalisation, et plus disciplinaire de l’archéologie que celui de l’adoption et de l’adaptation ? Il fut un temps où le travail de l’archéologue consistait à construire, dans le vide d’un passé disparu, des « cultures » grosso modo situées dans la charte temporelle et la carte géographique, entre lesquelles le jeu consistait à détecter des influences et des diffusions par le biais des circulations de la culture matérielle. Que l’on ait pu ensuite restituer, au lieu de ces blocs archéologiques, des entités politiques ou socio-économiques singulières n’enlève pas son acuité à la question des transferts et des transmissions. Et le rejet du paradigme de la diffusion ne l’a pas fait disparaître.
2Mais reconnaissons que ses enjeux pour l’archéologie sont assez brouillés par l’émergence récente de puissants courants transdisciplinaires. Une introduction ne peut ici que mentionner de façon allusive le « post-colonialisme » – l’adoption est-elle une acculturation ? – et la pensée du « changement global » qui subvertit notre vieil évolutionnisme culturel – l’adaptation a-t-elle sa place dans le modèle de la résilience ? C’est donc avec précaution qu’on s’autorise à réfléchir sur ce que la circulation de la culture matérielle, une fois établie, peut nous apprendre des interactions entre les entités. Il est vrai que l’abondance de données permet des analyses autrement plus riches que dans l’archéologie d’autrefois.
3Circulation de la culture matérielle dans l’espace, s’entend. Cela suppose la synchronie, bien que nous sachions qu’elle n’est jamais parfaite : les objets, les images et les symboles associés ont chacun leur propre temps en leur lieu, dont il faut bien tenir compte.
4Réciproquement, de façon quelque peu métaphorique, une certaine forme de circulation s’effectue aussi à travers le temps, chaque composante de la transmission ayant sa propre origine spatiale. C’est cette complexité spatio-temporelle que révèle l’ensemble des huit communications proposées dans le présent ouvrage, fruit de la cinquième journée doctorale Adoption et adaptation. Il fallait une bonne masse critique de données solides, mais aussi du courage et de la finesse pour attaquer le sujet de cette façon. Le résultat des papiers combinés se révèle instructif.
5À travers les deux derniers millénaires du Moyen-Orient, de l’Europe occidentale et de la Mésoamérique, six communications proposent, à nos fins d’archéologues du xxie siècle, une riche réflexion sur la question de l’adoption et de l’adaptation dans des espaces spécifiés, mais aussi à travers certaines durées historiques. En outre, deux études sur la néolithisation en traitent différemment puisque leurs chronologies remontent plus loin dans le temps et que leur espace correspond à l’environnement naturel restitué, encore à peine anthropisé, qui constitue donc le premier acteur dans le théâtre de l’adaptation, plutôt que la scène. Dans les autres études, la circulation dans l’espace se fait entre ensembles socio-politiques et économiques, en général des États occupant des territoires balisés matériellement ou symboliquement. Les sociétés anciennes adoptent les objets et les imitent, ou les adaptent, dans le cadre de leur perception d’elles-mêmes et des autres, en somme par rapport à un intérieur et un extérieur.
6Du point de vue etic de l’archéologue, cette dichotomie est suspecte car il sait que toutes les sociétés sont poreuses et que l’autisme culturel à l’intérieur de frontières est un phénomène assez rare. Mais du point de vue emic, les membres d’une société ont des idées déterminées sur ce qui appartient à l’intérieur et ce qui vient de l’extérieur. Quatre études tendent à le montrer, dont deux par Pierre Wech et Delphine Franceschi portent sur des pratiques et des objets rituels dans la Gaule colonisée par Rome, une par Aurélien Le Maillot traite du « dialogue culturel entre l’empire néo-assyrien et les cités araméennes et hittites », et une par Juliette Testard s’intéresse à l’éclectisme de certaines iconographies du Mexique central à la fin du Classique. Cette dernière prend le parti emic en soulignant combien cet éclectisme sert les stratégies sociopoliques d’élites locales, dans des contextes historiques bien spécifiques.
7L’intériorité et l’extériorité (ou altérité) d’une société sont toujours et partout l’enjeu de controverses à résonnances politiques, culturelles, en somme identitaires. Même l’évaluation scientifique a posteriori, par l’historien de l’art, l’anthropologue ou l’archéologue, n’évite pas parfois d’être partie prenante de telles ou telles positions ou postures. Ce pourquoi l’objectif de P. Wech est ainsi plus de corriger un lieu commun de la science historique française que de décrire un cas de transfert en soi, et son travail constitue certainement une étape préliminaire indispensable de la recherche sur les interactions entre formes des cultes, en particulier de l’eau en Gaule. L’étude de D. Franceschi apparaît tout aussi préliminaire dans son ambition limitée au repérage de modèles gréco-romains probablement copiés dans une Gaule en cours d’« acculturation » (ier siècle apr. J.-C.), un terme qui en dit long sur les enjeux encore tièdes de l’extériorité du dominant (Rome) vis-à-vis du dominé (la Gaule). Cet ensemble de quatre analyses déploie un vrai travail spatialisé auquel cette brève introduction ne peut pas rendre vraiment justice.
8Moins attendus sont les points de vue de Claire Billard et, partiellement, de Sterenn Le Maguer, puisqu’ils sont plus temporels que spatiaux. Le « transfert » interculturel s’entend ici comme « transmission » temporelle, de période en période. L’extériorité de la société considérée résulte de sa transformation à travers le temps, d’une religion à une autre (S. Le Maguer), d’une idéologie à l’autre (C. Billard). En réalité, les autres études ne prétendent pas à la synchronie totale : par exemple, P. Wech et D. Franceschi sont bien conscients que leurs entités politiques de colons/colonisés sont en transformation diachronique, la Gaule évoluant du statut de l’indépendance politique à celui de colonie conquise. En somme, sont indispensables aux analyses d’adoption-adaptation les contextes spécifiques dans tous leurs aspects, depuis les arrière-fonds des dynamiques et conjonctures historiques, jusqu’aux types de pratiques directement associées aux objets ou images en circulation. D. Franceschi montre un transfert d’objets (ex-voto) qui combinent eux-mêmes à la fois une imitation (du corps humain) et une pratique (cultuelle), s’intéressant à la mécanique de l’imitation au moyen de ces modèles gréco-romains dont l’expression en Gaule suggère des variations qu’on peut éventuellement penser comme des adaptations. Resterait à tenir compte des pratiques associées. J. Testard traite aussi de canons iconographiques consciemment appliqués par les élites productrices d’œuvres d’art officiel dans le Mexique central, engendrant de même des imitations formelles nettes, derrière lesquelles on pourrait imaginer que circulaient des modèles au sens où D. Franceschi l’entend, voire même des codes (gestuelles, formes de signes scripturaires). Il se trouve que dans les deux cas, le corps humain est fortement impliqué dans l’iconographie analysée. Ce qu’il faut retenir ici de leurs analyses, outre la pertinence des contextes, c’est la multiplicité des composantes du transfert, qui comporte objets, monuments et pratiques : bien au delà de la fameuse dichotomie forme/fonction, il y a dans chaque cas des finalités, une structure, un savoir-faire (pour produire, pour consommer ou utiliser), un caractère identitaire ou statutaire, éventuellement une ou plusieurs matière(s), des symboles et attributs attachés. Toutes les composantes ne se transfèrent pas ensemble, certaines se perdent, d’autres s’accentuent. Le colloque tenu à la Maison de l’Archéologie et de l’Ethnologie en 2006 avait particulièrement bien mis en valeur cette multiplicité, en bornant cependant le thème à la circulation spatiale1.
9L’exemple de la transmission à travers les siècles des brûle-parfums (S. Le Maguer) à partir des encensoirs sud-arabiques est intéressant dans la mesure où justement, c’est la forme qui semble se transmettre sans les fonctions, finalités, pratiques, symboliques religieuses originales, en perdant aussi les dimensions et certains des éléments de décoration. Éléments qu’elle est pourtant susceptible de récupérer des siècles plus tard dans certains contextes historiques. Autre exemple de travail dans le temps, c’est en jouant sur les multiples ordres dont relèvent les représentations de deux entités surnaturelles au Mexique central que C. Billard tente de résoudre le problème d’une attribution symbolique héritée (transmise) qui ne convient apparemment plus à une forme remaniée. Dans les deux cas d’analyse, le temps constitue l’axe de transfert bien plutôt que les territoires, même si l’origine sud-arabique est assez marquée par S. Le Maguer pour les brûle-parfums. Il est peut-être pertinent de noter que c’est sur cet axe temporel que les analyses des composantes multiples sont les plus audacieuses, tandis que sur l’axe spatial et politique de la Gaule antique, du Mexique, sans doute dans une moindre mesure de l’empire néo-assyrien, les composantes mises en jeu sont assez strictement sélectionnées. Le temps transformerait de mille façons ce que l’espace figerait ? Formule produite par une sorte d’illusion d’optique archéologique : l’altérité est pour nous plus temporelle que spatiale puisque nous remontons le temps, tandis que, du point de vue emic des sociétés anciennes, l’altérité et l’étrangeté se déploient bien plus dans l’espace, le passé étant au contraire du côté familier des ancêtres. D’où un effet déformant sur les modes d’analyse, par lequel la typologie et la taphonomie archéologiques dissèquent les données et construisent leurs catégories plus facilement dans l’espace en synchronie, alors que la transformation diachronique plus ou moins continue ne se laisse pas aisément découper, du moins pas sans arrières pensées. Pourtant, A. Le Maillot parvient à mobiliser beaucoup de catégories en travaillant dans un plan spatial contrôlé (le royaume hittite, l’empire néo-assyrien, etc.) tout en gardant une certaine attention pour des éléments de diachronie, tel motif étant plus ancien ici ou là, et toutes les sociétés impliquées partageant un ancien fond commun. Une forte formule du début de son article paraît ambitieuse, mais prometteuse : « Le concept du lion gardien est un emprunt aux Hittites, mais le style est assyrien. » J. Testard montre de façon analogue la même ambition, indiquant combien est indispensable la maîtrise spatio-temporelle des contenus transférés et de leurs significations politiques.
10En bref, le thème de l’adoption/adaptation permet de déployer dans chaque cas un kaléidoscope plus ou moins compliqué de formes, fonctions, savoir-faires, pratiques et croyances combinés, qui se recombinent ensemble à chaque tour de l’instrument, c’est-à-dire à chaque nouveau contexte historique, grande transformation historique de la société, sa sujétion à une autre, sa conversion à une nouvelle religion, son expansion dans un nouveau territoire, etc. Malgré tout, l’espace ne vaut pas le temps. Une chose est la circulation d’une forme/idée particulière au sein d’un territoire culturellement et politiquement homogène où les recombinaisons kaléidoscopiques sont minimales, renvoyant l’archéologue aux questions apparemment plus mécaniques du vecteur de circulation et du processus d’échange, par exemple, cadeaux de noces ou commerce : les objets échangés sur un marché ne sont ni « adoptés » ni « adaptés », ils sont payés à leur valeur « en bloc », donc calibrés et encodés par et pour les parties qui les échangent. Autre chose est la transmission à travers les générations d’objets préservés (à fouiller en terre par les archéologues) qui ont porté des mémoires complexes, recomposées par les chocs du kaléidoscope de l’Histoire, et dont il peut rester un certain sens du rapport forme/fonction. À nous archéologues d’aller au-delà de cette mémoire minimale, en replaçant le porteur plutôt à travers l’espace, tout en contrôlant le temps. Il s’agit là de modes d’approches et d’analyses très différents les uns des autres, qui supposent d’appliquer des catégories tout aussi différentes.
11Je voudrais remercier les organisateurs de la journée, Charlène Bouchaud, Quentin Borderie, Charles-Édouard Sauvin et Thibault Vallette pour leur suivi patient de l’événement et de ses suites éditoriales, Taisir Halabi, secrétaire de l’école doctorale d’archéologie, ED 112, pour son attention continue au processus et François Villeneuve, directeur de l’école doctorale, pour m’avoir invitée à participer à un exercice remarquable par sa difficulté et, paradoxalement, par la ferveur qu’il a apparemment suscitée chez ceux qui ne se sont pas laissés impressionner.
Nanterre, novembre 2012
Notes de bas de page
1 Sabinot C., (2007) – Mobilités, immobilismes. Imitation, transfert et refus d’emprunt. Compte rendu de colloque (Nanterre, 8-9 juin 2006). Natures Sciences Sociétés, 15 (4), p. 432-434. www.nss-journal.org.
Auteur
Directrice de recherche, CNRS, UMR 8096
Archéologie des Amériques. Modératrice de la journée
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