La société russe à la veille de la révolution de 1905
p. 539-559
Texte intégral
1. L’État autocratique
1En observant la situation politique des états européens au début du XXe siècle, on remarque tout de suite le trait spécifique du régime de la Russie tsariste. Dans les autres pays du vieux continent existaient depuis longtemps ou bien avaient été introduites récemment des institutions parlementaires et électives, tandis que dans l’empire russe le pouvoir du souverain n’était limité par aucune forme de représentation nationale. L’édition de 1892 des lois fondamentales de l’État imposait d’une manière solennelle l’obéissance au tsar, dont le pouvoir était défini comme « autocratique et illimité »1. Les prérogatives absolues du monarque russe n’étaient limitées que par deux conditions, mentionnées dans le texte juridique fondamental de l’empire : l’obligation de respecter les lois de succession au trône et la profession de foi orthodoxe. Mais même en ce cas il s’agissait plutôt d’un devoir moral, car les Lois fondamentales ne prévoyaient aucune sanction pour le transgresseur. Dans l’exercice de ses fonctions gouvernementales l’empereur avait recours à la collaboration de ministres et conseillers nommés par lui-même et de certains organes institutionnels, dont faisaient partie les plus hauts représentants de la Cour et de la bureaucratie. Des fonctions consultatives dans l’élaboration des lois étaient attribuées au Conseil d’État dont les membres étaient choisis parmi les plus hauts fonctionnaires (anciens ministres, sénateurs, gouverneurs-généraux, membres de la famille du tsar) et conservaient leur charge à vie ; les directeurs généraux des ministères et les ministres en charge avaient aussi le droit de participer aux séances du Conseil. Durant le règne de Nicolas 1er, c’est-à-dire à l’« apogée de l’autocratie » (selon la définition de A.E. Presnjakov), les fonctions du Conseil d’État n’étaient évidemment pas très amples. Comme le souverain lui-même le soulignait en 1847 dans une conversation avec le baron M.A. Korf, « dans ma conception le Conseil n’existe que pour donner des avis en toute connaissance de cause sur les questions que je lui pose, ni plus ni moins »2.
2A part certaines modifications dans ses départements, dans la seconde moitié du XIXe s. les fonctions du Conseil n’avaient presque pas changé ; comme auparavant, l’avis exprimé par le Conseil après l’examen des projets de loi ne limitait point la liberté de décision du tsar. Au début du XXe siècle la nouveauté la plus importante dans la vie de cette institution fut l’augmentation du nombre de ses membres, qui en 1903 avait presque doublé par rapport à 1853.
3Le Comité des ministres qui avait été créé sous Alexandre 1er, gagna au cours du siècle des pouvoirs toujours plus grands. Suprême organe exécutif de l’État autocratique, le Comité des ministres avait également des charges consultatives et législatives et, en cas d’absence du tsar, pouvait remplir les fonctions de régence. En faisaient partie, outre les ministres et les directeurs généraux de ministères, les présidents des départements du Conseil d’État et plusieurs membres de la famille impériale. Même les délibérations du Comité des ministres ne pouvaient cependant être exécutées sans l’approbation du souverain, qui avait ainsi le droit de décision finale dans toutes les questions. Toutefois, dans les dernières décennies du XIXe siècle, les prérogatives du Comité devinrent très amples, lorsque l’empereur préféra envoyer les projets de loi à l’examen de cet organe (dont la composition restreinte lui inspirait plus de confiance) plutôt qu’au Conseil d’État, dont les membres nommés à vie montraient souvent une attitude indépendante3.
4C’est le Sénat, qui existait depuis les temps de Pierre le Grand, qui avait les fonctions de Cour de justice suprême. Les sénateurs avaient aussi la charge de promulguer et d’interpréter les lois, d’en garantir l’application et de contrôler la régularité des actes accomplis par les administrations locales. La réforme du 20 novembre 1864 introduisit un certain nombre de modifications importantes dans la structure des sections judiciaires du Sénat ; celles-ci se transformèrent en instances de cassation abandonnant leurs fonctions précédentes de cours d’appel (et conservant ces dernières prérogatives exclusivement pour la ville de Saint-Pétersbourg). Au cours des années 1880 on créa une nouvelle section, qui devait examiner les pétitions et les réclamations envoyées par les paysans à propos de la mise en œuvre de la réforme de 1861. Les sénateurs étaient nommés par l’empereur, presque toujours à vie. Dans certains cas le laticlave n’était qu’un titre honorifique, accordé même à des gens sans aucune connaissance de jurisprudence et ne comportant aucune obligation de service effectif (pour les hauts fonctionnaires de l’État la nomination a la fonction de sénateur pouvait être une forme masquée de mise à la retraite. Vers la fin du siècle ce phénomène prit des proportions si importantes, qu’il eut des répercussions négatives sur la composition du Sénat, qui comptait désormais en son sein plus d’un membre incompétent. Un épisode sensationnel eut lieu en 1891, lorsque l’empereur accorda le titre de sénateur au général Martynov, directeur des écuries et fameux pour ses malversations. E.M. Feoktistov, en notant dans son journal la réaction indignée des sénateurs, observait avec sarcasme que la nomination d’un palefrenier représentait de toute façon un progrès par rapport aux temps de Caligula, où le laticlave pouvait même être porté par un cheval4.
5On possède des données amples et précises sur la composition sociale et la rente patrimoniale des hauts dignitaires de l’administration de l’État, grâce aux recherches patientes de P.R. Zajončkovskij, qui a analysé une grande quantité de sources publiées et surtout de documents d’archives, tels que les « fiches personnelles » des fonctionnaires civils5. Il en résulte qu’au début du XXe siècle l’immense majorité (de 85 à 100 %) des représentants de la haute bureaucratie appartenait à la haute noblesse héréditaire. La situation n’avait pas beaucoup changé par rapport à l’époque de Nicolas 1er, quand presque tous les membres du Conseil d’État, les ministres et sous-secrétaires, les sénateurs et les ambassadeurs provenaient des rangs de la noblesse. On remarque par contre des changements dans la structure patrimoniale des plus hauts représentants de la bureaucratie centrale. En effet vers la moitié du XIXe siècle plus de 70 % des membres du Sénat, du Conseil d’État et du Comité des ministres étaient des grands propriétaires fonciers (et beaucoup d’entre eux possédaient d’immenses domaines avec un nombre d’« âmes » supérieur à 1.000). Déjà au début du XXe siècle ce pourcentage avait baissé, se situant entre 58,8 et 48 %. La diminution des pomeščiki, qui n’était qu’un reflet du processus général de lent déclin économique de l’aristocratie, s’accompagnait de l’accroissement du nombre des propriétaires de demeures et d’immeubles urbains. En règle générale les hauts fonctionnaires ne participaient pas aux entreprises industrielles (exception faite pour les industries alimentaires liées aux grandes propriétés seigneuriales) et n’avaient pas d’intérêts dans les sociétés par actions.
6Le niveau social des fonctionnaires de l’administration provinciale montre – si cela était encore nécessaire – le rôle très important joué par l’aristocratie dans les structures de l’État autocratique. Outre les gouverneurs qui en 1903 (comme déjà en 1853) étaient tous des nobles, dont 70 % de pomeščiki, l’aristocratie occupait aussi les autres postes importants dans les provinces. Le président du bureau des impôts ainsi que le responsable des biens de l’État étaient presque toujours des membres d’une famille noble. Ce n’est que parmi les procureurs – les plus hauts représentants de la justice – qu’on trouve parfois des fonctionnaires d’origine modeste (raznočincy) ; toutefois même en ce cas les nobles représentaient la majorité. Au demeurant, l’influence de l’aristocratie s’exerçait grâce à l’institution des « maréchaux de la noblesse », plutôt qu’à travers les autres postes électifs, dont les titulaires, tout en étant choisis par les nobles, devaient se soumettre à l’autorité du gouverneur et des fonctionnaires nommés par le pouvoir central. Créé dans les années 1760-1770, à la suite de certains arrêts de Catherine II, et consolidé par la Charte de la noblesse de 1785, cette fonction demeura élective et ne connut pas de modifications importantes après 1861. Les maréchaux de la noblesse avaient un pouvoir très ample en ce qui concernait la dignité et les intérêts des nobles. L’empereur confirmait, sur proposition du ministre de l’intérieur, l’un des deux candidats élus par les assemblées nobiliaires au poste de maréchal de la province, tandis qu’il incombait au gouverneur de confirmer les maréchaux de district. Comme l’a écrit l’historien Korelin, « l’institution des maréchaux de la noblesse conserva sa double nature, en étant un organe électif du self-government nobiliaire et en jouant aussi le rôle d’un pouvoir administratif6. »
7Même si elles n’avaient pas bouleversé les fondements du régime autocratique, les « grandes réformes » d’Alexandre II n’en avaient pas moins introduit un souffle de vie dans la structure rigide et archaïque de l’État russe. Si dans la bureaucratie centrale morne et médiocre de Nicolas 1er il n’y avait eu que très peu d’administrateurs de valeur (comme Kankrin et Kiselëv), le processus de renouvellement commencé par le « tsar libérateur » porta sur la scène politique un certain nombre de hauts fonctionnaires compétents et éclairés. Le vent des réformes eut aussi des répercussions dans les rangs de l’administration provinciale, où plusieurs fonctionnaires mal vus pour leurs abus furent révoqués (il faut rappeler entre autres les destitutions du gouverneur-général de Moscou Zakrevskij et de celui de Penza Panculidžev, privés de leur charge en raison aussi de la campagne conduite par le Kolokol. Non moins importante fut l’œuvre de moralisation publique, dont les succès les plus remarquables furent la création d’un organe spécial de contrôle financier et surtout l’abolition de la ferme des impôts et l’introduction de la taxation indirecte (akciz). Toutefois, ces mesures ne réussirent pas à éliminer le fléau séculaire de la corruption, qui était présent partout dans l’administration centrale et provinciale. Même après les réformes des années 1860 et 1870, les vols, les malversations et les pots-de-vin ne cessèrent pas d’exister au sein de l’administration autocratique.
8Les « grandes réformes », nées de la nécessité pressante d’adapter les institutions juridiques et administratives du pays aux exigences d’un État moderne, n’avaient de toute façon pas mis en question le pouvoir autocratique du souverain et les privilèges sociaux de l’aristocratie. Le caractère limité et contradictoire du processus de modernisation réalisé par Alexandre II explique l’involution réactionnaire qui se manifesta dans les deux dernières décennies du XIXe siècle7. L’appel lancé par le maréchal de la noblesse A.D. Pazuchin en 1885 en faveur de la réintroduction de l’ancien régime politique et de la suprématie absolue de l’aristocratie sur les autres classes sociales8, devint le document idéologique de la réaction absolutiste et nobiliaire. C’est dans cette période que l’on observe dans tout le pays une activité frénétique des assemblées des nobles, qui utilisaient leur droit de pétition pour demander au gouvernement avant tout des mesures économiques en faveur de la noblesse9. En continuant la politique déjà commencée dans la seconde moitié du règne d’Alexandre II, le nouveau tsar renforça énormément l’autorité des gouverneurs par la loi du 14 août 1881, qui transforma de fait ces représentants du pouvoir central en maîtres des provinces. Les autres étapes de la politique de centralisation furent, outre la russification à outrance conduite en Pologne et en Finlande, la limitation des pouvoirs des administrations locales et le contrôle sévère de la police sur les habitants de la campagne. Les nouveaux Zemskie načal’niki d’extraction nobiliaire, créés par la loi du 12 juillet 1889, exerçaient de très amples fonctions administratives et judiciaires, du contrôle de l’activité des assemblées paysannes jusqu’à la ratification des arrêts prononcés par les tribunaux locaux. Les actes législatifs du 12 juin 1890 (statut des zemstvd) et du 11 juin 1892 (statut des doumas urbaines) accentuèrent la pression du pouvoir central sur les organes du self-govemment, dont la composition sociale fut modifiée à l’avantage de la noblesse foncière et des autres propriétaires par l’introduction de nouveaux règlements électoraux10.
9Certains historiens regrettent encore que l’œuvre réformatrice d’Alexandre II ne fût pas couronnée par la création d’une assemblée représentative, qui eût mis en route un processus de modernisation politique de l’empire russe. Convaincu qu’« une assemblée nationale dotée d’un pouvoir consultatif et recrutée seulement d’une minorité de Russes aurait pu être créée au cours des années 1860 et aurait pu jouer un rôle utile », un historien anglais a décrit d’une façon détaillée et idyllique l’éventuelle évolution de la Russie, si une telle institution eût été mise en place pendant le règne du « tsar libérateur »11. En réalité, comme l’a dit Franco Venturi, la « logique permanente » du tsarisme, qui s’était révélée dans toute sa clarté à l’occasion des trois crises (en 1861-1863, en 1880 et en 1881) rendait un régime constitutionnel impossible : l’autocratie « pouvait bien réformer d’en haut mais n’avait nullement l’intention de créer un corps même purement consultatif qui fût autonome et qui n’aurait pas manqué de se transformer en l’organe d’une opposition organisée12. »
10Cette logique se faisait sentir encore à la veille de la révolution de 1905, quand l’attentat contre Plehve (juillet 1904) provoqua une crise grave aux sommets de l’État et ouvrit le chemin au « printemps » du prince Svjatopolk-Mirskij. Valdo Zilli a écrit à ce propos : « Alors que, en la lointaine année 1880, la nomination du comte Loris-Melikov, connu pour ses tendances libéralisantes, n’avait pu apaiser l’agitation dans le pays ni réussi à prévenir l’attentat du 1er (13) mars 1881, à plus forte raison une mesure analogue au cours de l’automne 1904 était-elle vouée à l’échec du fait que le rejet du régime autocratique avait atteint un degré et une ampleur sans précédent dans le passé13 ». Comme le témoigna l’oukase ambigu du 12 décembre 1904, le gouvernement était désormais incapable de se renouveler et de satisfaire les demandes de changement libéral et constitutionnel, qui provenaient des zemstva et de larges secteurs de l’opinion publique14. Seule une révolution victorieuse pouvait venir à bout du dernier bastion de l’absolutisme en Europe.
2. Le développement industriel
11Les débats formels des historiens soviétiques sur la transition du féodalisme au capitalisme n’aident pas beaucoup à la compréhension des problèmes du développement économique russe15. D’ailleurs, les interminables développements sur la périodisation de la « révolution industrielle » en Russie ont eux aussi été stériles, comme on l’a déjà remarqué16. Plus utiles nous semblent les recherches sur la formation d’une bourgeoisie du textile, qui se développe dans la première moitié du XIXe siècle dans la région centrale avec des traits fort originaux. Il s’agit souvent d’entrepreneurs vieux-croyants, ce qui a donné à Gerschenkron le prétexte à une réfutation clairvoyante de la thèse de Max Weber sur le rapport entre l’idéologie calviniste et la naissance du capitalisme17. L’origine servile de beaucoup de ces fabricants, qui « s’enrichissent, rachètent leur liberté pour s’inscrire ensuite dans une guilde marchande et faire figure de bourgeois dans une capitale »18, ne doit pas nous amener à des conclusions hâtives et erronées sur la mobilité sociale et la désagrégation du système féodal avant la suppression du servage. La formation de cette couche d’entrepreneurs – peu nombreuse, d’ailleurs – ne s’accompagne pas de changements importants dans la structure économique et sociale du pays.
12Comme l’a souligné A. Gerschenkron, le développement économique et industriel de la Russie a été fortement conditionné à partir de Pierre le Grand par les objectifs stratégiques du gouvernement tsariste. Chaque effort économique provoqué par les exigences militaires et politiques de l’État autocratique aboutissait à épuiser la population, sans réussir à surmonter les facteurs de retard et à rapprocher la Russie, sur le plan social, des pays plus avancés de l’Europe occidentale19. De plus, l’attitude hostile du gouvernement tsariste envers le développement industriel et le « cancer du prolétariat », considérés comme une terrible menace pour la stabilité politique et sociale, joua un rôle important dans la politique économique de l’autocratie dans la première moitié du XIXe siècle. Cette attitude ne changea qu’après la guerre de Crimée, qui avait montré d’une façon dramatique tous les dangers du retard économique. Pour continuer sa politique de compétition avec les grandes puissances de l’Europe centrale et occidentale, l’empire russe devait accroître d’une façon considérable son propre potentiel économique et militaire. Le développement de l’industrie lourde et la création d’un large réseau de chemins de fer devinrent ainsi les objectifs fondamentaux de la politique économique du gouvernement autocratique dans la seconde moitié du XIXe siècle.
13En donnant une impulsion décisive à tout le développement économique, la construction ferroviaire devient le facteur moteur de l’industrialisation russe. Toutefois, dans les trois premières décennies qui ont suivi l’émancipation des serfs, le progrès industriel se maintint dans son ensemble dans des limites assez modestes. Jusqu’en 1880 les matières premières et les équipements nécessaires aux constructions ferroviaires étaient fournis par les importations plutôt que par la production intérieure. C’est seulement dans la dernière décennie du XIXe siècle que l’on a assisté à une phase de « grand élan » de l’industrie russe.
14Le retard économique de la Russie tsariste opposait toute une série d’obstacles à la mise en route d’un processus moderne d’industrialisation. Tant le marché intérieur précaire et limité, conditionné par un pouvoir d’achat très bas dans les campagnes, que la fragilité du marché financier et du système bancaire, semblaient devoir décourager les investissements des capitaux et freiner le développement industriel. Comme l’a montré A. Gerschenkron20, seule l’intervention de l’État pouvait surmonter les facteurs de retard et permettre l’expansion économique21. En effet, la forte compression de la consommation paysanne et les commandes de l’État furent les instruments utilisés par le gouvernement autocratique pour financer et soutenir un rythme d’industrialisation intense. Si la pression fiscale sur les masses rurales et l’augmentation des exportations agricoles fournissaient les capitaux nécessaires pour les investissements productifs, les commandes de matériel ferroviaire de la part du gouvernement suppléaient à l’insuffisance du marché intérieur.
15L’intervention de l’État ne se manifesta pas seulement par l’aggravation du système fiscal et les commandes aux entreprises industrielles. Un élément important dans la politique financière du gouvernement fut l’adoption d’un nouveau tarif douanier (le « tarif Mendeleev » de 1891), qui introduisait des droits de douane prohibitifs sur un grand nombre de produits fabriqués et de matières premières. De plus, on eut recours dans une large mesure à l’apport du marché financier extérieur, en facilitant les investissements en Russie de la part de sociétés étrangères et en demandant des prêts considérables aux plus grandes bourses européennes. Le principal auteur de ce programme économique, qui visait à la création d’une forte industrie nationale alimentée par l’afflux de capitaux étrangers, et protégée par une politique protectionniste sévère, fut le ministre des finances Witte (de 1892 à 1903). En continuant l’œuvre commencée par ses prédécesseurs Reutem, Bunge et Vyšnegradskij, Witte se préoccupa en premier lieu de réaliser une réforme monétaire qui garantirait la stabilité et la solidité du rouble. L’introduction du monométallisme or, la libre convertibilité du rouble en or et la réglementation sévère du droit d’émission concédé à la Banque d’État, devaient consolider sur une base nouvelle le système monétaire de la Russie tsariste, en favorisant ainsi les initiatives et les investissements des acteurs économiques étrangers. L’accumulation de réserves en or, amorcée déjà par Vyšnegradskij, et la conclusion de deux emprunts étrangers importants en 1894-1896, permirent à Witte de mener à bien la réforme monétaire. Si en 1879 la couverture en or des billets de banque était de 12,4 % et si en 1890 l’or possédé par la Banque d’État garantissait déjà la moitié de la masse monétaire en circulation, c’est seulement en 1897 que les réserves en métaux précieux finirent même par dépasser d’une façon considérable la somme des billets de banque en circulation22.
16La politique de Witte favorable à l’entrée des capitaux étrangers se heurta à de vives résistances dans certains milieux de Cour, qui s’opposaient surtout à l’exploitation des puits pétroliers du Caucase par les sociétés étrangères. Lors de la conférence des ministres de mars 1899 et dans le rapport présenté à Nicolas II en février 1900, Witte insista sur son programme économique, en se prononçant pour le maintien du tarif douanier de 1891 et en rappelant que la « pauvreté de capitaux » de la Russie ne pouvait être vaincue que par l’abolition des mesures restrictives décourageant les investissements de l’étranger23.
17Une fois nommé ministre, Witte veilla à réorganiser l’institution des agents commerciaux à l’étranger, en ouvrant de nouvelles missions dans d’autres villes (à côté de celles déjà existantes à Londres, Paris et Berlin) et en choisissant des personnes compétentes et de confiance. Vers 1898 commencèrent à parvenir au ministère des Finances des informations régulières non seulement sur les tendances des bourses occidentales, mais aussi sur la vie économique et politique des principaux pays européens. Witte se servait de ces instruments pour préparer avec soin les opérations financières à l’étranger. Tout en puisant dans le marché monétaire parisien (qui restait toujours la source principale de capitaux pour la. Russie), le gouvernement tsariste avait des rapports étroits avec la Bourse de Berlin et des contacts, toutefois moins fructueux, avec la City de Londres. Par contre, la tentative d’utiliser le marché financier florissant des États-Unis n’eut aucun succès ; les pourparlers entrepris avec le banquier américain Pierpont Morgan vers la fin de 1899 (quand la crise financière générale en Europe, bientôt aggravée par la guerre des Boers, poussa le gouvernement russe à recourir à des crédits d’outre Atlantique) n’aboutirent à aucun résultat24.
18L’élan industriel des années 1890 transforma des provinces entières de l’empire russe, en entraînant la croissance impétueuse des centres urbains et la naissance de grandes usines modernes. Au début du XXe siècle, à côté de Moscou et de Saint-Pétersbourg (qui comptaient chacune plus d’un million d’habitants), il y avait déjà cinq villes avec une population supérieure à 200.000 habitants et neuf avec une population entre 100.000 et 200.000 habitants. Le taux élevé du développement industriel dans la dernière décennie du XIXe siècle donna des résultats considérables, notamment dans le secteur de l’industrie lourde ; par exemple, dans la période 1890-1900, la production de fonte, de fer et d’acier augmenta de trois fois environ. Dans les régions où, avant le « grand élan », existaient des centres industriels importants, le progrès fut encore plus remarquable. La région centrale autour de Moscou, qui était toujours la plus peuplée et où les activités manufacturières remontaient à la deuxième moitié du XVIIIe siècle, prit une importance toujours plus grande à la fin du siècle avec le développement des industries métallurgiques, mécaniques, textiles et alimentaires. Dans la région de Saint-Pétersbourg étaient concentrées les entreprises chimiques et métallurgiques, à côté des industries textiles. En revanche l’Oural – qui en 1860 fournissait plus des deux tiers de la fonte produite en Russie et aussi la plus grande partie du fer brut usiné dans les ateliers de la région industrielle centrale – entra en décadence dans les dernières décennies du siècle, en raison de l’insuffisance des liaisons ferroviaires avec le reste du pays et à cause des techniques obsolètes encore en usage. La place de l’Oural fut prise par l’Ukraine, qui connut à partir des années 1870 un développement économique rapide. Les gisements de fer du Krivoj Rog et les mines de charbon dans le bassin du Donec permirent à cette région de prendre en quelques années un aspect industriel moderne. A côté des entreprises minières et métallurgiques (ces dernières spécialisées surtout dans la production de rails), apparurent également en Ukraine d’importantes industries alimentaires (parmi lesquelles les raffineries de sucre). L’autre zone industrielle de formation récente était la région pétrolière de Bakou, qui fournissait entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle presque la moitié de la production mondiale de pétrole brut.
19Dans les années 1890 les constructions ferroviaires restent toujours l’élément moteur du développement industriel ; de fait dans la dernière décennie du siècle furent mis en exploitation environ 22.000 kilomètres de chemins de fer : au cours de la période 1861-1900 on construisit au total un réseau ferroviaire de 51.600 kilomètres. En développant le réseau de chemins de fer et en finançant l’industrialisation, le gouvernement tsariste cherchait avant tout à accroître le potentiel économique et militaire du pays en vue d’une politique de prestige en Europe et dans le monde. Même si le résultat final de l’intervention de l’État fut la création d’une base industrielle solide, c’est-à-dire une transformation profonde de la structure économique, les objectifs extra-économiques poursuivis par l’autocratie tsariste aboutirent parfois à d’énormes investissements improductifs. Ainsi la ligne de chemin de fer Orenburg-Taškent, projetée en accord avec le gouvernement français dans la période de tension entre la France et la Grande-Bretagne après l’incident de Fachoda, avait pour seul but d’effectuer la liaison entre la Russie européenne et l’Asie centrale en prévision d’une action militaire éventuelle contre les colonies britanniques. De même, la construction de la ligne ferroviaire Bologoe-Sedlec (dont on commença à parler en avril 1901 à l’occasion de la visite à Saint-Pétersbourg du ministre français des Affaires Étrangères Delcassé) devait servir exclusivement pour le transport de troupes vers la frontière occidentale. La conférence spéciale, convoquée à l’initiative du ministre de la Guerre Kuropatkin, approuva définitivement le projet de la ligne Bologoe-Sedlec, malgré les objections et la perplexité de Witte, lequel avait indiqué que la construction d’un chemin de fer de presque 1.000 kilomètres à des fins stratégiques détournerait des sommes immenses aux dépens des investissements productifs25.
20Une politique fiscale rigoureuse, qui imposait des sacrifices très durs aux masses populaires des villes et surtout des campagnes, rendit possible l’élan productif de la dernière décennie du XIXe siècle. La pression fiscale considérable sur les paysans et le poids croissant des impôts indirects sur les biens de grande consommation (comme le sel, les allumettes, le tabac, le pétrole) garantirent à l’État un budget en excédent, bien que dans la période 1893-1903 les dépenses ordinaires se soient accrues presque de moitié. A partir de 1889 (un an auparavant Vysnegradskij avait réussi à équilibrer le budget) les recettes dépasseront toujours les dépenses. Les succès brillants de la politique financière de Vyšnegradskij et de Witte ne doivent pas toutefois nous faire oublier les tensions et les déséquilibres provoqués par le « grand élan ». La dépression des premières années du XXe siècle mit à nu les limites et les contradictions du développement industriel russe. La raison de fond de la stagnation brusque de la production doit être recherchée dans l’épuisement des capacités fiscales de la population rurale. En décembre 1902, en intervenant dans la séance du Conseil d’État consacrée à la discussion du budget, Witte dut admettre que le poids des impôts directs et indirects sur la population a atteint la limite extrême de la tension et que par conséquent « une aggravation ultérieure de la charge fiscale serait une mesure non seulement improductive, mais même inconcevable dans l’état actuel de l’économie du pays26. »
21La crise économique de 1900-1903 « fit apparaître la faiblesse de structures industrielles reposant sur les commandes de l’État et la construction ferroviaire. Les industries travaillant pour la consommation courante furent en fait beaucoup moins touchées par la crise27 ». Tandis que les industries minières et les usines métallurgiques et mécaniques étaient bouleversées par l’écroulement des prix et par le ralentissement soudain de l’activité productive, le volume de la production textile ne subit pas de changements considérables ; par exemple, « dans l’industrie cotonnière la production diminua d’une manière presque insensible, en subissant seulement une pause (zaminku) en 1900 et reprenant une croissance rapide dans les années suivantes28. »
22La dépression montra aussi l’importance des liens financiers qui unissaient la Russie tsariste au monde capitaliste occidental. La réduction des crédits, qui dans les derniers mois de 1899 fut la cause immédiate de la crise industrielle en Russie, dépendait en premier lieu de la hausse du coût de l’argent sur le marché financier européen ; en effet la Banque d’Etat s’empressa d’élever le taux d’escompte en suivant l’exemple des autres pays. Les répercussions produites à l’étranger (en premier lieu en France) par la conjoncture économique russe sont une autre preuve des liens financiers étroits existant entre la monarchie tsariste et les pays occidentaux. Par exemple, la préoccupation pour le sort des capitaux français investis en Russie poussa le ministre des Finances Caillaux à intervenir à différentes occasions auprès du gouvernement tsariste. Les emprunts russes considérables cotés à la Bourse de Paris étaient ainsi utilisés par la France comme instrument de pression sur le régime autocratique pour arracher des concessions économiques (surtout des commandes pour les industries françaises) et pour obtenir des mesures de protection pour les capitaux français investis en Russie. La crise économique avait donc révélé la faiblesse financière de l’empire russe, astreint à dépendre en grande partie des crédits extérieurs et condamné par certains côtés à un rapport de subordination face aux pays plus avancés de l’Europe occidentale. L’intervention de la Banque d’État en faveur de la Société de Brjansk, dont les principaux actionnaires à la fin des années 1890 étaient français, fut peut-être l’exemple le plus éclatant des pressions exercées par le gouvernement de Paris.
3. La formation de la classe ouvrière
23En l’absence d’une enquête statistique rigoureuse et exhaustive sur les différentes catégories de salariés, il n’est pas facile de reconstruire l’importance numérique de la classe ouvrière russe au début du XXe siècle. Les conclusions générales des historiens soviétiques, auxquels nous devons plusieurs recherches scrupuleuses et utiles, ont été malheureusement conditionnées par les exagérations de Lénine, qui avait évalué à 63,7 millions de personnes le total de la population prolétaire et semi-prolétaire des villes et des campagnes29. Des deux publications statistiques, parues en 1905-1906 et fondées sur les données du recensement général de 1897, il résulte que le total des travailleurs des différents secteurs de l’agriculture, de l’industrie et du commerce dépassait à peine neuf millions30. Mais dans ce chiffre sont comprises toutes les catégories de salariés : ouvriers d’usine, mineurs, ouvriers du bâtiment, domestiques, ouvriers agricoles, employés du commerce et des transports. On trouve des indications plus précises sur le nombre des ouvriers d’industrie dans les rapports des inspecteurs des fabriques et des mines. Mais il s’agit là encore de chiffres incomplets, parce que certaines entreprises n’étaient pas soumises au contrôle des inspecteurs de fabriques31. En tout cas, on peut évaluer qu’au début du XXe siècle dans les industries minières et de transformation étaient employés environ 2.200.000 ouvriers32.
24Le développement rapide de la grande industrie mécanique et le processus intense de concentration de l’activité productive n’entraînèrent pas toutefois la disparition des petites entreprises artisanales, dont les produits étaient souvent achetés par les marchands en gros et vendus par la suite dans tout le territoire de l’empire. A côté des objets d’art typiques (comme les icônes ou bien les instruments de musique), les ateliers artisanaux fournissaient aussi des biens de consommation populaire, surtout dans le secteur de la cordonnerie et de la menuiserie. La floraison des activités artisanales s’explique non seulement par la protection accordée par le gouvernement, mais aussi par le caractère particulier de l’industrialisation russe, qui dès le début présente un développement massif des industries minières, métallurgiques et mécaniques33.
25L’un des traits distinctifs du prolétariat russe était ses liens étroits avec la campagne. Beaucoup d’ouvriers d’usine se rendaient pour les travaux d’été au village natal, où ils avaient souvent gardé un lopin de terre. Si dans la région industrielle de Saint-Pétersbourg la majorité des travailleurs n’avait presque plus de rapports avec le monde rural, dans d’autres régions les ouvriers d’origine paysanne qui retournaient à la campagne à certaines périodes de l’année étaient encore nombreux. Vers la fin du XIXe siècle le lien du prolétariat urbain avec le monde villageois, quoique affaibli, n’avait toujours pas été brisé34.
26Les conditions de vie de la classe ouvrière étaient épouvantables, malgré les mesures législatives pour la protection du travail salarié promulguées dans les années 1880 et 1890. Les rapports entre ouvriers et employeurs étaient réglés par la loi du 3 juin 1886, qui introduisit des normes plus sévères en ce qui concerne les modalités de paiement du salaire et limita l’arbitraire des propriétaires dans la perception des amendes35. Le « système patriarcal des rapports entre le patron et les ouvriers », qui selon Witte pouvait assurer dans beaucoup de cas « la sollicitude de l’employeur envers les ouvriers et les employés de son usine, en garantissant la paix et l’harmonie, la simplicité et la justice dans les relations réciproques36 », aboutissait en réalité à la plus sombre oppression des travailleurs, malgré le contrôle exercé par les inspecteurs des fabriques. A la conférence convoquée en juillet 1896 au département du commerce et des manufactures à la suite de la grève des textiles de Saint-Pétersbourg, on dressa une liste lucide et détaillée des causes du mécontentement des ouvriers mal payés, contraints de travailler durement de 12 à 14 heures par jour, dans de mauvaises conditions, et de subir l’arrogance et l’arbitraire des patrons37. La loi du 2 juin 1897 adoptée sur la proposition de la conférence, régla par des normes précises la durée de la journée de travail et rendit obligatoire le repos les jours de fête. Tout en éliminant les aspects les plus inhumains de l’exploitation ouvrière, le nouveau règlement ne produisit pas d’améliorations de fond dans les conditions de vie et de travail du prolétariat industriel.
27C’était l’intelligentsia révolutionnaire qui avait semé les germes de la conscience politique dans le prolétariat urbain, comme en témoigne l’histoire des premières organisations ouvrières dans les années 1870. Les historiens soviétiques, tout en reconnaissant la contribution des jeunes narodniki à la création des premières cellules révolutionnaires du prolétariat industriel, ont tendance à souligner les divergences entre l’idéologie « petite-bourgeoise » et « utopique » des populistes révolutionnaires et l’esprit de classe authentique des ouvriers avant même la naissance des premiers groupes sociaux-démocrates38. Mais il suffit d’examiner la vie des plus célèbres propagandistes ouvriers engagés dans la lutte politique, pour constater le lien étroit existant entre l’activité révolutionnaire des narodniki et les premiers pas du mouvement ouvrier. Ne trouve-t-on pas parmi les terroristes les plus actifs de la Narodnaja volja Stepan Chalturin, l’un des fondateurs de l’Union septentrionale des ouvriers russes (dont le programme « social-démocrate » posait déjà le problème des libertés civiles et politiques) ? Le « patriarche du mouvement ouvrier russe » Moseenko, organisateur légendaire de la grève de 1885 dans la fabrique de Sawa Morozov, s’était formé lui aussi à l’école des narodniki39.
28L’historiographie soviétique a toujours eu tendance à surestimer le niveau de conscience de classe et la maturité politique du prolétariat russe40. En réalité, les conditions de vie inhumaines de la classe ouvrière engendraient certes des protestations sourdes et spontanées, sans favoriser pour autant une activité politique plus avancée. Paradoxalement, même les organisations policières, créées d’en haut dans le but d’empêcher l’infiltration des idées révolutionnaires parmi les travailleurs des usines, furent un instrument puissant de promotion syndicale des masses ouvrières. Il suffit ici de rappeler un document typique de la zubatovščina, frappant justement par son ton agressif et sa défense acharnée des intérêts du prolétariat. Dans le tract diffusé à Odessa en mai 1903 par le « Parti ouvrier indépendant » (organisation policière) à l’occasion de la grève à l’usine de Restel’ due au licenciement d’un vieil ouvrier, on lit entre autres : « Ainsi les ouvriers ont-ils protesté contre l’esclavage qui les opprime à l’usine, ainsi ont-ils tous ensemble élevé la voix pour la défense d’un camarade mis à la porte, alors que vingt ans de travail à l’usine lui donnaient le droit au travail et au pain41. »
29Dans un récent numéro de « Geschichte und Gesellschaft » consacré aux problèmes de l’industrialisation et des changements sociaux en Russie, un historien a écrit : « Dans les couches urbaines qualifiées de °prolétariennes” ou de”semi-prolétariennes”, les ouvriers de fabrique n’occupaient qu’une place encore relativement faible En revanche, le groupe des journaliers et des employés de maison y représentait un pourcentage disproportionné. De même, on a pu démontrer à l’aide des données du recensement général de 1897 que les éléments en provenance des campagnes étaient employés principalement dans le secteur des services de niveau inférieur et pour une faible part seulement dans l’industrie. C’est pourquoi la plupart d’entre eux ne pouvaient être considérés, au sens strict, comme des travailleurs soumis au mode de production capitaliste. Ils restaient bien plutôt ce qu’ils étaient en plus grand nombre encore dans la première moitié du XIXe siècle, c’est-à-dire des °pauvres”, pré-industriels42 ». Si légitime que soit une telle attitude critique face aux accents triomphalistes de l’historiographie soviétique, qui a tendance à surestimer les éléments de modernisation socio-économique de la Russie dans la seconde moitié du XIXe siècle, il ne faut pas en tout cas sous-estimer l’importance des transformations sociales produites par le « grand élan » capitaliste des années 1890. Malgré les goulots considérables qui freinaient son expansion au début du XXe siècle, le développement industriel avait modifié la structure sociale archaïque du pays. La naissance d’un prolétariat industriel moderne, concentré dans de grandes unités productives, introduisait un élément nouveau et décisif dans la Russie autocratique. Même si le nombre total des ouvriers d’usine restait faible par rapport à la masse de la population43, le niveau de concentration très élevé accroissait le poids effectif du prolétariat urbain. Tout en étant peu nombreuse et non encore organisée sur le plan syndical et politique, la classe ouvrière représentait toutefois une grave menace pour le régime autocratique. Comme l’écrivait en 1902 un connaisseur averti de la question ouvrière, « on est assis sur un volcan prêt à exploser d’une minute à l’autre44. » Le travail patient et héroïque des partis révolutionnaires (surtout des sociaux-démocrates) dans les centres urbains commençait à trouver un terrain fertile et allait bientôt porter ses fruits.
4. La question agraire
30En ouvrant une brèche dans la structure féodale archaïque et en acheminant le pays vers le progrès économique, le développement industriel avait mis à nu l’anachronisme d’un régime politique fondé sur le pouvoir absolu du tsar et sur la prédominance de la bureaucratie nobiliaire. La bourgeoisie productive, qui comptait très peu au sein du gouvernement, devait recourir à l’arme de la corruption pour défendre ses intérêts45. Les exigences de renouvellement constitutionnel étaient perçues par de larges secteurs de la société : membres des professions libérales, représentants des administrations locales, milieux plus avancés de la noblesse. Des tensions et des conflits commençaient à naître au sommet même de l’appareil gouvernemental, comme en témoignait la rivalité entre le ministère de l’intérieur (où siégeaient les plus fieffés réactionnaires) et le ministère des Finances (où travaillaient plusieurs spécialistes « bourgeois » aux tendances plus éclairées). Les contradictions et les déséquilibres engendrés par l’expansion industrielle avaient créé les conditions pour une crise révolutionnaire de large envergure. Selon l’historiographie soviétique, la source profonde des événements de 1905-1907 doit être recherchée précisément dans « la contradiction aiguë entre la base socio-économique, caractérisée par le développement rapide du capitalisme, et les survivances de l’ancien régime, en particulier la superstructure politique semi-féodale46. »
31Toutefois, en soulignant l’importance du conflit entre les forces productives en expansion et les institutions politiques rigides et immobiles, cette interprétation « classique » risque de donner une vision simplifiée des problèmes et des contradictions de la société russe au début du XXe siècle. En réalité, par delà la tension de plus en plus aiguë entre la croissance économique rapide et un régime politique archaïque, le déséquilibre le plus grave résidait dans le dualisme de la structure socio-économique : capitalisme industriel dans les grandes villes et rapports féodaux dans les campagnes. En effet, le retard considérable des campagnes et le niveau très bas de la consommation paysanne compromettaient le développement industriel, favorisé par les commandes gouvernementales au moment du « grand élan » mais freiné maintenant par la faible demande du marché intérieur. L’énorme écart entre l’agriculture dégradée par des systèmes de production archaïque et l’industrie à technologies avancées, était devenu la contradiction fondamentale du développement économique russe.
32Sans doute l’émancipation des serfs doit-elle être considérée comme la condition institutionnelle nécessaire pour la pénétration des rapports capitalistes dans l’empire russe. Toutefois, l’étiquette de « réforme bourgeoise », que l’historiographie soviétique donne au statut de 1861, ne peut être valable qu’à très longue échéance. Il n’est pas exact que les exigences du développement économique et le besoin de main-d’œuvre libre vers le milieu du XIXe siècle aient rendu urgente l’émancipation des paysans. Au contraire, « l’industrie existante n’était pas toujours tellement intéressée à la suppression du servage. L’un de ses secteurs les plus actifs – la métallurgie – qui était tenu non par la bourgeoisie, mais par la noblesse (et aussi par l’État) et utilisait cette catégorie particulière de serfs qui, sous différentes dénominations, constitue les serfs d’usine, risquait d’être désorganisée par la fuite des serfs libérés47. » Il ne saurait être non plus question d’une « crise générale » du système féodal, qui aurait déjà engendré toutes les conditions de sa dissolution. Plus simplement, l’abolition du servage doit être considérée comme un « acte politique essentiel », au sens où : le souci fondamental du gouvernement était de prévenir des explosions de violence paysanne et le risque de conséquences catastrophiques qu’elles impliquaient pour le régime48 . » Les émeutes agraires, qui étaient devenues plus nombreuses et plus dangereuses à l’occasion de la guerre de Crimée, obligeaient le gouvernement à donner une solution à la question paysanne.
33Les historiens soviétiques – même les plus avertis – persistent à affirmer, souvent en contradiction avec les résultats de leurs propres recherches, que « l’abolition du servage donna une très grande impulsion au processus d’accumulation primitive du capital49 » et « créa la possibilité d’un développement rapide du capitalisme50. » En réalité, en promulguant les actes législatifs du 19 février 1861, le gouvernement tsariste n’avait pas pour but un développement économique bourgeois. Obligé, par la crainte des révoltes paysannes, d’accorder la liberté juridique aux moujiks, le régime autocratique n’en cherchait pas moins à sauvegarder les intérêts et les privilèges de l’aristocratie foncière. Cela explique non seulement la survivance des vieux rapports sociaux dans les campagnes, mais aussi le fait que le « big spurt » industriel des années 1890 eut lieu en retard et avec des traits fort originaux.
34Sans entrer ici dans les détails de la préparation et de la mise en œuvre de la réforme de 1861 (on possède à ce sujet plusieurs ouvrages précis et bien informés), il faut dire que les indemnités de rachat et les autres conditions de l’émancipation – surtout les « reprises de terre » – maintinrent toujours le paysan dans son état d’asservissement. « Dans la mesure fréquente où le lot racheté n’était pas équivalent au lot cultivé antérieurement, les parcelles ainsi soustraites, (les otrezki), les « reprises » de terre, revenant au noble, s’imbriquaient de façon si complexe dans les terres des paysans que ceux-ci, le plus souvent, demandaient à en poursuivre la culture au propriétaire qui exigeait alors, en compensation, un loyer ou des prestations de service sur ses propres terres. La corvée subsista donc sous une autre forme51. » Dans sa recherche sur la région centrale des terres noires, fondée sur l’analyse des « chartes réglementaires », un historien soviétique a évalué que la moyenne des « reprises » atteignait 16,2 % des terres cultivées auparavant par les paysans, avec des variations considérables dans les diverses provinces et à l’intérieur même de chaque province52. Pour avoir le droit d’utiliser les forêts, les pacages, les abreuvoirs, les puits – qui étaient indispensables à leurs exploitations agricoles et qui appartenaient souvent aux grands propriétaires – les paysans devaient payer un loyer ou bien louer leurs services aux pomeščiki. L’enchevêtrement des lots et des possessions – ce trait spécifique du paysage agraire russe – obligeait les paysans à s’adresser aux grands propriétaires pour obtenir le droit de passage. Tout en libérant les paysans du point de vue juridique, la réforme de 1861 ne leur assura pas l’indépendance économique. Même si la contrainte juridique n’existait plus après l’abolition du servage, le lien matériel entre les paysans et le pomeščik ne changea pas beaucoup dans la seconde moitié du XIXe siècle.
35Le problème du niveau de développement capitaliste dans les campagnes russes après 1861 suscita d’âpres débats parmi les historiens soviétiques dans les années 1920. Mais en décembre 1929 la première conférence des spécialistes marxistes des problèmes agraires, à laquelle Staline lui-même participa, enterra cette question, faisant de la lutte contre les doctrines « néo-populistes » et « bourgeoises » le but principal de la recherche53. La discussion n’a été reprise que dans la seconde moitié des années 1950. Le colloque de Moscou de mai 196054 est peut-être le moment le plus significatif de ces débats, qui touchent non seulement à certains problèmes d’histoire économique mais aussi à la nature sociale des révolutions russes de 1905 et de 1917. C’est pourquoi les débats ont été encore une fois interrompus au début des années 1970, lorsqu’un vent glacial a recommencé à souffler en URSS55.
36Les thèses de Lénine sur la pénétration du capitalisme dans les campagnes et sur les « deux guerres sociales » (entre la paysannerie et les grands propriétaires d’un côté, et entre la bourgeoisie rurale et le prolétariat agricole, de l’autre) ont été funestes aux historiens soviétiques, dont les recherches ont dû se mouvoir à l’intérieur de cette interprétation rigide. En acceptant les conclusions de l’étude « classique » sur Le développement du capitalisme en Russie, les historiens de l’URSS ont souvent ignoré ou sous-estimé les autres ouvrages de Lénine sur la question agraire, qui donnent une interprétation beaucoup plus nuancée et intéressante des problèmes sociaux des campagnes56.
37En sous-estimant l’importance des rapports féodaux dans les campagnes, l’historiographie soviétique a pu justifier la politique des sociaux-démocrates russes, dont le programme agraire visait, après avoir anéanti les dernières survivances du système servile, à encourager le développement du capitalisme dans l’agriculture et à favoriser la lutte du prolétariat rural contre la bourgeoisie villageoise57. En réalité, la légende social-démocrate des deux guerres sociales s’écroule, si l’on analyse le fonctionnement de la grande propriété nobiliaire et les luttes de classes dans les campagnes. Il n’est pas question seulement de certaines survivances du régime féodal, qui étaient en contradiction avec les nouveaux rapports économiques et sociaux. Il s’agit plutôt d’une structure archaïque (que l’on peut bien qualifier de féodale), qui s’était conservée presque intacte jusqu’au début du XXe siècle. L’existence d’une main-d’œuvre abondante et presque gratuite (fournie par une population rurale qui avait énormément augmenté) et la possibilité d’utiliser les outils agricoles rudimentaires des paysans, ne poussaient certes pas les pomeiščki à introduire des techniques productives plus modernes (à part quelques exceptions individuelles, peu nombreuses d’ailleurs, qui n’indiquent point une tendance générale bien marquée)58. La lente décadence économique de l’aristocratie foncière, provoquée en premier lieu par les énormes dépenses improductives de la noblesse et aboutissant au transfert de la terre à d’autres classes sociales (surtout aux paysans), n’en était pas moins freinée par les mesures gouvernementales en faveur des pomeščiki (comme la création de la Banque nobiliaire en 1885) et par les conditions mêmes du marché (hausse sensible du prix de la terre). En tout cas, au début du XXe siècle le patrimoine foncier de la noblesse était encore énorme, protégé parfois par l’institution du fidéicommis ou du majorat59.
38Comme auparavant, les paysans restaient liés d’un côté aux grands propriétaires, auxquels ils continuaient à payer des loyers élevés ou bien à louer leurs services, et d’un autre côté à la communauté villageoise, dont les règles anciennes (redistribution périodique des lots, responsabilité collective etc.) étaient toujours valables. L’appauvrissement de la paysannerie, aggravé par l’augmentation constante de la population rurale, ne doit pas être considéré comme un processus de prolétarisation au sens moderne du terme. La différenciation sociale dans les campagnes, qui n’existait qu’à l’état embryonnaire, ne témoignait point de la naissance de classes antagonistes à l’intérieur du monde rural. Au demeurant, l’esprit de solidarité très développé dans le village empêchait la naissance d’une conscience de classe parmi les paysans pauvres, qui montraient souvent une attitude respectueuse à l’égard de leurs camarades plus riches et faisaient plutôt preuve de haine envers les grands propriétaires terriens.
39Le legs lourd et durable du passé féodal se faisait sentir dans la mentalité et dans les luttes des paysans. La haine envers le pomeščik et la disette de terre, ainsi que les coutumes communautaires, expliquent les traits spécifiques de l’univers idéologique du paysan russe. La conviction enracinée que la terre ne devait appartenir à personne, parce que c’était un bien fondamental tel que l’air ou le soleil, poussait les paysans à s’emparer du bois des forêts seigneuriales, à utiliser les pacages des pomeščiki, à incendier et piller les grandes propriétés nobiliaires. Cette conviction aura la possibilité de s’exprimer dans des milliers de documents des assemblées paysannes (prigovory et nakazy) au cours de la première révolution russe. Cette conviction trouvera aussi un porte-parole organisé dans le parti des socialistes-révolutionnaires, dont plusieurs militants, provenant du « troisième élément » des zemstva, avaient pu connaître la mentalité et les besoins des masses rurales au cours de leur humble travail au service du peuple60.
40Parmi les différents processus qui avaient mûri à la veille de 1905 et qui iront s’imbriquer au cours des années révolutionnaires (luttes des nationalités opprimées, révolution bourgeoise libérale, grèves ouvrières, révoltes agraires), c’est peut-être l’insurrection paysanne qui jouera un rôle prédominant et donnera aux événements déclenchés par le « dimanche sanglant » leur caractère de révolution plébéienne démocratique.
Notes de fin
1 L’article 1 des Lois fondamentales proclamait : « L’empereur de toute la Russie est un monarque autocratique et illimité. Dieu même commande d’obéir à son autorité suprême non seulement par peur, mais aussi par conscience ». L’interprétation des termes « autocratique » et « illimité » suscite des querelles parmi les spécialistes du droit public à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle (cf. A.M. Davidovič, Samoderiavie v epohu imperializma. Klassovaja suMnost’ i evoljucija absoljutizmav Rossii, M., 1975, pp. 234-235). Pour une analyse des aspects juridiques du régime politique russe jusqu’à la révolution de 1905, voir l’article de Marc Szeftel, « The Form of Government of the Russian Empire prier to the constitutional Reforms of 1905-1906 », dans le recueil Essays in Russian and Soviet History in Honor of Geroid Robinson, ed. by John Shelton Curtiss, N.Y., 1963, pp. 105-119.
2 P.A. Zajončkovskij, Pravitel’stvennyj apparat samoderžavnoj Rossii v XIX v., M., 1978, p. 129 (d’après le journal inédit de Korf, membre du Conseil d’État de 1838 à 1851).
3 Il existait aussi un Conseil des ministres (Sovet ministrov), dont faisaient partie tous les ministres et certains directeurs généraux et dont l’empereur était le président. Créé en 1861 pour s’occuper des plus hautes questions concernant la direction de l’État, le Conseil avait des compétences indéfinies et n’était convoqué que très rarement. Il faut remarquer que ni le Comité ni le Conseil ne peuvent être considérés comme un cabinet des ministres au sens moderne du terme, car il s’agissait plutôt d’un ensemble de hauts fonctionnaires dont le travail n’était pas coordonné par un programme général homogène et cohérent (chaque ministre n’étant responsable qu’individuellement devant le tsar).
4 P.A. Zajončkovskij, Rossijskoe samoderžavie v konce XIX stoletija (Politilečkaja reakcija 80-h – načala 90-h godov), M., 1970, pp. 104-105.
5 P.A. Zajončkovskij, Pravitel’stvennyj apparat samoderžavnojRossii, op. cit.
6 A.P. Korelin, « Institut predvoditelej dvorjanstva. O social’nom i politiîeskom polozenii dvorjan », Istorija SSSR, 1978, n ’ 3, p. 47.
7 La naissance d’une magistrature indépendante après la réforme judiciaire du 20 novembre 1864 et la création des zemstva et des doumas urbaines ne peuvent pas être considérées comme des germes « constitutionnels » susceptibles de transformer la structure politique de l’État autocratique. C’est pourquoi nous ne pouvons souscrire à l’interprétation de Marc Szeftel, selon laquelle « Deux types de principes s’opposaient l’un à l’autre au sein d’un même système politique. L’un s’enracinait dans la monarchie absolue : il était fondé sur le principe de l’obéissance hiérarchique, combiné avec celui de la légalité bureaucratique. Le deuxième était inspiré par la philosophie politique des gouvernements constitutionnels : le principe de la primauté du droit, fondement de l’indépendance du pouvoir judiciaire, et le principe du gouvernement par en bas, par le peuple lui-même, qui s’exprimait dans le self-gouvernement local et municipal » (The Form of Government of the Russian Empire, op. cit., p. 118).
8 Cf. Zajonèkovskij, Rossijskoe samoderžavie v konce XIX stoletija, op. cit., pp. 92-95.
9 Voir à ce propos le dernier chapitre de A.P. Korelin, Dvorjanstvo v poreformennoj Rossii (1861-1904 gg.). Sostav, čislennost’, korporativnaja organizacija, M., 1979.
10 Dans la dernière décennie du XIXe et au début du XXe siècles un certain nombre de règlements promulgués par le gouvernement apportèrent d’autres limitations à l’activité des zemstva dans le domaine de l’instruction, de l’assistance médicale et même vétérinaire, des enquêtes statistiques, des initiatives culturelles, de la perception des impôts. Toutefois, comme le remarquait le Vestnik Evropy en 1897, « en dépit de toutes les restrictions apportées au statut des zemstva, ceux-ci conservent leur vitalité » (cité par N.M. Pirumova, Zemskoe liberal’noe dviienie. Social’nye korni i evoljucija do načala XX veka, M., 1977, p. 51). En effet la « contre-réforme » de 1890 ne réussit pas à modifier d’une façon radicale le rôle et les fonctions des administrations provinciales dans la Russie tsariste, en contribuant par contre à alimenter l’esprit de fronde des zemstva.
11 H. Seton-Watson, The Russian Empire. 1801-1917, Oxford University Press, 1967, p. 353.
12 F. Venturi, Il populisme russo, vol. III, Torino, 1972, pp. 363-366.
13 V. Zilli, La rivoluzione russa del 1905. La formazione dei partiti politici (1881-1904), Napoli, 1963, p. 572.
14 Tout en proclamant « inébranlables » les fondements du régime autocratique, l’ukaz annonçait un certain nombre de mesures concernant « l’amélioration de l’organisation de l’Etat » : la révision de la législation sur les vieux-croyants et les juifs, un règlement plus libéral pour la presse, l’élargissement des compétences des zemstva et des doumas urbaines, l’amélioration de la condition juridique des paysans, l’introduction de l’assurance pour les ouvriers, le « strict respect de la légalité » (ohrana polnoj sily zakona) et la réorganisation de la justice. Dans le programme de réformes esquissé en novembre 1904, le prince Svjatopolk-Mirskij avait aussi inclus la participation d’un certain nombre de représentants élus des administrations locales au travail législatif du Conseil d’Etat. Ce point figurait encore dans le texte de l’ukaz que le ministre de l’intérieur avait rédigé après les débats de la conférence convoquée par le tsar au début de décembre. Au dernier moment, Nicolas II, suivant le conseil du grand-duc Serge et de Witte, avait voulu éliminer du décret la promesse d’inclure des membres élus dans la composition du Conseil d’Etat (cf. E.D. Cermenskij, Buržuazija i carizm v pervoj russkojrevoljucii, izd. 2-e, M., 1970, pp. 40-43). L’ukaz du 12 décembre 1904 a été considéré non sans optimisme par certains historiens et juristes comme le prélude aux réformes constitutionnelles de 1905- 1906 ; c’est ainsi que Lazarevskij l’a inclus dans son célèbre recueil d’actes législatifs sur la « période de transition » (Zakonodatel’nye akty perehodnago vremeni. 1904-1908, pod red. N.I. Lazarevskago, izd. 3-e, SPb., 1909, pp. 16-17).
15 Même si ces débats évoquent parfois des problèmes réels et intéressants : voir par exemple les actes du colloque de Moscou du 2-4 juin 1965 (Perehod ot feodalizma k kapitalizmu v Rossii. Materialy Vsesojuznoj diskussii, M., 1969). Sur ce colloque, caractérisé par une très ample et vive discussion, on peut lire les remarques de Samuel Baron : S.H. Baron, « The Transition from Feudalism to Capitalism in Russia : A Major Soviet Historical Controversy », The American Historical Review, June 1972, pp. 715-729.
16 Wirtschaft und Gesellschaft im vorrevolutiondren Russland, herausgegeben von Dietrich Geyer, Koln, 1975, p. 12 Pour quelques informations sur cette « stérile discussion interne soviétique », on peut consulter A.S. Nifontov, « Zadači izučenija ‘promyšlennogo perevorota’ v Rossii », dans le recueil Iz istorii ekonomiüeskoj i obščestvennoj žizni Rossii. Sbornik statej k 90-letiju akademika N.M. Družinina, M., 1976, pp. 140-152).
17 Cf. les deux premières lectures de A. Gerschenkron, Europe in the Russian Mirror. Four Lectures in Economie History, Cambridge University Press, 1970.
18 R. Portal, « Aux origines d’une bourgeoisie industrielle en Russie », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1961, n° 1, p. 43.
19 Il nous paraît que cette thèse de la « discontinuité », malgré les objections qui lui ont été faites, demeure encore une clé utile pour la compréhension de l’histoire économique russe au XVIIIe et au XIXe siècles.
20 Cf. A. Gerschenkmn, « Problems and Patterns of Russian Economie Development », dans le recueil The Transformations of Russian Society. Aspects of Social Change sincel861, ed. by C.E. Black, Cambridge (Massachusetts), 1960, pp. 42-61. Il est bien connu que cette étude s’inscrit dans une réflexion générale sur les modèles de l’industrialisation des pays arriérés : cf. A. Gerschenkron, Economie Backwardness in Historical Perspective, Cambridge (Massachusetts), 1962.
21 Même l’historiographie soviétique, toujours préoccupée par le problème de la formation d’un marché intérieur en Russie, incline ces derniers temps à attribuer un rôle important à l’intervention de l’État dans le développement industriel russe de la seconde moitié du XIXe siècle : voir par exemple l’esquisse de V.I. Bovykin, « Probleme de ! industriellen Entwicklung Russlands », présentée au colloque de Mayence d’octobre 1973 entre historiens allemands et soviétiques, in Wirtschaft und Gesellschaft in vorrevolutionaren Russland, op. cit., pp. 188-209.
Il est utile de signaler ici l’écho que les études précitées de Gerschenkron ont eu en Union soviétique : cf. I.N. Olegina, « KapitalistiCeskaja i socialističeskaja industrializacija v traktovke A. Gerîenkrona », Istorija SSSR, 1971, n ° 2, pp. 181-202. La réponse de Gerschenkron, parue en italien (« Critica da lontano : risposta », Rivista storica italiana, 1972, n° 2, pp. 300-323} et en anglais (« Criticism from Afar : A Reply », Soviet Studies, October 1973, pp. 170-195), a poussé Olegina à préciser son point de vue dans deux articles publiés par le Vestnik Leningrad-skogo universiteta. Istorija, jazyk, literatura (« Metodologičeskie voprosy istoričeskoj nauki », octobre 1976, pp. 37-46, et « O priôinnosti, neobhodimosti i zakonomernosti v istorii « Janvier 1977, pp. 37-45). La seconde réponse de Gerschenkron est un texte émouvant, où le grand savant récemment disparu a réaffirmé avec fierté sa profession de foi intellectuelle (« Criticism from Afar : Another Reply », Soviet Studies, October 1977, pp. 495-505).
22 Cf. R. Portal, The Industrialisation of Russia (The Cambridge Economie History of Europe, Vol. VI, Part 2, Cambridge University Press, 1965), p. 815 et P. I. Ljaščenko, Istorija narodnogo hozjajstva SSSR, izd. 4-e, t. II, M., 1956, pp. 195-196.
23 V.B. Anan’ič, Rossija i meždunarodnyj kapital. 1897-1914. Očerki istorii fînansovyh otnošenij, L., 1970, pp. 21-25.
24 Ibid., pp. 41-48. La pauvreté du marché financier national n’empêchait pas le gouvernement tsariste d’effectuer des exportations de capitaux dans les pays de l’Extrême-Orient et du Moyen-Orient. La Banque russo-chinoise (créée en 1895), la Banque russo-coréenne (qui cessa bientôt son activité commencée en 1897) bt surtout la Banque d’escompte et de crédit de Perse (fondée en 1894), furent les instruments de cette pénétration économique déterminée par les exigences de la compétition avec l’Angleterre. Sur cet aspect méconnu de la politique financière de la Russie, voir B.V. Anan’iô, Rossijskoe samoderiavie i vyvoz kapitalov, 1895- 1914 gg. Po materialam UCëtno-ssudnogo banka Persii, L., 1975.
25 B.V. Anan’ič, Rossija i meždunarodnyj kapital, op. cit., pp. 61-63.
26 Cité par B.V. Anan’ič, Rossija i meidunarodnyj kapital, op. cit., p. 95.
27 R. Portal, The Industrialisation of Russia, op. cit., p. 843.
28 P. I. Ljašôenko, Istorija narodnogo hozjajstva SSSR, op. cit., t. II, p. 234.
29 On trouve ce chiffre dans le célèbre ouvrage Le développement du capitalisme en Russie (V.I. Lenin, Polnoe sobranie sočinenij, 5e éd., t. III, M., 1967, p. 505).
30 Cf. L.S. Gaponenko, Rabočij klass Rossii v 1917godu, M., 1970, pp. 34-35.
31 De plus, les méthodes des statistiques officielles étaient souvent discutables, comme le soulignait dans ses mémoires V.E. Varzar, qui avait travaillé plusieurs années dans ce domaine au ministère des Finances (cf. LF. Ugarov, « Cislennost’ i otraslevoj sostav proletariata Rossii v 1900 i 1908 gg. », dans le recueil Voprosy istočfnikovedenija istorii pervoj russkojrevoljucii, M., 1977, pp. 173-174).
32 Cf. K.A. Pazitnov, Poloienie rabočago klassa Rossii, SPb., 1906, p. 92 et p. 162.
33 Encore à la veille de la Première Guerre mondiale, le nombre des travailleurs employés dans les firmes artisanales restait très élevé. Selon les données d’une enquête effectuée en 1913 par le ministère de l’industrie et du Commerce, 2 600 000 ouvriers travaillaient dans les grandes usines contre 4 720 000 dans les petites entreprises (y compris les ateliers artisanaux des villes et des campagnes) ; cf. L.S. Gaponenko, op. cit., pp. 90-91.
34 Voir les données recueillies par A.G. Rašin, Eormirovanie rabočego klassa Rossii. Istoriko-ekonomičeskie očerki, M., 1958, p. 544 et sqq. (chap. 17 et 18). En tout cas, le pourcentage des ouvriers des entreprises possédant un lopin de terre restait très élevé : 30 % environ à la veille de la révolution de 1917 (ibid., pp. 577-578).
35 Certains articles de cette loi, qui avait été promulguée à la suite de la grève de 1885 à la fabrique de Sawa Morozov à Orechovo-Zuevo, « répétaient presque à la lettre » les revendications des grévistes (cf. N. Baturin, Olerki iz istorii rabočego dviienija 70-h i 80-h godov, Har’kov, 1923, pp. 57-58).
36 Ces mots figurent dans la circulaire secrète envoyée aux inspecteurs d’usine en décembre 1895 (cité in Rabočee dvitenie v Rossii v XIX veke, t. IV, č. 1,1895-1897, M.-L., 1961, p. 824).
37 Ibid., pp. 232-242.
38 Par exemple, selon Sokolov, déjà dans les années 1870 « le socialisme utopique des narodniki » aurait suscité « une attitude critique de la part des ouvriers conscients » (O.D. Sokolov, Na zare rabočego dviženija v Rossii, 2e éd., M., 1978, p. 250).
39 Voir l’esquisse autobiographique de Moseenko publiée in N. Baturin, op. cit., pp. 60-67.
40 Mais il ne faut pas passer sous silence les exceptions, comme l’étude courageuse de J.I. Kir’janov, « Ob oblike raboéego klassa Rossii » (dans le recueil Rossijskij prolétariat : oblik, bor’ba, gegemonifa, M., 1970, pp. 100-140). Rappelons à ce propos que les dures critiques à l’encontre de Kir’janov marquèrent au début des années 1970 un moment important du « pogrom contre les historiens », qui aboutit à l’éloignement de Pavel Vasil’evič Volobuev de la direction de l’Institut d’histoire de l’U.R.S.S. ; sur ce sombre épisode de la vie culturelle et politique récente de l’Union soviétique, on peut lire G.M. Enteen, « A Recent Trend on the Historical Front », Survey, Autumn 1974, pp. 122-131. Dans un article plus récent Kir’janov a dû se borner à l’analyse des sources sur la condition ouvrière, sans toucher aux problèmes qui avaient suscité la colère des autorités suprêmes du Parti : cf. Ju. I. Kir’janov, « Istočniki o poloZenii rabočego klassa Rossii (konec XIX – načalo XX v.), dans le recueil déjà cité Voprosy istočnikovedenija istorii pervoj russkoj revoljucii, pp. 220-265.
41 Les organisations révolutionnaires cherchaient, bien entendu, à démasquer les buts réels du syndicat policier : voir le jugement exprimé par le comité social-démocrate d’Odessa sur la grève à l’usine de Restel’ (cité in Rabočee dviženie v Rossii v 1901-1904 gg. Sbornik dokumentov, L., 1975, p. 284). Toutefois, il est indéniable que la zubatovščfina joua un rôle important dans l’œuvre de syndicalisation des ouvriers russes, chez lesquels la formation d’une véritable conscience de classe était freinée par le niveau culturel très bas et par l’absence totale de libertés politiques et syndicales. C’est pourquoi les industriels protestaient énergiquement auprès du gouvernement contre l’activité des organisations syndicales patronnées par la police.
42 M. Hildermeier, « Standeordnung und sozialer Wandel », Geschichte und Gesellschaft, 1979, Heft 3 (Industrialisierung und sozialer Wandel in Russland, herausgegeben von Dietrich Geyer), p. 330.
43 Tout en ayant augmenté de 79 % dans la période 1887-1900 (d’après les calculs de A.G. Rašin, op. cit., p. 31).
44 I.H. Ozerov, Nuzdy rabočago klassa v Rossii, M., 1906, p. 49.
45 Toutefois, il faut ajouter que la formation d’une bourgeoisie au sens occidental du terme est un phénomène bien tardif et limité et que c’est vers la fin du XIXe siècle seulement qu’elle « commence à se grouper sous forme de réunions d’industriels, de commerçants, à prendre conscience de son existence de classe, à s’opposer à la Noblesse, à critiquer le pouvoir » (R. Portal, « Industriels moscovites : le secteur cotonnier. 1861-1914 », Cahiers du monde russe et soviétique, janv.-juin 1963, p. 10).
46 K.P. Sacillo, « Načalo pervoj russkoj revoljucii », Voprosy istorii, 1975, n° 1, p. 105.
47 Introduction de Roger Portal au recueil d’articles et de documents le Statut des paysans libérés du servage, Paris – La Haye, 1963, p. 15.
48 A. Gerschenkron, Agrarian Policies and Industrialisation : Russia 1861-1917 (The Cambridge Economie History of Europe, Vol. VI, Part II, p. 711).
49 Introduction de N.M. Družinin au recueil de documents Krest’janskoe dvizenie v Rossii v 1870-1880 gg., pod red. P.A. Zajončkovskogo, M., 1968, p. 5. Dans un ouvrage récent Družinin a bien analysé la survivance des rapports anciens dans la campagne russe pendant les deux premières décennies qui ont suivi la réforme de 1861 (cf. N.M. Družinin, Russkaja derevnja na perelome. 1861-1880 gg., M., 1978).
50 P.A. Zajončkovskij, Otmena krepostnogo prava v Rossii, 3e éd., M., 1968, p. 306. Tout le livre montre précisément le contraire de cette affirmation.
51 Le Statut des paysans libérés du servage, op. cit.., p. 13 (introduction de R. Portai).
52 Voir le deuxième chapitre de B.G. Litvak, Russkaja derevnja v reforme 1861 goda. Cernozëmnyj centr (1861-1895 gg.), M., 1972.
53 Cf. K.N. Tarnovskij, « Problemy agrarnoj istorii Rossii perioda imperializma v sovetskoj istoriografii (1917 – nacalo 1930-h godov) », Istoriéeskie zapiski, t. 28 (1965), p. 60.
54 Les actes en ont été publiés : cf. Osobennosti agrarnogo stroja v Rossii v period imperializma, M., 1962.
55 Depuis ce moment-là la doctrine officielle de la prédominance des rapports capitalistes dans les campagnes a été imposée à tous les historiens, qui ont dû se borner à la discussion de certains détails de cette thèse générale. On peut trouver une formulation canonique de cette doctrine dans le livre de I.D. Koval’ôenko et L.V. Milov, Vserossijskij agramyj rynok. XVIII – naéalo XX veka. Opyt količestvennogo analiza, M., 1974 (voir surtout les conclusions qui frisent parfois l’arrogance et le délire).
56 Il faut rappeler les articles écrits au cours de la première révolution russe et surtout la brochure de 1907 le Programme agraire de la social-démocratie dans la première révolution russe de 1905-1907 (Polnoe sobranie sočinenij, t. 16, pp. 193-413), où Lénine attribuait un rôle prédominant à la lutte anti-féodale de toute la paysannerie contre les pomeščiki. Même si cette attitude n’était pas sans contradictions et ambiguïtés (le mot d’ordre des « deux guerres sociales » demeurant encore valable pour la social-démocratie), on ne peut pas ignorer l’importance du tournant que les événements de 1905 ont provoqué dans la stratégie et la pensée du grand révolutionnaire. Andrej Matveevič Anfimov osa poser la question sans détour, en intervenant à un colloque organisé à Rome par l’institut Gramsci en avril 1968 : « En fin de compte, il s’agit de savoir si nous admettons la possibilité que les idées de Lénine aient pu changer et se développer compte tenu des modifications intervenues dans les conditions historiques, ou bien si nous considérons qu’elles ont toutes résulté, de même que les problèmes de l’évolution agraire, de la Russie des années 1890 ». (Agricoltura e sviluppo del capitalismo. Atti del Convegno organizzato dall’Istituto Gramsci, Roma, 1970, p. 644). La pensée de Lénine au cours de la première révolution russe a été analysée, dans un article riche en observations très fines, par Michail Ja. Gefter (l’une des voix les plus libres de l’historiographie soviétique contemporaine, réduite aujourd’hui au silence) : cf. M. Gefter, « Iz istorii leninskoj mysli », Novyj mir, 1969, n” 4, pp. 135-156. Toutefois, à part quelques exceptions, l’immense majorité des historiens soviétiques a toujours préféré souligner les aspects de continuité dans l’action et la pensée révolutionnaire de Lénine.
57 Ainsi a-t-on pu justifier surtout la politique agraire du gouvernement soviétique au printemps 1918, lorsque les difficultés du ravitaillement poussèrent les bolcheviks à chercher appui dans un prolétariat rural, qui n’existait pas en tant que classe opposée aux autres couches sociales du village et dont la mentalité était plus ou moins semblable à celle des autres paysans.
58 On n’observe des processus nouveaux que dans les régions périphériques (surtout dans les pays baltes, où l’on peut parler avec certaines réserves de « voie prusienne » de développement capitaliste).
59 L’ouvrage fondamental d’Anfimov consacré à la grande propriété seigneuriale éclaire cet aspect important de la structure agraire de la Russie prérévolutionnaire : cf. A.M. Anfimov, Krupnoe pomeščič’e hozjajstvo evropejskoj Rossii. 1881-1904, M., 1980.
60 Sur le plan idéologique et politique, le programme des socialistes-révolutionnaires, visant à la défense des intérêts de tous les travailleurs et non seulement des salariés, s’adaptait parfaitement aux conditions socio-économiques arriérées des campagnes russes. Comme l’écrivait l’organe du parti, « eux [les sociaux-démocrates], ils veulent défendre les intérêts du travail salarié. Nous, par contre, nous sommes prêts à défendre les intérêts du travail en général, qu’il soit vendu sur le marché ou qu’il soit appliqué d’une manière indépendante aux moyens de production, qui peuvent appartenir au travailleur, à la communauté rurale, à la coopérative ou bien être loués » (« Programnye voprosy. IL Proletarii-batraki v russkoj derevne », Revoljucionnaja Rossija, n° 12, octobre 1902, p. 6). Viktor Cernov eut le mérite d’inscrire ces intuitions – qui provenaient tant de l’observation de la réalité que de la tradition idéologique du populisme – dans un discours général sur les modèles de développement capitaliste des pays moins avancés ; pour une analyse détaillée des réflexions de Cernov sur les expériences hongroises et surtout italienne, voir A. Venturi, « Cernov, Plechanov e i Fasci siciliani », Archivio Storico per la Sicilia Orientale, 1979, fasc. 2-3, pp. 341-404.
Auteur
(Université de Pise)
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