Discussion générale
p. 53-60
Texte intégral
1 Andrzej AJNENKIEL (Varsovie)
2La communication de M. le professeur Szeftel soulève à mon avis les trois problèmes suivants sur lesquels je me permettrai d’intervenir :
- Les sources du changement de régime en Russie,
- l’appellation du système politique issu du manifeste du 17 octobre 1905,
- l’application de ce système.
3A écouter M. Szeftel on pourrait avoir l’impression que l’unique source des transformations d’alors était Nicolas II, la volonté du tsar, un élan démocratique du tsar. Je pense qu’on ne peut pas négliger le poids des forces socio-politiques qui ont déterminé le changement ou de ce que l’on appelle l’ensemble des forces révolutionnaires. Comme juriste de formation je comprends que l’exposé ait été centré sur les aspects juridiques des transformations, mais il me semble que l’on ne doit pas les séparer de leur contexte socio-politique.
4D’autre part je contesterai l’adéquation des termes « monarchie constitutionnelle » utilisés par M. Szeftel pour désigner le nouveau système. En réalité, dans la Russie d’alors, cette expression de « monarchie constitutionnelle » avait un sens oppositionnel. C’est ainsi que Muromcev, après avoir été élu président de la première Douma, a utilisé dans son allocution du 27 avril 1906 cette notion de monarchie constitutionnelle, et a été vivement applaudi, parce qu’on y voyait une démonstration politique contre le gouvernement. Dans le langage officiel de l’époque on employait seulement l’expression de « monarchie représentative ». Il est essentiel de souligner ce qui distinguait ce système de « monarchie représentative » d’une monarchie constitutionnelle.
5Enfin l’application même des concessions contenues dans le manifeste du 17 octobre fut très limitée. Je prendrai l’exemple du Royaume de Pologne, où, quelques jours à peine après l’entrée en vigueur du manifeste, on introduisit l’état de siège1. Le Royaume de Pologne ne fut pas la seule partie de l’Empire à subir un état d’exception, mais l’état de siège y fut maintenu jusqu’à la fin du régime dans toute sa rigueur. En conséquence, lorsqu’on parle d’une application du système constitutionnel en Russie, il ne faut pas oublier ces limites constituées par l’introduction du système d’exception, le fonctionnement des tribunaux militaires, les déportations par voie administrative, la limitation de la liberté de la presse.
6Une dernière remarque ponctuelle enfin, à propos des inorodcy (peuples allogènes). Cette notion ne concernait pas seulement les Juifs mais aussi toutes les autres nationalités opprimées par le régime. Le problème des inorodcy doit donc être envisagé dans toute sa complexité.
7Pour terminer, je dirai que si les changements politiques en Russie furent alors réels et profonds, néanmoins on ne peut :
- ni les lier au seul manifeste du 17 octobre,
- ni assimiler le nouveau système politique à une véritable monarchie constitu
tionnelle.
8 Marc SZEFTEL (Seattle)
9Je ne néglige nullement les réalités sociales et politiques, mais si je fais intervenir le mouvement révolutionnaire dans l’examen des institutions juridiques je ne verrai plus leur fonctionnement, sur lequel j’ai choisi de me concentrer. On ne peut pas tout mélanger. Mais, naturellement, il y a eu une situation révolutionnaire. Cependant, je tiens à souligner qu’on peut fausser tout à fait l’image, si l’on prête au mouvement révolutionnaire la même intensité durant toute la période. Il faut nuancer et ne pas trop se fixer sur une seule explication.
10Si j’insiste – et je ne suis pas le seul – et si en Russie les contemporains qui voulaient souligner la limitation du pouvoir monarchique insistaient sur le terme « constitutionnel » c’est pour marquer la similitude de ce point de vue là entre le système russe et d’autres systèmes représentatifs où le pouvoir monarchique était limité. Si on prenait toute la gamme de ces monarchies constitutionnelles – de l’Angleterre au Japon – la Russie y trouverait facilement sa place.
11Ce n’était pas une monarchie constitutionnelle parfaite et bien des choses restaient à faire. C’est ainsi qu’il n’existait pas d’égalité civile complète, non seulement pour les Juifs – ce qui était très clair – mais aussi pour les paysans, justiciables de tribunaux paysans et votant au sein d’une curie paysanne.
12Enfin, donnée très importante qui m’amène à répondre à votre troisième point, il y avait deux systèmes légaux en Russie : un système légal officiel, un système de droit, et un système politique exceptionnel (isklioutchitelnoie polojene), instauré le 14 septembre 1881. Provisoire en théorie il durera jusqu’au 2 mars 1917 : la Russie vivait donc toujours sous un régime d’exception mais d’intensité variable.
13Vous parlez d’état de siège, mais l’état de siège n’a pas été appliqué à la Pologne jusqu’à la fin ! En 1914 y avait-il encore l’état de siège en Pologne ? État d’exception oui, mais état de siège en Pologne ?... dans toute sa rigueur ? J’en doute !... Je vous abandonne les affaires polonaises, mais en ce qui concerne la Russie son application avait été atténuée. Cependant le régime d’exception subsistait, ce qui permettait de suspendre les garanties individuelles à tout moment. De ce point de vue le régime n’était ni constitutionnel ni non constitutionnel.
14 Valdo ZILLI (Naples)
15Nous connaissons tous la compétence juridique du professeur Szeftel et avons apprécié la précision avec laquelle il a décrit les changements constitutionnels survenus en Russie. Mais je voudrais faire valoir que, même si l’on reste sur un plan juridique comme il l’a fait, il me paraît nécessaire de souligner en même temps ces forces sociales – ce qu’a fait l’intervenant polonais – qui ont obligé le tsar à changer d’opinion, avec mauvaise foi d’ailleurs, comme l’indiquent divers témoignages, dont celui de Witte en particulier.
16Ainsi, en abordant le manifeste du 17 octobre on ne doit jamais oublier l’importance de la grève générale qui a bouleversé alors la Russie de façon extraordinaire. Je ne veux pas aborder ici une autre question, qui est celle du mouvement ouvrier et de la classe ouvrière. M. Coquin a fait remarquer, dans son introduction, que cette question n’a fait l’objet, pour elle-même et de la façon qu’elle mérite, d’aucune des communications proposées par les participants à ce colloque. Sur la question de l’hégémonie du prolétariat dans la révolution de 1905 je ne suis pas d’accord personnellement avec les historiens soviétiques, comme ma propre communication vous le montrera. C’est un problème qui mériterait à lui seul un large débat. Néanmoins il est indubitable que la position de Nicolas II a changé en octobre 1905 grâce à la grande grève qui a traversé toute la Russie et qui a paralysé l’État : je pense que sur cette question tout le monde est d’accord.
17Cette grève a eu un effet déterminant avant tout sur Witte, qui a cherché dès lors à réaliser un changement constitutionnel d’une manière très conservatrice : en effet son modèle était le Reich allemand plutôt qu’une des démocraties bourgeoises occidentales. Witte a échoué à cause de la mauvaise foi de Nicolas II et de l’hostilité de tous les conseillers de la Cour qui, dès que la situation fut à nouveau contrôlée, ont fait prévaloir les options réactionnaires. C’est pourquoi la loi fondamentale octroyée en 1906 maintient la sacro-sainte épithète de « samo-derjets » (autocrate) jusqu’à la fin du tsarisme. C’est ce que la plupart des historiens appellent « l’autocratie parlementaire », ce qui est une contradiction, mais traduit bien la confusion juridique qui régna de 1906 à 1917.
18Il n’en demeure pas moins qu’il ne faut jamais oublier les forces sociales qui ont obligé le tsar à concéder, pendant un bref moment, le manifeste du 17 octobre 1905.
19 Andrzej AJNENKIEL (Varsovie)
20A propos de la communication de M. Emmons je ferai simplement remarquer que la composition de la première Douma était beaucoup plus complexe qu’il ne ressort de son exposé. Vous n’avez pas du tout mentionné des groupes aussi importants que ceux des Troudoviki ou bien des autonomistes députés par les nationalités. Ces derniers formaient l’Union des autonomistes et fédéralistes qui était animée et dirigée par Alexandre Lednicki, à la fois membre de la direction du parti K-D et, comme Polonais, très lié au « Cercle polonais ».
21Compte tenu du rôle très actif de ce dernier je me permets d’apporter ces quelques précisions :
22Il y avait à la première douma environ cinquante à soixante députés polonais, regroupés dans :
23– le Cercle polonais – Koto Polskie – du Royaume de Pologne, qui comptait trente-quatre élus, membres ou partisans du parti National-Démocrate constitué dès 1897,
24– et le Cercle polonais des terres annexées à la Russie après les partages, qui comptait dix-huit ou dix-neuf membres.
C’est pourquoi l’oukaze du 16 juin 1907 réduisit la représentation du Royaume de Pologne de trente-quatre à douze députés. Le manifeste qui accompagnait la nouvelle loi électorale spécifiait : « la Douma doit être russe d’esprit. Les autres nationalités composant nos possessions doivent avoir dans la Douma d’Empire des représentants de leurs besoins, mais ils ne doivent pas former et ne formeront pas un nombre qui leur permette de décider d’affaires purement russes ». La conséquence de cette décision fut que la population polonaise du Royaume eut désormais un député pour un million d’habitants quand la Russie en avait un pour trois cent mille.
25Enfin, il n’y a aucune comparaison possible entre le rôle joué par le Cercle polonais qui était très bien organisé et dirigé par des hommes d’expérience et le groupe des députés juifs.
26Je terminerai pas une rectification : le groupe de l’archevêque Ropp s’appelait « Parti démocrate-chrétien ». Il n’avait aucune importance réelle et Monseigneur Ropp était, si je me souviens bien, membre du Cercle polonais des terres annexées.
27 Samuel BARON (North Carolina)
28Vous avez évoqué les facteurs qui ont contribué au succès des K-D : je voudrais revenir plus spécialement sur leur programme, qui semble avoir en l’occurrence joué un rôle déterminant. La mise au point de ce programme a suscité des discussions et des tensions au sein du parti cadet et on a reproché leur opportunisme à ses leaders.
29 Dans quelle mesure ces reproches vous paraissent-ils justifiés, et existe-t-il des ouvrages qui soient plus spécialement consacrés à ces aspects ?
30 Terence EMMONS (Stanford)
31En ce qui concerne les partis qui composaient la Douma, vous avez raison, je n’ai parlé ni des Troudoviki (travaillistes), ni des autonomistes ni d’autres groupes encore, parce qu’ils n’existaient pas lors de la convocation de la première Douma. J’ai centré ma communication exclusivement sur les partis qui ont participé à la campagne électorale et à leurs élus, or le groupe des Troudoviki s’est formé seulement à la Douma.
32Au sujet des tensions suscitées au sein du parti K-D par son programme, oui, il existe des études précises : il y a par exemple la thèse de doctorat de Judith Zimmermann, une très belle thèse de l’université de Columbia, je crois, puis l’ouvrage de W. Rosenberg, où il est fait une large place à ces tensions que la teneur du programme a entretenues dans le parti K-D, depuis le début jusqu’à la fin de son existence.
33Maintenant quelles furent les idées réelles, les véritables volontés des leaders du parti ? Je crois que si l’on prend un Milioukov ou un Nabokov ils auraient préféré un programme plus conservateur, mais ils ont déterminé leur programme en songeant à son impact politique et surtout aux programmes des partis révolutionnaires.
34 François-Xavier COQUIN (Paris I)
35A propos de la communication de M. Szeftel, M. Zilli a fait remarquer à juste titre que, malgré le manifeste constitutionnel du 17 octobre – qui prolongeait d’ailleurs une série d’oukazes antérieurs – le terme d’« autocrate » continua à être utilisé dans les textes officiels.
36On ne parlait plus de « pouvoir autocratique illimité » mais de « pouvoir autocratique ». La question qui se pose est de savoir dans quelle mesure ces deux termes « manifeste constitutionnel » et « autocrate » étaient compatibles ? On a eu par exemple dans les colonnes de l’hebdomadaire libéral Pravo des protestations contre cet emploi persistant du terme « autocratique ». Il fut alors objecté qu’il servait à désigner le pouvoir traditionnel en Russie et n’impliquait pas véritablement un sens constitutionnel, mais continuait à être employé vis-à-vis de l’étranger. Dans quelle mesure par conséquent cette incompatibilité – car il y avait incompatibilité – était-elle réellement perçue par les contemporains ?
37Autre question : jusqu’à quel point Nicolas II s’est-il senti lié par le manifeste du 17 octobre ? Si l’on se réfère à l’ouvrage publié à Paris, en 1906, par divers membres de l’intelligentsia russe, sous le titre Le tsar-pape, on apprend que Nicolas II a signé le manifeste en tant que souverain autocratique, mais nullement en tant que chef de l’Église orthodoxe russe. A ce titre, il ne se serait pas senti véritablement engagé par sa signature du 17 octobre : demeurant le chef de l’Église orthodoxe russe il a continué à se considérer comme un souverain autocrate.
38Dans la mesure où il ne pouvait pas se délier du serment de fidélité à l’autocratie qu’il avait prêté lors de son couronnement, et qui était totalement incompatible avec le manifeste constitutionnel du 17 octobre, jusqu’à quel point s’est-il réellement senti tenu par ce manifeste ?
39Marc SZEFTEL (Seattle)
40Vous soulevez le problème des titres et de leur valeur, ainsi que celui de l’attitude politique de Nicolas II.
41Mais je reviendrai tout d’abord sur la question de la grève générale et sur le poids des forces socio-politiques en octobre 1905.
42Dans quelle mesure le mouvement révolutionnaire et la grève générale d’octobre ont-ils emporté la décision de Nicolas II ? Je pensais, en vous écoutant, à tous les événements menaçants qui ont impressionné alors Nicolas II : la défaite dans la guerre contre le Japon, la grande grève d’octobre certainement, mais aussi les troubles en général ; car il y a eu des troubles tout au long de 1905, avant mais aussi après le manifeste du 17 octobre ; tout cela a impressionné Nicolas II et déterminé sa décision. Mais lequel de ces événements a-t-il le plus impressionné Nicolas II et entraîné cette ultime concession ? Les forces sociales et politiques ? Certes : mais lesquelles ? Les deux mille manoirs brûlés en Russie par les paysans au cours de 1905 ? Très impressionnant ! Les grèves ouvrières ? Également très impressionnant. Mais au risque de froisser les opinions de certains je dirai ceci : ce qui a été le plus impressionnant pour qui se trouvait à Saint-Pétersbourg le 17 octobre 1905, ce n’était pas tant les usines arrêtées mais le fait que les administrations publiques où il n’y avait pas d’ouvriers ni beaucoup de socialistes étaient elles aussi toutes arrêtées ; et que le Sénat gouvernemental faisait lui-même grève. Ce qui a certainement impressionné Nicolas II ce fut cette grande solidarité de la Russie urbaine et de la Russie rurale. Là était en l’occurrence l’événement révolutionnaire.
43Venons-en maintenant au problème des titres dont j’ai largement traité dans mon ouvrage. Il ne faut pas oublier ceci, qui est essentiel : lors de la rédaction, en 1905, des nouvelles lois fondamentales, on a supprimé dans l’expression : « pouvoir autocratique illimité » le terme « illimité ». C’est donc que Nicolas II lui-même a dû reconnaître, à contre-cœur, que son pouvoir n’était plus illimité mais limité. Pouvoir limité signifiait pouvoir constitutionnel. Nicolas II n’aimait pas ce terme de « constitutionnel » car il ouvrait d’autres perspectives, qu’il craignait, et évoquait le roi d’Angleterre et le régime constitutionnel de Belgique. C’est pourquoi le terme de constitutionnel était peu en faveur dans les milieux administratifs, mais populaire au contraire dans les milieux révolutionnaires.
44Le titre d’autocrate n’était qu’un des titres du souverain et, dans cette période de transition, ce terme – qui hier encore avait son plein sens – ne représentait pas un danger absolu. Tout dépendait en fait de la manière dont les choses évolueraient. Et ici évidemment l’attitude de Nicolas II était essentielle.
45Nicolas II – je l’ai déjà dit – a signé le manifeste à contre-cœur. Il n’a jamais pu oublier qu’on l’y avait forcé – comme l’attestent les nombreux documents publiés par le Krasnyj Arkhiv – et sa rancune à l’égard de tous ceux qui l’avaient forcé, à commencer par Witte, a été très grande.
46Mais tout dépendait des circonstances, et Nicolas II n’a jamais pris l’initiative d’un coup de force. Il aurait aimé que d’autres s’en chargent et il l’aurait sanctionné avec plaisir.
47Il convient de noter qu’il n’a refusé au total de sanctionner que deux lois seulement : l’une sur les crédits de l’état-major de la Marine, qui mettait en cause ses prérogatives, ce que Stolypine n’avait pas bien remarqué ; l’autre sur le rétablissement des droits civils des prêtres défroqués, qui heurtait ses convictions religieuses. Sans cela il ne voulait pas renier sa parole ; mais quelle était la signification de sa parole ? Il écoutait et approuvait ceux qui disaient que ses engagements n’avaient pas la portée que d’autres leur prêtaient. Il répétait toujours qu’il n’était pas question d’abroger le manifeste, non plus que la loi électorale qu’il a pourtant fini par modifier !
48Dans les milieux de la Douma on disait que ce n’est qu’après la mort de Nicolas II, lorsque son successeur serait empereur, que le régime constitutionnel serait consolidé en Russie. Il ne faut pas oublier que Nicolas II était resté onze ans empereur autocrate : cela crée des habitudes.
49Dès lors quelles étaient les chances réelles d’un régime constitutionnel en Russie ? Selon moi ces chances étaient limitées, mais elles existaient et s’appuyaient sur une force : l’opinion publique.
50Si répressif qu’il ait été, le régime tolérait une certaine forme d’opinion publique, qui s’exprimait librement dans le cadre de la Douma, dont les comptes rendus sténographiés circulaient dans le pays. De même la presse révolutionnaire, malgré toutes les difficultés, pouvait exister.
51Enfin la Douma, qui était laissée maître de son règlement intérieur, tolérait des groupements qui ne l’étaient pas dans le pays : ainsi les menchéviks et les bolchéviks s’exprimaient à la Douma et leurs propos étaient connus dans le pays. C’était là un élément positif ; enfin le pays lui-même évoluait du point de vue social, économique, culturel, et tout cela donnait espoir que le régime constitutionnel pourrait se développer.
52 Valerian BOVYKIN (Moscou)
53Deux remarques à propos du manifeste du 17 octobre 1905 :
541°) Je voudrais rappeler que le 14 octobre, soit trois jours avant le manifeste, le général Trépov avait adressé aux différents gouverneurs le fameux télégramme invitant les troupes à ne pas tirer à blanc et à ne pas ménager les cartouches. Ce télégramme traduit bien l’atmosphère dans laquelle le manifeste a pris corps.
552°) Nous préparons actuellement la publication de certains documents du Conseil des ministres et avons commencé de publier le « Journal » de ses débats avant adoption des lois, pour la période postérieure à avril 1906. Pour la période antérieure, la question n’est pas encore mûre. Le premier tome, qui est en cours de parution, concerne l’année 1906, période où la révolution reflue déjà. Néanmoins ces documents montrent que le Conseil des ministres cherchait encore à réaliser quelques-unes des promesses du manifeste, bien que la question de savoir s’il fallait ou non les réaliser ait soulevé de vives discussions et même des objections au sein de ce Conseil.
56Les concessions envisagées concernaient trois domaines différents :
- concessions à la paysannerie sur le problème agraire,
- concessions aux diverses nationalités,
- concessions aux Églises non orthodoxes.
57Nous avons vérifié dans chacun de ces domaines que très peu de points firent au total l’objet de mesures législatives. Au fur et à mesure que la situation évoluait et que la révolution refluait, le désir de réaliser le manifeste retombait lui aussi. Cela donne raison à ceux qui distinguent entre les droits promis par le manifeste et les concessions effectives au cours de la révolution.
58Ces concessions ont été faites sous la menace de la révolution et n’émanaient pas d’un quelconque élan constitutionnel du tsar. Il s’agit bien de concessions forcées, arrachées au tsarisme, lors de la phase ascendante de la révolution.
59Denise EECKAUTE (INALCO – Paris)
60Deux remarques brèves à propos de la communication de M. Strycek.
611 – C’est de la fin du XVIIIe siècle qu’il faut dater le rôle du pope que vous avez évoqué, et plus précisément de l’oukaze d’avril 1798, par lequel le tsar accorde des terres aux popes – à donner par les paroisses – à charge de faire connaître tout ce qui pouvait modifier le statut de l’Empire au mépris même du secret de la confession. C’est donc là quelque chose d’ancien et non pas de nouveau.
622 – Je suis étonnée que M. Strycek ait passé sous silence le projet de réunir un concile, qui se tiendra finalement en 1917 et auquel Pobedonostsev s’était opposé.
63 Vladimir VODOFF (EPHE – Paris)
64Sur ce dernier point il peut être tentant de faire un parallèle entre la Russie et la France de 1905 mais pour mieux les opposer. Cependant dire que l’Église russe en 1905 a lié plus ou moins intégralement son sort au tsarisme c’est faire fi d’un courant qui s’était surtout développé dans ses milieux libéraux, dans les académies de théologie, autour de l’archevêque Serge de Finlande (le futur patriarche de 1941), lesquels étaient partisans de la convocation d’un concile et, pour certains, favorables au rétablissement du Patriarcat conçu comme un gage de relative indépendance. Il ne s’agit pas de faire de ces gens-là des révolutionnaires, mais le rôle de fonctionnaires d’État exercé par certains prélats ne saurait être généralisé à l’ensemble du clergé pour cette période.
65 Dimitri SCHAKHOVSKOY (Rennes)
66Une dernière remarque : il faut être extrêmement prudent lorsqu’on essaie d’apprécier statistiquement le passage d’une religion à une autre et ses causes.
67Dans le cas des pays baltes, en particulier de la région de Dvinsk, le passage à l’orthodoxie signifiait une forme d’opposition à l’oppression des propriétaires allemands.
68 Alexis STRYCEK (Centre d’études russes de Meudon)
69Je suis entièrement d’accord en ce qui concerne les statistiques et rappelerai simplement que je me suis borné à esquisser certains problèmes.
70 François-Xavier COQUIN (Paris I)
71Deux questions encore à M. Emmons :
721°) La première concerne la campagne et la participation électorales. Les paysans avaient été appelés à différentes reprises et en particulier par les S-R à boycotter les élections. Dans quelle mesure ces appels, qui ne furent d’ailleurs pas suivis d’effets, eurent-ils un écho dans les campagnes ?
732°) Pour quelles raisons les paysans votèrent-ils de préférence pour les membres du parti K-D (cadet) plutôt que pour des paysans, ou pour ceux qui allaient devenir les Troudoviki ou « travaillistes ». Pourquoi la paysannerie a-t-elle donné, dans nombre de cas, la préférence à ces milieux qui ne la représentaient pas socialement, au détriment de candidats qui la représentaient ? Comment s’opérait la distinction dans le choix des paysans entre les K-D et les éléments qui étaient plus directement l’écho des campagnes ?
74Terence EMMONS (Stanford)
75L’appel au boycott par les partis révolutionnaires n’a eu finalement qu’un très faible écho dans les campagnes d’après ce que j’en ai lu dans la presse locale :
761°) parce qu’il était difficile à un parti quel qu’il fût d’entrer directement en contact avec les paysans, et,
772°) parce que les paysans pensaient généralement aux élections et à la Douma comme à une possibilité de résoudre la question agraire selon leurs vœux, c’est-à-dire de réaliser enfin le « partage noir » (tchemy peredel). Ils ne voulurent donc pas laisser passer une pareille occasion.
78Quant au vote des paysans, il faut tenir compte de la situation au sein des assemblées électorales de chaque province. Pour l’emporter, il fallait être organisé ; or les paysans ne l’étaient pas, et ils n’avaient pas à eux seuls la majorité. Il fallait donc faire alliance avec quelqu’un, et les K-D pratiquaient justement cette politique d’alliance qui leur a permis de l’emporter dans bon nombre d’assemblées. En dehors des K-D, il n’y avait pas d’autres partis organisés, à quelques exceptions près comme dans la province de Saratov.
79La plupart des Troudoviki étaient justement des paysans ou des gens d’origine paysanne qui avaient émergé du sein de la curie paysanne et qui ont été élus grâce à cette alliance avec les K-D. Ce n’est qu’après, à la Douma, qu’ils ont formé un groupe travailliste distinct des K-D.
80 Roger PORTAL (Paris I)
81Je remercie M. Emmons pour ces précisions. Il est certain que cette alliance qui paraît bien contre-nature entre les K-D et les paysans avait besoin d’être expliquée.
Notes de bas de page
1 Formellement rétabli le 23 août à Varsovie et dans l’arrondissement de Łódź, l’état de siège est étendu à l’ensemble du Royaume de Pologne par l’ukaz du 10 Novembre 1905 (note de la réd.).
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